Le progrès dans la vie spirituelle. Ni activisme, ni quiétisme. De l’activité à la passivité 1/2

1) Introduction

Mon propos n’est pas de faire une synthèse, même très ramassée, de ce que bien des auteurs spirituels, et parmi eux avant tout les Saints qui parlent d’expérience, ont dit sur le chemin d’union à Dieu. Les saints du Carmel ont proposé tout ce dont nous avons besoin. Après avoir rappelé très brièvement le chemin qu’ils décrivent en détail, j’aimerais surtout insister sur deux points.

Le premier est la juste compréhension de la relation entre activité et passivité dans la vie spirituelle. Je pense que, sans le savoir, nombre de chrétiens qui peinent de manière méritoire sur le chemin de la voie parfaite, sont plus tentés qu’ils ne le pensent soit par le volontarisme (pélagianisme), soit, et plus souvent dans le Renouveau ou les communautés nouvelles, par l’erreur opposée du quiétisme. Le second est d’ordre pratique. Il me paraît important d’accompagner au plus près l’entrée dans les Quatrièmes demeures, le début de la vie dans l’Esprit, donc proposer des moyens concrets de vivre le juste équilibre entre passivité et activité, abandon et engagement de la liberté.

Pour cela, je me fonderai sur le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus. Pour deux raisons. La première est qu’il vit ce qu’il dit. Contrairement à beaucoup d’auteurs de spiritualité, il parle à partir de son expérience. Or, dans la vie spirituelle, celle-ci est première. Mieux vaut un praticien qui se trompe de concepts, qu’un théoricien qui se trompe d’expérience, car il n’en a pas. Le premier se trompe en aval, le second en amont. On peut corriger le premier en cherchant à mieux dire ce qu’il a vécu ; on ne peut corriger le second car les concepts et les mots ne correspondent pas à une réalité éprouvée.

Le second point est que, de tous les auteurs spirituels que je connaisse, le Père Marie-Eugène est celui qui élabore le plus rigoureusement et systématise le plus précisément, tout en repartant toujours de la vie, c’est-à-dire de l’expérience et de son expérience. Je pense que, en dernier ressort, il demeure plus un homme de la pratique qu’un homme de la théorie. S’il cherche constamment à préciser ses concepts, à toujours mieux dire ce qu’il sait et éprouve, il n’en invente pas de nouveaux ; ce n’est pas un « théologien de métier », comme dit le Père Labourdette. Plus encore, il a à sa disposition principalement le vocabulaire scolastique, thomiste. Or, je me demande si la réponse à certaines difficultés ne requerrait pas l’élaboration d’une théologie résolument centrée sur le Dieu-Amour, donc, de manière corollaire, d’une métaphysique de l’être comme amour. C’est ainsi que certaines apories théologiques, comme celle de la relation entre activité et passivité, de la grâce et de la liberté, conduisent, selon le Père Marie-Eugène, à des tensions impossibles à synthétiser au plan rationnel (même théologique), mais seulement au plan spirituel et vécu. Je ne suis pas du tout certain qu’il faille se contenter de cette solution. Mais cette défaite peut se comprendre à cause du manque d’outillage conceptuel. Ainsi, pour reprendre une image célèbre de Paul Ricœur et l’appliquer à un autre champ, il me semble possible de tenter une greffe conceptuelle, herméneutique sur son exposé phénoménologique (entendu comme vécu expérientiel).

De fait, Marie-Eugène est souvent revenu sur la question de l’articulation entre activité et passivité. Par exemple : « Quelle mesure faut-il donner à l’abandon, quelle mesure donner à l’activité ? Faut-il accepter passivement les événements ou a-t-on le devoir de réagir contre eux et même de tenter de les modifier ? C’est un problème que l’âme qui a expérimenté l’action divine en elle et la portée des événements providentiels qu’elle a subis, ne peut pas ne pas se poser avec une certaine inquiétude [1] ». Au point qu’un spécialiste peut écrire que « l’un des apports le plus caractéristique et des plus nécessaires pour notre temps consiste en sa manière d’articuler activité et passivité dans la vie spirituelle [2] ».

2) Une topique des erreurs

Nous nous trouvons face à deux erreurs opposées : l’excès et le défaut ; et, si l’on croise avec le couple de la passivité et de l’activité, nous obtenons : l’excès d’activité qui est un défaut de passivité et l’excès de passivité qui est un défaut d’activité.

a) L’excès d’activité ou pélagianisme

L’activisme et le volontarisme sont bien connus. Rappelons, pour mémoire, que, lorsque le Docteur Faust eut prononcé sa phrase fameuse : « Au commencement était l’action », Méphistophélès est entré sous la forme d’un petit chien, signe s’il en est, que cet activisme auto-créateur est, en son fond, un prométhéisme démoniaque, une révolte de l’homme qui désire prendre la place du créateur.

b) Évaluation critique

Il faudrait reprendre ce que va dire Marie-Eugène sur la différence entre le héros et le saint.

c) L’excès de passivité ou quiétisme

Le quiétisme, davantage présent dans certains mouvements d’Eglise, est une tentation réelle et périlleuse.

1’) Différentes espèces

Il se présente sous plusieurs formes. J’en individualiserai quatre :

a’) Le misérabilisme

Cette attitude se rapporte aux biens à acquérir. Elle est bien résumée dans cette phrase entendue par une personne s’occupant de cheminement de guérison : « Moins j’ai de compétences psychologiques, plus Dieu peut m’utiliser, moins je brouille son action par la mienne ». Cette formule qui peut aisément se généraliser, s’appliquer à d’autres domaines

En fait, cette pseudo-évidence confond deux pauvretés, deux vides : le premier est matériel ou spirituel, et le second est théologal. Le vide matériel ou spirituel est l’absence de biens ou de compétences, voire de vertus, alors que le second est la disponibilité, l’obéissance théologale. Le premier est passif, une privation, en-deça un se-vider actif

b’) Le « passivisme »

Cette forme de quiétisme touche la liberté. Elle consiste à ne pas agir, à demeurer dans une absence d’initiative ou de décision, dans l’attente que Dieu choisisse, montre la voie. Tant que celle-ci n’apparaît pas clairement, qu’un signe ne montre pas de manière évidente le chemin à suivre, la personne ne bouge pas. En sa forme extrême, ce quiétisme attend que Dieu donne l’impulsion, la motion, l’inclination.

Une telle attitude est erronée pour plusieurs raisons. La plus importante est qu’elle nie le don de la liberté comme capacité d’auto-détermination. Ensuite,

c’. L’illuminisme

Il s’agit d’un quiétisme de l’intelligence. Ici, l’esprit est passif vis-à-vis de la quête intellectuelle ; il attend que Dieu envoie sa lumière.

Comme pour le passivisme se pose la question du critère de discernement de la lumière prétendument reçue d’en haut. Le conditionnement psychologique, notamment caractérologique est plus important qu’il n’y paraît. En effet, le MBTI (typologie en grande partie inspirée par Jung) distingue les intuitifs et les rationnels (ou discursifs). Or, un tempérmant intuitif est plus disposé à recevoir des lumières, à être traversé par une idée, une conviction.

d’) L’émotionnalisme

Enfin, ce quiétisme concerne l’émotion même. La personne suit ce qu’elle ressent ; elle interprète comme motion divine ce qu’elle éprouve. Elle appellera signe de l’Esprit la joie et la paix et signe du malin (« Il y a un combat ») les tensions, les tristesses, les sentiments désagréables en général.

Une telle interprétation se prévaut parfois de la distinction élaborée par saint Ignace entre consolation et désolation. Mais elle oublie que les critères ignatiens intègrent aussi la vie théologale.

Ici aussi la part caractérologique, donc innée, est plus importante qu’il n’y paraît. Certains tempéraments sont plus émotifs que d’autres. La part acquise, notamment liée aux blessures, ne doit pas être négligée. Une personne qui présente un grand besoin de reconnaissance pourra interpréter une attitude froide de l’autre comme un rejet ; or, les signes donnés par la personne peu expressive, peu émotive sont souvent infraliminaux, appartiennent le plus souvent au langage non-verbal ; de plus, la personne blessée a souvent peu accès à son ressenti, ici la crainte du rejet, car il est douloureux, voire a mis en place des mécanismes de défense et de gratification comme la victimisation. Pour toutes ces raisons, ce qui sera ressenti spontanément ne vient pas de l’Esprit-Saint, mais seulement de l’esprit de l’homme qui, de plus, est « compliqué et malade », ici blessé.

2’) Différentes causes

La tentation quiétiste est multiforme. Ses causes sont aussi multiples.

a’) Facteurs psychologiques

Les premières causes sont d’ordre psychologique. Soit elles sont innées, c’est-à-dire relèvent du conditionnement caractérologique. Marie-Eugène n’ignore pas que le caractère dispose aussi à une spiritualité privilégiant plus la passivité ou plus l’activité : « Les divers tempéraments résolvent le problème d’une manière différente. Les tempéraments orgueilleux le résolvent par la violence, ce sont les activistes. Les tempéraments lymphatiques […] ce sont des quiétistes [3] ».

Soit elles sont acquises. Certaines blessures torpillent en profondeur la volonté. Cela est a fortiori vrai de certaines pathologies comme les dépendances, les obsessions (TOC), etc.

b’) Facteurs moraux

D’autres causes sont morales. La source la plus fréquente est la paresse. La personne est tentée d’accéder directement à la vie mystique en évitant l’ascèse, les efforts de la vie ascétique. Une autre, plus radicale et plus subtile, est l’acédie.

c’) Facteurs spirituels

Enfin, certaines causes sont spirituelles. Le quiétisme vient parfois d’une mésinterprétation de la « petite voie » de sainte Thérèse. Il oublie combien celle-ci n’a cessé de faire de gros efforts. Il naît aussi parfois d’une lecture erronée de la blessure comme équivalent de la nuit passive des sens.

Le quiétisme est aujourd’hui secrètement présent dans la grande tentation occidentale qu’est le New Age, une certaine forme de bouddhisme occidentalisée. La non-violence de certains adeptes New Age est en fait une indifférence molle à l’autre. Déjà très présent dans les mouvements hippies, ce laisser-faire n’est qu’un laisser-aller.

d) Évaluation critique

Marie-Eugène s’élève vigoureusement contre cette vision quiétiste. « Ces états élevés, ne les confondons pas avec des états quiétistes où l’âme n’a plus rien à faire. Ce sont des états au contraire extrêmements actifs et extrêmement douloureux [4] ».

Marie-Eugène le dit en montrant le risque contraire : « Ce serait trop facile que Dieu nous prenne une fois pour toutes et que nous devenions des automates que Dieu ferait marcher. Il ne veut pas cela. Il laisse l’intelligence pour communier à sa lumière inaccessible, à sa transcendance, pour l’orienter vers le foyer de sa lumière. Il nous laisse notre volonté pour qu’elle reste une puissance soumise à lui [5] ».

Le terme instrument, qui est emprunté à saint Thomas (qui lui-même puise chez Aristote) et dont nous reparlerons, doit donc être bien compris : « Si Dieu n’avait voulu que des instruments inertes, il n’aurait pas choisi les hommes. Par conséquent, notre collaboration, notre instrumentalité, n’est pas celle d’un instrument passif, ou d’un accident extérieur [6] ».

Pascal Ide

[1] Avril 1937. Cité dans DM, p. 228.

[2] Raphaël Outré, Discours de la méthode du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967). But et moyens de la théologie spirituelle selon ses enseignements inédits, Rome, PUST, Faculté de théologie, 2009, notamment p. 227. Désormais cité DM. Mes citations des inédits viendront de cette thèse, précisément de son développement sur le sujet, p. 227-244.

[3] 28 février 1951. Cité dans DM, p. 227.

[4] Septembre 1960. Cité dans DM, p. 242.

[5] 6 septembre 1962. Cité dans DM, p. 240.

[6] Août 1958. Cité dans DM, p. 240, note 1.

20.3.2021
 

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