Le munus dans l’Église. Son articulation au pouvoir et à la juridiction. Une relecture à la lumière de l’amour-don 1/3

1) Introduction

Le terme latin munus présente un triple sens, toujours plus étendu : juridique (dans le cadre du droit romain) ; religieux (toujours chez les Romains) ; théologique (en théologie chrétienne). Même si sa polysémie le rend difficilement traduisible, il est nécessaire, pour rendre notre propos compréhensible, d’en donner un équivalent approximatif : « pouvoir », « charge », « fonction » – cette dernière traduction étant en général préférée.

On le sait, le terme munus non seulement fait son entrée dans le Magistère de l’Église lors du dernier Concile, mais il est l’un de ceux dont l’importance est la plus grande : c’est ainsi que le mot arrive en seizième position dans les substantifs utilisés par les textes conciliaires. Par comparaison, et ce n’est nullement un hasard, les expressions potestas ordinis (« pouvoir d’ordre ») et potestas iuridictionis (« pouvoir de juridiction) n’y sont pas présents [1].

L’un des intérêts majeurs des questions posées par le munus est qu’elles nous placent au cœur même des deux grandes visions de l’Église (qui ne vont jamais sans une interprétation de l’histoire de l’Église) : sociétale et mystique (nous les définirons plus bas). Or, même si ces deux visions polarisent le champ de l’ecclésiologie, on ne saurait en demeurer à cette tension. Selon l’exigence féconde de la méthode que nous appelons « intégration des apories », nous nous placerons au centre de chacune des pensées en antagonisme, puis dans l’entre-deux impensé qui leur permet d’être vraies ensemble, pour tenter de laisser jaillir une ecclésiologie faisant droit à ces perceptions vraies, mais partielles.

En nous aidant de la topique et de la détermination proposées par une remarquable thèse de théologie soutenue par un prêtre du diocèse de Beauvais, Noyon et Senlis à l’Université du Latran et publiée l’an dernier [2], nous ferons d’abord un bref état de la question (2), en en montrant l’enjeu, qui est considérable, notamment en ecclésiologie et en théologie sacramentaire (3). Puis nous exposerons brièvement la détermination du père Martin Pinet (4) et proposerons la nôtre à la lumière de la dynamique du don (5).

Précisons d’emblée trois points. Tout d’abord, nous étudierons presque exclusivement le munus de l’évêque (munus episcopale) : c’est à son occasion que les questions se sont posées au dernier Concile (précisément, lors de la rédaction du chap. 3 de Lumen gentium qui est consacré à l’épiscopat) ; cette illustration exemplaire permettra de rendre la question posée concrète (de qui l’évêque tient-il son pouvoir : du sacrement ou de sa mission, donc du pape ?) et donc de favoriser l’induction. À ce sujet, j’ajoute que je ne considérerais pas la question, qui fut très agitée autour de ce chap. et notamment justifié la fameuse Nota explicativa prævia, du primat pétrinien (face à la tentation conciliariste). Ensuite, nous nous centrerons sur le concile Vatican II, car c’est là que toutes ces questions se sont cristallisées et qu’un tournant décisif a été opéré ; voilà pourquoi nous ne ferons pas appel aux théologiens préconciliaires. Enfin, l’interrogation posée se centre sur le contenu théologique de munus, elle ne peut être désolidarisée des deux autres notions problématiques, potestas et iuridictionis :

Suivra une autre étude, plus brève, sur la distinction des trois munera : sanctificandi (de sanctification), docendi (d’enseignement) et regendi (de gouvernement). En même temps qu’elle appliquera cette première étude, elle la confirmera en retour.

2) Topique

Nous venons de le dire, le munus pose plusieurs problèmes qui proviennent de son articulation avec deux autres noms, eux aussi polysémiques : potestas et iuridictionis. Bien évidemment, les questions sémantiques sont sous-tendues par des questions ecclésiologiques, et c’est elles qu’il faut affronter, en montrant les positions en présence. Nous illustrerons ces positions par différents auteurs qui sont théologiens ou canonistes. Il est bien évidemment impossible d’en proposer une topique exhaustive. Par exemple, dans la thèse qu’Adriana Celeghin a soutenue à la Faculté de théologie de l’Université grégorienne il y a maintenant plus de 35 ans, sur la réception conciliaire de la potestas sacra, il a passé en revue pas moins de 144 auteurs [3] ! Et l’un de ses illustres recenseurs l’a accusé de manquer de nuance dans sa catégorisation [4]. Nous nous contenterons de quelques illustrations sans non plus prétendre éviter totalement la caricature [5] ! Les deux premières questions se présentent sous forme d’aporie, c’est-à-dire de deux positions contraires également argumentées.

a) Les tria munera en relation avec les deux pouvoirs

L’aporie décisive, c’est-à-dire celle qui décide de tout est celle de l’unité de la potestas sacra. Deux positions se font face : soit ce pouvoir est un (ce qui ne veut pas dire indivisible) ; soit ce pouvoir est (d’emblée) double, en l’occurrence se dédouble en pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction (rappelons-nous que nous parlons ici de l’évêque). Pour clarifier, je sacrifierai à la mode anglosaxonne qui qualifie les postures en présence. Ce qu’elle perd en flexibilité, elle le gagne en limpidité et en pédagogie. En l’occurrence, j’opposerai la position unitaire et la position duelle (« dualiste » étant connotée négativement).

Derrière cette question surgit aussitôt celle des tria munera, en l’occurrence la comparaison entre les deux répartitions : celle des trois munera et celle des deux potestates. Nous allons retrouver les deux positions, mais concrétisées. Selon la position duelle, les trois munera se répartissent sous les deux potestates : le munus sanctificandi se rattache au pouvoir d’ordre, et les deux autres munera (docendi et gubernandi) au pouvoir de juridiction. Selon la position unitaire, les trois munera découlent du seul pouvoir d’ordre, c’est-à-dire de la seule potestas sacra unifiée. Se pose aussitôt la question de savoir ce que devient la potestas iuridictionis : faut-il l’écarter définitivement comme le proposent certains théologiens ? Avant d’en venir à cette seconde aporie, illustrons brièvement les deux thèses.

1’) Théories duelles

Le cardinal Charles Journet, qui a si fortement influencé la théologie du pape Paul VI, a pourtant adopté une posture duelle et, bien que décédé en 1975, donc dix ans après la fin du concile, ne semble pas avoir renié le premier tome de son immense synthèse ecclésiologique, L’Église du Verbe incarné, qui vrille tout entier sur la répartition des trois fonctions, sanctification, enseignement et gouvernement (qui deviendront les trois munera) à partir des deux pouvoirs, ordre et juridiction.

Mais, ainsi que nous le disions, limitons-nous aux auteurs postconciliaires, en l’occurrence à deux [6].

  1. Le jésuite belge Jean-Baptiste Beyer (1914-2002), professeur de droit canonique à l’Université grégorienne entre 1965 et 1984, défend la posture duelle [7]. Du point de vue des sources, c’est-à-dire du dernier Concile, il minimise la portée théologique de ce dernier, estimant d’une part « que ce texte fondamental de Lumen gentium sur le pouvoir sacré et les trois offices a été peu élaboré [poco elaborato] » et qu’il n’est pas décisif [decisivo] [8]» et d’autre part que le texte de la Nota explicativa prævia, sensé clarifier le débat, « demeure polémique et techniquement peu précis [accurato] [9]». Quant à la question doctrinale, Beyer affirme que le sacrement (en l’occurrence l’ordre) n’est pas la source du pouvoir, mais seulement sa condition, la potestas ne survenant que par la mission (c’est-à-dire la juridiction) :

 

« Les munera sont des fonctions qui configurent au Christ prêtre, prophète et pasteur. Cette configuration au Christ constituerait le caractère sacramentel et permettrait d’exercer, par grâce et en vertu du don de l’Esprit, les pouvoirs pastoraux reçus par mission. […] Le pouvoir pastoral, donné par mission, pourrait être exercé en vertu de la mission reçue ; son exercice ne serait toutefois corroboré par la configuration au Christ qu’en vertu de l’ordination sacramentelle sur laquelle elle s’appuierait. L’ordination serait requise pour être vraiment en charge comme pasteur d’Église ; elle ne le serait pas, si le pouvoir est exercé par commission ou délégation, partiellement, selon les besoin de l’Église, comme collaboration avec les pasteurs d’Église [10] ».

 

Ainsi que commente Martin Pinet,

 

« il faut bien mesurer le renversement opéré par le canoniste jésuite : plutôt que de considérer l’ordination sacramentelle comme l’origine du pouvoir […] et la mission canonique comme une nécessaire détermination de ce pouvoir […], c’est désormais le pouvoir qui est la source, et l’ordination sacramentelle [qui] devient le socle, l’appui, la condition pour que ce pouvoir soit mis en œuvre [11] ».

 

  1. Un autre jésuite canoniste de la Grégorienne, qui fera sa thèse en droit canonique sous la direction de Jean Beyer, Gianfranco Ghirlanda, en développera l’intuition [12]. Là encore, contentons-nous de cibler notre sujet. Tout d’abord, il défend la distinction des deux pouvoirs, d’ordre et de juridiction, citant à ce sujet de nombreux auteurs : « Le fait même » que représente « le nombre aussi élevé d’auteurs […] démonte [smonta] déjà par soi la position de ceux qui affirment avec tant de sécurité que le Concile a abandonné la distinction », écrit-il dans un article où il confirme huit ans plus tard sa position contre les multiples réactions dont elle a fait l’objet [13]. Ensuite, il fonde son propos sur une analyse précise des documents préparatoires au Concile ; or, « des différents schémas présentés par les diverses commissions à la Commission centrale, il est clair qu’on ne parvient pas à faire une synthèse entre l’Église communion et l’Église en tant que Corps mystique [14]». Enfin et surtout, il répartit les munera selon les potestates. « Conclusion : Vatican II est en continuité avec la doctrine traditionnelle de l’origine non-sacramentelle du pouvoir de juridiction des Évêques, soutenue implicitement au cours du premier millénaire et clairement formulée au cours du second millénaire, sanctionnée par le Code et plusieurs fois confirmée par le Magistère des derniers Pontifes [15]». Assurément, les tria munera trouvent leur unité et leur source dans le Christ. Toutefois, dans le ministre (l’évêque, le prêtre), ils sont dissociés : le pouvoir de sancifier est donné par la consacréation et les pouvoirs de gouverner et d’enseigner par la mission canonique :

 

« L’unité et l’implication réciproque des trois pouvoirs, de sanctification, de magière et de gouvernement, se retrouve dans l’unité de leur source, le Christ, et dans l’unité du ministre sacré dans l’Église, même si la voie de transmission, selon notre opinion et d’auters autorités, est sacramentelle pour la première [le munus sanctificandi] et hiérarchique pour les deux autres [le munus insegnandi et le munus regendi] [16] ».

2’) Théories unitaires

Si les canonistes présentent un tropisme pour la posture duelle, les théologiens, eux, défendent, volontiers la position unitaire. Rappelons qu’elle affirme que les trois munera découlent du seul pouvoir d’ordre, c’est-à-dire de la seule potestas sacra unifiée.

  1. Yves-Marie Congar qui défend l’unicité de ce pouvoir critique non seulement la position duelle, mais l’une des principaux fondements qui est la relecture du concile Vatican II et des documents préparatoires. Tel est le cas chez Beyer et, plus encore chez Ghirlanda qui fait fond de la phase préparatoire. Or, le théologien dominicain fut membre de la Commission d’examen des schémas préparatoires puis expert au Concile. Aussi, en recensant la thèse de Ghirlanda, ne manque-t-il pas de noter que, même la Commission centrale avait déjà opéré un travail critique à l’égard de l’ecclésiologie « juridique » des textes préparatoires : « Par exemple, tandis que les textes qui étaient proposés tenaient que la ‘juridiction’ des évêques venait du Christ par la missio canonica reçue du pape, la Commisssion centrale disait que cette mission canonique ne faisait que préciser l’exerce actuel d’un pouvoir reçu immédiatement du Christ [17]». Congar en tire une conclusion sans appel : « Je ne crois pas, pour ma part, que cette interprétation [celle de Ghirlanda] réponde à l’intention du Concile telle que nous l’avons comprise et voulu traduire dans la Commission théologique [18]».
  2. Lui aussi peritus au Concile, partisan de la thèse unitaire, le théologien belge Gérard Philips – dont, étrangement, l’ouvrage-référence sur Lumen gentium n’est pas cité ni mentionné par Ghirlanda dans la bibliographie de sa thèse – ne manque pas non plus d’éléments pour critiquer l’exégèse faite par le canoniste italien des textes conciliaires et ainsi défendre la vision unitaire. D’abord, il peut faire valoir le témoignage de son expérience conciliaire : « La très grande majorité du Concile était convaincue que le sare épiscopal confère ontologiquement et sacramentellement la charge pastorale tout entière, bien que l’exercice de cette fonction doive être réglés selon les normes de la communauté hiérarchisée [19]».

Ensuite, note-t-il, « le texte [du chapitre 3 de la Constitution sur l’Église] porte munera, la triple charge, et non potestas, pouvoir ». Ainsi que nous l’avons dit, le concile Vatican II ne fait pas mention des deux pouvoirs, d’ordre et de juridiction. Or, le premier est sacramentel et le second canonique. Donc, on ne peut pas diviser les munera en trois pouvoirs, de sorte que le pouvoir de sanctifier serait sacramentel et les pouvoirs d’enseigner et de gouverner seraient jurdictionnels : « La charge d’enseigner et de régir est ontologiquement conférée par le sacre et est d’origine sacramentelle. Ce que donne le pape, c’est la détermination dernière des pouvoirs reçus, qui doit permettre leur mise en œuvre [20] ».

Enfin, à propos de la Nota explicativa prævia éreintée par Jean Beyer, Philips en propose une exégèse à partir du texte latin qui seul fait autorité. Or, il relève que le texte du deuxième paragraphe (qui est le plus important pour notre sujet) distingue deux éléments dans l’octroi de l’épiscopat : on devient membre du Collège « en vertu de la consécration [vi consecrationis] » sacramentelle et « par [ou moyennant] la communion [communione] ». Or, la différence entre la vertu et le simple ablatif est celle de la cause et de la condition. Ainsi, « le second élément fait plutôt figure de condition que de cause [21] ».

b) Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction

Nous avons vu que la thèse unitaire laissait en suspens une question d’importance, celle de la place, voire de l’existence même du pouvoir de juridiction. En l’occurrence, deux positions antagonistes se font jour.

1’) La légitime distinction des deux pouvoirs

La première thèse est favorable à la conservation de la différence entre potestas ordinis et potestas iuridictionis. Par exemple, dans le schéma préparé par le P. Sebastian Tromp (intitulé Aeternus Unigeniti Pater) qui allait devenir, avec tant de changements Lumen gentium, il était dit que « les évêques reçoivent leur juridiction actuelle, non avec l’ordination sacrée, mais, directement ou indirectement, avec le mandat juridique [22] ».

Sans surprise, la thèse duelle est soutenue par les zélateurs de la position que nous avons qualifiée de duelle. Ils se fondent notamment sur la relecture historique proposée par un historien du droit et canoniste, Alfonso Maria Stickler, une relecture de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction remontant à l’origine. Sans entrer dans le détail de tous les exemples qu’il avance, limitons-nous à l’un d’eux, qui est représentatif : la pratique ecclésiale carolingienne de l’archidiacre. Les archidiacres sont ordonnés seulement diacres, donc, notamment, ne reçoivent pas le pouvoir de célébrer la messe qui est propre au prêtre. Or, adjoints de l’évêque, ils « possédaient des facultés et des missions de gouvernement associées à l’évêque, au-dessus des prêtres, des autres diacres, des autres clercs et des laïcs » ; voire, par mandat de l’évêque, ils étaient « dotés d’une autorité dans le champ de l’administration des biens, de la discipline, de l’administration de la justice et de l’irrogation des peines ecclésiastiques [23] ». Comme toutes ces pratiques relèvent du pouvoir de juridiction, l’on doit donc clairement en conclure que, dès cette époque, existe une claire distinction entre les deux pouvoirs : « Apparaît donc claire et significative une faculté différente du pouvoir d’ordre et ne dérivant pas de lui. Aujourd’hui, nous l’appelons pouvoir de juridiction [potestad de jurisdicción] [24] ». Comparativement apparaît la figure de l’archiprêtre qui, si elle est canoniquement nouvelle, s’inscrit dans le sillage traditionnel du sacerdoce : il est en charge des actes propres du sacerdoce ministériel. Ainsi, ces deux modèles montrent « la conscience vive et pratique de l’Église quant à la double fonction et à la double attribution à l’intérieur du ministère ecclésiastique : l’archidiacre est fondé sur le pouvoir de juridiction et l’archiprêtre sur le pouvoir d’ordre [25] ». Se fondant sur d’autres exemples tirés des premiers siècles, le cardinal autrichien conclut que, en amont du xiie siècle, la répartition est opérée in actu exercito, même si elle n’est pas pensée in actu signato :

 

« Bien que l’on ne formule pas théorétiquement la pluripatition du pouvoir ecclésiastique, il y a pourtant dès les premiers siècles une série d’institutions, de modes de conduite et de dispositions, desquelles il faut déduire qu’existait déjà la conscience pratique d’une différenciation et d’une signification distincte dans le pouvoir ecclésiastique [26] ».

2’) L’inutilité du pouvoir de juridiction

Tout au contraire, la seconde position incline vers l’abandon définitif de la distinction entre les deux pouvoirs, d’ordre et de juridiction, pour ne conserver que le premier, la postestas sacra. C’est ainsi que la thèse de Laurent Villemin, saluée par une préface du théologien Hervé Legrand, son directeur, et une postface du canoniste Patrick Valdrini, a comme intention de déconstruire définitivement la distinction entre les deux potestates : « Dans ces deux conditions, faut-il alors continuer à penser encore en termes de pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction ? […] Aussi préconisons-nous de ne plus user de de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction [27] ».

  1. L’argumentation, historico-doctrinale, oppose deux modèles que, à la suite de Thomas Khun, le théologien de l’Institut catholique de Paris, appellent « paradigmes». Jusqu’au xiie siècle, règne un paradigme que l’on pourrait justement qualifier d’unitaire, qui ignore la distinction des pouvoirs d’ordre et de juridiction. Selon Laurent Villemin, contemporaine du contexte politico-théologique favorable de la Réforme grégorienne, cette distinction introduit un nouveau paradigme théologique. Il en distingue quatre fondements principaux [28]. Le premier est l’apparition de la science canonique moderne des Décrétistes et Décrétalistes qui « se confrontent de manière systématiques à des problématiques qui se trouvent à l’intersection du droit et de la théologie : le pouvoir des hérétiques d’excommunier, les ordinations absolues, le pouvoir primatial, etc. [29]» Les trois autres auxquels la troisième partie fera allusion relèvent d’une nouvelle vision sacramentaire : de manière générale, « l’émergence de la sacramentaire médiévale [30] » ; « une nouvelle conception de l’Eucharistie [31] » ; un « nouveau lien du prêtre à l’eucharistie [32] ».

Notre théologien conclut donc : « Aussi préconisons-nous de ne plus user de de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction [33] ».

  1. En fait, si la thèse propose surtout un diagnostic, elle ébauche aussi une issue. Il s’agit de passer du paradigme des pouvoirs mis en place à partir du xiie siècle jusqu’à nos jours, pour laisser advenir un nouveau paradigme :

 

« Ne serions-nous pas à pied d’œuvre pour reconstituer ou plutôt procéder à une refonte des catégories principales du paradigme précédent ? Alors que nous sommes en train d’entrer dans un autre paradigme, il semble que le maintien de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction risque plutôt de devenir une entrave [34] ».

 

Ce nouveau paradigme se caractérise d’abord par le passage du septénaire sacramentel à la sacramentalité de l’Église, ainsi que le préconisent, entre autres, Karl Rahner [35] et Louis-Marie Chauvet [36] : il s’agit de laisser advenir « une intelligence des sacrements au sein de la sacramentalité globale de l’Église [37] ». Or, pour cela, Villemin propose de faire de « l’action liturgique le cœur de l’action sacramentaire [38] ». Il se caractérise ensuite par un déplacement de l’Église universelle vers l’Église locale qui est centrée sur la synaxe eucharistique. Il se notifie aussi par un autre changement : l’Eucharistie n’est plus le fait du seul ministre ordonné, mais de l’ecclesia tout entière, dont « le rôle [est] tant actif que passif [39] ». Nouveau glissement : le ministre ordonné n’est plus compris comme celui qui dispose d’un pouvoir sur l’Eucharistie ou sur le pardon, mais comme celui qui se met au service de la communauté. Arrêtons-nous là. Ces différents changements attestent que la question du munus doit être être envisagée de manière systémique : loin d’être isolable, elle engage toute une ecclésiologie et une sacramentologie, ainsi que le montrera la troisième partie.

  1. Cette position est tellement radicale et suscite de telles réactions, notamment chez les canonistes, que Laurent Villemin devra lui apporter des correctifs [40]. Notamment, il reconnaît une place à la juridiction, en particulier en ce qui concerne le primat romain qui justement relève de la potestas iuridictionis: la primauté pontificale n’est pas une pure « autorité administrative qui viendrait simplement authentifier la communion de tel ou tel évêque avec le Collège [41]» épiscopal ; « notre ecclésiologie reconnaît cette définition [du concile Vatican I sur le primat romain] et perçoit parfaitement que cette même mission du pontife romain est qualifiée de ‘pouvoir de juridiction’ [42] ». Villemin reconnaît aussi que l’expression de « changement de paradigme » est inadaptée : « Sans doute, la notion de paradigme, empruntée aux sciences exactes n’est-elle pas totalement adéquate dans l’histoire des doctrines [43] ».

c) La relation entre munus et potestas

Il se pose enfin une troisième question théologique, celle de l’articulation entre les deux notions (et réalités) distinctes de munus et potestas. Les théologiens ont fait diverses propositions.

  1. Le plus souvent, la distinction relève de l’application pratique, c’est-à-dire de l’exercice. Dans le sillage de Lumen gentium, n. 21, § 2 que nous citerons plus bas, le spiritin Joseph Lécuyer, expert des Commissions préconiliaires et au Concile, en particulier coopératreur avec le père Congar, à l’élaboration de Christus Dominus, affirme : « Il faut donc faire une distinction entre la fonction (munus) et l’exercice de cette fonction : la consécration confère les fonctions épiscopales, et donc aussi les pouvoirs épixcopaux [sanctifier, enseigner et gouverner], pour qu’ils soient exercés dans la communion hiérarchique ».
  2. Une catégorie toute proche, peut-être un peu plus précise, est l’exécution. Autrement dit, le munus est à la potestas ce que la fonction est à sa mise en œuvre. C’est par exemple ce qu’affirme Mgr Philips: « La consécration donne, avec la grâce qui y est attachée, la charge même, qui a cependant besoin, pour son exercice pratique, d’une sorte de décret d’exécution [44]». Et c’est là qu’intervient la juridiction et la potestas : l’épiscopat « confère sacramentellement et ontologiquement la triple mission, mais […] celle-ci a besoin pour son exercice d’une délimitation plus précise simultanée ou postérieure, qui est appelée habituellement ‘jurdiction’ au sens strict [45] ».
  3. Le père Congar précise la distinction en faisant appel aux catégories scolastiques de puissance et d’acte :

 

« Notre position peut se résumer ainsi : il existe trois compétences ou fonctions (potentiae) et deux pouvoirs (potestates), sans doute même un seul qui soit vraiment pouvoir. Ce que nous appelons compétence (potentiae) ou fonctions (munera) découle de la mission, une mission étant une tâche accompagnée des moyens nécessaires à son accomplissement. Or, la mission confiée à l’Église par le Christ en dépendance et en continuité avec la sienne comporte trois fonctions spécifiques [46] ».

 

Avouons-le, malgré l’effort méritoire de clarification, la détermination demeure hésitante (« sans doute même un seul ») et confuse (ne serait-ce que parce que le terme potestas est construit sur la même racine que potentia et évoque donc la potentialité [47]. Toutefois, pour éclairer la notion de potentia, Congar convoque celle de faculté de l’âme qui, de fait, est réellement, une puissance : « les facultés de l’âme […] permettent à la personne de vivre et agir selon une certaine forme de vie et d’action [48] ». Or, de même que les facultés s’enracinent dans l’âme, de même les munera dans le Saint-Esprit, « qui est l’âme de l’Église [49] ». Ainsi, le munus est à la potestas ce que la puissance est à l’acte – et ce passage à l’acte s’opère par la juridiction.

  1. S’inscrivant en continuité de cette interprétation, Martin Pinetl’amplifie et le systématise [50] jusqu’à le représenter dans un schéma [51]. Brièvement : « Il y a un munus unique décliné en trois fonctions, et une potestas sacra unique qui est la mise en œuvre de ce munus, et dont l’exercice est déterminé par la juridiction hiérarchique (missio canonica) [52]». De manière plus ample :

 

« La potestas du ministère hiérarchique est unique (et non pas divisée en ordo et iuridictio[…]), puisqu’elle s’enracine tout entière dans le sacrement de l’ordre (d’où sa qualification de sacra). Ainsi, c’est dans l’ordination sacramentelle des ministres que trouve son fondement, non seulement le ministère de sanctification, mais aussi celui d’enseignement et de gouvernement. Cependant, l’exercice de cette potestas est cadré par la matière sur laquelle elle s’exerce, c’est-à-dire la portion du Peuple de Dieu. Ainsi, elle pourra être légitimement sous le contrôle d’une juridiction, non pas au sens d’un pouvoir parallèle, mais au sens d’une affectation en acte de ce qu’elle porte en puissance : la juridiction permet que le munus devienne une potestas [53] ».

 

Ainsi, tout en recueillant l’enseignement par exemple de Philips (et d’autres) sur l’executio, Pinet préfère le propos de Congar et le précise : le munus s’actualise dans la potestas par la médiation de la juridiction. Alors que le passage de la puissance à l’acte est déterminé et nécessaire dans la nature, il requiert l’intervention d’une liberté quand il est le fait de l’homme, et d’une institution, quand il est le fait d’une collectivité.

Pascal Ide

[1] « Ce qui est d’autant plus notable que les rapports antépréparatoires des évêques et des Facultés de théologie demandaient que l’on précisât ces notions et leurs rapports » (Yves Congar, « Sur la trilogie prophète-roi-prêtre », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 67 [1983] n° 1, p. 97-115, ici p. 112).

[2] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après. Pour une fondation théologique du pouvoir dans l’Église, Città del Vaticano, Lateran University Press et Pontificia Universitas Lateranensis, 2021.

[3] Adriana Celeghin, Origine e natura della potestà sacra. Posizioni postconciliari, coll. « Ricerche di Scienze Teologiche », Brescia, Morcelliana, 1987.

[4] Si cette thèse « a l’avantage de la systématisation, [elle] a aussi parfois comme inévitable conséquence de racourcir un peu la pensée de l’un ou l’autre » (Gianfranco Ghirlanda, « Note sull’origine e la natura della potestà sacra », La Civiltà Cattolica, 139 [1988], p. 337-350, ici p. 345).

[5] Nous donnerons plus bas l’exemple nuancé de Wilhelm Bertrams.

[6] Certaines positions sont subtiles. Par exemple, le jésuite allemand Wilhelm Bertrams (1907-1995), professeur de droit canonique à l’Université grégorienne, distingue deux éléments dans le povoir épiscopal : l’élément substantiel, « c’est-à-dire l’être même spirituel, intentionnel, intrinsèquement inhérent au caractère sacramentel de l’épiscopat : il consiste dans le rapport ou la destination du consacré au gouvernement de l’Église, mais manque de toute détermination concrète en ce qui concerne les sujets. Ensuite, la forme externe : celle-ci s’obtient par l’incorporation du consacré à l’Église comme société externe et hiérarchique, en vertu précisémente de ce pouvoir que l’évêque reçoit substantiellement dans al consécréation épiscopale. Une telle incorporation s’acte par la médiation de la mission canonique. S’il manquait la forme, il manquaerait un élément essentiel, et le pouvoir de gouvernement ne serait pas tout-à-fait constitué » (Wilhelm Bertrams, « La collegialità episcopale », La Civiltà Cattolica, 113 [1964], p. 436-455, ici p. 441. Souligné dans le texte). Autrement dit, le sacrement donne bien le pouvoir du gouvernement, mais de manière générale et indéterminée. L’exercice du pouvoir est rendu efficace, valide par la mission canonique. Or, celle-ci relève de la juridiction. Donc, la ligne de démarcation ne passe pas entre le munus sanctificandi et les deux autres munera, mais, au sein de ceux-ci, entre l’ordre et la juridiction, le premier étant seulement général et le deuxième seul assurant la totalité de la potestas sacra de l’évêque (cf. aussi Id., « Episcopato e primato nella vita delle Chiesa », La Civiltà Cattolica, 113 [1962], p. 213-222).

[7] Cf. Jean Beyer, Du Concile au Code de Droit canonique. La mise en application de Vatican II, Paris-Bourges, Éd. Tardy, 1985 ; « Le nouveau Code de Droit canonique. Esprit et structure », Nouvelle revue théologique, 106 (1984) n° 3, p. 360-382.

[8] Jean Beyer, « Prefazione », Adriana Celeghin, Origine e natura della potestà sacra, p. 7-8, ici p. 8.

[9] Ibid., p. 7.

[10] Jean Beyer, « Paroisse, Église locale, communion », Année canonique, 25 (1981), p. 179-199, ici p. 198.

[11] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 320.

[12] Cf. Gianfranco Ghirlanda, Hierarchica communio. Significato della formula nella Lumen gentium, coll. « Analecta Gregoriana Series Facultatis Iuris Canonici. Sectio A » n° 009, Roma, Analecta Gregoriana, 1980.

[13] Id., « Note sull’origine e la natura della potestà sacra », p. 339.

[14] Id., « La notion de communion hiérarchique dans le Concile de Vatican II », Année canonique, 25 (1981), p. 231-254, ici p. 232.

[15] Ibid., p. 246.

[16] Id., « Concili particolari e conferenze dei vescovi : munus regendi e munus docendi », La Civiltà Cattolica, 142 (1991), p. 117-132, ici p. 118, note. « L’évêque légitime, membre du Collège épiscopal, par la mission canonique, reçoit du Pontife Romain l’assignation d’une église particulière, ou un autre office. Avec l’octroi de l’office, est aussi transmis le pouvoir d’enseigner et le pouvoir législatif, administratif et judiciaire de gouverner l’église particulière qui a lui a été confiée » (Id., « Note sull’origine e la natura della potestà sacra », p. 349. De même, Id., « Église universelle, particulière et locale au concile Vatican II et dans le nouveau Code de Droit canonique », René Latourelle [éd.], Vatican II, bilan et perspectives, vingt-cinq ans après, Paris, Le Cerf, 1988, p. 263-297, ici p. 290, note).

[17] Yves Congar, « Bulletin d’ecclésiologie », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 66 (1982), p. 93-100, ici p. 94.

[18] Ibid., p. 95.

[19] Gérard Philips, L’Église et son mystère au deuxième concile du Vatican. Histoire, texte et commentaire de la constitution Lumen gentium, Paris, Desclée, 1967, 2 vol., tome 1, p. 278.

[20] Ibid., p. 275.

[21] Ibid., p. 289.

[22] Gilles Routhier, « Sacramentalité de l’épiscopat et communion hiérarchique. Les rapports du sacrement et du droit », Hervé Legrand et Christoph Théobald (éds.), Le ministère des évêques au concile Vatican II et depuis, p. 49-74, ici p. 51.

[23] Alfonso Maria Stickler, « La bipartición de la potestad eclesiástica en su perspectiva histórica », Ius Canonicum, 15 (1975) n° 29, p. 45-75, ici p. 48.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 49.

[26] Ibid., p. 55.

[27] Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. Histoire théologique de leur distinction, coll. « Cogitatio fidei » n° 228, Paris, Le Cerf, 2003, p. 392.

[28] Ibid., p. 371 s.

[29] Ibid., p. 371.

[30] Ibid., p. 373.

[31] Ibid., p. 374.

[32] Ibid., p. 375.

[33] Ibid., p. 392.

[34] Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, p. 388-389.

[35] Cf. Karl Rahner, Les sacrements de l’Église, trad., Paris, Nouvelle Cité, 1995.

[36] Louis-Marie Chauvet, Symbole et sacrement. Un erelecture sacramentelle de l’existence chrétienne, coll. « Cogitatio fidei » n° 154, Paris, Le Cerf, 1987.

[37] Louis-Marie Chauvet, art. « Sacrement », Jean-Yves Lacoste (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, p.u.f., 32007, p. 1251-1258, ici p. 1257.

[38] Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, p. 381.

[39] Ibid., p. 385.

[40] Cf. Id., « Conséquences théologiques du non-usage de la distinction entre Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction », Année canonique, 47 (2005), p. 145-154.

[41] Ibid., p. 147.

[42] Ibid., p. 148.

[43] Ibid., p. 150.

[44] Gérard Philips, L’Église et son mystère au deuxième concile du Vatican, tome 1, p. 275.

[45] Ibid., p. 282.

[46] Yves Congar, « Sur la trilogie prophète-roi-prêtre », p. 109.

[47] Nous retrouvons ici l’une des apories majeures de la métaphysique de la potentialité : elle est à la fois passive et active…

[48] Ibid., p. 108.

[49] Ibid.

[50] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 294-298.

[51] Ibid., p. 295.

[52] Ibid., p. 457.

[53] Ibid., p. 296. Souligné dans le texte.

23.9.2022
 

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