« Je me rappelle ce récit d’Anne de Tourville : pendant la guerre, se trouvant avec sa mère dans une situation de pauvreté absolue, elles n’avaient qu’une mince couche de charbon dans leur cave qu’elles réservaient pour le jour où le froid atteindrait à une intensité désespérée. Elles avaient donc économisé avec soin, en acceptant de geler tous les jours que Dieu faisait, et puis un jour la température descendit si bas, elles se servirent du charbon pour avoir au moins chaud un jour. Le lendemain, sachant bien que la provision était épuisée, elles restèrent à la cave, grattèrent le sol et en extrayèrent juste ce qu’il fallait pour se chauffer ce jour-là. Elles recommencèrent le lendemain et il y avait autant de charbon qu’il en fallait pour se chauffer ce jour-là et ainsi de suite, tout l’hiver [1] ».
Maurice Zundel qui rapporte ce bel exemple l’interprète ainsi : « Ce qui est merveilleux, c’est la discrétion parfaite de cet événement presque naturel » et l’applique au miracle de la multiplication des pains qui, pour le prêtre suisse, « s’accomplit de la même manière infiniment discrète : ceux qui étaient tout près de Jésus purent voir qu’en puisant dans la corbeille, il y avait toujours ce fond de corbeille qui suffisait à nourrir ceux qui se présentaient [2] ».
Cette interprétation – qui n’est pas sans rappeler celle de C. S. Lewis, inscrivant le miracle dans le prolongement de la création, par exemple comme une accélération de processus naturel (la nature sait changer l’eau en vin, mais en plusieurs mois !) – entre en résonance avec le minimalisme théo-logique que Zundel a développé avec bonheur pour répondre aux deux extrêmes d’une théologie de la toute-puissance triomphale de Dieu et d’une théologie de sa mort, en célébrant son humilité. L’on peut aussi – et cette lecture plus théologale a ma préférence – voir dans la belle histoire d’Anne de Tourville une pédagogie divine pour apprendre à la femme de lettres à ne pas anticiper le temps et donc à le recevoir, à chaque instant, de l’éternité divine [3]. Quitter la vision horizontale et sécurisante de l’histoire, pour entrer dans cette perspective verticale, qui est celle même de l’espérance élargie [4], n’est-ce pas ce que le Dieu d’Israël a voulu faire expérimenter aux Hébreux dans le désert, en leur donnant, jour après jour, cette ration de manne qu’ils ne pouvaient garder pour le lendemain ? Et cette entrée dans l’espérance qui rime avec la dépendance et la confiance, donc apprendre à tout recevoir des mains de Dieu, leur était d’autant plus nécessaire qu’ils avaient vécu pendant 430 ans dans un travail de plus en plus aliénant où tout dépendait de l’œuvre de leurs mains [5]. Et si, aujourd’hui, je lâchais une chose, une attente, une crainte – mieux, je l’aban-donnais entre les mains du Père qui « est plus grand que tout » (Jn 10,29) ?
Pascal Ide
[1] Maurice Zundel, Homélie, Lausanne, 1966, cité par le mensuel Magnificat, 390 (mai 2025), p. 29.
[2] Ibid.
[3] Cf. Pascal Ide, L’espérance de Dieu, Paris, DDB, 2025, 2e partie.
[4] C’est ce que développe admirablement Balthasar dans sa théologie de l’histoire (cf. site pascalide.fr : « Synthèse de la Théologie de l’histoire de Balthasar »).
[5] Le père Fontaine, créateur de la Bible sur le Terrain (BST), interprétait ainsi la longue traversée dans le désert : passer d’un lieu où tout dépend de l’homme, par le désert où tout dépend de Dieu, pour entrer dans la Terre promise où action divine et action humaine se conjuguent avec ordre, Dieu en premier l’homme en second.