Le mariage, premier des sacrements ?

Ainsi que nous le savons, les sacrements sont au nombre de sept. La liste a été stabilisée au concile de Trente lors de la querelle avec la Réforme : « Il y a dans l’Église sept sacrements : le Baptême, la Confirmation ou Chrismation, l’Eucharistie, la Pénitence, l’Onction des malades, l’Ordre, le Mariage [1] ».

Il est possible d’introduire un ordre, et donc une primauté entre les sacrements. Quel sera alors le premier des sacrements ? Réfléchissez à la question avant de lire la suite.

Il est possible que vous hésitiez entre deux : le baptême et l’Eucharistie. D’un côté, le baptême est la porte d’entrée dans la vie chrétienne. Sans lui, il n’est pas possible de recevoir les autres sacrements. De l’autre côté, la sainte Eucharistie contient le Christ en Personne. Vous vous souvenez peut-être de la parole fameuse du dernier concile affirmant que l’Eucharistie est « source et sommet de toute la vie chrétienne [2] ». Donc, comment distinguer cette double primauté ? Voire, l’Écriture ne nous invite-t-elle pas à aller plus loin et encore complexifier la question ? En effet, l’auteur de l’Épître aux Éphésiens ose écrire à propos du mariage : « Ce mystère est grand ; je le dis en référence au Christ et à l’Église ! » (Ép 5,32).

 

Aristote, repris par saint Thomas distinguait deux primautés : chronologique et ontologique. C’est ainsi que l’enfant est chronologiquement ou temporellement premier vis-à-vis de l’adulte, puisqu’il apparaît d’abord dans l’histoire ; mais l’adulte est ontologiquement ou perfectivement premier vis-à-vis de l’enfant, puisqu’il fait fructifier les capacités qui sont seulement en germe chez le petit d’homme. L’on voit ainsi que, très souvent, ce qui est premier temporellement est dernier perfectivement, et vice versa. Cette distinction permet d’ailleurs de trancher le dilemme fameux de la primauté de la poule ou de l’œuf, du chêne et du gland. L’application de cette précieuse distinction est évidence : le baptême est chronologiquement premier et l’Eucharistie ontologiquement première.

Mais cette distinction semble exhaustive. Dès lors, comment comprendre la primauté du mariage ? En réalité, nos deux auteurs introduisent une troisième primauté : logique [3]. Quant à la notion ou à la connaissance, certaines réalités sont logiquement premières. Par exemple, même si Dieu est ontologiquement premier et, en un certain sens, chronologiquement, il est, pour notre raison, logiquement second, car nous connaissons d’abord la créature, extérieure (la nature) et intérieure (notre esprit).

Or, le mariage donne à connaître ce qu’est le sacrement d’une manière singulière. Une double suggestion de saint Thomas va dans ce sens. Dans son commentaire sur les Sentences, il se pose la question de la primauté. À cette occasion, il distingue cinq primautés, dont les deux premières recouvrent ce que nous venons de dire. Relevons la dernière qui nous intéresse ici :

 

« Cinquièmement, [un sacrement est plus digne qu’un autre] en fonction de ce qui est signifié [signatum] sans être contenu. Ainsi, le mariage est le plus digne, parce qu’il signifie [signat] l’union des deux natures dans la personne du Christ [4] ».

 

Relevons l’intuition, qui est puissante : quand à la signification, le mariage peut être considéré comme le plus digne, et donc comme le premier des sacrements. Toutefois, le théologien dominicain affirme qu’il symbolise l’union de la nature divine et de la nature humaine du Christ, et non point celle du Christ et de l’Église, ainsi que le fait saint Paul. De plus, le Christ est une unique Personne, alors que l’Église peut aussi être considérée comme Personne mystique, collective qui lui fait face comme l’épouse face à son époux.

Dans un texte de la Somme de théologie, écrit une vingtaine d’années plus tard, notre auteur se pose à nouveau la question de la hiérarchie entre les sacrements. Affirmant à nouveau la primauté temporelle du baptême et perfective de l’Eucharistie, nous trouvons notamment cette affirmation : « le mariage jouit d’une certaine prééminence en raison de sa signification [significationem] [5] ». Et il précise dans le corpus que ce symbolisme tient à ce « qu’il signifie [significat] la conjonction du Christ et de l’Église [6] ». Et il cite à cette occasion la parole d’Ép 5,32. Ainsi, frère Thomas reprend bien le point de vue de la signification, déjà adopté par le commentaire des Sentences, mais il le corrèle désormais à ce qu’affirme l’Épître aux Éphésiens. Et cette affirmation a d’autant plus de poids que, contrairement à ce que l’on pense parfois, Thomas qui, bien entendu, affirme l’efficacité des sacrements, donc leur efficience causale, les range toutefois dans le genre du signe, en l’occurrence, du signe efficace. Si donc le mariage possède une valeur sémiotique première, sa primauté au sein des sacrements n’a rien d’accidentel.

Il est possible d’élargir le propos de Thomas en direction de la christologie, de la sotériologie et de l’ecclésiologie qui ici convergent. D’un mot, le Christ s’est incarné pour sauver l’homme. Or, la grâce salvifique est divinisante, c’est-à-dire est la communication même de la divinité. Plus encore, dans l’admirabile commercium, Dieu donne Dieu à l’homme, alors que, en Marie, l’homme donne l’homme à Dieu. Comme les épousailles sont le lien le plus étroit existant entre deux personnes, l’on doit donc affirmer que, en s’incarnant, Dieu nous épouse. De même que, selon un thème classique en patristique, la nature divine épouse la nature humaine dans l’unique Personne du Christ, de même, en s’unissant à tout homme, le Christ l’épouse de la manière la plus étroite. Voire, l’union hypostatique étant l’unité la plus grande en ce monde, ce que les noces du Christ et de l’Église perdent en intimité, elles le gagnent en dualité, puisque, redisons-le, il s’agit de la communio personarum par excellence.

Nous sommes donc en droit de proposer l’hypothèse suivante. Entre les sept sacrements existe une triple primauté : chronologique pour le baptême, ontologique pour l’Eucharistie et logique pour le mariage. Voilà pourquoi saint Jean-Paul II, qui a longuement médité sur ce passage d’Ép 5,22-33 dans sa théologie du corps, peut affirmer au sens le plus strict du terme que le mariage est le « sacrement primordial [7] » et pas seulement au sens temporel ou originel.

Cette réflexion n’est toutefois qu’une toute première ébauche. En effet, classiquement, la primauté logique se distingue des deux autres primautés, chronologique et ontologique, en ce qu’elle est notionnelle, alors que celles-ci sont réelles. Or, la primauté dont parle l’Apôtre est bien réelle. De fait, le mariage fait mieux connaître, c’est-à-dire rend mieux visible à l’homme, donc pour lui, le cœur même du sacrement (sacramentum) qu’est le Mystère (mysterion) du salut. Mais il le lui communique aussi de manière efficace, en et par lui-même. Il s’agit donc d’offrir une interprétation non pas seulement cognitive ou noétique de cette primauté, mais aussi et d’abord ontologique. Mais une telle interprétation requiert une toute nouvelle compréhension du signe à l’aune de la métaphysique de l’être-amour qui l’envisage non seulement comme signe amatif, donc symbolisant, mais aussi comme communication totale.

Pascal Ide

[1] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1113.

[2] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, 21 novembre 1964, n. 11, § 1.

[3] C’est ainsi que, pour Aristote, le mouvement local est premier à l’égard des autres mouvements du triple point de vue, logique, chronologique et ontologique (Physique, L. VIII, 7, en particulier 269 b 19-261 a 26). Il en est de même de la substance à l’égard des accidents.

[4] « Quinto quantum ad signatum et non contentum ; et sic matrimonium est dignissimum, quia signat conjunctionem duarum naturarum in persona Christi » (S. Thomas d’Aquin, Super Sent., L. 4, d. 7, q. 1, a. 1, qc. 3, co. Souligné par moi).

[5] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 65, a. 3, ad 4um.

[6] Ibid., co.

[7] Cf. Jean-Paul II, catéchèses 19, § 4 ; 96, § 1 à 97, § 2, Théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, éd. et trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, p. 201-202, 470-475.

30.5.2023
 

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