Le Grizzly de Curwood versus L’Ours d’Annaud
  1. On le sait, Jean-Jacques Annaud s’est explicitement inspiré du roman peut-être le plus fameux de James Oliver Curwood, The Grizzly King. A Romance of the Wild (1916, avec Kazan, 1914, et Bari, chien-loup, 1917), pour son film L’Ours (1988), deuxième plus grands succès du box office français de l’année (avec plus de 9 millions d’entrées), juste derrière Le grand bleu (Luc Besson). En réalité, il l’a trahi plus qu’il ne l’a traduit en image-mouvement.

Brièvement, le réalisateur français a voulu montrer que le carnassier réputé comme un des prédateurs les plus redoutables sur terre, le grizzly, était en réalité doué d’une… humanité qu’il dénait aux chasseurs humains lancés à sa suite. Une scène emblématique y montrait le grizzly épargner le chasseur qui implore sa pitié, puis prendra exemple sur lui pour, plus tard et à son tour, faire miséricorde à l’ours qu’il voulait tuer. Certains commentateurs ont même comparé ce long-métrage à un précédent film à succès du même cinéaste, La guerre du feu (1981 : plus de 7 millions d’entrées en France) : La guerre du feu rabaisse l’homme jusqu’à l’animal, alors que L’Ours élève l’animal jusqu’à l’homme.

 

  1. Le récit du romancier américain est autrement plus nuancé, et ajusté. Brièvement.

Plus optimiste et plus sensible à l’écologie que Jack London, l’autre grand romancier du Grand Nord, Curwood se rapproche du lyrisme contemplatif d’Henry David Thoreau ou de Walt Whitman. Le spécialiste nous offre d’abord un regard général sur la nature qui est, du côté subjectif, avant tout l’émerveillement face au don de cet environnement grandiose et beau [1], et, du côté objectif, la sensibilité pour ce que l’on aime appeler aujourd’hui (sans le traduire) sa Wilderness (le sous-titre de son roman n’est-il pas : Une romance sauvage ?) : non pas au sens darwinien de sauvagerie (la lutte pour l’adaptation), mais au sens de sauvageonne, c’est-à-dire de non domestiqué.

Curwood s’intéresse ensuite de manière quasi-éthologique à l’ours pour lui-même, en son style, en ses attitudes, en ses mœurs. Avec beaucoup d’empathie, le roman s’ouvre et s’achève par un chapitre qui décrit longuement l’histoire de Tyr (Thor, en américain), le grizzly – d’autres chapitres lui étant consacrés, chemin faisant. Loin de conduire à des anthropomorphismes naïfs [2], cette sollicitude et cette connaturalité affective disposent le conteur à la patience de l’observation, la précision des descriptions et l’acribie des analyses [3].

N’allons pas croire que ce tropisme cosmologique et animaliste conduise, à l’inverse, à destituer l’homme. Tout d’abord, en particulier, les chasseurs ne sont nullement caricaturés. D’une part, ils sont montrés dans leur variété. D’autre part, l’un d’entre eux, Jim Langdon, évolue durablement dans sa représentation de l’ours. Au début, après avoir raté Tyr, ce « chasseur-né [4] » se lance comme un défi personnel : « Oh ! j’aurai sa peau, et elle sera chez moi, dans mon bureau, cet hiver [5] ! ». Puis iI explique à Bruce, non sans ambivalence :

 

« Il faut chasser pendant des années avant de découvrir en quoi consiste la vraie passion de la chasse au gros gibier. Et, lorsqu’on a su découvrir vraiment ce plaisir, un plaisir qui vous absorbe corps et âme… on s’aperçoit que l’émotion la plus forte ne vient pas de l’action de tuer le gibier, mais de le poursuivre. Je tiens à ce grizzly, et je l’aurai [6]… ».

 

Jim prend alors progressivement conscience que, ayant tué un jour trois ours et deux caribous, « il avait détruit cent ans en trente minutes, pour le seul plaisir de tuer ! ». Et cette prise de conscience ne porte pas tant sur cette discutable réduction du qualitatif au quantitatif que sur son intention éthique : la jouissance à tuer. Et Jim poursuit son introspection pour constater que : « Certes, il avait perdu son désir de tuer, mais la chasse gardait à ses yeux un attrait plus grand que jamais [7] ».

Plus tard, bien que Tyr ait tué ses chiens, Jim se lance dans un discours entre culpabilité et militantisme : « Quand je pense que la chasse n’est jamais fermée pour les ours sur toute l’étendue du Canda ! C’est une honte, Bruce. On les a classés parmi les animaux nuisibles et l’on peut les détruire en toutes saisons. […] Et j’ai osé participer à pareille horreur ! […] Je pense parfois que c’est un crime de porter un fusil. Et cependant je continue à chasser [8] ». Le changement définitif – « Le dernier coup de pouce à la transformation qui s’opérait en lui [the final touch to the big change that had been working in him] [9] » – s’opèrera au terme, après la scène de la miséricorde dont nous parlerons.

Ensuite, Curwood propose une vision globale de la nature qui, contre l’éco- ou le bio-centrisme, affirme la hiérarchie de l’homme sur l’animal [10] et, contre l’anthropocentrisme, plaide en faveur du respect de ce dernier. Davantage, le romancier fonde cette attitude dans la plus grande perfection de l’être humain [11] : c’est parce qu’il est doué de liberté et de raison qu’il est appelé à cette responsabilité vis-à-vis des non-humains.

 

  1. Cette attitude est d’autant plus crédible que, de tous les romans de Curwood, Le grizzly est le plus autobiographique. Or, à l’instar du héros, l’auteur est passé par deux phases : dans sa jeunesse, il chassait volontiers ; puis il est devenu un fervent défenseur de la protection de l’environnement et a même milité pour la limitation de la chasse. Et c’est justement dans la préface de ce roman qu’il explique son changement, en tous points parallèle à celui de Jim :

 

« C’est avec quelque chose comme une confession que j’offre au public ce deuxième livre sur la nature – une confession et un espoir ; la confession de celui qui a chassé et tué pendant des années, avant d’apprendre que la nature offrait un sport plus excitant que le massacre – et l’espoir que ce que j’ai écrit puisse faire sentir et comprendre aux autres que le plus grand frisson de la chasse n’est pas de tuer, mais de laisser vivre. Il est vrai que dans les grands espaces il faut tuer pour vivre ; il faut de la viande, et la viande, c’est la vie. Mais tuer pour se nourrir n’est pas le désir de massacrer ; ce n’est pas le désir qui me rappelle toujours ce jour dans les montagnes de la Colombie-Britannique où, en moins de deux heures, j’ai tué quatre grizzlis sur un éboulement de montagne – une destruction peut-être de cent vingt ans de vie en cent vingt minutes. Et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres dans lesquels je me considère désormais comme ayant été presque un criminel [almost a criminal] – car tuer pour le plaisir de tuer peut n’être guère moins qu’un meurtre [little less than murder]. À leur petite échelle, mes livres sur les animaux sont la réparation [reparation] que je m’efforce maintenant d’accomplir [12] ».

 

On relèvera la précision des expressions qui évitent d’égaliser purement et simplement l’homme et la bête : « presque un criminel [almost a criminal] » ou « guère moins qu’un meurtre [little less than murder] ».

 

  1. Venons-en à la scène du pardon ou plutôt de la miséricorde. Curwood intitule lui-même le chapitre : « La miséricorde des forts ». De fait, comme dans le film, se retrouvent face à face Jim, dont la carabine a été fracassée par une chute, donc d’une « impuissance absolue », et, à cinq mètres, « Tyr, le roi de la montagne », qui, « lui barrant la route », lui interdit toute fuite. Le chasseur est « pris au piège » et à la merci de « son ennemi [13]». Que va-t-il se passer ? Tyr, qui n’a pas une bonne vue, mais un excellent odorat, sait qu’il se trouve face à l’homme qui l’a blessé et a voulu le tuer. Pourtant, il ne menace pas de sa carabine qui ne tire pas. Silencieux et immobile, l’adversaire qu’il observe ne le menace en rien. « Pendant trente secondes, l’ours et l’homme se dévisagèrent. Puis, toujours lentement, comme avec une hésitation, Tyr fit volte-face » et « disparut [14]».

On le sait, par le récit autobiographique de l’auteur, cette scène fictionnelle a d’abord été vécue. Mais est-elle aussi anthropomorphique et surtout anthropophobe que dans le film d’Annaud ? Non ! Et pour trois raisons. Tout d’abord, nous l’avons vu, elle vient couronner un long cheminement dont l’auteur est, non pas l’animal, mais Jim lui-même, en l’occurrence, sa conscience morale. Ensuite, Curwood continue à nommer la dénivellation entre la vive intelligence de l’homme et « le cerveau rudimentaire de Tyr [15] ». Enfin, le romancier distingue soigneusement le point de vue de l’animal de celui de l’homme. Si celui-ci parle de générosité – « Cette bête… cette bête sauvage a dans le cœur plus de générosité qu’un homme [You – you monster with a heart bigger than man, littéralement : « Toi, monstre avec un cœur plus grand que celui de l’homme »] ! » – et de miséricorde – « la bête, celle même qu’il avait poursuivie et blessée, s’était montrée miséricordieuse [merciful] [16] », il n’en est pas de même de celui-là. Le grizzly, explique Curwood, s’attend à une attaque de celui qui l’avait une première fois attaqué ; or, rien ne vient de la part de l’homme ; donc, Tyr est « désorienté », en « grand doute », « étonné ». Plus encore, Jim se présente de manière inoffensive et vulnérable : « Ce nain blème, accroupi sur le roc, semblait incapable de lancer un défi ». Puisque « Tyr n’était pas, comme l’homme, un spécialiste de la mort des autres [17] », il opte donc pour le laisser et partir. On le voit, même s’il s’identifie sur bien des points avec Jim, Curwood ne fait pas sienne son analyse. Il constate seulement en creux deux faits : l’homme n’est pas menaçant ; le grizzly n’est pas, contrairement à sa réputation, un animal violent. Et il opte pour rompre le combat. Or, la miséricorde ou le pardon sont plus que la non-violence. Un terme, mal traduit, le confirme : Jim « s’était retrouvé face à face avec la mort et, d’instinct, l’animal à quatre pattes qu’il avait pourchassé et mutilé s’était montré miséricordieux [18] ». En fait, l’expression « d’instinct » traduit « in the last moment », littéralement : « au dernier moment ». L’attitude de l’ours, même interprétée comme « merciful », demeure donc une réaction impulsive et non le fruit d’une décision longuement mûrie de pardon.

Pascal Ide

[1] C’est ce qu’atteste, au tout début un geste et une parole de Jim Langdon, le héros qui est en quelque sorte le porte-parole de Curwood, à Bruce, le compagnon et l’ami avec qui il chasse : « Jim, d’un geste expressif, désigna l’espace devant lui : ‘As-tu jamais vu quelque chose qui vaille cela ?’ » (James Oliver Curwood, Le grizzly, chap. 1, trad. inconnue, illustrations de Henri Dimpre, coll. « Bibliothèque verte », Paris, Hachette, 1960, p. 16). Plus loin : « Son désir le plus impérieux était de faire connaître au monde la poésie majestueuse du désert canadien » (chap. 8, p. 64). Plus loin encore, Jim s’abandonner « à examiner le magnifique panorama qui se déroulait à ses pied » (chap. 17, p. 160).

[2] Il faudrait nuancer cette évaluation, car certaines descriptions du romancier qui fait parler l’ours semblent toutefois trop l’humaniser, par exemple lorsqu’il parle d’« amitié » (chap. 9, p. 75). Muskwa l’ourson « n’avait qu’un désir : rejoindre son grand ami, son protecteur » (chap. 15, p. 133).

[3] Dans la préface que nous allons bientôt citer plus en détail, Curwood affirme que, dans ses romans, « j’ai toujours eu le sincère désir de les rendre non seulement intéressant du point de vue de l’intrigue [romantic interest], mais aussi factuellement fiables ». C’est ainsi que, « dans Le Grizzly, j’ai scrupuleusement respecté les faits tels que je les ai découverts dans la vie des créatures sauvages dont j’ai parlé. Le petit Muskwa était avec moi tout l’été et l’automne dans les Rocheuses canadiennes ».

[4] James Oliver Curwood, Le grizzly, chap. 2, p. 15.

[5] Ibid., chap. 4, p. 31.

[6] Ibid., chap. 7, p. 57.

[7] Ibid., chap. 8, p. 65.

[8] Ibid., chap. 16, p. 152.

[9] Ibid., chap. 18, p. 165.

[10] Dès le premier chapitre, Curwood parle de l’« esprit lent de bête sauvage » caractérisant le grizzly (James Oliver Curwood, Le grizzly, chap. 1, p. 8). Ce qui n’enlève rien à son admiration pour celui dont il affirme qu’est « roi de droit divin » (Ibid., p. 12). Et, quand il décrit ce que Tyr éprouve à l’égard de l’homme, il prend bien garde d’utiliser un langage émotionnel et non pas intellectuel. Il prend aussi garde de nommer la raison de sa haine : Tyr « haïssait l’arme étrange qui lui avait fait mal » (chap. 5, p. 42).

[11] « L’homme est peut-être la plus parfaite des créatures divines ». Il ajoute toutefois aussitôt : « Mais, sur le chapitre du respect de la vieillesse, il n’est certainement pas supérieur aux ours grizzly » (chap. 12, p. 110).

[12] Malheureusement, cette préface a disparu de la traduction française dont je dispose. En revanche, on trouve la totalité du roman en anglais, préface incluse sur le site consulté le 2 septembre 2024 : https://www.gutenberg.org/cache/epub/10977/pg10977-images.html

[13] Ibid., chap. 17, p. 161.

[14] Ibid., chap. 18, p. 163-164.

[15] Ibid., p. 164.

[16] Ibid., p. 165.

[17] Ibid., p. 163-164.

[18] Ibid., p. 165. J’ai en partie retraduit ce passage

6.9.2024
 

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