Le don du corps. Chapitre 5 La théologie du corps et le sacrement de mariage comme signe 1/2

D) Le sacrement de mariage comme signe

« Etant donné que le sacrement est le signe par lequel s’exprime et en même temps s’actualise » la grâce, puisqu’il en est à la fois le signe et la cause, « il importe de le considérer maintenant sous l’aspect du signe, alors que les précédentes réflexions étaient dédiées à la réalité de la grâce » (id., 3 ; p. 491 et 492 ; cf. 104, 1 ; p. 498).

Reprenons la distinction relevée ci-dessus sous un autre aspect. Nous savons que tout sacrement est signe ; or, est signe ce qui exprime ou désigne autre chose que soi. Par exemple, un panneau de code de la route, un feu tricolore est signe parce qu’il désigne autre chose ; le mot est un signe parce qu’il exprime un contenu intelligible, un concept. En conséquence, comme tout signe, le sacrement comporte deux aspects :

– Ce qui est signifié : et c’est ici le mystère de l’Alliance nuptiale de Dieu avec l’humanité et du Christ avec son Église. C’est lui qui fut longuement exploré à partir du texte d’Ep 5. Et, considéré dans le cœur de l’homme, ce mystère devient grâce.

– Ce qui est signifiant, ou ce que l’on appelle proprement signe : c’est ce qui, visible, exprime l’invisible mystère de Dieu.

Il nous reste à nous interroger sur ce qui constitue le signe dans le sacrement de mariage. C’est là un vieux sujet de querelle parmi les théologiens [1]. Jean-Paul II ne rentre pas dans ces débats et ne prétend donc pas les dirimer. Seulement, il apporte sa solution personnelle, originale, se fondant sur les acquis de la théologie du corps dont on sait qu’elle fait justement la part belle à la notion de signe.

Or, dans le mariage, double est le signe visible qui indique (et cause, car le sacrement est signe efficace, comme nous l’avons vu) le mystère invisible de Dieu et de sa grâce : l’échange des consentements et le langage des corps.

1) Point de départ (103, 1 ; p. 495)

Alors que Jean-Paul II a exploré la grâce qui est signifiée dans le sacrement de mariage à partir des Écritures, il déterminera ce qu’est le signe à partir des paroles mêmes de la liturgie, ce qui constitue le cœur (la forme, dit-on en théologie sacramentelle) du sacrement, à savoir l’échange des consentements. En voici les paroles :

– Celles de l’échange même des consentements : « Moi…, je te prends, toi… pour mon épouse ; moi, je te prends, toi… pour mon époux ».

– Celles qui suivent immédiatement l’échange des consentements : « …je promets de t’être toujours fidèle dans la joie et dans la douleur, dans la santé et dans la maladie, de t’aimer et de t’honorer tous les jours de ma vie ».

Le Saint-Père aborde successivement le premier aspect du signe visible (l’échange des consentements), puis le second (le langage des corps).

2) Premier aspect du signe visible (id., 1 ; p. 495)

En effet, le sacrement est signe perceptible de la grâce de Dieu et ce signe a le ministre du sacrement pour auteur. Or, dans le sacrement de mariage, qu’est-ce qui est « plein et réel signe visible » (id., 4 ; p. 496 et 497) ? Ce sont les paroles par lesquelles les époux échangent leur consentement : d’une part, elles sont nettement perceptibles ; d’autre part, elles sont publiques, puisqu’elles sont prononcées devant les témoins (les témoins officiels et « en un certain sens », « tous les participants ») ; enfin elles sont prononcées par les ministres mêmes du sacrement, à savoir les époux puisque ce sont eux, et non pas le prêtre, qui s’administrent le sacrement de mariage.

Anticipant sur la suite, disons que le signe visible est aussi constitué par la consommation corporelle, ce que Jean-Paul II appellera d’une belle formule : « le langage des corps ». D’une part le corps ne parle pas par lui-même mais parce qu’on lui donne de parler, d’avoir un sens (cf. plus bas) ; d’autre part, multiples sont les sens du corps. Or c’est la fonction de la parole que d’exprimer un sens et d’unifier les multiples significations. Jean-Paul II résume lui-même ces deux raisons : « Toutes ces significations [du langage des corps] ont leur début et sont, en un certain sens, programmées de manière synthétique dans le consentement conjugal » (106, p. 504 à 507).

3) Second aspect du signe visible

Nous nous interrogerons successivement sur la nécessité et sur la nature (l’existence et l’essence) du langage des corps : pourquoi est-il nécessaire au signe visible ? en quoi consiste-t-il ?

a) Nécessité du langage des corps (103, 2 à 7 ; p. 495 à 498)

Pourquoi le langage des corps est-il nécessaire au signe visible ? C’est en partie en articulant le langage des corps à l’autre signe visible, l’échange des consentements, que l’on en comprend la nécessité.

1’) Argument strictement canonique (id., 2 ; p. 495 et 496)

Tout d’abord, un mariage n’est pleinement mariage que s’il est à la fois juridiquement contracté (ratum, selon le vocabulaire latin technique, notamment utilisé par le Code de Droit Canon) et que s’il est consommé (consummatum). Et ce second élément est à ce point important « que, en l’absence de cette consommation, le mariage n’est pas encore constitué dans sa pleine réalité ». Or, le ratum correspond au consentement libre des époux, et la consommation au langage des corps, précisément à leur union dans la chair.

Précisons encore la relation entre ces deux éléments : les paroles du consentement sont « Je te prends pour époux – épouse » ; or, cette prise de possession ne s’accomplit réellement que dans l’acte conjugal, donc dans la consommation.

2’) Argument plus théologique (id., 3 à 5 ; p. 496 et 497)

Le propre de la parole est de signifier une réalité : autrement dit, selon les catégories utilisées par Jean-Paul II, l’« intentionnel » (l’intention des paroles) est pour le « réel » (que signifient ces paroles). Or, le sacrement de mariage se fonde sur les « paroles » échangées par les époux qui sont particulièrement solennelles : elles « signifient et indiquent, dans l’ordre intentionnel, tout ce que les deux ont décidé d’être dorénavant l’un pour l’autre ». Elles expriment un don : « Je me donne à toi ».

Or, comment se vit et se réalise ce don ? Par l’union des corps. Jean-Paul II va même jusqu’à dire que « le langage du corps […] est non seulement le substrat », c’est-à-dire un élément, « mais aussi en un certain sens, le contenu constitutif de la communion des personnes ». Interpréter une expression aussi forte en disant que le pape fait de l’acte conjugal l’essence même de cette communion serait totalement se méprendre et oublier tout l’acquis des réflexions antérieures (d’où l’incise : « en un certain sens » ) : en effet, pour Jean-Paul II, le corps est signe de la personne ; aussi, le vrai don des corps authentifié par le sacrement, l’acte conjugal, c’est-à-dire l’union des corps, se fonde et exprime ou réalise l’union des cœurs : il suppose connue et réalisée la signification sponsale du corps. Par cet acte, « les personnes deviennent en elles-mêmes don l’une pour l’autre ».

Autrement dit, le langage verbal implique et inclut le langage des corps.

3’) Relation des deux signes visibles (id., 6 et 7 ; p. 497 et 498)

Il est évident que, durant la liturgie sacramentelle du mariage, seul est présent le signe des paroles échangées. Comment le langage des corps fait-il donc partie de ce signe du sacrement ? Jean-Paul II distingue un signe :

direct qui se déroule dans le rite sacramentel : c’est l’échange des consentements ; or, ce signe impossible à répéter, a également un sens prospectif, puisque les époux disent « tous les jours de ma vie » ; et c’est là où s’inscrit le second aspect du signe :

indirect : et c’est le langage des corps, qui vaut pour « l’espace de toute la vie ».

b) Nature du langage des corps

En quoi consiste ce langage des corps ?

1’) Le langage des corps en vérité (12 et 105)

Jean-Paul II va utiliser des expressions équivalentes : « fonction prophétique du corps », de « ‘prophétisme’ du corps », de « langage du corps ». Le corps, en effet, est doué d’un langage, donc d’une fonction prophétique : « le prophétisme du corps signifie précisément le langage du corps ». (104, 1 ; p. 498)

o’) Introduction

L’analogie entre Dieu et le corps « semble avoir deux niveaux ». Nous les connaissons bien, puisqu’il s’agit des deux sens de l’analogie sur laquelle se fonde Ep 5 : soit le mariage éclaire la relation entre Dieu et son peuple, soit c’est l’inverse. Jean-Paul II illustre ce point en prenant quelques textes des prophètes de l’Ancien Testament.

1’’) Premier niveau (id., 2 et 3, p. 498 et 499)

Le sens « fondamental » est que le mariage éclaire la relation entre Dieu et son peuple. Ici, « les prophètes considèrent la comparaison de l’Alliance établie entre Dieu et Israël comme un mariage ». Autrement dit, Dieu s’est uni à son peuple « par l’amour et la grâce », le considérant « comme épouse et, donc, en un certain sens comme personne » : le mariage est une relation d’alliance fondée sur l’amour, ce qui est plus que le seul pacte juridico-moral. En parlant de cette relation conjugale, « les prophètes [par exemple Is 54, 5. 6. 10 que cite Jean-Paul II] vont donc plus à fond » que ce qui est dit dans le reste de l’Ancien Testament : « aux autres aspects de la souveraineté de Jahvé, Seigneur de l’Alliance et Père d’Israël, vient s’en ajouter un nouveau, révélé par les prophètes : la merveilleuse dimension de cette souveraineté qu’est la dimension nuptiale ».

En conséquence aussi, la rupture d’Alliance avec Dieu a la gravité d’une infidélité conjugale, d’une trahison : « c’est un coup qui transperce directement son cœur […] d’Epoux ».

2’’) Second niveau (id., 4 ; p. 499 et 500)

Ici, c’est le niveau, fondamental, premier, ainsi que nous l’avons vu en commentant Ep 5 (l’Alliance de Dieu avec Israël) : il « révèle le second qui est précisément le langage du corps », le mariage s’exprimant en ce langage. C’est ce second niveau qui nous intéresse, puisqu’il porte proprement sur le mariage. Il faut cerner plusieurs points si l’on souhaite clarifier la nature de cette mystérieuse et riche expression : langage du corps.

a’) Nature du « langage du corps »

Que signifie langage du corps ? Selon une précieuse distinction que nous livre Jean-Paul II (id., 4 ; p. 499 et 500), le langage du corps est double :

objectif : le corps est l’objet d’un discours, d’une lecture. Autrement dit, l’Écriture parle d’un objet qui est le corps.

subjectif : le corps parle, comme un sujet doué de parole, à la première personne, si l’on peut dire : « dans les textes prophétiques de l’Alliance […], c’est le corps lui-même qui parle ». Précisons, à la suite de Jean-Paul II : « Il est évident que le corps comme tel ne parle pas, mais l’homme parle, relisant ce qui exige d’être exprimé précisément sur la base du corps », de sa sexualité, c’est-à-dire « de ce que l’être humain peut exprimer uniquement au moyen de son corps ». (106, 1 ; p. 504 et 505) Pour le dire autrement, le corps est lisible par lui-même : son intelligibilité lui appartient, mais il faut que quelqu’un le lise pour exprimer cette intelligibilité. Par exemple, en biologie, on découvre que le corps est composé de grands systèmes, digestif, locomoteur, etc. : c’est une propriété intrinsèque du corps, mais il faut que quelqu’un le déchiffre, le lise. [2]

Or, le propre du prophète est de ne pas parler en son nom propre. « Le prophète est quelqu’un qui exprime avec des mots humains la vérité qui provient de Dieu, qui profère cette vérité à la place de Dieu, en son nom et, en un certains sens, sous son autorité ». (105, 2 ; p. 502) Il dira plus loin que « le prophète est celui qui parle pour et de la part de : au nom et sous l’autorité d’une personne ». Autrement dit, le prophète est relation à un autre, sous deux aspects que l’on pourrait dénommer, en perspective aristotélicienne, cause efficiente (« de la part de » ou « sous l’autorité de ») et cause finale (« pour »). (106, 1 ; p. 504 et 505)

Ainsi, le corps est prophète : le langage qu’il parle, il n’en est pas l’auteur. Jean-Paul II insiste à plusieurs reprises sur ce point : « Selon les textes de prophètes, le corps humain parle un langage dont il n’est pas l’auteur ». (105, 2 ; p. 502) En effet c’est Dieu même qui l’a déposé dans l’homme dès l’origine créatrice : « Il n’est pas permis d’oublier qu’avant de franchir les lèvres des époux, […] le langage du corps a été articulé par la parole du Dieu vivant », de la Genèse, jusqu’à la recréation qu’est la Rédemption dont parle « l’auteur de l’épître aux Éphésiens ». (id., 4 ; p. 503) Pour autant, le corps parle, sinon il ne serait pas prophète et « l’auteur » de ce langage « est l’être humain […] qui analyse le vrai sens de ce langage, ramenant au jour la signification conjugale du corps comme inscrite dans la structure même de la masculinité et de la féminité du sujet personnel ». (id., 5 ; p. 503 et 504) Le corps est donc prophète dans la mesure où la personne s’efforce de le comprendre, d’en « méditer » (id., 2 ; p. 502) le sens et alors de la dire. Cette parole n’est pas celle d’un inventeur, mais d’un lecteur fidèle.

Creusons maintenant le sens subjectif du corps : que peut-on lire en lui ? Que dit le corps ?

 

Le corps est signe d’une présence qui le dépasse.

 

« …celui qui use de son corps comme d’un instrument se trompe en pensant, par exemple qu’il n’engage pas la totalité de sa personne dans une relation sexuelle avec uen prostituée. Ce que Paul met en cause ici (1 Co 6,15b-17), ce n’est pas la sexualité comme telle, mais une sexualité instrumentalisée, séparée de l’ordre de la présence. L’opposition ne porte pas sur spiritualité et sexualité, mais sur corps-instrumentalisé, réduit à l’apparence extérieure ou au fonctionnement génital, et corps-spiritualisé, signe d’une présence ultimement mystérieuse parce que trouvant son sens dans le Seigneur lui-même [3] ».

b’) Les différents langages du corps

Le contenu du corps comme signe est « multiple » (105, 6 ; p. 504). Jean-Paul II énumère ici (104, 4 ; p. 499 et 500) trois sens.

  1. Le corps « parle avec sa masculinité et sa féminité », autrement dit par la sexualité.
  2. Le corps « parle avec le mystérieux langage du don personnel » : c’est tout ce qui a déjà été longuement développé sur le sens sponsal du corps. Le corps est donation.
  3. Il « parle enfin […] soit avec le langage de la fidélité, c’est-à-dire de l’amour, soit avec » son contraire, « celui de l’infidélité conjugale, c’est-à-dire de l’adultère ». Jean-Paul II illustre ce troisième sens à partir de textes de prophètes relatifs à l’adultère et à la prostitution, comme « contradiction avec le lien conjugal » (Osée en 5 ; p. 500 et Ezéchiel en 6 ; p. 500 ou ibid.).

Toutefois, la liste n’est pas exhaustive. Il faut la complèter par un quatrième sens.

  1. Le corps est aussi doué d’une « signification procréatrice […], c’est-à-dire la paternité et la maternité ». Ce sens a déjà été « traité précédemment » (105, 6 ; p. 504) et sera développé dans le dernier cycle des catéchèses.

Précisons (104, 8 et 9 ; p. 500 et 501). Ces sens peuvent être lus à un double niveau : éthique et « logique ». Selon la première lecture, le corps fait bien ou mal (selon qu’il est fidèle et pur ou adultère et prostitué), selon la seconde, il dit vrai ou faux. Certes, le langage prophétique fait appel à des « différenciations éthiques ». Mais, et c’est là la grande originalité et l’apport de Jean-Paul II, « selon les prophètes […] le langage du corps n’est pas uniquement un langage de l’ethos » ; mais il est aussi un langage de vérité et d’erreur qui demande à être décrypté à ce niveau. Or, quelle est la vérité qu’il convient de lire ? « …le corps dit la vérité par la fidèlité et l’amour conjugal ». Plus profondément, et le pape ne fait que l’énoncer, car c’est le thème de toutes les catéchèses : « la signification sponsale du corps » : Dieu a créé l’homme à son image et lui a donc donner comme vocation de se donner ; et c’est cela que le corps est appelé à exprimer.

Insistons. L’expression « langage du corps » n’est pas une heureuse expression métaphorique d’une vérité désincarnée. Jean-Paul II veut aller contre l’impression trop courante que la théologie du corps et surtout que la morale chrétienne de la sexualité se fondent sur une décision a priori ou sur des catégories de bien et du mal qui lui sont imposées de l’extérieur. En réalité, le bien se fonde sur le vrai : et si l’adultère est un mal pour l’homme, c’est d’abord parce qu’elle est un mensonge, parce qu’elle fait mentir le corps. Souvent, par exemple, on a l’impression que la pureté est une exigence purement spirituelle à laquelle le corps est indifférent – comme notre système digestif est indifférent aux oranges ou aux mandarines – et qu’inversement, l’impureté nuit à la vie intérieure (parce qu’elle replie sur soi, etc.), mais ne falsifie en rien un corps qui serait neutre à l’égard du sens qu’on peut lui donner. Jean-Paul II veut ici inscrire la morale du corps dans le corps : Dieu a un plan sur le corps, il a voulu le corps de l’homme et lui a donné un sens qu’il appartient à l’homme de découvrir. Voilà ce que signifie « langage du corps ».

c’) Nécessité de ce langage (104, 7 ; p. 500)

« …en un certain sens, l’homme n’est pas capable d’exprimer sans le corps ce langage singulier de son existence personnelle et de sa vocation ». Autrement dit, l’homme a besoin de son corps pour réaliser sa vocation et donc pour être heureux. Et cela vaut autant pour le « mariage » que pour « la continence pour le Royaume des Cieux ».

Nous en connaissons la raison. Depuis « l’origine », ce qui, dans le vocabulaire de Jean-Paul II signifie : dans le dessein créateur jamais annulé de Dieu, l’homme est fait pour se donner dans la fidélité (à Dieu, à un conjoint) : cette vocation est inscrit en son « esprit » ; or, l’esprit exprime son intention dans des « paroles » : « paroles d’amour, de donation, de fidélité » ; et ces paroles « exigent un langage du corps approprié ».

Jean-Paul II ne fait qu’ébaucher sa pensée ; dans le chapitre récapitulatif, nous tenterons de la développer sinon de la prolonger. En un mot, cet esprit incarné qu’est l’homme exige la double expression matérielle du langage et du corps ; d’ailleurs, le langage passe par la voix et donc par le corps.

d’) Moyens de ce langage (TDC 105)

Comment le corps dit-il ce qu’on lit en lui ? Le corps ne s’exprime totalement que dans le cadre du sacrement de mariage et cela d’abord dans le signe que constitue « les paroles du consentement conjugal » (id., 1 ; p. 501 et 502). Or, les paroles du consentement sont doublement signifiantes et expressives : selon l’intelligence et selon la volonté.

1’’) Selon l’intelligence (id., 1 à 4 ; p. 501 à 503)

Jean-Paul II ne répète pas moins de quatre fois en à peine dix lignes le mot « méditation » ou le verbe « méditer ». Si l’homme est un être doué l’intelligence et qu’il reçoit son corps, son œuvre est d’abord de méditer sur le sens de son corps. Il sait bien que le consentement du mariage l’engage corps et âme à l’égard de son époux ou de son épouse. En conséquence, « une méditation correcte dans la vérité est condition indispensable [remarquez la vigueur de l’expression] pour proclamer cette vérité, c’est-à-dire pour instituer le signe visible du mariage comme sacrement ». (id., 2 ; p. 502) Le sacrement de mariage, le langage du corps est donc « proclamation de la vérité provenant de Dieu ».

Or, qui lit cette vérité, le prophétisme du corps, sinon ceux qui entendent le consentement des époux exprimant le langage du corps ? D’une part les époux, d’autre part, l’Église et la société. Mais diversement. En effet, « cette proclamation prophétique du langage du corps, examinée dans la vérité, est immédiatement et directement adressée par le moi au toi », donc « selon la dimension de la communion interpersonnelle et seulemen de manière indirecte devant les autres et pour les autres ». En effet, non seulement l’union des corps ne se réalise que dans l’intimité des époux, mais le don qu’exprime l’échange des consentements ne prend pleinement son sens que pour ceux qui connaissent et vivent l’amour dont il est le signe, à savoir les époux. Cette remarque de Jean-Paul II est importante pour dépasser une approche trop juridique ou trop canonique du mariage qui a un moment pu avoir cours dans certains discours théologiques.

2’’) Selon la volonté (id., 5 et 6 ; p. 503 et 504)

En un second sens, et, par certains côtés, plus fondamentalement, cette lecture présuppose la décision que le corps parle : en effet, ce sont « les deux époux [qui] décident d’agir conformément au langage du corps » ; concrètement, il y a langage plénier des corps quand il y a acte conjugal ; l’union des corps est lisible par elle-même, grâce à la « méditation » de l’intelligence, mais elle présuppose « les paroles du consentement conjugal », donc l’intention (Jean-Paul II insiste : « l’intention, la décision, le choix ») de se donner à l’autre.

La preuve en est que lors du sacrement de mariage (précisément lors de ce que l’on appelle le dialogue préliminaire qui prépare le consentement des époux, ceux-ci s’engagent, donc décident de donner à leurs corps les différentes significations (sponsale, relationnelle, procréatrice, etc.) énumérées ci-dessus. Par exemple, quant à la signification procréatrice, il est posé la question suivante aux époux : « Etes-vous disposés à accueillir de manière responsable, avec amour, les enfants que Dieu voudra vous donner et à les éduquer selon la loi du Christ et de son Église ? » et l’homme et la femme répondent : « Oui ». (id., 6 ; p. 504)

Aussi, « l’homme est […] artisan des actions et en même temps auteur de leur signification ». Voilà en quoi il est pleinement prophète : s’il n’est pas l’auteur du sens du langage du corps, il est appelé à le découvrir (à le méditer) et à le mettre en œuvre.

2’) L’erreur ou la falsification du langage des corps (106, 3 et 4 ; p. 505 et 506)

L’être humain peut ou non donner « à son comportement une signification conforme à la vérité fondamentale du corps » : dans le premier cas, l’être humain est « dans la vérité », dans le second « il ment et falsifie le langage du corps ».

Cette distinction est d’ailleurs confirmée par « la distinction biblique entre vrais et faux prophètes ».

On peut détailler en quoi consiste cette fausseté, quoique Jean-Paul II n’en parle guère (car il a longuement détaillé auparavant en quoi consistait l’état pécheur, l’homme de la concupiscence). En effet, nous venons de le voir, il appartient à l’homme non seulement de relire le sens de son corps, mais aussi d’agir (Jean-Paul II parle même d’« emploi ») en fonction de cette vérité du langage du corps ; en ce dernier sens, il n’est plus seulement spectateur, il « est l’auteur des significations du langage du corps ». Double est donc la fausseté (qui est péché ou faiblesse) : dans l’intelligence (la capacité de lecture des choses) et dans la volonté (la capacité d’agir).

3’) La rédemption du langage des corps (TDC 107)
a’) Existence de cette rédemption (id., 1 à 3 ; p. 507 et 508)

D’abord, nous l’avons déjà amplement vu, la rédemption du corps existe, elle est possible. En effet, selon une idée chère à Jean-Paul II, « le cœur humain est non pas tant accusé et condamné par le Christ à cause de la concupiscence », ce qu’affirment « les maîtres du soupçon », que tout d’abord et avant tout appelé », et appelé au salut apporté par le Christ.

Précisément, on l’a longuement vu avant : l’état de péché, la concupiscence, n’a pas perverti l’esprit de l’homme, intelligence et volonté libre. En particulier, il « ne détruit pas la capacité de relire dans la vérité le ‘langage du corps’ ».

 

Dieu, maître de l’impossible

 

« Même ce qui apparaît dans l’homme comme un état contradictoire… doit être synthétisé en une suite ordonnée… afin que les contradictions apparentes se résolvent en une seul fin et unique fin, la puissance divine étant capable d’inventer un espoirt là où il n’y a plus d’espoir, et une voie dans l’impossible [4] ».

b’) Nature de cette rédemption (id., 3 et 4 ; p. 508)

De même que le péché (et la blessure, la faiblesse) est double, de même double est la rédemption : dans l’intelligence et la volonté. En effet, « la concupiscence engendre d’elle-même de nombreuses erreurs dans la relecture du langage du corps », et voici pour le premier effet, relatif à l’intelligence ; et « elle engendre aussi le péché, le mal moral contraire à la vertu de chasteté », et voilà pour le second effet, relatif à la volonté. De même, l’ethos de la rédemption comporte d’une part « la possibilité de passer de l’erreur à la vérité », et d’autre part, « la possibilité de retourner, c’est-à-dire de se convertir, du péché à la chasteté ».

c’) Conséquence par rapport à l’anthropologie (id., 5 et 6 ; p. 508 et 509)

Il est possible « de comprendre l’homme sur la base de l’analyse du signe sacramentel ». Double est l’enseignement qu’apporte le sacrement. En effet, l’homme est ministre du sacrement ; or son administration requiert deux conditions.

Elle demande d’abord sa pleine conscience (id., 5 ; p. 508 et 509). Jean-Paul II insiste : bien que l’homme soit « sujet à la concupiscence », « il est capable de discerner le vrai du faux dans le langage du corps ».

Elle exige ensuite sa liberté, sa capacité d’autodétermination (id., 6 ; p. 509). De même, l’homme « n’est pas complètement déterminé par la libido ». En effet, si tel était le cas, « l’homme serait condamné à des falsifications essentielles » et « il serait donc condamné à se suspecter lui-même et à suspecter les autres » ; or, la condamnation ou accusation s’oppose à l’appel ; et on a vu que « l’homme est toujours essentiellement appelé et non simplement accusé ».

L’insistance de Jean-Paul II à démontrer ces thèses porteuses d’une immense espérance emplie de réalisme est pastoralement aussi significative que capitale. Combien de couples sont découragés et finalement convaincus que l’appel évangélique à la chasteté est un idéal invivable : ils ne voient pas comment ne pas être le jeu de leurs pulsions et de l’obscurcissement de leur raison ; pour traduire leur conviction dans les mots du pape, ils transforment l’appel du Christ en accusation. Or, l’accusation dirigée contre soi s’appelle culpabilité et, dirigée contre autrui représentant l’autorité, la révolte ; mais les deux attitudes sont aliénantes. Voilà pourquoi tant d’hommes et de femmes oscillent entre culpabilité et révolte.

Pascal Ide

[1] Cf. par exemple Pierre Adnes, Le mariage, coll. « Mystère chrétien », Paris, Desclée, 1963, p. 147 à 151.

[2] Cf. Jean-Louis Brugues, « L’homme de lecture », La fécondation artificielle au crible de l’éthique chrétienne, Paris, Communio-Fayard, 1989, p. 90-103.

[3] Erich Fuchs, Le désir et la tendresse. Sources et histoire d’une éthique chrétienne de la sexualité et du mariage, trad., coll. « Le champ éthique » n° 1, Genève, Labor et Fidès, 1979, p. 48. C’est moi qui souligne.

[4] S. Grégoire de Nysse, PG 44, 128B, cité par Paul Evdokimov, Le sacrement de l’amour. Le mystère conjugal à la lumière de la tradition orthodoxe, Paris, Éd. de l’Épi, 192-1977, p. 142

9.6.2020
 

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