Le don du corps. Chapitre 3 La théologie du corps dans l’état de nature rachetée 1/2

« L’Évangile de la pureté du cœur, hier et aujourd’hui ! » (59, 7 ; p. 344)

A) Introduction

Jean-Paul II introduit ce troisième cycle de catéchèses consacrées au corps (44, 1 à 4 ; p. 288 à 290).

1) Objet

Jean-Paul II n’a pas fini d’expliciter les « paroles extrêmement importantes » du Christ dans le discours sur la Montagne (Mt 5,27-28). Cependant il les envisage désormais dans la perspective de la nature non plus pécheresse, mais rachetée. Il se demande en effet : « le cœur est-il accusé ou est-il appelé au bien ? »

Les paroles du Christ relatives à la rédemption du corps (et plus précisément encore à l’ethos de cette rédemption) sont nouvelles à un double titre : et à l’égard de l’éthique de l’Ancien Testament (donc pour les auditeurs juifs de Jésus) et à l’égard de l’état de l’homme ‘historique’ postérieur au péché originel, c’est-à-dire ‘l’homme de concupiscence’ », autrement dit dans l’état de nature pécheresse qui est commun à tout homme. Cet ethos nouveau est donc « universel ». (49, 1 ; p. 306)

2) Plan

Le pape livre implicitement son plan en se posant deux questions : l’une plus théorique, l’autre plus « pratique ». Il se demande d’abord, ainsi que nous le disions plus haut : « le cœur est-il accusé ou est-il appelé au bien ? » Surgit alors une seconde interrogation : « comment ‘peut’ et ‘doit’ agir l’homme qui accueille la parole du Christ dans le Discours sur la Montagne » ?

La première question est relative à la finalité, au but poursuivi : elle est abordée dans les sept catéchèses 44 à 50 ;

La seconde question concerne les moyens, la mise en œuvre de la fin : elle est étudiée dans les sept catéchèses suivantes 51 à 57.

Ces deux questions sont pratiques ; or, pratique se dit praxis en grec ; voilà pourquoi Jean-Paul II utilise le terme technique de praxis : il dit par exemple que ces question « ont une grande signification pour la ‘praxis’ humaine » (id., 2 ; p. 288 et 289). Que l’on n’entende donc pas le terme de praxis en son sens marxiste.

3) Remarque de méthode (id., 3 et 4 ; p. 289 et 290)

Le fondement théorique et pratique de l’éthique est double ; car, pour parler comme le pape, toute morale vivante unit la praxis et l’ethos ; elle est « ethos de la ‘praxis’ humaine ». L’ethos est à la praxis ce que l’agir concret est à son fondement, c’est-à-dire les normes universelles. Détaillons.

Tout d’abord, l’éthique doit « prendre en considération l’infinité des réponses que l’homme concret donne de lui-même », autrement dit, elle doit partir de la praxis actuelle de l’homme, sous peine de ne pouvoir être reçue, comprise et donc vécue. En effet, les principes moraux universels « vivent de leur propre vie (qui n’est pas exclusivement ‘théorique’) ». De plus, le Christ lui-même nous a montré l’attention qu’il portait à l’homme historique, puisque c’est à lui qu’il s’adresse, avec son enracinement culturel propre, dans son Discours sur la Montagne.

Mais il ne faut pas pour autant oublier le fondement de l’éthique chrétienne (4 ; p. 289 et 290). Or, l’ethos chrétien est contenu, avec « une étonnante concision », en Mt 5,27-28, et cette concision est une des sources de sa « force ». Plus encore, les deux fondements ne sont pas à placer au même niveau, car c’est ce dernier qui permet d’évaluer le premier.

Pour répondre à la première question, nous suivrons à nouveau Mt 5 ; mais c’est surtout S. Paul qui nous permettra de traiter de la seconde question.

B) La théologie de la rédemption du corps

Le cœur humain est-il appelé au bien ? telle est la question que se pose la théologie de la Rédemption du corps (44, 5 à 49).

Nous venons de voir qu’en bonne méthode éthique, pratique, il faut d’abord s’interroger sur l’air du temps, sur les réponses que l’homme d’aujourd’hui donne aux questions d’éthique du corps et de la sexualité. Plus précisément encore, il faut se demander comment nos contemporains reçoivent, éventuellement de manière déformée, le message évangélique du Christ [1] : quelle est « la résonance de ces paroles dans l’histoire de la pensée humaine » ? Alors seulement nous pourrons comprendre, sans interférence, sans risque de défiguration, le véritable ethos évangélique. En effet, cette « résonance est toujours une transformation de la voix et des paroles que la voix exprime ».

Or, trois interprétations erronées pervertissent la lecture actuelle des paroles du Christ et lui ont fait perdre « leur simplicité et leur profondeur » ; de surcroît, on les confond souvent avec son interprétation véridique.

La première remonte au premier temps du christianisme : c’est le manichéisme. De lui, sont « issues » « des habitudes invétérées » (46, 1 ; p. 295 et 296) ; aussi, bien qu’ancien, le manichéisme est-il toujours vivace : par certains cotés, le jansénisme en est un plus récent avatar.

La deuxième est propre à notre époque et à l’Europe occidentale : il s’agit des philosophies dites du soupçon.

La troisième date des philosophes grecs mais est toujours actuelle : c’est la signification donnée au désir, à l’éros et sa relation à l’ethos, autrement dit la conception de l’érotique et de l’éthique.

Ces trois lectures fausses sont souvent confondues avec la vérité de l’Évangile. Après les avoir étudiées, nous serons à même de comprendre le vrai sens des paroles du Christ.

1) Le manichéisme (44, 5 à 45)

a) Exposé succinct (44, 5 ; p. 290 et 291)

Le manichéisme, né en Orient hors contexte biblique, condamne la matière en laquelle il voit la source du mal ; or, le corps et en particulier le sexe qui manifeste « principalement » « ce qui est corporel » sont de l’ordre matériel. D’où la condamnation du mariage et de la sexualité en général.

Voici donc pour la thèse énoncée dans le texte. Une longue note documentée (note 53 p. 290 et 291) qui renvoie notamment au grand spécialiste français de la gnose, Charles-Henri Puech, expose ce qu’est le manichéisme. C’est une doctrine gnostique. La gnose se fonde sur deux principes : « le dualisme de deux principes coéternels et radicalement opposés et le concept d’un salut qui se réalise seulement à travers la connaissance » ; or, le terme connaissance se dit gnosis en grec.

La mise en œuvre de ces deux principes se déploie dans une histoire à trois temps :

– Au début, il y a séparation primodiale des deux éléments, mauvais et bon, qui sont, d’un côté la matière et de l’autre, l’esprit ou lumière. « La Matière est au fond concupiscence, mauvais appétit du plaisir, instinct de mort, comparable, sinon identique, au désir sexuel, à la ‘libido’ ».

– Puis, il y a mélange. C’est l’état actuel. Tel est notamment le cas depuis Adam et Ève qui, « engendrés par deux démons », unissent la « forme animale des ‘Archontes de l’enfer’« avec la libido qui pousse à s’accoupler et « l’âme lumineuse toujours prisonnière ».

– Enfin, il y a retour à la division originelle qui est absolue rupture de la Matière et de l’Esprit. Ce retour est le salut et ceux qui en bénéficient sont les élus ou parfaits. Il s’opère par « l’abstinence commandée par trois ‘sceaux’ : le ‘sceau de la bouche’ qui défend tout blasphème et commande l’abstinence de la chair, du sang, du vin […] ; le ‘sceau des mains’ qui commande le respect de la vie […] ; le ‘sceau du giron’ qui prescrit une totale continence ».

b) Apparent accord avec l’Évangile (44, 6)

En effet, les paroles de Mt 5,27-28 dont nous scrutons le sens sont immédiatement suivies par les sévères paroles du Christ qui parle d’« arracher l’œil » ou de « couper la main » (Mt 5,29-30) : ne peut-on y lire le même mépris pour le corps que celui que nourrit le manichéisme ? Dans le même sens, n’est-ce pas le désir de la femme que le Christ lui-même vient condamner (en Mt 5,27-28) ? Selon l’« interprétation purement ‘matérielle’ de ces expressions », on est donc amené à lire l’Évangile comme une « condamnation » de la sexualité et du corps.

Jean-Paul II va maintenant s’attacher à critiquer cette déformation avec un soin qui est proportionné à la gravité funeste de l’erreur.

c) Réel désaccord avec l’Évangile (TDC 45)

La thèse répétée est claire : « vouloir trouver dans ces paroles une perspective manichéenne serait commettre une très grave erreur », conclut Jean-Paul II (id., 6 ; p. ???). Autrement dit, « le jugement sur la concupiscence de la chair [qui est celui du Christ] a une signification essentiellement différente de celle que peut supposer l’ontologie manichéenne du corps » (id., 1 ; p. 292) Le pape le montre par trois arguments complémentaires mais peu différenciés à la lecture.

Le premier argument est tiré des paroles (d’accusation) du Christ. En effet, elles s’adressent à « l’homme de la concupiscence » et non pas à sa dignité ontologique, à ce qu’il est tel que Dieu l’a voulu dès l’origine. « La ‘rédemption du corps’ ne tend pas […] à indiquer le mal ontologique comme un attribut constitutif du corps : elle montre simplement la tendance au péché de l’homme ». En effet, la vocation originelle du corps est d’être signe, « manifestation de l’esprit », ainsi que nous l’avons longuement montré ; par ailleurs, la dignité de l’homme est de se donner ; aussi le sens du corps est sponsal. La concupiscence, ne fait pas disparaître ce sens, elle l’obscurcit : elle « fait perdre le sens limpide de la signification sponsale du corps ». Or, le manichéisme prétend que la malice du corps et de la sexualité est ontologique, intrinsèque : pour lui, le corps n’a pas et n’a jamais pu être doué de cette signification sponsale. (id., 1 et 2 ; p. 292 et 293)

On peut reformuler cette réponse à partir d’une distinction mise au point dans la théologie classique : celle de la nature ou de l’essence de l’homme et de l’état ou du statut historique de l’homme. [2] Le manichéisme ignore cette distinction pour qui la matière est fondamentalement mauvaise et le temps dégradation [3]. En regard, le Christ condamne ce qui intéresse l’état de péché et de concupiscence, qui est mauvais, mais non pas la nature ou le fond ontologique qui demeurent bons. Jean-Paul II préfère exprimer ce dernier point dans un langage plus biblique et parler de « l’origine », de ce que Dieu a voulu en créant l’homme, mais cela revient au même.

 

Tendance manichéenne chez un Père de l’Église

 

« Combien en voyons-nous dans les ordres sacrés, qui ont embrassé la continence, qui ont préféré se marier à Dieu, qui ont rétabli l’honneur de la chair, et fils du temps, se sont sacrés pour l’éternité, mortifiant en eux la concupiscence du désir et tout ce qui exclut du paradis [4] ».

 

Le deuxième argument est tiré de la conséquence de l’attitude manichéenne. « Une attitude manichéenne devrait conduire à un ‘anéantissement’, sinon réel, du moins intentionnel, du corps, à une négation de la valeur du sexe humain » : sexualité et corps sont des « anti-valeurs ». Or, l’ethos chrétien se fonde au contraire sur la valeur du corps, de la sexualité et de la personne, qui étaient présentes à l’origine, pour condamner la concupiscence actuelle. Pour le christianisme, affirme Jean-Paul II avec force, ce sont des valeurs toujours trop peu appréciées. Les attitudes du christianisme et du manichéisme sont donc radicalement antagonistes. (id., 3 ; p. 293) Bref, « il y a dans les paroles de Matthieu 5, 27-28 une invitation à découvrir cette valeur et cette dignité, et à les réaffirmer ». (id., 5 ; p. 295)

Le dernier argument est tiré de l’appel qui, en creux, est présent dans les paroles du Christ dans le Sermon sur la Montagne. En effet, ces paroles « contiennent une certaine accusation du cœur humain, elles lui adressent aussi et plus encore un appel ». Or, le manichéisme condamne et accuse purement et simplement le corps sans chercher à le sauver ou à le transformer, à l’appeler comme dit Jean-Paul II. Il précise en apportant une distinction éclairante entre le mal de l’acte et le mal de l’objet : cet objet est ici « la femme qu’‘on regarde pour la désirer’ », ou plus généralement la sexualité (en son objectivité). Pour le christianisme, le mal touche l’acte seul, c’est-à-dire le désir, et non pas l’objet qui demeure bon ; à noter que Jean-Paul II émet une réserve à l’égard de « certains textes ‘sapientiaux’« qui manquent de précision. En regard, pour le manichéisme, c’est d’abord l’objet qui est intrinsèquement pervers (d’où découle la malice même de l’acte). (id., 4 ; p. 294)

Bref, l’homme en situation historique, est, selon une expression classique pleine d’espérance, dans un état de « nature à la fois déchue et rachetée » (id., 3 ; p. 293).

2) Le soupçon (TDC 46)

Mais il faut « déterminer la signification propre des paroles du Discours sur la Montagne » non seulement en raison du manichéisme, mais aussi « de quelques prises de position contemporaines qui interprétent le sens de l’homme et de la morale » : ce sont celles de trois penseurs que le philosophe français contemporain Paul Ricœur a appelé les « trois maîtres du soupçon » : Freud, Marx et Nietzsche. Il faut non pas les étudier longuement mais au moins y « faire une brève allusion », tant ils « ont exercé et continuent à exercer une grande influence sur la manière de penser et de juger de notre époque » (id., 1 ; p. 295 et 296) Adoptons le même plan.

a) Exposé succinct

Ici, Jean-Paul II est encore plus bref que pour le manichéisme. Une courte note se contente de citer un passage décisif de Ricœur : c’est le penseur actuel qui a le plus longuement dialogué avec les « trois soupçonneurs », comme les appelait le Père Varillon. [5] Il y a eu comme trois temps dans la pensée humaine.

Le premier temps, que d’aucuns qualifient de naïf, est celui de la confiance tant dans le monde des objets (de la nature, de l’univers) que dans celui du sujet connaissant humain : les sens comme l’intelligence disent vrai.

Le deuxième temps est celui de la suspicion. Il atteint d’abord les choses et plus précisément la capacité des sens à dire vrai. Du moins la conscience est-elle intacte. Cette ère commence avec Descartes qui inaugure la philosophie moderne.

Le troisième temps : le doute reflue de l’objet connu au sujet connaissant et plus précisément à sa conscience. Et tel est l’apport propre des « maîtres du soupçon ». Plus loin (46, 4 ; p. 297 et 298), Jean-Paul II détaillera davantage le soupçon freudien, car il concerne immédiatement la convoitise de la chair dont parle Mt 5 qui est l’objet de notre étude. Se fondant sur les « manifestations de la concupiscence de la chair », Freud se borne « à mettre le cœur en état de continuel et irréversible soupçon ». Le pape cite en note un passage tout à fait significatif de Freud sur ce sujet ; il est tiré de l’Abrégé de psychanalyse [6]. Il y est notamment affirmé que le cœur de l’homme, « le noyau de notre être se trouve formé par ce ténébreux Ego » dans lequel « opèrent les impulsions organiques où se mêlent deux forces élémentaires, Éros et Destruction », ce qui n’est guère réjouissant !

 

Les maîtres du soupçon

 

« Le philosophe formé à l’école de Descartes – écrit Paul Ricœur – sait que les choses sont douteuses, qu’elles ne sont pas telles qu’elles nous apparaissent ; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu’elle apparaît à elle-même […] ; depuis Marx, Nietzsche et Freud nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience [7] ».

Plus précisément encore, ce qui va caractériser la conscience ce n’est pas seulement de tromper, mais de ruser et donc d’illusionner. Le travail de la philosophie consistera donc à interpréter les expressions de la conscience et par là d’en déchiffrer les ruses. D’où le nom de « maîtres du soupçon » : ils sont appelés ainsi car ils soupçonnent la vérité de la conscience. Il importe de bien les distinguer des sceptiques qui nient l’existence de la vérité. Ici, la vérité est peut-être en partie accessible à travers l’interprétation des signes de la conscience.

b) Apparente convergence avec l’Évangile (id., 1 à 3 ; p. 295 à 297)

Ces trois penseurs paraissent juger et condamner le cœur de l’homme selon ce que révèle l’Écriture. En effet, on se rappelle que S. Jean distingue trois concupiscences : orgueil de la vie, concupiscences des yeux et de la chair (1 Jn 2,16). Or, chacun des trois maîtres du soupçon juge et accuse le cœur de l’homme selon l’une des trois concupiscences : Nietzsche selon l’orgueil de la vie, Marx, selon la concupiscence des yeux (l’argent, la puissance économique) et Freud, selon la concupiscence de la chair. Il semble donc que l’on puisse réduire l’homme, tel que la Bible le lit, à cette suspicion, et ainsi « mettre son cœur en état de continuel soupçon ».

Notons en passant quelle lumineuse convergence propose ici Jean-Paul II : la précieuse clef de lecture de la pensée contemporaine qu’il nous livre ne permet pas tant de la réduire et de la critiquer que d’en situer l’apport.

c) Réelles divergences avec l’Évangile (id., 2 et 4 à 6 ; p. 296 à 299)

Mais là encore, ce serait passer à côté du vrai sens de l’Évangile. « Dans la Bible, la triple concupiscence de l’homme ne constitue pas le critère fondamental, ni surtout unique et absolu, de l’anthropologie et de l’éthique, bien qu’elle soit incontestablement un élément important pour comprendre l’homme, ses actions et leur valeur morale ». Ce qui est vrai et que soulignent les « maîtres du soupçon », est ce qui intéresse l’état de nature blessée et pécheresse de l’homme, si elle était abandonnée à ses seules forces naturelles : l’homme « abandonnant cet acte intérieur au gré des forces de la nature, […] ne peut éviter l’influence de la concupiscence de la chair ».

Faisant encore appel à la distinction entre nature et état, on dira que le soupçon parle du statut historique de l’homme en croyant s’attaquer à son essence et son incorruptible bonté ontologique.

Ceci dit, la distinction est réelle et peut se manifester par deux et même trois arguments.

1’) Première raison (id., 4 ; p. 297 et 298)

« Les paroles du Christ selon Mt 5,27-28 […] doivent être entendues et interprétées surtout comme un appel adressé au cœur ». Appelé à quoi ? D’une part « à redécouvrir », d’autre part, « à réaliser la signification sponsale du corps » qui exprime « la liberté intérieure du don » : c’est tout ce qu’accomplit la rédemption. Or le soupçon continuel, d’une part réduit l’homme à ses pulsions (niant toute dimension spirituelle), d’autre part estime impossible cette liberté et ce don : au fond, il ne peut croire au salut qui seul permet vraiment « la domination sur la concupiscence de la chair ». D’où la profonde désespérance engendrée par le soupçon. [8]

Pour le dire dans le registre du vocabulaire médical, l’accusation en reste au diagnostic de concupiscence, qui se double ici d’un pronostic léthal, alors que l’appel est signe du remède efficace.

2’) Seconde raison (id., 5 ; p. 298)

Au premier argument qui se fonde sur un appel venant de ‘l’extérieur’, il faut joindre un second argument, bien propre à Jean-Paul II, puisqu’il est fondé sur l’expérience intérieure : l’homme « est aussi appelé [à être sauvé] ‘de l’intérieur’ ». En effet, « l’homme n’éprouve-t-il pas, en même temps que la concupiscence, un profond besoin de conserver la dignité des relations réciproques qui ont leur expression dans le corps […] ? Ne ressent-il pas le besoin de les imprégner de tout ce qui est noble et beau ? N’éprouve-t-il pas le besoin de leur conférer la valeur suprême qu’est l’amour ? » Or, ces trois expériences intérieures universelles se réfèrent au don, donc à la signification sponsale du corps. C’est donc que celle-ci n’est pas effacée par la concupiscence, contrairement à ce qu’affirme le soupçon selon lequel « l’homme [est] entièrement plongé dans la convoitise de la chair ».

Or, on se rappelle que cette signification sponsale fut donnée « à l’origine ». C’est donc que le plan de la création demeure et n’est pas complètement altéré par le péché ; plus que cela, la grâce se fonde sur la nature, « les impulsions les plus profondes du ‘cœur’« : « la force originelle (donc également la grâce [qui perfectionne la nature]) du mystère de la création devient […] une force (c’est-à-dire une grâce) du mystère de la rédemption ». Plus loin, Jean-Paul II appelle « patrimoine » cet héritage de l’origine (id., 6 ; p. 298 et 299).

3’) Fondement des deux raisons (id., 6 ; p. 298 et 299)

L’opposition au soupçon freudien n’est pas que d’ordre éthique, elle est aussi d’ordre anthropologique : elle relève d’« une autre vision des possibilités de l’homme ». Pour Jean-Paul II, « la signification du corps est, en un certain sens, l’antithèse de la libido freudienne ». En effet, pour l’herméneutique du soupçon, l’homme est « irrévocablement accusé et laissé en proie à la concupiscence de la chair » : la convoitise est la réalité la plus profonde de l’homme. Or, les paroles du Christ obligent à dire que, l’homme est « appelé […] à cette valeur suprême qu’est l’amour », et il est « appelé avec énergie », c’est-à-dire avec réalité et efficacité. C’est donc que la vérité de son corps et de son cœur, la signification sponsale est « plus profond[e] que la tendance au péché dont il a hérité » (c’est nous qui soulignons).

3) Le sens actuel de l’éros (47, 5 et 48)

a) Introduction (47, 1 et 2)

On se rappelle que l’éthique, sous peine de se déconnecter du réel et de l’agir des personnes, doit se référer à son temps. Aussi Jean-Paul II cherche toujours quels sont « les ‘itinéraires’ que parcourt, dans son milieu, la conscience des hommes d’aujourd’hui ». Or, en Mt 5, le Christ, d’une part traite du désir de l’homme, ce qui se traduit éros en grec et a donné le terme érotique, d’autre part le met en relation avec l’éthos.

Or, le terme éros a une « vaste gamme », nuancée, de significations, dont il faut tenir compte.

Éros présente un sens large. « Selon Platon, l’‘éros’ représente la force intérieure qui entraîne l’homme vers tout ce qui est bon, vrai et beau ». Plus loin, Jean-Paul II dira que c’est « un élan de l’esprit humain » (48, 1 ; p. 303). La note 1 (p. 135 et 136) ??? précise toutefois, à la suite du gros ouvrage du philosophe luthérien danois Anders Nygren sur Éros et Agapè, que, néanmoins, « pour Platon, Éros reste toujours l’amour égocentrique » [9]. Cette longue note précise le sens (mi-humain, mi-divin) de l’éros chez le philosophe grec et de manière plus générale son origine.

Éros présente aussi un sens étroit. « Dans la signification commune au contraire, comme aussi d’ailleurs dans la littérature, cette ‘attraction’ semble être avant tout de nature sensuelle ». Ici, l’éros ne concerne que la sensibilité (l’éros est le désir sensible, voire sexuel) et non pas l’esprit de l’homme.

b) Exposé (47, 3 à 6)

La question qui se pose à nous est de savoir « si l’‘éros’ a la même signification que dans le récit biblique », « surtout dans Gn 2, 23-26 » et dans le Discours sur la Montagne quand il est parlé du regard de désir (donc de l’éros). Jean-Paul II distingue deux sens d’éros : un sens étroit, selon « le langage commun » ; un sens large, selon un langage plus technique.

1’) L’éros entendu au sens étroit (id., 3 ; p. 301 et 302)

Nous avons distingué ci-dessus deux sens au terme désir : l’un psychologique et l’autre éthique. Dans leur premier sens, éros, érotique s’entendent du désir psychologique. Précisons : il s’agit du désir compris dans sa seule dimension extérieure, somatique et même naturaliste (ce qui est une vision réductrice, inadéquate, comme on l’a vu). Ici, l’éros « indique l’intensité subjective de la tension vers l’objet […] sexuel », car cet objet implique un attrait et suscite une émotion à forte résonance corporelle.

Or, nous avons vu que ce sens est restrictif. Entendu selon ce sens, « érotique » s’identifie donc à concupiscence, à ce qui « découle du désir » (cf. Mt 5, 27-28) ; aussi les paroles du Christ « exprimeraient un jugement négatif sur ce qui est ‘érotique’« et on risque alors de retomber dans les interprétations erronées soit du manichéisme soit de la philosophie du soupçon.

2’) L’éros entendu au sens large (id., 4 à 6)

Alors, « l’‘éros’ signifie la force intérieure qui ‘attire’ l’homme vers le vrai, le bon et le beau ». Entendu en ce sens, érotique « peut aider à comprendre la richesse spécifique et complexe du « cœur » de l’homme, son esprit, auquel se réfère le Christ en Mt 5. Or, le bien humain est la « forme de l’ethos, c’est-à-dire de ce qui est éthique », ce qui détermine l’agir personnel de l’homme. Plus précisément encore, l’œuvre propre de l’éthique et l’ethos de la rédemption est de vaincre et de transformer « la convoitise de la chair ». En conséquence éros et ethos ne sont pas divergents, comme dans le cas du premier sens d’éros, mais « sont appelés à se rencontrer dans le cœur humain et, dans cette rencontre, à fructifier ». (id., 4 et 5 ; p. 302 et 303)

Jean-Paul II prévient alors une objection fréquente (id., 6 ; p. 303). Qui dit éthique dit normes, interdits, et cela est particulièrement vrai en matière sexuelle : il est interdit de désirer. Or, ce sont des réalités négatives et la valeur est une réalité positive.

Mais notre jugement est superficiel, il s’arrête à l’effet (négatif) et ne remonte pas à la cause qui est une valeur positive : « nous nous contentons de cette manière de comprendre sans chercher à découvrir les valeurs vraiment profondes et essentielles que cette défense couvre, c’est-à-dire assure ».

 

Le plaisir

 

La position du philosophe grec (donc païen) Aristote est admirablement équilibrée : « Le plaisir, lui, perfectionne bien l’activité, mais il ne la perfectionne pas de la même manière que la perfectionnent l’objet senti et la faculté sentante, lorsque tous les deux sont valables ; ainsi la santé et le médecin ne sont pas non plus, de la même manière, cause de ce qu’on se porte bien. Le plaisir perfectionne donc l’activité, non comme la perfectionne l’état habituel immanent d’où elle procède, mais comme sorte de fin qui vient s’y ajouter par surcroît, comme vient s’ajouter par surcroît à la force de l’âge, la beauté [10] ».

Ce qui s’oppose donc à deux conceptions erronées, quoiqu’opposées, du plaisir. La première est majorante : « Je pense que le plaisir, de fait et de droit, est objet d’intentionnalité ; il a une fonction finalisante [11] ». La seconde est minimisante : « Le principe de plaisir ne saurait se substituer à la notion de plaisir comme fin. Il n’est pas doué d’une intentionnalité qui orienterait l’action et le comportement de l’homme dans le sens d’une quelconque morale hédoniste, visant à l’obtention d’un être de plaisir ».

c) Objection (TDC 48)

1’) Exposé (id., 2 ; p. 303 et 304)

Mais est-ce bien sûr que l’éthique n’est pas l’ennemie de l’érotique ? La difficulté est actuellement pressante et il faut la résoudre si l’on veut rendre perceptible le message du Christ. Jean-Paul II va aussitôt à la raison décisive sur le plan du vécu qui fonde l’objection : l’éros apparaît comme jaillissement spontané ; or, l’ethos, la vie de l’esprit sont réfléchis et non pas spontanés ; aussi, « bien souvent on imagine que c’est L’ethos qui dépouille de sa spontanéité ce qui est érotique ».

2’) Réponse

« Mais cette opinion est erronée et, en tout cas, superficielle ». Jean-Paul II est trop soucieux du vécu intérieur, subjectif, pour ne pas prendre très au sérieux cette difficulté : il ne lui consacre pas moins d’une catéchèse entière. Il ne nie nullement, comme on a pu le faire parfois, que cette spontanéité soit un bien. Seulement, et c’est là toute sa réponse, il faut distinguer deux spontanéités : celle de la sensibilité et celle du cœur ; les termes ne sont pas de Jean-Paul II, mais se tirent immédiatement de son propos. Entre elles, il y a « une hiérarchie » et « un choix adéquats ».

La spontanéité de la sensibilité, du désir sexuel est l’immédiateté de « l’excitation sexuelle » (id., 4 ; p. 304 et 305). Comme elle est bien connue et expérimentée, ce n’est pas la peine de s’attarder.

La spontanéité du cœur consiste en une « émotion profonde par laquelle non seulement la sensibilité intérieure, mais aussi le désir sexuel réagissent à l’expression intégrale de la féminité et de la masculinité ». (id., 4 ; p. 304 et 305) Elle tient donc compte de la dignité personnelle de l’homme et de la femme, ce qui n’est pas le cas des « mouvements et impulsions qui naissent de la pure convoitise charnelle ».

L’amour, ça se commande ?

 

Cette distinction est absolument capitale dans un monde qui d’une part confond systématiquement le premier émoi de la passion avec la noble spontanéité de l’amour de don, et d’autre part condamne d’inauthentique et même d’hypocrite tout refus de céder au désir spontané qui nous habite. Ce qui donne des témoignages comme ceux qui suivent, extraits de magazines diffusés à plus de 500 000 exemplaires :

« Mon mec me trompe, je fais quoi ? » Une des réponses proposées par l’article expose dans un style cru : « Je lui pardonne. […] Parce que finalement la fidélité sexuelle est-elle viable très longtemps ? Il n’y a qu’à regarder les animaux […]. Après tout un incident est si vite arrivé et il faudrait être un saint pour résister à l’appel […] d’un balconnet débordant d’un décolleté. Jules n’est pas de bois et c’est tant mieux sinon comment aurait-il flashé sur moi [12] ? »

« Carole, mère d’une Laura de 2 ans, a rencontré Eric à un dîner chez des copains : ‘Un coup de foudre digne d’un Harlequin. Je ne pouvais rien avaler, rien dire. J’étais pétrifiée. Tout allait parfaitement avec Jean-Marc, mon mari. On essayait de faire un seconde bébé. Et puis surgit cet homme qui bouleversait tout.’ Ils se sont revus pour ne plus se quitter. ‘On s’aimait, il était évident que ce n’était pas une aventure. Deux jours, après, j’annonçais à Jean-Marc que je le quittais pour m’installer chez Eric…’ [13] ».

On imagine aisément qu’une telle conception, fondée strictement sur le premier type de spontanéité (celle du sentiment amoureux), rend littéralement incompréhensibles et invivables tous les propos de Jean-Paul II. D’où l’importance de la distinction qu’il propose et de la foncière ambiguïté de l’expression : « être amoureux ». Elle appelle discernement.

3’) Deux questions pratiques
a’) Comment discerner ces deux spontanéités ? (id., 4 ; p. 304 et 305)

Ce discernement est nécessaire à la vie éthique : en effet, « le Christ a appelé l’homme à se former un jugement mûr et accompli qui lui permette de discerner et de juger les différents mouvements de son propre cœur ». Ce qui est très possible, car « la structure subjective de l’homme manifeste en ce domaine […] une claire différenciation ».

On sait que cette spontanéité obéit à trois critères : l’homme doit être 1° intérieur, c’est-à-dire « obéir à l’honnête conscience », 2° être « maître de ses propres impulsions intimes », 3° avoir « la pureté du cœur », c’est-à-dire avoir le « sentiment personnel de la signification sponsale du corps ». (id., 3 ; p. 304) Mais ces critères demeurent encore extérieurs et, pourrait-on dire, cérébraux.

Aussi Jean-Paul II propose-t-il un critère subjectif : dans l’immédiateté des réactions, « l’excitation sexuelle est bien différente de l’émotion profonde par laquelle non seulement la sensibilité intérieure, mais aussi le désir sexuel réagissent devant l’intégrale expression de la féminité et de la masculinité ». Mais il ne développe pas ce critère. Cependant, une incise permet de comprendre qu’il compte reprendre le sujet plus loin : « On ne saurait s’étendre ici longuement sur ce sujet ». En effet, il faudra patiemment attendre quatre ans (!) pour que le pape reprenne la question et propose une lumineuse distinction qui puisse servir de critère de discernement (cf. 129, 4 à 6 ; p. 571 et 572).

b’) Comment acquérir cette « pleine et mûre spontanéité » du cœur ? (id., 5 ; p. 305 et 306)

Au point de départ, on ne trouve que la spontanéité du sentiment. La spontanéité du cœur, au contraire, n’est pas immédiate, elle s’acquiert « graduellement ». En effet, elle fait appel à la pleine dignité de l’homme, doué d’intelligence et de volonté libre, donc de cœur. Or, quant à l’intelligence, l’homme est appelé à peu à peu découvrir quelle est son intériorité ; et pour cela, « il doit, avec persévérance et cohérence, apprendre quelle est la signification » profonde de son être, sponsale de son corps. Toutefois « c’est là une ‘science’ que l’on ne saurait apprendre dans les seuls livres », mais qui s’acquiert par l’expérience intérieure, par l’exercice du discernement : en effet, son objet est non pas quelque réalité extérieure, mais la profondeur « de l’intériorité humaine ».

Quant à sa volonté, l’homme doit devenir « authentiquement maître de ses propres impulsions intimes », et exercer la liberté de don. Enfin, et cela intéresse tant l’intelligence que la volonté, il faut que l’homme apprenne à discerner les impulsions de son cœur, à « tirer de ces impulsions intimes ce qui convient à la ‘pureté du cœur’, construisant avec conscience et cohérence ce sentiment personnel de la signification sponsale du corps ». Tout cela prend du temps et requiert de la patience. Et c’est « probablement, l’élément le plus important de la ‘praxis’ », c’est-à-dire de l’éthique nouvelle de la rédemption, que d’ouvrir « graduellement la voie vers une telle spontanéité ».

Jean-Paul II ajoute aussitôt que « cette tâche », pour longue qu’elle soit, « peut se réaliser et […] est vraiment digne de l’homme ». (id., 4 ; p. 304 et 305)

La spontanéité de l’esprit n’est pas une création de l’homme : elle existe déjà, germinalement présente dans ce que l’on appelle les inclinations naturelles [14] ; il s’agit simplement de ne pas nier ni d’étouffer ces nobles désirs et aspirations, mais de les libérer, de les éduquer patiemment et dans l’espérance que seule donne l’Esprit (cf. 5 ; p. 305 et 306).

4) Le vrai sens de Mt 5,27-28 (TDC 49)

a) Introduction (id., 1 à 3 ; p. 306 et 307)

Après s’être mis à l’écoute du contexte culturel actuel dans lequel les paroles du Christ résonnent, il nous faut maintenant les comprendre en leur « profonde signification éthique et anthropologique ». Jean-Paul II traite ici de « l’ethos de la rédemption du corps ».

Quel est le sens précis de ces mots déjà souvent utilisés ? Nous avons vu ce qu’il faut entendre par le terme technique d’ethos. L’ethos de la rédemption du corps correspond aux exigences éthiques liées au troisième état de l’homme, après ceux d’innocence originelle et de nature pécheresse : l’état de nature rachetée. Or, il concerne le corps d’une manière particulière. Et Jean-Paul II fonde cette conviction comme à son habitude sur un passage de l’Écriture (qu’il commentera plus loin, car il concerne le quatrième état) : Rm 8, 23. S. Paul, en effet, y parle de « la rédemption du corps » qu’il oppose à « la servitude de la corruption » et à « l’assujetissement à la caducité » (Rm 8, 20-21). Anticipons. La rédemption se déploie en fait en deux moments : l’un qui est la rédemption ébauchée, commencée, l’autre qui est la rédemption achevée, accomplie ou eschatologique (du grec eschata : les choses dernières). Le premier temps correspond à la vie de la grâce (et c’est le troisième état) ; le second temps est la vie de la gloire (et c’est le quatrième état).

Mais est-on autorisé à parler d’ethos de la rédemption ? Cela paraîtra mieux plus loin, en examinant les paroles du Christ relatives au quatrième état (glorieux) dont le Discours de la Montagne « parle dans la perspective de la rédemption ». Mais il est déjà apparent. En effet, même si ce discours s’incrit dans le contexte vétéro-testamentaire, l’enseignement du Christ sur le mariage « fait [aussi] appel à l’‘origine’ », ainsi que nous l’avons longuement vu dans le premier cycle de catéchèses. Or, « ce qui justifie l’appel à l’‘origine’ c’est uniquement la perspective de la rédemption, à savoir la perspective du mystère de la création » qui est aussi mystère de la grâce, puisque l’homme fut créé en état de « justice et de sainteté » devant Dieu (selon l’enseignement du Concile de Trente, rappelé ci-dessus par Jean-Paul II). (id., 3 ; p. 307)

b) Exposé de la rédemption du corps

Elle va être longuement développée, et en termes pratiques, dans une analyse ultérieure de différents textes notamment des épîtres de S. Paul. Nous nous limiterons ici à ce que Mt 5, 27-28 en dit.

1’) La finalité poursuivie par cet ethos (id., 4 ; p. 307 et 308)

On a vu que le Christ énonçait son nouvel ethos en faisant référence à l’origine. Mais il faut préciser. D’une part, la rédemption ne consiste « pas à retourner à l’état originel d’innocence » – ce qui serait illusoire et impossible – mais à retrouver […] les formes vives de ‘l’homme nouveau’ ».

D’autre part, ces « retrouvailles » intéressent autant la connaissance que l’agir : c’est à la fois « une vision intérieure du cœur’ », c’est-à-dire la conscience limpide de la signification sponsale du corps, et « une manière adéquate d’être et d’agir », où sont dominés « la convoitise de la chair et tout l’homme de la concupiscence » : le corps, la sexualité y redeviennent un « signe transparent » (id., 5 ; p. 308).

2’) Le chemin

Quel chemin emprunter pour accéder à la finalité ainsi définie ? Nous anticipons sur la seconde grande partie qui traitera des moyens pour vivre la rédemption, mais par souci d’homogénéité, nous traitons de ce point ici en tirant les ultimes conséquences des riches versets de Mt 5. Ce qui ménage une transition en douceur.

« Le Christ indique clairement que la voie qui » conduit à l’ethos de la rédemption « est la voie de la tempérance et de la maîtrise des désirs ».

Notons sans attendre que, dans le vocabulaire de Jean-Paul II, les termes suivants sont à peu près équivalents : tempérance, continence, chasteté, maîtrise de soi, pureté. « On pourrait donc admettre, remarque-t-il ailleurs, que l’expression paulinienne, ‘maîtrise de soi’, contient ce qu’on exprime par ‘continence’ ou ‘tempérance’ et qui correspond au latin temperentia ». (53, 5 ; p. 323 et 324) Certes, la théologie morale classique a pris beaucoup de soin à établir de minutieuses et utiles nuances entre ces mots, mais Jean-Paul II cherche plus à pointer une très profonde perspective éthique et anthropologique qu’à entrer dans le détail des développements éthiques spécialisés [15].

 

Tempérance, continence, chasteté, maîtrise de soi.

 

Le terme générique ou le plus général est celui de tempérance. Ainsi que son nom l’indique, « la tempérance est la vertu qui modère la véhémence de la passion en vue d’une meilleure poursuite du bien raisonnable ». Cette définition classique est négative, mais nous verrons que ce n’est que la face ombrée, cachée d’une réalité lumineuse, car positive.

De même qu’appliquée au domaine du plaisir de la table, la tempérance devient sobriété, de même, appliquée aux plaisirs sexuels, la tempérance prend le nom de chasteté. Autrement dit, celle-ci est une espèce de la tempérance. Elle « est la vertu (relevant de la tempérance) qui permet de vivre sa sexualité de manière humanisée et libérante ». Maîtrise de soi est synonyme de tempérance ou de chasteté selon les domaines auxquels on l’applique. Il ne faut pas s’étonner de cette dualité de sens, large et étroit que nous retrouverons plus bas, dualité qui vaut aussi pour la tempérance : en effet, la volupté érotique est le plus puissant plaisir sensible ; or, qui peut le plus peut le moins.

Par contre, la continence n’est pas une vertu. Elle est simplement « l’abstention volontaire de tout plaisir génital conduisant à l’orgasme. Le terme de continence dit un retenir. Mais on peut imaginer que l’on va voir un film pornographique ou que l’on joue au voyeuriste sans éprouver d’orgasme. A-t-on pour autant agi de manière qui n’est pas aliénante (pour nous et pour l’autre réduit à l’état d’objet de plaisir) ? Certainement pas. Aussi la continence, contrairement à une confusion répandue qui résout les actes dans leur matérialité, n’est pas une vertu [16] ».

a’) La vertu de tempérance (id., 5 et 6 ; p. 308 et 309)

Jean-Paul II présuppose connus certains développements classiques sur la morale de la tempérance. Il y reviendra indirectement en parlant du sens de la maîtrise de soi chez S. Paul (cf. plus bas). Mais il s’attaque d’emblée à deux objections très importantes que l’air du temps adresse à cette vertu : « la tempérance ne signifie pas […] une suspension […] ni dans le vide des valeurs, ni dans le vide du sujet ».

La première « suspension » est relative aux valeurs (id., 5 ; p. 308). Vivre la tempérance, n’est-ce pas quitter le grisant de la passion pour la grisaille de la raison ?

Jean-Paul II répond en faisant appel à une juste conception de la valeur. Vivre la rédemption du corps, ce n’est pas seulement renier la très relative valeur érotique (qui est « dépourvue de valeur éthique »), c’est positivement vivre une valeur éthique très riche qui est « la valeur de la signification sponsale du corps », signe du « don de la communion » et « mystérieuse réalité » de l’image et ressemblance du Créateur.

La seconde « suspension » est relative au sujet humain (id., 6 ; p. 308 et 309). Passons de l’objet (les valeurs) au sujet qu’est l’homme. Jean-Paul II manifeste toute la finesse attentive du pasteur, quand il se demande si celui qui va tenter de vivre des valeurs de l’Évangile ne risque pas de ressentir la première fois, l’impression d’un grand vide, du fait de « l’habitude contraire » ?

En fait, « même déjà la première fois, et d’autant plus si par la suite il en acquiert la capacité, l’homme fait graduellement l’expérience de sa propre dignité ». De plus, il permet à toute sa subjectivité personnelle de peu à peu s’exprimer et ainsi de s’accomplir, ce qui est source d’une joie profonde toute nouvelle (ce que Jean-Paul II ne développera que bien plus loin : 58, 7 ; p. 340).

De plus, cet ethos ne peut être vécu que si l’intelligence elle-même se convertit : la tempérance n’émerge pas « quand le cœur humain s’entête dans une suspicion permanente, comme il résulte de l’herméneutique freudienne », ou se nourrit de l »‘anti-valeur’ manichéenne ».

b’) La pureté du cœur

« La pureté est un impératif de l’amour ». (49, 7 ; p. 309) Plus précisément la pureté du cœur est la mise en œuvre de l’ethos de la Rédemption. Qu’ajoute la pureté du cœur à la tempérance ? Certes, c’est dire autrement ce que nous venons d’exprimer en parlant de cette vertu morale. Mais il y a davantage. D’une part, la pureté touche un domaine plus large que celui de la sexualité ; d’autre part, la pureté a un enracinement biblique plus riche, plus profond que la vertu de tempérance. Aussi, Jean-Paul II va-t-il désormais faire porter son intérêt sur la pureté.

À ce sujet, les paroles de Mt 5 sur l’adultère du cœur traite « de la pureté qui doit caractériser les rapports mutuels de l’homme et de la femme dans le mariage et hors du mariage ». (50, 1 ; p. 310) Mais il va falloir faire appel à d’autres textes pour bien en saisir la portée.

Pascal Ide

[1] En voici un exemple typique : « L’amour chrétien est une idée qui transforme mon corps en Nom adoré […]. Triomphe de l’idéalisation par une élaboration sublimative de la souffrance et dans la destruction du corps propre, l’agapè est, pour cela même, la fin du sacrifice » (Julia Kristeva, Histoires d’amour, coll. « Folio-Essais », Paris, Gallimard, 1983, p. 185).

[2] Cf. Cardinal Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Saint-Maurice (Suisse), Saint-Augustin, 21985, p. 125.

[3] Cf. Henri-Charles Puech, « La gnose et le temps », in Eranos-Jahrbuch, 20 (1951), p. 57-113. Il remarque notamment : « La gnose est réminiscence de soi, retour à un état primitif et permanent, récupération d’un être éternellement existant […]. Le spirituel, le parfait, en fait que retrouver un acquis indestructible, […] son être vrai sur lequel le temps n’a pas mordu » (p. 103).

[4] Tertullien, Exhortation à la chasteté, XIII, PL 2, 930.

[5] A noter qu’on leur adjoint souvent un quatrième qui est Ludwig Feuerbach : si sa pensée peut se ramener par certains côtés à celle de Marx, il a toutefois le mérite de l’antécédence sur les trois autres.

[6] A noter que, contrairement à ce qui est dit dans le texte, cet ouvrage est en fait l’avant-dernier rédigé par Freud en 1938 et non pas le dernier (L’homme Moïse et la religion monothéiste) écrit en 1939.

[7] Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1969, p. 149-150.

[8] Cf. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister (1909-1939), Trad., coll. « TEL », Paris, NRF-Gallimard, 1966. Une lecture attentive de cet ouvrage suffit à montrer le profond pessimisme du psychiatre viennois.

[9] Citer cet ouvrage ne signifie nullement que Jean-Paul II souscrive à ses thèses, profondément inspirées par l’anthropologie luthérienne dont le pessimisme n’est pas incompatibles [est incompatible !] avec la vision catholique de l’homme : la référence relève de l’information historique et non pas doctrinale.

[10] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. X, 4, 1174 b 23-26 et 31-33.

[11] Albert Plé, Par devoir ou par plaisir, Paris, Le Cerf, 1980, p. 162.

[12] Catherine Soulingeas, « Mon mec me trompe, je fais quoi ? », p. 45.

[13] Sophie de Hérédia, « Divorce. L’amiable ça se mérite », Cosmopolitan, 1992, p. 74.

[14] Pour une étude détaillée de cette question décisive pour l’éthique chrétienne et simplement humaine, cf. Servais Pinckærs, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Etudes d’éthique chrétienne », Friboug (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Cerf, 21990, p. 412 à 425 et 430 à 435.

[15] A l’occasion, Jean-Paul II ne dédaigne pas de renvoyer aux développements classiques relatifs à ces questions : par exemple, il mentionne explicitement et expressément saint Thomas (51, 6 ; II, p. 162).

[16] Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Le Sarment-Fayard, 1991, p. 242 et 267 ; cf. chap. 5. Sur le sens différencié que Jean-Paul II sait donner à ces mots, cf. Karol Wojtyla, Amour et responsabilité. ch. 3, notamment p. 155 s ; p. 162 s et p. 180 s.

2.3.2020
 

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