Le don de soi. Un superbe exemple cinématographique

La comédie fantastique justement fameuse d’Harold Ramis, Un jour sans fin [1], est une superbe parabole du passage de l’égoïsme à l’altruisme, de l’amour intéressé à l’amour véritablement gratuit. Comme le film est commenté par ailleurs sur le site, centrons-nous sur le seul point d’arrivée. Deux phrases prononcées respectivement dans l’avant-dernière et la dernier scène résument admirablement l’essence de l’amour-don.

Scène 27

La scène se déroule de 1 h. 29 mn. 05 sec. (elle commence au moment où Phil et Rita se retrouvent dehors, dans le parc, Phil achevant de sculpter la tête de Rita) à 1 h. 30 mn. 15 sec. (quand il dit : « Quoi qu’il arrive demain ou le reste de ma vie, je suis heureux maintenant, parce que je t’aime »).

D’abord, Phil sculpte la tête de Rita. Cet acte est important à plusieurs titres : il s’agit d’un don gratuit, superbe (« C’est incroyable » ; « C’est adorable ») ; il suscite l’admiration de la femme qui a besoin de s’émerveiller pour mieux aimer (de fait, elle est sans voix : « Je ne sais pas quoi dire ») ; il montre que Phil est tellement décentré de lui qu’il peut être totalement au service de la beauté (« C’est très beau ») et donc de la personne qui est belle.

Ensuite, si Rita est sans voix, Phil, lui, a une révélation à lui faire dont elle ne peut mesurer toute la portée, mais qui atteste le chemin, plus, la révolution qui s’est opérée en lui. Il l’exprime avec lenteur, gravité, solennité, la caméra centrée sur son visage : « Quoi qu’il arrive demain ou le reste de ma vie, je suis heureux maintenant, parce que je t’aime ».

Commentons cette parole, capitale. Elle montre que Phil a définitivement conjuré l’utilitarisme : il ne veut plus instrumentaliser Rita pour son bien. La sculpture qu’il vient de façonner, il l’a faite pour elle. Prenons conscience de la grandeur de ce don. On peut le mesurer déjà à la tentation utilitariste. En effet, dans les relations hors contrat, dans les relations désintéressées, rares sont les actes purement utilitaristes : nous aurions trop honte de reconduire à l’autre à nous-mêmes. Aussi camouflons-nous souvent nos objectivations derrière des justifications. Or, ici, Phil cherche le plus grand des biens : se libérer de la pire des prisons, la répétition sempiternelle dans le même présent ; une sorte d’enfer-enfermement sur Terre. N’est-il pas sinon légitime du moins compréhensible qu’il emploie tous les moyens à sa disposition pour s’arracher à cette effroyable geôle, y compris la séduction ? C’est ainsi que nous dissimulons à l’autre, et souvent à nous-même nos motivations égoïstes.

Corrélativement, l’on mesure la grandeur du don à celle de l’aban-don que Phil fait de ce grand bien pour se centrer uniquement sur Rita. Non seulement il lâche ce qu’il deviendra demain (« Quoi qu’il arrive demain »), mais il embrasse rien moins que la totalité de son existence qui, répétons-le, s’inscrit dans une jeunesse indéfinie (« ou le reste de ma vie »).

Trois signes affectifs confirment que le journaliste est entré dans cet amour désintéressé dont Karol Wojtyla dit qu’il est réglé par la norme personnaliste. Le premier est le bonheur (« je suis heureux maintenant ») : si l’amour captatif, utilitariste n’ignore pas le plaisir, il s’excepte de la vraie joie, sans mélange et durable qui est la signature obligée de l’amour oblatif. Le second est l’amour lui-même. Phil peut enfin dire en vérité : « je t’aime ». Plus encore, il corrèle à très juste titre le bonheur à cet amour : la joie, plus, la félicité, est le sentiment qui naît de l’amour par débordement. Enfin, cette formule « Quoi qu’il arrive… » n’est pas sans évoquer une attitude spirituelle que saint Ignace a décrite sous le nom d’indifférence – que l’on précise en la qualifiant de « sainte indifférence ». Cet état de paix profonde est l’indice le plus assuré de l’adhésion à la fin : cette adhésion demeure quel que soit le moyen pour y parvenir. Or, ce moyen concerne son bien-être (qu’il demeure enfermé dans le même 2 février ou qu’il sorte du jour de la marmotte). Par conséquent, la fin, le point fixe s’identifie désormais la recherche non plus de son propre bien, mais de celui de Rita. Décidément, Phil est entré dans le véritable amour qui est don de soi à l’aimé.

Scène 28

La scène se déroule de 1 h. 32 mn. 17 sec. (Phil regarde à l’extérieur) à 1 h. 33 mn. 00 sec. (quand il dit : « Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi aujourd’hui ? »).

Un passage de la dernière scène (chap. 28) va confirmer cette victoire de l’amour gratuit sur l’amour utilitariste. Elle commence, comme d’habitude par le passage à 6.00 du matin, agrémenté de l’insupportable ritournelle radio. Phil est-il toujours au rouet ? Le bras de Rita va vite nous rassurer. Passons les premiers échanges, pour arriver à la question suivante posée par Phil : « Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi aujourd’hui ? ».

Là encore, arrêtons-nous devant ces mots choisis. Autant la phrase commentée ci-dessus (« Quoi qu’il arrive demain ou le reste de ma vie, je suis heureux maintenant, parce que je t’aime ») énonce l’amour désintéressé, personnaliste, en creux, autant cette demande, elle, le formule en plein, avec une grande précision. D’abord, beaucoup plus qu’un sentiment, l’amour est un acte : aimer, c’est vouloir le bien. Ensuite, il s’incarne dans ce que les Saintes Écritures appellent le service : « La charité est serviable » (1 Co 13,4) ; « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20,28). Puis, il nomme l’intention qui est le cœur de la norme personnaliste : « pour toi ». L’on peut rendre service en attendant secrètement un retour (« Je garde la liste des services rendus ! » ; « J’ouvre un livre de compte »). Il ne devient l’expression de l’amour que si cette diaconie est voulue « pour l’autre ». De plus, le don, qui est l’acte d’amour, présente trois propriétés caractéristiques : il est sans retour, ainsi que nous venons de le voir (« pour toi ») ; il est aussi sans retard (« aujourd’hui » que Bill Murray détache) et sans restriction (« quelque chose »). Enfin, le don est toujours proposé, jamais imposé, non pas seulement ni d’abord pour respecter la liberté de l’autre, mais pour être reçu comme il est donné : du fond du cœur. Voilà pourquoi Phil ne dit pas à l’affirmative : « Je veux faire quelque chose pour toi aujourd’hui », mais à l’interrogative et en remplaçant le vouloir (pire serait le devoir) par le pouvoir : « Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi aujourd’hui ? ». Et le non-verbal vient ici renforcer très utilement le verbal : le ton de la voix qui vaut aussi pour le doublage français, souvent de bonne qualité (Phil parle plus bas et plus doucement, comme s’il s’agenouillait intérieurement) ; la posture (Phil passe de la station verticale, surplombante, à la posture allongée qui, certes, est amoureuse et enveloppante, mais est aussi humble et basse).

Et si quelqu’un objecte que je surdétermine la phrase prononcée par Phil, je répondrai que cette dernière scène a demandé pas moins de 25 prises, tant Ramis voulait arriver à la perfection, peaufinant chaque réplique, chaque posture, pour qu’elle soit la plus ajustée

Conclusion

Le film a connu un tel succès qu’il est cité par de nombreuses revues de psychologies, parfois à contresens de l’intention de l’auteur. C’est ainsi que, dans son commentaire du film, Ramis parle d’un article du Journal of Object Relations Therapy dont l’auteur, un psychologue, affirme que Phil n’aurait pas progressé puisqu’il a besoin d’une femme pour compléter sa vie, ce à quoi le réalisateur répond : « Je pense que c’est tiré par les cheveux [hair-splitting], mais ce sera à vous de juger ». Je n’ai retrouvé ni l’article ni même la revue (!) sur la Toile. En revanche, d’autres articles emboîtent le pas à cette interprétation qui, à l’évidence, contredit l’intention du cinéaste [2].

Oui, Phil a profondément changé : non seulement il est passé du pour moi égoïste au pour l’autre aimant, mais il est passé du par moi dominant (ou indépendant) au par l’autre humble. La parabole prend alors tout son sens. Le philosophe Emmanuel Levinas a écrit un livre intitulé Le temps et l’autre. De fait, dis-moi ta relation au temps, je te dirai quelle est ta relation à ton prochain. La répétition de la même journée était à la fois une pédagogie et un symbole de la clôture sur soi évacuant toute altérité. La sortie de la même et identique journée pour entrer dans un temps enfin nouveau (« Aujourd’hui, c’est demain ») signe la sortie opérée par Phil d’un monde en orbite autour de son ego à un monde désormais satellisé autour de l’autre en général et de Rita en particulier. 

Pascal Ide

[1] Un jour sans fin (Groundhog day), comédie fantastique américaine d’Harold Ramis, 1993. Avec Bill Murray et Andie McDowell.

[2] Cf., par exemple, Claire S. Bacha, « Groundhog day: The individual, the couple, the group and the space between », Psychodynamic Counselling, 4 (1998) n° 3, p. 383-406. En accès libre ; Richard Almond, « Revisiting Groundhog day (1993): cinematic depiction of mutative process », The International Journal of Psychoanalysis, 87 (2006) n° 5, p. 1387-1398.

12.8.2024
 

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