Le don de soi selon Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus

Le don de soi selon Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus [1]

« Tous les conseils que je vous ai donnés dans ce livre n’ont qu’un but, celui de vous amener à vous livrer complètement au Créateur, à lui remettre votre volonté et à vous détacher des créatures [2] ».

 

Le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus consacre un important chapitre au don de soi dans son maître ouvrage Je veux voir Dieu [3]. Il est important de le situer. Il se trouve dans la 3e partie qui traite des Quatrièmes (et Cinquièmes) Demeures. Il suit le chapitre 2 sur les dons du Saint-Esprit, qui caractérisent de plus en plus habituellement la vie intérieure à partir de ces Demeures. Or, ces « puissances réceptives […] à la puissance du souffle [4] » que sont les dons du Saint-Esprit requièrent une « ascèse », elle-même commandée par « trois dispositions » qui sont aussi « trois lois ou exigences de toute action de Dieu dans l’âme [5] » : le don de soi, l’humilité et le silence.

Marie-Eugène aborde successivement deux points : « Nécessité et excellence du don de soi » ; « Qualités du don de soi ». Ils correspondent approximativement à la distinction fin-moyens. La perspective première est donc éminemment pratique.

J’ajoute deux observations. 1. D’abord, le bienheureux fondateur de Notre-Dame de Vie ne définit pas à proprement parler le don de soi, ce qui confirme bien que son point de vue est pratique. En tout cas, pour lui, comme pour les maîtres du Carmel, se donner, c’est d’abord se donner à Dieu. Il semble toutefois qu’il s’identifie à une donation sans reste de sa volonté à Dieu : « Le don de soi est une véritable désappropriation de soi au profit de Dieu [6] ». 2. Par ailleurs, plus il avance, moins il cite, preuve, s’il en est, qu’il parle d’expérience, même s’il recueille les enseignements des maîtres carmélitains, ici surtout Thérèse d’Avila.

1) La finalité : L’importance du don de soi

a) Le retour d’amour

Dieu se donne à nous totalement et continuellement : « Sa Majesté, en effet, ne se lasse point de donner [7] ». Or, l’amour appelle l’amour ou plutôt le retour d’amour. Donc, Dieu s’attend à ce que l’homme se donne aussi.

Le but de la vie spirituelle est la transformation en Dieu – restant sauve notre liberté. Or, le don de soi est l’acte transformant par excellence : « O mes Sœurs – s’exclame Thérèse –, quelle force renferme ce don ! S’il est présenté avec toute la générosité qui doit l’accompagner, il ne peut manquer d’attirer le Tout-Puisssant à ne faire qu’un avec notre bassesse, à nous transformer en lui, à unir le Créateur à la créature [8] ».

b) Raison liée à notre liberté

Dieu veut se donner à nous le plus possible. Or, le don ne peut être octroyé que s’il est reçu. Or, Dieu n’est pas une créature. Donc, recevoir Dieu, c’est renoncer à toute créature. Or, un tel renoncement ne se fait que par amour de lui. Donc, Dieu attend que nous nous donnions à lui par amour.

 

« Dieu ne force pas notre volonté ; il prend ce que nous lui donnons. Mais il ne se donne pas complètement, tant que nous ne nous sommes pas, nous aussi, donnés à lui complètement. Voilà un fait certain. Comme cette vérité est extrêmement importante, je ne saurais trop vous la rappeler. Le Seigneur ne peut agir librement dans l’âme que quand il la trouve dégagée de toute créature et toute à lui ; sans cela, je ne sais comment il le pourrait, lui qui est si ami de l’ordre [9] ».

c) Pour nous préparer au Ciel

Nous sommes faits pour le Ciel qui est l’union totale à Dieu (cf. Jn 17,3). Or, « pour s’unir parfaitement avec les âmes, Dieu exigera de chacune son consentement personnel et sa coopération active [10] ». Donc, pour nous préparer au Ciel et éviter le plus possible le Purgatoire, il nous faut nous donner dès ici-bas.

d) L’exemple de Marie

Marie est notre modèle de vertu. Or, elle s’est donnée totalement, son « Fiat » fut inconditionnel.

e) Et surtout l’exemple du Christ

Son tout premier mouvement en entrant dans le monde est de se donner (cf. He 10,5-7). Ensuite, de manière constante, il ne cherche qu’à faire la volonté de son Père (cf. Jn 5,17 s), au point qu’il compare celle-ci à sa nourriture (cf. Jn 4,32.24) ; or, nous avons un besoin constant de nourriture. Enfin, ce don de soi au Père trouve son achèvement dans la Passion qui est un pur mystère d’« obéissance » (Ph 2,8) amoureuse, donc de don de soi.

La demande de Jésus

Pour sainte Thérèse d’Avila, la troisième demande du Notre Père équivaut identiquement au don de soi : « Que votre volonté soit faite ! Que votre volonté, Seigneur, s’accomplisse en moi ! Que ce soit de toutes les façons et de toutes les manières qu’il vous plaira, ô mon Seigneur [11] ».

2) Les moyens

Thérèse d’Avila a vivement conscience que l’homme ajourne constamment son don de soi à Dieu : « Nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes que nous n’en finissons plus de nous préparer à cette grâce [12] ! » Plus encore, l’homme croit se donner, mais il s’illusionne : « Il nous semble que nous donnons tout à Dieu. Or, nous ne lui offrons que les revenus et les fruits, tandis que nous gardons pour nous le fonds et la propriété [13] ».

a) Absolu

Cette première condition est comme un résumé des trois « R ».

La raison première, selon le père Marie-Eugène, est le Christ lui-même [14]. Plus encore, il en voit l’exemplaire dans la désappropriation que la nature humaine de Jésus a faite de sa personnalité propre ; or, le Christ est notre modèle. L’argumentation peut sembler étonnante, puisqu’il s’agit d’une désappropriation ontologique, de surcroît unique, et non pas éthique. Mais, notre auteur n’hésite pas à y englober les actes du Christ : « toute son existence et ses opérations appartenaient à la personne du Verbe ». Ainsi, hors l’impossible désappropriation de notre personne, « notre union avec Dieu et par conséquent le don de soi qui la fonde, ne comporte pas d’autres limites ». D’ailleurs, le Christ est celui qui, depuis la Crèche jusqu’au Calvaire » a vécu dans une « sujétion continuelle à l’Esprit de Dieu ».

b) Indéterminé

Ce deuxième trait permet de renforcer le premier, sans nécessairement introduire de caractère nouveau. En effet, « indéterminé » signifie sans détermination, c’est-à-dire sans condition.

Cette propriété est importante parce que « rares » sont les âmes dont, « même parmi les plus généreuses […] le don de soi n’est pas limité par des déterminations précises ». Cette attitude se traduit par des formulations conditionnelles : « Je me donne si… ». Marie-Eugène précise, non sans humour :

 

« L’âme a fait son plan de vie, a fixé l’itinéraire et les occupations, entrevu le succès moyennant le sacrifice dont le potentiel est prévu spéculativement immense ; l’âme s’est mise elle-même au centre de ces rêves construits par sa générosité et son imagination. Dieu y est comme un but et en attendant comme un bon Père qui, de ses largesses paternelles, doit soutenir l’entreprise de la perfection personnelle que nous rêvons, et des formes d’apostolat que nous aimons [15] ».

 

Bref, si souvent nos prières ressemblent à : « Notre Père, que ma volonté soit faite »… La conséquence est affligeante : l’infécondité ou, le peu de fécondité. « Dieu peut-être lui [à cette âme] permettra de réaliser comme elle a prévu, et de triompher dans un succès qui pourra paraître brillant, mais qui n’est toujours que médiocre parce que superficiel et humain sous un verbis surnaturel [16] ».

Le seul remède est de faire don à Dieu de soi-même dans « l’obscurité » : trop déterminé, le don de soi aperçoit ou croit apercevoir la volonté de Dieu, et la mesure à soi ; « le don de soi doit être indéterminé pour ne pas s’égarer dans les constructions humaines et pour rejoindre sûrement la réalité et la vérité divines ». Ainsi, « le don de soi indéterminé, loin de diminuer les forces, empêche leur dispersion sur des objets [17] » et « libère l’âme à l’action de l’Esprit-Saint », dans la souplesse et la docilité à ses dons [18].

c) Souvent renouvelé

Les deux premières caractéristiques sont synchroniques ; cette troisième est diachronique. Le don doit être renouvelé le plus souvent possible.

En effet, « pour que le don de soi produise tous les effets […], il faut qu’il soit non pas un acte transitoire, mais une disposition constante de l’âme [19] ». Or, est constant ce qui a d’abord été fréquent.

D’ailleurs, note la Madre, « Nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes que nous n’en finissons plus de nous préparer à cette grâce [20] ! »

Là encore, Marie-Eugène donne l’exemple de Marie : toute sa vie n’est que « Fiat » et « Magnificat » [21].

Pascal Ide

[1] Cette note gagne à être complétée par l’étude beaucoup plus complète sur le site pascalide.fr : « La théo-logique du don chez le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus ».

[2] Chemin de la perfection, chap. 34, p. 750.

[3] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, « Le don de soi », Je veux voir Dieu, Venasque, Éd. du Carmel, 21988, p. 322-335.

[4] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, « Le don de soi », Je veux voir Dieu, p. 319.

[5] Ibid., p. 321.

[6] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 329.

[7] Chemin de la perfection, chap. 34, p. 752.

[8] Chemin de la perfection, chap. 34, p. 751.

[9] Chemin de la perfection, chap. 30, p. 727.

[10] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 324.

[11] Chemin de la perfection, chap. 34, p. 751.

[12] Vie, chap. 11, p. 103-104.

[13] Vie, chap. 11, p. 104.

[14] Toutes les citations proviennent de Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 330.

[15] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 331-332.

[16] Ibid., p. 332.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 333.

[19] Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 333.

[20] Vie, chap. 11, p. 104-105.

[21] Cf. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, p. 334-335.

31.12.2020
 

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