Le désir et le don. Brève anthropologie du désir 1/2

Pascal Ide, « Le désir et le don. Brève anthropologie du désir », Sources vives. Désir, 154 (novembre 2010), p. 47-91.

 

« Les créatures sont constituées par le désir [1] »

 

Le désir est au centre de la vie quotidienne. Nous ne faisons jamais mieux les choses que lorsque nous en avons envie. On se souvient du jeu de mots de Ferdinand Griffon dans Pierrot le fou (1956), le film de Jean-Luc Godard : « J’ai envie, je suis en vie ». Le désir est, encore davantage, au cœur de la vie chrétienne. Le florilège est sans fin. « Fais-toi capacité, je me ferai torrent », dit Jésus à sainte Catherine de Sienne. « Je veux voir Dieu », s’exclame sainte Thérèse de Jésus au début de sa Vida. « Ami, n’arrête pas ton désir », aimait répéter le Père Finet, co-fondateur des Foyers de Charité avec Marthe Robin.

Jésus, le premier, fut soulevé par un désir qu’il exprimait avec effusion : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous […] jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse dans le Royaume de Dieu » (Lc 22,15-16). Désir qui va jusqu’à lui arracher ce cri et ces larmes : « Ah ! Si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! Mais, hélas, il est demeuré caché à tes yeux » (Lc 19,41-42). Ce désir traverse toute l’existence du Christ, depuis son « entrée dans le monde » (He 10,5-10), jusqu’à l’ultime « J’ai soif » (Jn 19,28) qui résume toutes ses aspirations. Loin d’être anonyme, le désir de Jésus l’incline vers les hommes (« pour nous les hommes et pour notre salut », proclame le Credo) ou, plus précisément, vers son Père (« Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure » : Jn 12,27 ; Jn 18,11), donc vers les hommes, puisque le dessein bienveillant du Père (cf. Ép 1,3-10) est « que tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2,4). Ainsi, « le dessein d’amour rédempteur de son Père anime toute la vie de Jésus (cf. Lc 12,50 ; 22,5 ; Mt 16,21-23) [2] ». En Jésus, le désir devient théologal, au point que le besoin le plus terrestre et le plus fondamental, celui de se nourrir, permet d’exprimer l’aspiration la plus céleste et la plus perfective : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4,34). Ces deux attraits ne sont-ils pas d’ailleurs rapprochés dans le Notre Père dont ils constituent la troisième et la quatrième demandes (cf. Mt 6,10-11) ? En nous livrant son dernier désir (« J’ai soif »), Jésus souffle l’Esprit qui est Esprit de feu, donc de désir (cf. Rm 5,5). Loin de tout joachimisme, l’Esprit intériorise dans le cœur de l’homme les aspirations salvifiques du Christ. Voilà pourquoi les premiers disciples ont brûlé du désir d’annoncer leur Rédempteur : « Nous ne pouvons pas, quant à nous, ne pas publier ce que nous avons vu et entendu » (Ac 4,20). Mais, plus encore, l’aspiration, fruit de l’amour, le porte et le transporte vers Jésus : « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ » (Ph 1,23 ; cf. Lc 9,33) Et l’Église ne cesse de désirer ardemment le second Avènement de Jésus (cf. Ap 22,17). Enfin, l’aspiration la plus profonde de l’Esprit, en nous comme en Jésus, aimante vers le Père (cf. Rm 8,14-17).

En ce premier article, anthropologique, nous nous demanderons ce qu’est le désir [3]. Pour le définir, nous reviendrons aux précieuses indications fournies par saint Thomas d’Aquin, d’ailleurs suivies par le Catéchisme de l’Église catholique (1). Puis nous tenterons de montrer que les questions voire les objections adressées à cette définition peuvent se transformer en enrichissements, à une condition qui sera précisée en son temps (2 et 3, 5 et 6). Chemin faisant, nous rencontrerons la conception psychanalytique du désir qui en a renouvelé, mais aussi subverti, la compréhension (4).

1) Le désir selon saint Thomas

A plusieurs reprises, j’ai eu la joie d’exposer en cette revue les éclairantes divisions qui conduisent le Docteur angélique jusqu’à sa définition de telle ou telle des onze passions ou émotions de l’âme [4]. Reprenons ces distinctions une nouvelle fois [5].

a) Le désir, passion du corps

Le désir est d’abord une passion. Ainsi que le terme l’indique, elle convoque le corps (qui pâtit). De fait, nous ressentons l’appétence dans notre organisme : du plus intime, comme un feu au plus extérieur, comme une mobilisation de nos capacités motrices. Et ce qui retentit en nous, un entourage attentif peut le découvrir, ne serait-ce que par un regard plus brillant.

Plus encore, les manifestations physiques du désir à la fois confirment et expliquent pourquoi le désir nous porte vers ce qui est bon. En effet, par la médiation du système sympathique, l’envie dilate le corps. Par exemple, à désir accru, pupille dilatée (mydriase). « Lors d’une étude où l’on demanda à des hommes de regarder des photos de jolies femmes, on constata que, sur les photos qu’ils préféraient, et de loin, les femmes avaient les pupilles dilatées. Ces portraits-là entraînaient chez les hommes une dilatation de la pupille, dilatation qui allait jusqu’à 30 % ». Or, « ce n’est pas nouveau : les femmes de la Renaissance italienne et de l’Angleterre victorienne se mettaient des gouttes de belladone (plante vénéneuse dont le nom signifie [justement] ‘belle dame’) dans les yeux pour agrandi leurs pupilles avant de sortir avec des messieurs ». En effet, « nos pupilles s’élargissent spontanément quand nous sommes stimulés ou excités. Ainsi, en voyant une jolie femme aux pupilles dilatées, les hommes avaient-ils l’impression qu’elle les trouvait séduisants, et en retour leurs propres pupilles se lançaient dans un tango de langage corporel [6] ».

b) Le désir, passion de l’âme

Mais la passion est aussi et d’abord un mouvement de l’âme. Les manifestations physiques subies du désir sont la conséquence nécessaire, due à notre condition incarnée, d’une passivité plus intérieure : l’affectivité sensible. C’est parce que je suis en colère (dans mon âme) que mon cœur accélère. Le désir naît donc en nous sans nous. Cela est vrai des besoins élémentaires comme la sensation de faim (qui, en toute rigueur, est un sentiment [7]). Mais cela se vérifie aussi des hautes aspirations, par exemple à la vérité ou à la justice. « C’est plus fort que moi », s’exclame celui qui est en proie à une passion. Dans un dessin de Voutch, on voit une femme hilare expliquer à une vendeuse quelque peu raidie : « Je cherche 3 ou 4 petites robes d’été très simples, avec des ouvertures Éclair… euh, je voulais dire fermetures Éclair [8] » ! Le lapsus, que nul ne peut totalement éviter, ne révèle pas seulement l’interdit, mais l’involontaire du désir.

Cet enracinement dans l’involontaire explique que ces désirs spontanés varient beaucoup d’une personne à l’autre, en fonction de son histoire (l’appel respectif de chacun [9]) et de sa géographie, c’est-à-dire en raison aussi du caractère. En effet, dans sa caractérologie, Le Senne, à côté des trois traits bien connus que sont l’émotivité, l’activité et le retentissement (primaire-secondaire), distingue des traits plus seconds, dont l’un qu’il appelle avidité (du latin aveo, « désirer ardemment ») [10]. C’est cette avidité qui faisait dire à la marquise de Maintenon : « Je croyais, autrefois, que l’âme s’usait avec le corps et qu’à l’instant que les mains n’ont plus la force de saisir, l’esprit lui-même se détache des vanités et des passions de ce monde ; et voici que j’enferme dans ce corps décharné un cœur plus âpre, plus inquiet, plus avide d’amour et d’absolu que l’âme de mes jeunes années [11] ».

Tirons-en une conséquence pour la connaissance et l’estime de soi. Rien n’est plus variable que les traits de caractère. Les ardents désirs, comme les grandes passions spontanées ne signifient donc rien, ni de la vertu ni, encore moins, de la sainteté : intensément présents chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui répondait à sa sœur aînée lui pro­posant de prendre un de ses jouets : « Je choisis tout ! », ces ardents désirs sont presque absents chez une sainte Bernadette Soubirous qui n’est spontanément inclinée vers rien. Voilà pourquoi la même Thérèse dira un jour que ce ne sont pas ses grandes aspirations, par exemple au martyr, qui plaisent à Dieu [12]. Il demeure que, au plan psychologique, il est plus aisé et plus agréable d’agir et de mener des projets en étant poussé par un puissant désir…

c) Le désir, passion du bien

Les passions se classifient selon leur objet. La première distinction s’opère entre le bien et le mal, c’est-à-dire entre ce qui m’accomplit et ce qui me détruit. Or, le désir me porte vers ce qui m’apparaît comme enrichissant. Voilà pourquoi le désir est agréable, même si, nous le verrons, il n’est encore qu’une promesse de bien.

Pourtant, objectera-t-on, je peux désirer ce qui est mauvais par nature (par exemple posséder un bien qui ne m’appartient pas). Le bien et le mal dont il est ici question doivent s’entendre non pas au sens moral qui est objectif et rationnel (ce qui est ou non conforme à ma nature comme dire la vérité ou respecter autrui) mais au sens subjectif (ce qui me fait du bien, ce qui m’apparaît bon).

Une objection plus décisive vient aujourd’hui de la psychanalyse qui distingue besoin et désir. Or, non seulement tous deux naissent d’un manque, mais le désir se caractérise par un redoublement du manque qui demeure avivé. Mais le mal se définit classiquement comme la privation d’un bien. L’objet du désir n’appartient-il pas au registre du mal plus qu’à celui du bien ? Nous serons davantage à même d’affronter cette difficulté plus loin.

d) L’amour, le désir et le plaisir

Enfin, le bien dont l’affectivité pâtit se subdivise lui-même selon sa relation au temps [13] : soit il est général, non pas indifférent au temps, mais supérieur à ses variations ; soit il est encore futur, donc absent ; soit il est présent, au double sens du terme. A ces trois facettes du bien correspond un triple sentiment : l’amour qui est suscité par bien en général, le désir par le bien futur et la joie par le bien présent. Roméo aime Juliette. Elle lui manque, il désire la voir. Il la voit, elle est là : quelle joie ! L’Apôtre ne donne-t-il pas une illustration de cette séquence au début d’une épître ? En effet, il l’adresse à « Timothée mon fils bien-aimé ». Puis il ajoute : « Je brûle du désir de te revoir, afin d’être rempli de joie » (2 Tm 1,2.4). Le Catéchisme de l’Église catholique a repris telles quelles ces distinctions systématisées avec une géniale simplicité par saint Thomas : « La passion la plus fondamentale est l’amour provoqué par l’attrait du bien. L’amour cause le désir du bien absent et l’espoir de l’obtenir. Ce mouvement s’achève dans le plaisir et la joie du bien possédé [14] ». Nous verrons au paragraphe suivant que cette définition du Catéchisme est encore précisée par saint Thomas lui-même.

Cette distinction permet de différencier clairement des affects souvent confondus, comme le plaisir et le désir. Elle permet aussi de comprendre que l’amour est à la source de tous les sentiments : « La passion la plus fondamentale est l’amour provoqué par l’attrait du bien […]. Toutes les autres affections ont leur source dans ce mouvement originel du cœur de l’homme vers le bien [15] ». En particulier, contrairement à une opinion courante l’amour précède le désir. Voilà pourquoi le Père Jean-Pierre de Caussade écrivait : « Plus notre cœur aime plus il désire, et plus il désire plus il trouve [16] ». La Bienheureuse Angèle de Foligno disait de même : « Plus on aime, plus on désire avoir ce qu’on aime ». « Ce qui, en effet, est très aimé, est très désiré être possédé ». Aussi dit-elle de Jésus que « l’âme enamourée de ce très doux-Aimé désire le tenir, et désirant le tenir l’embrasse [17] ». C’est la raison pour laquelle l’oral supposant la présence de l’autre, alors que l’écrit n’a de sens qu’en son absence, les lettres d’amour sont souvent plus emplies de désir que de la joie, du moins de la joie de la présence. Il serait intéressant de relire les correspondances dans cette perspective, par exemple les épîtres de saint Paul : « Et nous, frères, privés de votre compagnie pour un moment, de visage mais non de cœur, nous avons éprouvé une hâte extrême de revoir votre visage, tant notre désir était vif » (1 Th 2,17 ; cf. 3,10).

e) Le désir et l’espoir

Le bien futur se présente encore sous deux aspects : comme aisé ou comme difficile à atteindre [18]. Dans le premier cas, ce bien est désiré, dans le second, il est espéré. Cette nouvelle distinction permet donc de comparer deux affects proches et pourtant dissemblables : le désir et l’espoir. La perspective du bien promis les rassemble mais l’arduité les oppose. Voilà pourquoi l’on parle de désir de Dieu – déposé en l’homme sans l’homme, il est naturellement présent en chacune de nos aspirations – mais de vertu théologale d’espérance – car l’union à Dieu qu’est le salut est difficile à conquérir, ainsi que les apôtres en font l’expérience après le départ du jeune homme riche. Ils demandent : « Mais alors, qui peut être sauvé ? »

Ce à quoi Jésus répond après les avoir regardés, pour signifier l’importance de sa parole : « Pour les hommes, cela est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu » (Mc 10,26-27). Nous pouvons désormais définir le désir comme la passion suscitée par un bien futur facile d’accès.

Pour les personnes employant davantage le canal visuel, je résume ces distinctions en un tableau synoptique qui reprend les onze passions (dont certaines, inutiles à notre propos, n’ont pas été explicitées ci-dessus).

 

Faculté

 

Objet Acte (la passion)
 

 

Affectivité Concupiscible

L’objet en général Bien sensible Amour
Mal sensible Haine
L’objet futur Bien sensible Désir
Mal sensible Fuite
L’objet présent Bien sensible Plaisir
Mal sensible Tristesse
 

Affectivité

Irascible

L’objet futur :

* estimé accessible

Bien sensible Espoir
Mal sensible Audace
* estimé inaccessible Bien sensible Désespoir
Mal sensible Crainte
L’objet présent accessible Mal sensible Colère

f) Le désir sensible et le désir spirituel

Enfin, l’on distingue l’affectivité sensible et l’affectivité spirituelle (ou volonté). La première, commune à l’homme et aux animaux, tend au bien en tant qu’il est sensible (saisi par les cinq sens), la seconde, propre à l’homme, tend vers le bien saisi par l’intelligence, le bien spirituel. Je peux par exemple être aimanté par une personne à cause de son apparence physique (le bien sensible), mais aussi pour des raisons plus profondes et non sensibles comme sa délicatesse ou sa droiture (bien spirituel). Ces deux mouvements de l’âme peuvent même porter des noms différents. Par exemple, le plaisir et la joie se ressemblent en ce que, tous deux, sont causés par la présence d’un bien, mais se distinguent en ce que le premier est sensible et le second spirituel. Définir la volonté comme une affectivité spirituelle étonne tant nous nous sommes habitués à identifier la volonté à la liberté. De fait, lorsque nous affirmons « Je veux », nous signifions : « Je décide ». Pourtant, une fine analyse de la décision nous montrerait qu’elle est toujours précédée par une attirance vers un bien et ultimement vers le bonheur. Avant d’être capacité de choix d’un bien, la volonté se définit comme attrait du bien en tant que bien [19].

Appliquons ces propos au désir. L’animal ne l’ignore pas ; plus encore, il en vit constamment : « La vie du lion tient aux proies qu’il poursuit et dévore ; le chevreuil se nourrit d’une verdure dont il est continuellement en quête ; l’écureuil est à la recherche de noix pour sa subsistance. L’attente respective de ces animaux est légitime, et le plus intéressant de leur vie y passe [20] ». A côté des tendances sensibles, il existe des aspirations spirituelles, par exemple à la compassion ou à la beauté. Claude Lévi-Strauss parle d’un « appétit de connaître [21] ». « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion », disait Hegel [22]. De fait, les grands hommes de l’histoire sont aussi souvent les hommes des aspirations élevées. Le chef authentique est celui qui voit toujours deux longueurs d’avance sur les autres, notait De Gaulle dans Le fil de l’épée ; or, un homme de vision est d’abord un homme d’aspiration.

Assurément, qu’il s’agisse de l’inclination vers le sensible ou de l’aspiration vers le spirituel, l’objet visé est un bien futur. Pour autant, le terme « désir » couvre-t-il les deux domaines ? L’usage linguistique invite à répondre affirmativement. Nous pouvons autant affirmer : « je désire boire », l’attrait se portant vers une réalité sensible, que « je désire prier », l’attrait se portant vers une réalité spirituelle. Pourtant, la distinction du désir et du besoin, qui sera bientôt exposée, remet cette prétendue évidence en question.

2) Le désir, condition du don

Les deux premières difficultés, internes à la perspective de saint Thomas, vont introduire à la nouvelle perspective anthropologique que nous voudrions maintenant proposer.

Tout d’abord, la répartition de saint Thomas fait du désir une des onze passions de l’âme. Toutefois, l’expérience révèle que ce sentiment est loin d’occuper… un onzième de notre vie. Le prochain article montrera que, dans l’Écriture, les désirs bons ou pécheurs occupent une place considérable. Certes, le Catéchisme de l’Église catholique reprend la définition thomasienne, mais il la déborde, ainsi que l’atteste l’importance de l’emploi du terme « désir » dans ses quatre parties [23]. Certains grands théologiens, comme, à l’origine, saint Augustin ou, aujourd’hui, Henri de Lubac [24], accordent une place centrale au désir, presque à l’instar de l’amour et en tout cas assurément plus qu’aux autres passions.

Certes, le Docteur angélique n’a pas nivelé tous les affects, puisqu’il fait de l’amour leur source. Toutefois, le désir n’a pas bénéficié du même traitement. Émettons l’hypothèse, qui ira se confirmant avec les réponses aux autres difficultés, qu’une pleine intégration du désir requiert non seulement une anthropologie fondée sur l’être [25], mais une anthropologie de l’être de don [26]. Précisons aussi d’emblée que cette seconde perspective, loin de critiquer la première, en une opposition réactive et stérile (la via amoris contre la via rationis), l’intègre et l’enrichit.

Faire de l’homme un être de don, c’est identiquement en faire un être de désir. En effet, pour le dire brièvement : l’homme ne peut se donner que parce qu’il reçoit. Créature, il n’est pas l’origine de son être. Il demeure que l’homme est un être libre, et la liberté est une auto-détermination de sorte que toute origine donatrice apparaît aliénante. Les parents en font très vite l’expérience : l’enfant n’obéit pas spontanément au commandement qui lui est donné. Comment sortir de ce dilemme entre autonomie et hétéronomie ? Par le désir. Seul, en effet, il intègre les deux vérités en tension : en disant « Donne-moi à boire », je reconnais que je suis dépendant d’une source ; mais si je ne le demande pas, l’eau ne sera pas proposée mais imposée. Sans don, l’homme ne peut subsister – voire exister –, mais sans désir, le don sera violent. Voilà pourquoi sainte Thérèse dit et répète : « Le bon Dieu m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [27] ».

On comprend désormais pourquoi le désir, loin d’être un sentiment comme les autres, joue un rôle décisif au sein de l’anthropologie du don qu’a ébauchée le dernier concile et développée Jean-Paul II [28]. En effet, celle-ci se décline selon une dynamique à trois temps : accueillir, s’approprier, donner [29]. Par exemple, dans la parabole du semeur, la Parole de Dieu est écoutée, intériorisée et mise en pratique. Certes, l’amour conserve sa place centrale, puisqu’il fonde ces différents moments du don, mais le désir devient l’axe sur lequel s’articule le premier : l’accueil de l’origine. En termes concrets, éprouver [30] un désir ce n’est pas seulement ni d’abord être attiré par un bien, c’est, beaucoup plus radicalement, expérimenter sa dépendance, et ultimement sa dépendance dans l’être à l’égard d’un don qui nous précède et qui nous fonde : cela vaut pour les biens matériels (j’ai besoin d’air, de chaleur, d’une terre sur laquelle reposer ; si j’étais jeté dans l’espace intersidéral, je ne survivrais pas le temps d’un battement de cœur) ; cela vaut pour les biens spirituels (tout être humain, enfant mais aussi adulte, ne peut exister qu’en se sentant reconnu et aimé). Mais l’expérience du désir dit autre chose. Un être qui ne se vit pas seulement comme le terme passif d’une dépendance mais comme la source active de ses actes, autrement dit pour un être doué de liberté, pourrait ressentir la dépendance comme aliénante. Mais le désir creuse la réceptivité de l’homme de sorte qu’il le prépare à accueillir au dedans ce qui vient du dehors, à consentir (voire choisir) comme mien ce qui est un sien, et ainsi à transformer l’autre en même. Le désir est donc un sentiment ontologique de grande portée par lequel l’homme se laisse enrichir, voire ressourcer par autre que lui. Certes, il arrive que le désir soit captatif et froisse le don (comme le Donateur). Mais il trahit alors son essence qui est ouverture. Nous le verrons en détail dans le second article.

La raison la plus profonde du désir relève de la métaphysique (qui est ici une méta-anthropologie). Évoquons ce qui demanderait d’amples développements : le désir est au don ce que la puissance est à l’acte. La distinction actu-potentielle résout la question de la nouveauté dans la continuité, en conjurant la double erreur de la révolution permanente (Héraclite) et de l’immobilisme universel (Parménide). De même, le désir ouvre sans violence à la nouveauté du don en évitant la double erreur du désir tout-puissant qui crée magiquement son objet en se déliant de toute dépendance, et de l’extinction de toute aspiration par protection, idéologie (scepticisme) ou conviction (stoïcienne, bouddhiste, etc.) [31].

On objectera que certaines choses arrivent qui ne sont pas attendues et qui pourtant comblent. Vous ne vous attendez pas à tomber sur votre meilleur ami dans la rue, mais cette rencontre vous remplit de joie. Par conséquent, tout don n’est pas précédé par un désir. Est-ce si sûr ? Que cette rencontre ne soit pas consciemment désirée nous signale heureusement notre dépendance ; mais la joie ne serait pas si saturante si le don ne répondait pas à un vœu secret : la possibilité est plus haute que l’effectivité. Nous verrons plus loin que la joie est en quelque sorte proportionnelle au désir : un bien que ne précède aucune attente ne sera suivi d’aucun rassasiement ni gratitude.

3) Le désir et le plaisir

La répartition proposée par saint Thomas distingue clairement désir et plaisir comme l’absent (ou le futur) et le présent [32]. Pourtant, plus que la ressemblance phonétique de ces mots appelés à rimer qui explique-excuse peut-être leur confusion, c’est la réalité qui conduit à les rapprocher. Me représenter celui qui est absent le rend présent et donc suscite déjà une joie. L’Aquinate lui-même distingue à l’occasion une double joie : celle de l’espérance, par laquelle nous attendons le bien divin de la fruition », et celle de la charité, qui jouit de la présence déjà là [33].

La proximité entre la joie et le désir s’enracine dans une raison d’importance qui, de nouveau, prend son sens à la lumière du don. En effet, nous éprouvons du désir face à un bien qui nous attire et qui promet de se rendre présent. Roméo désire voir Juliette car elle lui a promis de venir ; mais si elle est présente, il ne désire plus sa présence, il s’en réjouit. Or, le bien désiré n’est pas seulement absent, il est de quelque manière présent : non seulement car il est représenté par le travail de la mémoire et de l’imagination, mais (et voilà le point inédit et essentiel) car l’être désiré transforme l’être désirant. Autrement dit, cette présence n’est pas seulement dû à l’effort de représentation du sujet mais à la puissance de changement qu’inclut l’objet désiré. Prenons le cas de l’espérance qui est la forme par excellence du désir (même si elle présente une dimension de difficulté). Dans son admirable encyclique sur l’espérance chrétienne, le pape actuel s’interroge un moment sur le sens d’un passage de l’Écriture qui est habituellement considérée comme une forme de définition de la foi : « La foi est l’hypostasis des biens que l’on espère » (He 11,1). Or, ce mot « hypostasis », volontairement non traduit, a reçu une signification subjective, avec Luther, qui en a fait une simple « disposition » : « La foi consiste à être ferme en ce que l’on espère ». Mais l’exégèse a critiqué cette interprétation, montrant que le sens du terme « hypostasis » n’est pas ni d’abord subjectif mais objectif : « La foi n’est pas seulement une tension personnelle vers les biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents ; elle nous donne [largitur] quelque chose. Elle nous donne [tribuit] déjà maintenant quelque chose de la réalité attendue [34] ». Le pape reviendra à plusieurs reprises sur ce point : si le chrétien se différencie du païen par l’espérance (avant leur rencontre avec le Christ, les Éphésiens étaient « sans espérance » : Ép 2, 12), c’est qu’il a fait l’expérience d’être changé intérieurement par l’espérance. Or, ce qui vaut dans le cas suprême de l’espérance chrétienne vaut, analogiquement, pour tout désir, certes, avec moins de force et d’évidence, mais tout aussi réellement : par le désir, la personne n’est pas seulement attirée, elle est changée.

Or, le bien ne suffit pas à expliquer cette capacité de métamorphose. Il produit un attrait, une irradiation, mais il n’est pas un agent [35]. En revanche, le don englobe et la capacité d’attraction et celle de changement. Au maximum, dans le cas de l’espérance, le Donateur à la fois offre le don du salut et transforme le récepteur en l’élargissant pour l’adapter à ce qu’il reçoit [36]. Le pape lui-même exprime cette mutation en mobilisant le registre du don : l’espérance « est attente des biens à venir à partir d’un présent déjà donné [a rebus in præsentia donatis : littéralement « à partir des choses données en présence »] [37] ». Pour revenir à la question de départ, la joie étant le sentiment qui éclot en proximité immédiate du bien donné, elle s’expérimente aussi dans le désir puisque celui-ci nous change, donc ébauche déjà le bien. Dès lors, la différence entre la joie du désir et celle de l’amour est une différence de degré ou d’intensité entre imparfait et achevé, entre germe et terme.

De plus, si le bien désiré ébauche déjà le changement, il émousse la violence potentielle de son extériorité, donc de son hétéronomie. En goûtant non seulement la promesse mais les prémisses de la métamorphose, en écoutant l’ouverture de l’opéra et pas seulement les instruments en train de s’accorder, il m’est plus aisé d’aspirer à la plénitude du don. Enfin, si, là encore, nous poussons jusqu’aux racines ultimes, qui sont métaphysiques, cette philosophie du désir recueille la vérité de la philosophie platonicienne. Pour Aristote, la nouveauté n’est que potentielle ; pour Platon, elle est latente. Pour le premier, le désiré, parce qu’il est seulement absent, n’est pas encore là ; pour le second, le désiré, parce qu’il est transformant, est déjà là, même si l’essentiel est encore à venir.

4) Le désir selon Jacques Lacan

Il est impossible de parler du désir aujourd’hui sans faire appel à une doctrine qui en a renouvelé et, pour une part, subverti la compréhension : la psychanalyse freudienne et, son prolongement ainsi que son renouvellement (à partir de la linguistique structurale initiée par Saussure), la psychanalyse lacanienne [38].

a) Brève présentation

Sans entrer dans le détail [39] d’une pensée qui doit une grande part de sa difficulté à un jargon complaisant, plaçons-nous en son centre. Pour le psychanalyste français, l’évolution psychique se déroule en trois temps.

  1. Au point de départ, lorsque l’enfant mérite pleinement son nom (in-fans signifie étymologiquement « celui qui ne parle pas »), la mère est le tout de son désir ; elle est l’unique complément, totalisant, de son manque – que Lacan appelle ‘phallus’. Ce terme provocateur doit être interprété en sa signification non pas propre (le sexe de l’enfant ou du père) mais symbolique : l’objet du désir. En effet, l’enfant peut aller jusqu’à désirer coucher avec sa mère, ce qui, pour Freud, est la forme la plus complète de son désir.
  2. Survient le père qui prive l’enfant de l’objet de son désir et la mère de l’objet phallique. Nous avons reconnu ici la dynamique œdipienne. En effet, symétriquement à l’enfant, la mère peut faire de celui-ci l’objet saturant son manque, et ainsi entrer dans une relation perverse. Or, le père montre à l’enfant que la mère n’est pas seulement pour lui. Mais l’intervention du père se fait par sa parole et plus précisément par son interdit. Donc, « l’enfant en intériorisant la Loi s’identifie au Père et en fait son modèle [40] ». Par cette identification, l’enfant sait qu’il n’est plus le phallus, mais qu’il l’a. Il passe ainsi de l’être à l’avoir.
  3. De cette frustration du désir d’union à la mère (donc du phallus, voilà pourquoi on parle de castration symbolique), découlent un certain nombre de conséquences.

D’abord, le désir refusé quitte le champ de la conscience pour constituer le fond même de l’inconscient. Celui-ci ne disparaîtra pas plus que ne s’effacera jamais ce désir premier de fusion avec la mère. Plus encore, l’être humain ne cessera de désirer, à son insu, cet inaccessible objet. Et il le fera selon des règles que Lacan a systématisées, et c’est là que son originalité est la plus manifeste [41].

Ensuite, le refoulement du désir d’être phallus ne peut s’accomplir qu’en nommant celui-ci. Or, ce substitut de l’objet du désir constitue le symbole. Celui-ci se caractérise par la capacité de nommer. Et cette nomination ne cherche pas à représenter (par exemple, la flamme d’une bougie comme symbole d’une présence), mais à distinguer les choses et le moi. Donc, par le symbole, « le sujet prend à l’égard du vécu une distanciation qui lui permet de se repérer comme sujet distinct de ce qui l’entoure [42]. » Puisque le monde de l’enfance est celui de la fusion, le symbole introduit de la séparation et permet de sortir de l’indifférenciation originaire pour accéder à la maturité du sujet.

Enfin, répétons-le, le mot ne donne pas la chose, il ne la représente pas. Donc, le sujet sera désormais fendu entre un je de l’existence (inconscient) et un je du sens (qui est conscient). Dès qu’il y a langage, il y a une division (que Lacan dénomme à partir de l’allemand Spaltung, « fente » ou « coupure ») [43] entre le psychisme intime marqué par le désir d’indifférenciation et le sujet du discours. Ainsi, « l’avènement du sujet dans le verbe lui fait néanmoins éprouver une sorte de manque à être : la parole n’est que médiatrice, elle ne vise que l’apparence et manque l’essence [44] ».

b) Désir, besoin et manque

Nous sommes maintenant à même de comprendre la distinction introduite par Jacques Lacan entre désir et besoin [45], distinction qui s’inscrit en continuité avec la problématique freudienne [46].

Le besoin se distingue du plaisir d’au moins trois manières. Quant à l’objet, le besoin vise quelque chose de réel et déterminé, alors que le désir n’en a pas d’assigné car au fond, il n’en a pas (de dicible). Quant à la satisfaction, le besoin aboutit à la satisfaction alors que le désir n’est jamais comblé. Quant à l’origine, enfin, le besoin s’enracine dans les nécessités physiologiques, immédiates, alors que le besoin relève de l’imaginaire et renvoie à la fusion originaire définitivement perdue avec la mère : elle est donc sigillée par un manque essentiel et irrésorbable. Voici par exemple comment un psychanalyste convoque cette distinction dans un exemple : « Le bébé suçote alors qu’il n’a pas faim : il désire le plaisir procuré par le sein alors qu’il n’a pas besoin d’ingérer du lait. On a là le point de fondation de tous les désirs, qui se développeront à partir de cette expérience première ; le désir étant toujours la recherche d’un objet absent, et sa satisfaction l’illusion de l’avoir retrouvé [47] ».

On le voit, toute la problématique du désir est liée à l’anthropologie qui vient d’être exposée. Depuis la castration symbolique, par laquelle le père aliène le désir de l’enfant et sa conséquence, le refoulement originaire, derrière tout désir se joue le manque jamais satisfait de l’union à la mère. Le prix à payer pour accéder au langage (au statut de parlêtre, selon le néologisme suggestif de Lacan) est donc le renoncement au désir fusionnel. Cependant, celui-ci demeurera toujours sous-jacent à toutes ses quêtes et cherchera à se frayer un passage de l’inconscient vers le conscient par les mécanismes de la métaphore et de la métonymie.

Confronté à la définition du désir comme passion ayant pour objet le bien absent, le propos de Lacan présente une nouveauté (elle introduit une distinction au sein même de la passion d’attrait : entre désir et besoin) et une critique en profondeur (il ne considère pas le désir à partir du bien futur, mais à partir du manque qui n’est pas du tout ce que saint Thomas appelle le bien absent). Considérons successivement ces deux points. Chemin faisant, nous évaluerons la théorie ici présentée.

[1] Jean Lacroix, Le sens du dialogue, Neuchâtel, La Baconnière, 1944, p. 44.

[2] Catéchisme de l’Église catholique (désormais cité CEC), 8 décembre 1992, n. 607.

[3] Nous traiterons surtout du désir en général, même si, par une dérive significative, ce mot concentre sa signification, aujourd’hui (comme hier : que l’on songe à l’éros grec), en français comme dans d’autres langues européennes, principalement sur le désir sexuel. Ce sera l’un des objectifs de cet article d’en rétablir, face à cette dommageable réduction, toute l’amplitude de sens.

[4] Cf. Pascal Ide, « L’angoisse ou le péril de l’unité », Sources vives, n° 103, avril 2002, p. 11-31 ; Id., « De la peur mal-aimée à la crainte si aimable », Sources vives. Comment vaincre nos peurs ?, n° 149 (janvier 2010), p. 5-41.

[5] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie (désormais cité ST), Ia-IIæ, q. 23 pour la répartition des passions et q. 30 pour le désir proprement dit (qu’il appelle « concupiscentia »).

[6] Diane Ackerman, Le livre des sens, Paris, Grasset, 1991, p. 325-326.

[7] La sensation est un acte des cinq sens, donc un acte de connaissance, alors que le sentiment est un acte de l’affectivité. A la sensation neutre (le lait est blanc), le sentiment ajoute une note évaluative, attractive ou répulsive (le lait me plaît ou me répugne). Or, la faim n’est pas le seul constat neutre de ce que je n’ai pas mangé, mais une douleur, donc une affection.

[8] Voutch, Personne n’est tout blanc, coll. « La bibliothèque du dessinateur », Paris, Le cherche midi, 2002, p. 18.

[9] Cf. Jean Monbourquette, A chacun sa mission, Paris, Bayard, 2001, chap. 9 : « Ma passion, ma mission ».

[10] Ce mot présentant une connotation morale et péjorative, Louis Millet préfère parler de « désir d’être » (Caractérologie. Théorie et pratique, Paris, F.-X. de Guibert (O.E.I.L.), 1994), p. 45-47.

[11] Françoise Chandernagor, L’Allée du Roi. Souvenirs de Françoise d’Aubigné marquise de Maintenon épouse du Roi de France, coll. « Presses Pocket » n° 2227, Paris, Julliard, 1981, p. 10.

[12] LT 197, in Œuvres complètes (Textes et paroles), Paris, Le Cerf et DDB, 1992, p. 552-553.

[13] Cf. Luc-Thomas Somme, « Passions et temporalité chez Thomas d’Aquin », Revue d’éthique et théologie morale, 254 (juin 2009, p. 51-61.

[14] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1765.

[15] Ibid., n. 1765 et 1766. Avec saint Augustin, le Catéchisme en tire la conséquence éthique capitale que « les passions sont mauvaises si l’amour est mauvais, bonnes s’il est bon » (La cité de Dieu, L. 14, ch. 7 ; cité n. 1766).

[16] L’abandon à la Providence divine, Paris-Lyon, Emmanuel Vitte, 231936, p. 57-58. « plus grande est la charité, plus grand est le désir » (ST, Ia, q. 12, a. 6).

[17] Le livre de la Bienheureuse Angèle de Foligno, éd. Paul Doncœur, coll. « Bibliothèque d’ascétique et de mystique » n° 2, Paris, Art catholique, 1926, doc. 5, p. 222 ; doc. 1, p. 202 ; dlc. 21, p. 272.

[18] Cette répartition se fonde sur celle de l’affectivité sensible en concupiscible et irascible. Bien qu’elles constituent deux puissances différentes, donc introduisent une distinction plus fondamentale que celle du bien et du mal, nous l’avons retardé jusqu’ici pour des raisons pédagogiques.

[19] Sur la distinction entre ces deux aspects de la volonté, l’attrait qui est naturel, et le choix qui caractérise la liberté, cf. le texte importants de ST, Ia, q. 83, a. 4. Sur les inclinations fondamentales, cf. un autre texte décisif : ST, Ia-IIæ, q. 94, a. 2. Sur ces points, cf. les travaux décisifs au plan historique de Servais Pinckaers, notamment sa somme : Les sources de la morale chrétienne, coll. « Études d’éthique chrétienne » n° 14, Paris, Le Cerf, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, 31993.

[20] Yves Girard, L’invisible beauté, coll. « Va boire à ta source », Québec, Anne Sigier, 1994, p. 75.

[21] La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 23.

[22] La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. Kostas Papaioannou, coll. « 10 / 18 », Paris, UGE, 1965, p. 108.

[23] On trouve pas moins de 125 occurrences du terme « désir » (et de ses dérivés lexicaux), 24 de « convoitise », 15 de « concupiscence » . Seule une étude précise pourrait établir que le Catéchisme fait aussi appel à une autre anthropologie, plus biblique, pour justifier ces nombreuses mentions et en élaborer le contenu.

[24] Cf. Victor Franco Gomes, Le paradoxe du désir de Dieu. Étude sur le rapport de l’homme à Dieu selon Henri de Lubac, coll. « Études lubaciennes », Paris, Le Cerf, 2005.

[25] L’anthropologie de saint Thomas trouve ses fondements ultimes dans les deux distinctions décisives de la métaphysique : l’acte et la puissance (l’âme et le corps), la substance et les accidents (le composé et les différentes facultés), mais aussi l’essence et l’existence (l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu).

[26] Cf., par exemple, Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997 (sur l’articulation du désir et du don, cf. chapitre 7 ; à noter que ces deux articles de Sources vives en précisent le contenu) ; Id., « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique, n° 5. Sortir de l’école unique, été 1998, p. 29-48.

[27] DE, CJ 13.7.15 (13 juillet 1897), Œuvres complètes, op. cit., p. 1041. Cf. LT 253 (13 juillet 1897), p. 608, Ms C 31 r° (juillet 1897), p. 277, etc.

[28] Cf. Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 151-180 et 17/2 (2001), p. 129-163.

[29] Ces trois moments sont détaillés dans l’ouvrage et les articles des notes 26 et 28.

[30] Chez Kierkegaard, Heidegger, en phénoménologie, le sentiment déborde les classifications anthropologiques pour apparaître comme une « tonalité affective » (Stimmung), une modalité dévoilant des possibilités à chaque fois spécifiques de l’existence. On pourrait parler de « sentiment ontologique », car il révèle (mais aussi permet la réalisation de) l’être de l’homme.

[31] Tout est loin d’être dit. En effet, même s’il y a une certaine continuité, acte et puissance ne disent pas le devenir dans le monde matériel de la même manière que dans le monde de l’esprit. Il s’agit donc de penser cette analogie, de l’intérieur même du couple acte-puissance, ce que ni Aristote ni saint Thomas n’ont fait et ce qui a conduit à un regrettable abandon de ces notions pour dire l’esprit en sa spécificité.

[32] La phénoménologie a beaucoup médité sur l’opposition entre désir et plaisir, le premier étant tourné vers la vie. Cf., notamment, Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 462 ; Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 181 ; Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1968, p. 82.

[33] ST, IIa-IIæ, q. 28, a. 1, ad 3um.

[34] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 7. Souligné par moi.

[35] Derrière ces affirmations gît une délicate question métaphysique relative à la causalité du bien (et donc sur le sens à donner à l’axiome Bonum est diffusivum sui). Pour aller au cœur, se dessinent deux grandes lignées interprétatives : selon la cause efficiente (lignée néoplatonicien) et selon la cause finale (lignée aristotélicienne suivie par saint Thomas). Deux références parmi beaucoup : Julien Peghaire, « L’axiome Bonum est diffusivum sui dans le néoplatonisme et le thomisme », Revue de l’université d’Ottawa, 1 (1932), Section Spéciale, p. 5-30 ; Bernhardt-Thomas Blankenhorn, « The Good as Self-diffusive in Thomas Aquinas », Angelicum, 79 (2002/4), p. 803-838. La thématique du don ne permettrait-elle pas une réconciliation supérieure ?

[36] Dans le langage scolastique, on dirait que Dieu agit à la fois comme cause finale (l’objet) et cause efficiente (sur le sujet). « A mesure que cette vie se communique à nous, elle dilate en nous, dans la mesure où nous la laissons nous envahir, les espaces étroits qui sont ceux de nos cœurs » (Jean Daniélou, La Trinité et le mystère de l’existence, coll. « Méditations théologiques », Paris, DDB, 1968, p. 66. C’est moi qui souligne)

[37] Spe salvi, n. 9. Souligné par moi.

[38] Nous ne traiterons pas la question particulière de la libido et donc du désir sexuel. Remarquons seulement, ce qui va confirmer le propos sur le désir en général, que Freud a opté pour la pulsion contre l’instinct au nom de son refus de toute finalité. Dès lors, celle-ci est rejetée du côté de la construction culturelle et coupée de son fondement naturel. L’anthropologie freudienne (et lacanienne, par la même occasion) est, malgré son matérialisme, foncièrement dualiste.

[39] Pour une introduction, cf. Anika Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, Bruxelles, Dessart, 1970. Bien qu’ancien, cet ouvrage ne vaut pas seulement pour sa clarté, mais parce qu’il est le seul présentant l’œuvre de Lacan que celui-ci ait accepté de préfacer. Pour une présentation technique mais éclairante, cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 1. L’inconscient structuré comme un langage. 2. La structure du sujet, coll. « L’espace analytique », Paris, Denoël, 1985 et 1992.

[40] Antoine Vergote, Psychologie religieuse, coll. « Psychologie et sciences humaines » n° 13, Bruxelles, Dessart, 1966, p. 110.

[41] Précisément, cet inconscient, selon une des formules les plus fameuses de Lacan, est structuré comme un langage. En effet, ces formations de l’inconscient sont des phénomènes psychiques dans lesquels se dévoile, se manifeste ou plutôt se réalise un désir refoulé et ultimement le désir originaire du phallus. Or, ce désir se réalise par des signifiants qui le portent selon deux processus correspondant à ce que Freud appelle la condensation et le déplacement. Mais ces deux phénomènes correspondent, du point de vue du langage, à deux figures rhétoriques : la métaphore (fondée sur la similitude) et à la métonymie (fondée sur la proximité). Dès lors, « les formations de l’inconscient sont régies par les mêmes mécanismes que le langage, à savoir : la métaphore et la métonymie » (Anika Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, op. cit., p. 310).

[42] Ibid., p. 110.

[43] Cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 2. La structure du sujet, chap. 10 : « Le signifiant, la coupure et le sujet ».

[44] Ibid., p. 296.

[45] Cf. Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits II, coll. « Essais », Paris, Seuil, 1971, p. 151-192 ; Id., Les formations de l’inconscient. Séminaire V. 1957-1958, compte rendu de Jean-Baptiste Pontalis, « Les formations de l’inconscient », Bulletin de psychologie, 154-155 (1958), 12/2-3, p. 182-192 et 156 (1958), 12/4, p. 250-256. Cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 1. L’inconscient structuré comme un langage, 3ème partie, notamment le chap. 20 : « Le besoin – Le désir – La demande ».

[46] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, art. « Désir », Vocabulaire de la psychanalyse, sous la dir. de Daniel Lagache, Paris, PUF, 1973, p. 120-122

[47] Jean-Claude Liaudet, Du bonheur d’être fragile, Paris, Albin Michel, 2007, p. 120-121. Souligné dans le texte.

16.12.2017
 

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