Le cosmos transfiguré selon Olivier Clément 2/2

4) Confirmation diachronique : une histoire cosmologique du salut

a) Présentation générale

La cosmologie d’Olivier Clément ne se contente pas d’analyser l’univers dans sa structure, mais en envisage aussi l’histoire. Là encore, je ne considérerai que la manière dont la thèse d’une glorification intime du cosmos se déploie dans une rythmique dative.

Déjà, nous avons vu combien la créature était intrinsèquement habitée par une énergie divine qui l’aimante vers sa finalité divine. D’autre part, la perspective orthodoxe voit tout à partir de la grâce ou plutôt de l’union intime et indissociable de la nature et de la grâce. L’étonnement que la théologie catholique actuelle éprouve à une lecture théologique du cosmos se redouble, voire se radicalise en découvrant une vision théologique où l’histoire humaine du salut devient une histoire cosmologique de chute et de rédemption. Pourtant, cette historicité ne fait que prendre au sérieux le lien si intime tissé entre la gloire divine, l’homme et le cosmos.

Toutefois, cette histoire ne présente qu’une lointaine parenté avec les théories de l’évolution apparues depuis le dix-neuvième siècle : quant à la perspective, dans la lumière de la foi, d’un côté, strictement rationnelle de l’autre ; quant à l’extension, embrassant Dieu, l’homme et le cosmos d’un côté, réduite à la nature, l’homme apparaissant comme un épiphénomène de l’autre ; quant au mécanisme, résolument finaliste d’un côté, résolument mécaniste de l’autre ; quant à la vision du cosmos, hiérarchique mais aussi inclusive d’un côté, horizontale et réductionniste de l’autre, etc.

Il convient d’encore plus clairement souligner la distance avec une autre cosmogonie, elle religieuse : cette dramatique cosmologique ne concède-t-elle pas trop à la gnose ou du moins n’y incline-t-elle pas ? On accuse « de ‘gnosticisme’ la conception que je viens d’esquisser [1] ». Et si, tout à l’inverse, la laïcisation de notre vision cosmologique l’avait totalement dédramatisée ? La question du mal présent dans la nature apparaît, au mieux, comme un anthropomorphisme. Voire, en n’accordant plus à cette question le sérieux qu’elle requiert, ne laisse-t-on pas la place vacante à une explication où l’homme actuel demeure l’unique responsable, infiniment coupable au point de devoir le payer par sa propre disparition (l’on sait que c’est l’accusation portée par les courants d’écologie profonde). En même temps, la vision orthodoxe se présente comme résolument anti-gnostique : la nature du mal n’est pas ontologique (la matière) mais éthique (le péché de l’homme) ; l’origine du mal ne réside pas dans une chute elle-même identifiée à la création-émanation mais dans la solidarité intime liant l’homme au reste de la création ; Dieu ne sauve pas le monde en le spiritualisant mais en le contenant et en suscitant des moyens de salut eux-mêmes sensibles ; etc.

La cosmogonie théologique de l’orthodoxie – autrement dit, la relecture spirituelle du cosmos [2] – se présente donc comme un juste milieu entre la perspective sécularisée et la perspective gnostique. Comment ne pas noter que la première incline vers l’athéisme, lorsque celui-ci n’en constitue pas la matrice (Olivier Clément ajouterait le dualisme des monothéismes clos et an-historiques de l’islam [3]) et que la seconde opine vers le monisme, quand le panthéisme ne l’a pas intimement préparé ? Seul le monothéisme ouvert du christianisme, plus précisément la symbolique chalcédonienne (cf. plus bas) effectuée par le Christ, permet de sauvegarder une vision historico-théologique de la nature qui n’affecte pas la transcendance divine.

b) Un texte emblématique

En développant une vision résolument théologique de l’histoire cosmique, notre auteur s’inscrit dans le sillage de l’Écriture – le principal texte mobilisé est bien entendu celui de Rm 8 qui parle d’une « création assujettie au vide » (Rm 8,20) et en attente de rédemption –, des Pères grecs et de l’orthodoxie. À la suite d’Olivier Clément, citons avant de le commenter le « texte admirable de saint Syméon le Nouveau Théologien » qui ouvre le chapitre 2 portant sur l’histoire du salut. Il résume bien des affirmations qui seront détaillées par la suite.

 

« Toutes les créatures, lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus à lui rester soumises ; ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent le reconnaître ; les sources refusèrent de faire jaillir l’eau, et les rivières de continuer leur cours ; l’air ne voulait plus palpiter pour ne pas donner à respirer à Adam pécheur ; les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu’ils le virent déchu de sa gloire première, se mirent à le mépriser, et tous étaient prêts à l’assaillir ; le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulait plus le porter. Mais Dieu qui avait créé toutes choses et l’homme même, que fit-il ? Il contint toutes ces créatures par sa propre force et, par son ordre et sa clémence sacrée, ne les laissa pas se déchaîner contre l’homme, mais ordonna que la création restât sous sa dépendance et, devenant périssable, servît l’homme périssable pour lequel elle était créée et cela jusqu’à ce que l’homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible et éternel, et que toutes les créatures, soumises par Dieu à l’homme dans son labeur, se libèrent aussi, se renouvellent avec lui et, comme lui, deviennent incorruptibles et spirituelles [4] ».

 

Le texte se déroule en deux temps : la chute, causée par l’homme et affectant le cosmos ; la réponse de Dieu. Le premier moment décrit la chute du cosmos, comme la conséquence même de la chute du premier homme. Elle se présente comme « une véritable catastrophe cosmique [5] ». Notre vive conscience écologique n’a nulle difficulté à concevoir les conséquences cosmiques multiples de l’exploitation irresponsable de l’homme. Mais il ne s’agit pas de cela ici. D’abord, le théologien envisage une catastrophe affectant des êtres que l’homme ne peut toucher par son action immédiate : les astres – voire, des êtres inaccessibles dans la perspective de l’époque, l’air, l’eau, les bêtes sauvages en leur comportement. La chute est ici coextensive de l’univers : céleste et sublunaire, c’est-à-dire terrestre. Mais il y a plus. À l’extension inattendue s’adjoint une intention encore plus inouïe. Saint Syméon attribue aux êtres irrationnels, y compris les plus élémentaires comme l’eau une réaction indignée à l’égard de la chute d’Adam, au point d’accorder métaphoriquement un pouvoir décisionnel par exemple au sources qui se dérobent à leur office naturel de jaillissement. Alors que la réflexion moderne a grandement évolué en passant de l’animal bourreau (la nature sauvage) à l’animal victime (la nature dominée) et en victimisant les animaux, la pensée patristique l’avait déjà dépassée en faisant de ceux-ci et, plus globalement de toutes les créatures les agents d’une rébellion, voire d’une vengeance, donc en passant de l’animal victime à l’animal justicier.

Dès lors, en un second moment, l’action divine prend tout son sens. L’homme ne peut par lui-même se protéger d’un univers qui semble au minimum se dérober à son service et au maximum se venger de la faute commise. De même qu’il n’est pas l’auteur immédiat de cette révolte universelle, de même est-il impuissant à contenir cette grève généralisée doublée de représailles, elles, ponctuelles ! Tout à l’inverse, si Dieu est le ciment qui conjugue si étroitement l’homme et son environnement, de même se doit-il d’intervenir pour protéger celui-là de celui-ci. Dans l’absence du rôle unifiant joué par l’homme, Dieu doit contenir, au sens le plus propre du terme, un cosmos menacé par la désintégration – ce qui confirme en creux combien l’énergie divine est nécessaire au monde.

Ce faisant, enfin, la pensée orthodoxe propose une explication neuve au mal, du moins au mal que la nature peut faire à l’homme : celui-ci n’est victime que parce qu’il est d’abord coupable. Précisément, il n’est personnellement victime que parce qu’il est collectivement coupable. Avant la chute, l’animal sauvage n’aurait pas agressé l’être humain, la source ne se serait pas desséchée, les jardins ne se seraient pas transformés en déserts (cf. Jr 4,26 ; Gn 3,18).

Mais le texte laisse certaines questions irrésolues, principalement celle cruciale du lien entre péché de l’homme et révolte-chute de la nature. De plus, une telle vision risque à nouveau d’affaiblir la consistance du monde, notamment des créatures naturelles. C’est ici que nous allons retrouver la dynamique du don.

c) La chute

À la suite de l’homme, le cosmos chute. La raison de fond tient à l’intime solidarité de toute la création et de celle-ci avec Dieu.

Olivier Clément n’ignore pas l’explication classique déjà évoquée de la médiation anthropologique directe : « L’esprit devait vivre de Dieu, l’âme de l’esprit, le corps de l’âme, l’âme et le corps transfigurant l’intelligible et le sensible [6] ». Le théologien parisien traduit en cascades ce qu’il a affirmé à propos de la relation qui est à la fois communion et hiérarchie. Or, le péché de l’homme a consisté en une rupture à l’égard de son origine, autrement dit une « aséisation », un « narcissisme ontologique [7] ». La conséquence n’est pas pourtant une pure indépendance, une atomisation. Avec finesse, Olivier Clément constate qu’il se produit une inversion de la connexion. Désormais le supérieur vampirise ou parasite l’inférieur : « L’âme doit alors parasiter le corps » et « le corps enfin vampirise l’univers sensible [8] ». Cette affirmation est d’abord biblique : l’homme s’empare du fruit de l’arbre de la connaissance. Elle est aussi patristique. On la rencontre notamment chez saint Grégoire de Nysse [9] et saint Maxime le Confesseur : « L’homme a voulu s’emparer des choses de Dieu sans Dieu, avant Dieu et non selon Dieu [10] ».

Mais, ainsi que nous le notions, l’interprétation catastrophique est « encore plus radicale chez certains ascètes et spirituels », comme saint Syméon. La raison fondamentale tient à la fonction médiatrice exercée par l’homme : métacosmique, la personne humaine est appelée à unir le monde à Dieu ; or, le péché replie l’homme sur lui-même ; par conséquent, l’homme s’affaisse, il perd son principe unificateur. La symbolique cosmique – qui est beaucoup plus qu’une image et exprime la réalité – l’explique. « Une correspondance, une analogie-participation existe entre le Soleil divin, la Lumière tri-solaire des énergies incréées, le soleil du cœur spirituel, la modalité ‘lumineuse’ de la matière (où certains physiciens contemporains rejoignent le Fiat lux de la Genèse), enfin l’astre solaire lui-même [11] » : l’harmonie joint ici non seulement les trois ordres de Pascal mais distingue la lumière de sa source pour les deux plans extrêmes, divin (Soleil et Lumière tri-solaire) et cosmique (la lumière de la matière et le Soleil comme astre). Le plan divin est lui-même réfracté dans l’homme qui intériorise le soleil et la lumière divins. Cette symbolique permet ainsi de préciser un point : l’homme est médiateur entre Dieu et le cosmos car il a intériorisé le soleil qui, dans le cosmos, demeure extérieur. Or, la mécanique céleste l’enseigne, si le soleil disparaissait, toutes les planètes se désolidariseraient, leur course deviendrait chaotique. Donc, si le péché coupe l’homme de son Soleil intérieur, de « la source interne de lumière », tout le cosmos se désorganise. Bien évidemment, le monde ne cesse pas d’obéir aux lois physiques qui le gouvernent, mais il se produit une désunité « métaphysique » : « L’organisation métaphysique de notre système planétaire supposait ce soleil intérieur [12] ». Ainsi que le contexte l’atteste, l’épithète employé à dessein par Olivier Clément doit être pris au sens étymologique de « méta-physique » : en effet, le préfixe méta signifie notamment « au-delà » ; or, dans la cosmologie orthodoxe, l’homme est supérieur au cosmos, ce qui lui permet d’exercer sa mission sacerdotale de médiateur.

On doit dire plus. Olivier Clément ne contemple jamais en l’homme une substance close et statique ; sa perception est essentiellement dynamique. Par exemple, ainsi que nous venons de le voir, l’être humain ne peut subsister qu’en se nourrissant ; et s’il ne s’abreuve pas vers plus haut que lui, à la source divine, il se tourne vers plus bas, le cosmos, et il l’exploite en le vampirisant. Il me semble que l’analyse d’Olivier Clément est encore plus radicale, plus métaphysique. Nous avons vu que l’homme advient à l’être, c’est-à-dire est créé ex Deo et ex nihilo ; si donc l’homme se coupe de Dieu, il ne lui reste plus que le néant. Voilà pourquoi notre théologien affirme que « le narcissisme ontologique, ou plutôt ‘anontologique’ […] replie l’homme sur son propre néant [13] ». Si l’être est essentiellement fluide, il n’existe que par l’incessant flux de l’origine, tel le fleuve qui ne coule qu’alimenté par la source. Voilà pourquoi un être coupé de cette donation permanente ne se contente pas de perdre la relation à son donateur, mais sa propre identité. Il ne devient pas indépendant, mais se dévitalise, se « pulvérise [14] ». Aussi Olivier Clément qualifie-t-il le péché d’« anontologique ». Dans les termes de la logique du don : la disparition du don pour soi (don 1 ou originaire) entraîne un effacement du don à soi (don 2).

d) La rédemption du monde

Là encore, je ne considère que ce qui peut illustrer la thèse.

1’) Ébauche avec le Christ

L’intuition centrale d’Olivier Clément, nous l’avons vu, est que l’univers est déjà transfiguré. Or, l’énergie qui l’habite est christique. Autrement dit, le monde est christifié. Cela signifie que le Corps du Christ n’englobe pas seulement l’humanité mais aussi le cosmos. Olivier Clément l’établit diachroniquement, montrant que les différents mystères du Christ sont autant de moments de la « métamorphose secrète de l’univers en corps de gloire [15] ». Pour le montrer, il fait principalement appel à S. Maxime le Confesseur : à la mort du Christ le Sixième Jour (Vendredi Saint) correspond « la mort de toute chose à sa déchéance limitative » ; à la descente du Christ le Septième Jour correspond « l’ensevelissement et le retournement de l’intelligible » ; enfin, à la résurrection du Huitième Jour correspond « le jour de la grande moisson où l’univers est remembré et transfiguré dans la chair universelle du Logos » [16]. Or, nous avons vu que le monde avait été coupé de sa source par le péché de l’homme, que l’intelligible s’était tourné vers le sensible pour le dévorer. La puissance transfiguratrice du Christ redonne à l’univers son orientation première.

Le triduum pascal est lui-même englobé par les deux mystères, initial et terminal, de l’économie christique. Par l’Incarnation, le Christ, à l’instar de l’homme qui contient l’univers qui le contient, vient dans un point de l’espace-temps, mais pour embrasser et plus encore transformer l’intégralité du monde. Plus précisément, ainsi que nous le rappelions, l’homme pécheur a désagrégé le cosmos et se l’est approprié comme une proie ; or, le Christ « par son attitude constamment eucharistique » assume son corps individuel comme « un corps d’unité, chair à la fois cosmique et eucharistique [17] ». Par l’Ascension, « mystère cosmique par excellence [18] », le Christ élève son corps et tout le cosmos dans la gloire ; désormais celui-ci trouve non seulement son orientation mais aussi son achèvement. « Dans son Ascension, […] l’univers entier devint stable [19] ».

Réenraciné dans le Christ, l’univers à la fois se stabilise et s’aimante, donc épouse la dynamique du don.

2’) Achèvement dans l’Église

Il demeure que « cette transfiguration de l’univers est secrète, potentielle ». En effet, nous avons vu que l’homme était le médiateur entre le monde et Dieu. Le cosmos ne pourra retrouver son plein dynamisme que si, participant à Dieu fait homme, « l’homme se fait Dieu [20] ». Un signe biblique en est que, si la Bible s’ouvre par un jardin, celui de la création, elle s’achève par un jardin, celui de l’eschatologie, mais inclus dans une ville, la Jérusalem céleste [21].

Plus encore, ce que le Christ ébauche, commence, en sa personne, se continue en son Corps qu’est l’Église. Celle-ci est donc le « monde en voie de transfiguration [22] ». Ainsi Olivier Clément n’envisage pas seulement le monde pneumatisé par le sang du Christ, mais tissant un corps, le corps universel de l’Église [23].

Précisément, l’Église « exerce son ministère cosmique par les sacrements [24] ».

e) La destination eschatologique

La Résurrection porte le sens ultime du monde : « Celui qui connaît le mystère de la Croix et du Tombeau connaît le sens [logos] des choses ; celui qui est initié à la signification cachée de la Résurrection connaît le but pour lequel, dès le commencement, Dieu créa le tout [25] ».

5) Conséquences

a) En négatif

La perspective, assez souvent négative, du théologien orthodoxe, embrasse tant les autres confessions chrétiennes, surtout catholique, que le monde moderne. Sans réactivité.

Clément a bien vu que le contemporain souffre d’un manque de terre. De ce point de vue, il critique volontiers la technique actuelle à laquelle il consacre tout un développement. Mais il voit tout autant que l’homme d’aujourd’hui court le risque de succomber à la tentation symétrique « de dissoudre leur individualité en la cosmisant [26] », soit en puisant dans un Orient largement imaginaire, soit en revenant au paganisme.

Il critique aussi la théologie scolastique, donc catholique. Nous en avons déjà vu plusieurs illustrations ci-dessus. En voici un autre exemple. Clément oppose, en Occident, la période qui s’étend jusqu’au début du treizième siècle (le « premier art gothique ») et la période ultérieure, comme une conception cosmologique « plus ‘symboliste’ » et l’autre, « ‘scolastique’ [27] ». On notera que ces attaques, gratuites, ne sont jamais argumentées, ne s’accompagnent jamais d’une étude précise des textes, mais fait fond d’une précompréhension partagée avec ses lecteurs.

b) En positif

1’) Un géocentrisme christologique 

Clément affirme que, du point de vue théologique, la terre est au centre : « La cosmologie orthodoxe est géocentrique [28] ». Il précise aussitôt contre l’objection d’obscurantisme scientiste qui ne saurait manquer de se lever, que sa perspective est christologique : l’œuvre opérée par Dieu est d’unir l’incréé et le créé ; or, c’est le Christ qui l’opère et il le fait non pas au ciel mais sur la terre. En ce sens qui est non pas matériel mais spirituel, la terre est véritablement au cœur.

2’) Une théologie du symbole

Nous avons vu qu’Olivier Clément voit le monde comme le révélateur du Dieu-Trinité. Son regard, sans nier l’épaisseur matérielle du cosmos, voit le spirituel s’y donner en transparence. Or, notre théologien donne au symbole un sens ontologique et fort à savoir ce qui unifie. Il écarte d’une part le sens néoplatonicien qui sacrifie un terme (en l’occurrence visible) au profit de l’autre (en l’occurrence invisible) et, de manière générale, les visions monistes qui abolissent le matériel au profit du spirituel, voire d’une omniprésence du divin, d’autre part, le sens allégorique tel que le pratiquaient les prophètes de l’Ancien Testament qui propose un lien entre Dieu et le monde « plaqué », artificiel, contingent, c’est-à-dire inventé par la seule imagination du prophète. Le symbole pour lui est « chalcédonienne », c’est-à-dire union, synthèse du divin et de l’humain : contre la vision païenne, respectueux des deux niveaux – « Dans la Bible, plus la nature est pleine, vivante, riche de sève en son ordre propre, plus grande est sa signification symbolique » – et contre la vision allégorique, elle vient de Dieu même. Autrement dit, le symbole est un synonyme du concept clé de la théologie maximienne qu’est la synthèse. Par conséquent, la théologie d’Olivier Clément est une théologie symbolique pour qui « le créé symbolise l’incréé [29] ».

6) L’ontologie théophanique implicite

Les développements théologiques d’Olivier Clément sont riches d’une métaphysique implicite, une métaphysique ontophanique et, ici, ontothéophanique.

Par exemple, nous avons montré plus haut que les Personnes divines d’une part s’expriment dans l’univers, d’autre part, y agissent. Or, dans la constitution ontophanique, le fond s’extériorise doublement : en se manifestant et en s’effectuant.

En effet, pour Clément, l’être créé ne se réduit pas à sa visibilité. Sa vérité, sa densité sont beaucoup plus célestes que terrestres (« la créature a des racines célestes [30] »), ou plutôt, embrassent synthétiquement, symboliquement, les mondes visible et invisible. La créature participe de la gloire éternelle du Dieu trois fois saint.

Par ailleurs, la raison profonde de la constitution épiphanique est l’amour : l’être se dit et se montre parce qu’il se donne. Or, toute la théologie d’Olivier Clément est transie par une « dialectique de l’éros et du cosmos », selon les mots de Franck Damour [31]. En effet, le projet d’un petit ouvrage de Clément rassemblant un essai sur l’alchimie (publié aux Cahiers du Sud pendant les années 50 et un texte plus récent sur le cosmos dans la mystique de l’Orient chrétien, était ainsi présenté : « Surmonter le fossé qui s’est établi depuis des siècles entre le christianisme d’une part, le double et unique mystère du cosmos et de l’éros d’autre part » [32].

7) Confirmation catholique

Toute nature est habitée par une aspiration que Jacques Maritain qualifie de « transnaturelle ». Certes, tout être aspire d’abord, à accomplir le vœu de sa propre nature : le rosier tend à produire des roses. Mais elle incline aussi à se dépasser. En effet, la matière aspire à la forme ; or, le propre de la forme est de déterminer la matière et plus une forme est parfaite, mieux elle la détermine. Par conséquent, « mieux la matière est déterminée, plus cela correspond à son vœu de matière. De telle sorte que la matière tend à composer avec la forme la plus haute qui soit compatible avec elle [33] ».

Toutefois, cette aspiration, pour être naturelle, est inefficace, car elle outrepasse les capacités de cette nature. La tendance est donc naturelle quant à la finalité mais transnaturelle quant à l’efficience, aux voies de réalisation.

À la suite de saint Thomas d’Aquin et de son disciple, Jacques Maritain, l’auteur en conclut que « la matière tend à composer avec la forme la plus haute qui soit compatible avec elle : elle tend à être informée par une âme humaine, ce qui est le plus haut état pour elle [34] ». Ainsi peut s’expliquer la théorie de l’évolution, à partir de la finalité qu’est l’homme.

Ne faudrait-il pas aller plus loin et, avec la théologie orthodoxe, affirmer que la matière appelle de ses vœux la glorification, si la matière n’est pas capax gloriae. C’est ce que montre le corps glorieux, la Transfiguration. En effet, le corps est transfiguré par la présence plénière de l’Esprit ; celui-ci porte le corps humain jusqu’à sa plus plénière actualisation. Chaque cellule, chaque molécule du corps humain ne trouve son acte achevé que par la réception de l’Esprit-Saint. Le corps pleinement pneumatique est l’état du corps en sa vérité. Non seulement l’âme, mais la gloire devient sa propre forme lumineuse.

Les conséquences d’une telle doctrine sont immenses : la grâce ébauche la gloire ; or, la grâce m’est donnée par les sacrements ; rejaillirait-elle sur le corps et certaines propriétés de celles-ci qui seraient donc moins miraculeuses que nous ne le pensons. Je songe surtout aux propriétés somatiques étonnantes des Saints, à commencer par leur résistance, leur capacité à moins dormir, etc. Comment saint Maximilien Kolbe a-t-il pu survivre aussi longtemps au camp d’Auschwitz alors qu’une tuberculose amputait bien de ses capacités physiques ? Comment expliquer que, seul de tous les autres prisonniers de son bloc, il ait fallu l’achever ? [35]

8) Observation critique

Il faut ajouter que, de manière assez souvent réactive, Clément s’oppose à la théologie catholique, assimilée à la scolastique (notamment à sa thèse supposée de l’existence d’une nature pure) : tel est le sens du syntagme souvent employé « cosmologie orthodoxe ».

Je me permettrais de m’étonner d’un point : si Clément nous révèle la pensée audacieuse des Pères, lui-même manque d’audace. Il ne fait que répéter leur geste sans le prolonger, par exemple, en convoquant les sciences actuelles et en osant une interprétation non pas seulement anthropologique, mais cosmologique, en se fondant sur les actuels acquis de notre connaissance de l’univers. Aussi restons-nous sur notre faim. En cela, Clément demeure orthodoxe, c’est-à-dire en déficit de cette tradition vivante. Ce qu’il reproche injustement à la scolastique (et peut-être à l’Église catholique), il n’a pas conscience qu’il en est, lui, le premier, responsable : la clôture.

Cet esprit antimoderne se retrouve aussi dans la charge contre les techniques actuelles qui n’est pas dénuée de technophobie.

9) Conclusion

En épousant le rythme du don, Olivier Clément nous propose une cosmologie théologique de l’amour, une érotique qui est aussi une « agapétique » de l’univers. N’écrivait-il pas : « Le lieu métaphysique de la création est l’amour [36] » ?

En effet, de manière très classique et en cohérence avec la théologie catholique, Olivier Clément souligne la gratuité de l’acte créateur, donc l’altérité du cosmos à l’égard de son origine divine – cela contre tout émanatisme païen. Il redouble même cette altérité en distinguant nettement entre l’essence divine qui est inaccessible et les énergies divines, c’est-à-dire la « pensée-volonté créatrice [37] ». Olivier Clément s’avère ici, comme partout en son œuvre, le disciple fidèle de Grégoire Palamas et donc en continuité avec la « scolastique » orthodoxe. Or, il interprète cette distance entre Dieu et la créature comme « une première ‘kénose’ », donc comme un « amour […] sacrificiel de Dieu [38] ». Par ailleurs, nous avons vu que la créature, pour fluide qu’elle soit, n’est pas agitée par une fluctuation anomique, mais orientée vers un terme qui est Dieu même. Or, cette orientation est conçue non pas, dans l’autre sens, comme une mécanique nécessaire, mais comme un acte d’amour : Dieu appelle la créature à lui ; selon le mot cher à notre auteur, il l’aimante, au sens le plus étymologique du terme. Par conséquent, la création est intégralement traversée par l’amour : depuis l’amour originaire de Dieu jusqu’à « l’aimantation de l’infini » ou « l’appel de l’amour divin [39] ». L’amore che muove il sole e l’altre stelle

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 279.

[2] Olivier Clément dit par exemple que « l’ ‘évolution’ peut être lue par l’expérience spirituelle » (Ibid., p. 278).

[3] Il n’hésite pas non plus à ranger dans cette catégorie Teilhard de Chardin – dans son « évolutionnisme mystique », « il ne laisse plus de place, ni de sens, à la condition paradisiaque et à la chute » (Ibid., p. 278-279) et « la pensée catholique contemporaine » qui « n’a pu surmonter une interprétation naturaliste de la Genèse » (Ibid., p. 278).

[4] Saint Syméon le Nouveau Théologien, Traité éthique, I, chap. 2, 69-90, trad. Jean Darrouzès, Traités théologiques et éthiques, tome 1, coll. « Sources chrétiennes » n° 122, Paris, Le Cerf, 1966, p. 188-190.

[5] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 271.

[6] Ibid., p. 272.

[7] Ibid., p. 271.

[8] Ibid., p. 273.

[9] Cf. Saint Grégoire de Nysse, Hom. in Eccl., 8, PG 44, 758 a.

[10] Saint Maxime le Confesseur, Ambigua, PG 91, 1156 c.

[11] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 275.

[12] Ibid., p. 275. Souligné par moi.

[13] Ibid., p. 274. Souligné par moi.

[14] Ibid., p. 274.

[15]Ibid., p. 280.

[16] Cf. Saint Maxime le Confesseur, Centuries gnostiques, I, 67-90. Cité Ibid., p. 280.

[17] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 282.

[18] Ibid., p. 282.

[19] Saint Hippolyte de Rome, cité par Henri de Lubac, Catholicisme, Paris, Desclée, 1938, p. 407-409.

[20] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 284. Souligné par moi.

[21] Cf. Ibid., p. 284-286.

[22] Ibid., p. 286.

[23] Cf. Ibid., p. 286-288.

[24] Ibid., p. 288 ; cf. p. 288-292.

[25] Saint Maxime le Confesseur, Ambigua, PG 91, 1360 a-b.

[26] Olivier Clément, Corps de mort et de gloire. Petite introduction à une théopoétique du corps, Paris, DDB, 1995, p. 31.

[27] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 254.

[28] Ibid., p. 255. Souligné dans le texte.

[29] Ibid., p. 260-261.

[30] Ibid., p. 259.

[31] Cf. Franck Damour, « Olivier Clément, les étapes d’une quête théologique », La documentation catholique, 2451 (1er-15 août 2010), p. 719-725, ici p. 723-724.

[32] Olivier Clément, L’exil de feu. Deux visions spirituelles du cosmos, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1994.

[33] Michel Ferrandi, « Le principe de subsistence et l’aspiration transcendantale de la personne humaine », Nova et Vetera, 84 (2009), p. 203-210, ici p. 207.

[34] Ibid.

[35] En ce sens, y a-t-il quelque chose de vrai dans un certain nombre de phénomènes préternaturels, qui ressemblent à des débordements du corps physique ? Faudrait-il prêter attention à ce que certains disent du corps éthérique ?

[36] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 257. Nous nous permettons de corriger la faute de français qui fait suivre l’adverbe « ainsi » par une interversion alors qu’elle est seulement requise par la conjonction « aussi ».

[37] Ibid., p. 257.

[38] Ibid., p. 257.

[39] Ibid., p. 258.

16.3.2022
 

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