Le cosmos transfiguré selon Olivier Clément 1/2

« Comme le soleil qui se lève et illumine l’univers se montre à la fois lui-même et montre les choses qu’il illumine, de même aussi le soleil de justice ; lorsqu’il se lève pour l’esprit purifié, il se fait voir lui-même et montre les logoï des choses qui ont été faites par lui [1] ».

 

« On ne se sauve pas seul, mais dans la communion de tous les hommes et la transfiguration de l’univers [2] ».

1) Introduction

a) Objet

Alors qu’une bonne partie de la théologie catholique contemporaine – je veux dire des systématiques dogmatiques – a déserté la cosmologie, la réduisant, au mieux, au traité de la création [3] et à quelques notations éthiques sur la responsabilité écologique, Olivier Clément [4] affirme avec très grande clarté qu’ « il existe une cosmologie chrétienne et c’est une connaissance que nous recevons dans la foi [5] ». Pour lui, la rédemption n’atteint pas l’homme sans aussi bouleverser le cosmos : « Le Christ […] unit le divin, l’humain et le cosmique [6] ». En effet, depuis l’épître aux Romains (Rm 8,18-25) jusqu’à la philosophie religieuse russe contemporaine (Vladimir Losski), en passant par les Pères (« les Pères affirment que la Bible constitue la clé du Liber Mundi [7] »), surtout saint Grégoire de Nysse et saint Maxime le Confesseur, « auxquels nous nous référons sans cesse [8] »), et la mystique byzantine, notamment Grégoire Palamas, tout nous dit que « la cosmologie est une ‘gnose’ qui nous est donnée en Christ, par l’Esprit Saint, dans les mystères de l’Église [9] ». Ou : « Toute représentation philosophique comme toute exploration scientifique de la nature présupposent la révélation biblique [10] ». En négatif, cela signifie qu’Olivier Clément, à l’instar de toute l’orthodoxie et, selon lui, de toute la patristique grecque, se refuse à « toute notion de ‘nature pure’ [11] ». La création et la grâce, plus encore, la gloire comme achèvement de la grâce, sont toujours, depuis toujours intimement mêlées. Inversement, toute vision sécularisée qui sépare la nature de la grâce est partielle, donc erronée.

b) Thèse

L’intuition de fond d’Olivier Clément se résume dans la thèse suivante : le cosmos est habité par la gloire déjà présente. Le verbe assez large « habité » signifie une présence active, c’est-à-dire à la fois déjà là, mais encore partielle, de sorte que le monde est aussi travaillé et conduit vers sa transfiguration totale. « Pleni sunt cœli et terra gloria tua ».

Pour le théologien de l’institut Saint-Serge, le cosmos, au-delà des apparences sensibles, est rempli de la présence de l’énergie divine. Il peut l’exprimer dans le vocabulaire vétérotestamentaire de la kâbôd et de la shekina. Il peut aussi emprunter le lexique patristique des logoï spermatikoï – non pas au sens stoïcien des « ‘raisons séminales’ substantielles », mais au sens des « ‘paroles’ de création et de providence qu’on trouve dans la Genèse et les Psaumes ». – ou orthodoxe plus tardif de l’énergie ou de la Sophia : « Toute chose créée a son point de contact avec l’énergie divine, point vierge, logos, sophianité ». Il peut enfin convoquer, étonnamment, le vocabulaire scolastique de la « grâce incréée », non sans ajouter : « la gloire omniprésente, son énergie sont à la racine même des choses [12] ».

c) Plan

Olivier Clément déploie rigoureusement son étude de la cosmologie en trois chapitres : le premier est consacré à sa structure synchronique (« Le mystère de l’être créé »), le deuxième à son déploiement diachronique, élargissant l’histoire anthropologique du salut à la cosmologie (« La cosmologie et l’histoire du salut »), le troisième appliquant ses propos à l’ère actuelle qui se caractérise notamment par le développement de la technique (« Technique et résurrection »). Chacune des parties se divise en trois. Le chapitre 1 étudie d’abord la cosmologie orthodoxe en général (p. 256-263), puis en particulier : la relation de l’homme à l’univers (p. 263-267) et la matière, notamment terrestre (p. 267-270). Le chapitre 2 parcourt les étapes de l’histoire du salut : la chute (p. 267-275) ; le soin divin à l’égard du monde déchu (p. 275-280) ; le salut du cosmos par le Christ (p. 280-286) qui se traduit dans le cosmos transfiguré qu’est l’Église (p. 286-292) et se réalise dans la mystique (p. 292-299). Enfin, le chapitre 3 montre comment la révolution technique comme auto-affirmation de l’homme peut entrer dans ce processus divino-humain : en son origine, cette technique résulte de la révélation biblique (p. 303-312) ; aujourd’hui, la cosmologie orthodoxe réenracine la technique dans le cosmos liturgique (p. 312-316), et cela par différents moyens : l’exorcisme, la transfiguration ou sanctification et la créativité (p. 316-323). Pour ma part, je me centrerai sur la manière dont Olivier Clément déploie la théologique du don.

2) Le déploiement ternaire. Une illustration

Là encore, selon une perspective typiquement orthodoxe qui se refuse au cloisonnement des traités, Olivier Clément démontre ou plutôt déploie sa thèse de manière théologique totale : christologique (en sa médiation), trinitaire (en sa source) et ecclésiale-sacramentaire (en son prolongement). Toutefois cette perspective intégrale opère selon un ordre précis qui, épouse la théologie du don. Le fond de la cosmologie est cette transfiguration eschatologique déjà commencée ; or, cette gloire est, en son origine, en son terme et en son essence, christologique, mais aussi pneumatologique et finalement trinitaire : c’est parce que le cosmos vient de la Sainte Trinité, qu’il lui est destiné en profondeur et est travaillé, hic et nunc, de l’intérieur par la gloire du Ressuscité déjà là. Reprenons ces différents thèmes selon cette articulation.

Donnons un exemple de cette écriture synthétique d’Olivier Clément. En un paragraphe montrant l’enracinement scripturaire de la cosmologie, il dessine tout ce mouvement :

 

« Tout a été créé dans le Verbe, par lui et pour lui (Col 1,15-19) et […] le sens de cette création nous est révélé dans la re-création opérée par le Fils de Dieu devenant fils de la terre. ‘Il est, lui, avant toutes choses, et toutes choses ont en lui leur cohésion’, ‘subsistent en lui’ (Ibid., 1,17, texte que renforcera plus tard le prologue johannique : ‘tout ce qui est devenu était vie en lui’, la synthèse de cette cosmologie néo-testamentaire se trouvant déjà dans Ép 1,10 : anakephalaïôsasthai ta panta en Christô. ‘Principe de la création de Dieu’ (Ap 3,10), le Verbe, par son Incarnation et son Ascension, est devenu ‘tout en tout’ (Ép 1,23) parce qu’il est l’archétype de toutes choses – ta panta – et qu’elles trouvent toutes en lui leur consommation. Dialectique de ‘récapitulation’ qui se marque par l’emploi de kai : tout a été créé par Lui et pour Lui – et il est avant toutes choses – et toutes ont en lui leur cohésion – et il est la tête du Corps, de l’Église, qui doit finir par tout englober : car l’Évangile doit être prêché ‘à toute créature’ – pasè tê ktisei (Col 1,23), l’Église, dans la vision paulinienne, n’étant rien d’autre que cette créature se réunifiant et se christifiant [13] ».

 

Ainsi, la présence du Verbe trinitaire ou, plus précisément, du Christ, traverse la totalité de l’histoire (diachronique) et de la structure (synchronique) du cosmos. Distinguons ce que le texte ramasse de manière synthétique, de surcroît en une seule phrase fleuve. Cette analyse sera emblématique des développements ultérieurs.

  1. Depuis l’origine (le don pour soi), selon les affirmations convergentes de Paul – « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né, avant toute créature » (Col 1,15) – et Jean – « Tout ce qui est devenu était vie en lui » (Jn 1,2) ; « Principe de la création de Dieu » (Ap 3,10). En fait, double est l’origine christique : un premier commencement est la création qui s’est opérée par le Fils ; un second est « la re-création [aussi] opérée par le Fils de Dieu devenant fils de la terre », autrement dit par l’Incarnation. Or, « archétype de toutes choses », le Christ est cette origine.
  2. … jusqu’au terme, selon S. Paul : le Christ récapitule (« anakephalaïôsasthai» d’Ép 1,10) et consomme « toutes choses – ta panta», c’est-à-dire l’univers entier. Il « est devenu ‘tout en tout’ (Ép 1,23) ». Or, ce plérôme présente une identité : c’est l’Église qui, « dans la vision paulinienne » n’est « rien d’autre que cette créature se réunifiant et se christifiant ». Autrement dit, l’Église intègre le cosmos entier.
  3. … en passant par la structure (le don à soi), toujours selon les deux théologiens du Nouveau Testament. Le Christ n’est pas seulement l’origine et le terme du cosmos. En effet, il n’est pas seulement l’origine (« tout a été créé par Lui ») et le terme (« tout a été créé […] pour Lui »). Il n’est pas non plus seulement celui qui, aujourd’hui, agit dans le cosmos pour le faire incessamment passer de cet alpha à cet oméga. Enfin, il ne s’agit pas seulement d’affirmer que le Christ anticipe, par son Ascension, la métamorphose finale, la transfiguration de toutes choses, car le Verbe fait chair opère dès maintenant dans le monde. Mais le Christ est aussi, actuellement le lien intime, intrinsèque, synchronique (« toutes ont en lui leur cohésion »). Et telle est la métamorphose actuelle (au double sens du terme) opérée par le Verbe : assurer la cohésion ou plutôt la réunification (car le monde fut blessé). « Toutes choses ont en lui leur cohésion’, ‘subsistent en lui’ » (Col 1,17). La christification est une réconciliation, une réunification. En effet, selon l’Écriture, le monde ne possède pas en lui sa subsistence, sa cohésion propre, mais seulement « en Christô». Ainsi donc, Olivier Clément ne nie nullement la vision systémique, mais il la fonde dans une opération qui lie tous les êtres cosmiques entre eux.
  4. Enfin, loin de juxtaposer ces trois moments, Olivier Clément les articule. En cela, il suit le texte de l’Écriture (Ép 1) qui multiplie les conjonctions de coordination « et ».

3) Exposé synchronique

a) Le cosmos en général

Le Dieu Trinité exerce une triple fonction à l’égard de la créature : il en est la source ou l’origine, il la fonde et lui donne une consistance ; il l’oriente vers son terme ou l’aimante. Or, ces trois fonctions correspondent aux trois moments du don (vus du côtés du Donateur). Souvent, Olivier Clément en nomme une ou deux. Parfois, il lui arrive de conjoindre les trois, comme en cette phrase déjà citée partiellement : « Toute chose créée a son point de contact avec l’énergie divine, point vierge, logos, sophianité, qui à la fois la fonde et l’aimante vers sa plénitude [14] ». En tant qu’il origine, Dieu est créateur. En tant qu’il fonde, Dieu donne au monde sa consistance. Olivier Clément cite Lossiev affirmant que sans le logos, la création se réduirait à « un choc absurde de masses sourdes et muettes dans un abîme de ténèbres [15] ». Enfin, en tant qu’il aimante, Dieu est le terme. Il est en effet révélateur qu’Olivier Clément emploie fréquemment dans ses écrits le verbe « aimanter » : outre la transparente allusion à l’amour, ce terme exprime un attrait, ce qui est l’action propre exercée par la cause finale. Par conséquent, Dieu exerce une triple fonction à l’égard du cosmos : efficiente, fondationnelle et finale.

Or, ces trois fonctions d’origine, de fondation et d’aimantation, qui constituent une triple épiphanie du don, sont corrélées aux trois Personnes divines. Origine sans origine, le Père est le créateur. Le Logos n’est pas seulement le principe ; il est aussi celui qui se fait chair, et donc « se fait monde », de sorte qu’il habite « dans la profondeur nouménale » du cosmos et lui accorde « structure et ordre [16] ». Enfin, le Pneuma, « inséparable » du Logos, est « vie, mouvement vers la plénitude [17] », donc aimantation. En fait, Olivier Clément tire cette doctrine des Pères grecs, comme saint Athanase, saint Irénée, et surtout saint Maxime le Confesseur qui, de manière assez classique, approprie l’être au Père, l’intelligibilité ou la « logique » au Fils-Logos et la vie au Souffle « donateur de vie » [18]. La Sainte Trinité n’est donc pas seulement manifestée par le monde (« dans la transparence du monde se manifeste la Trinité [19] »), mais elle y agit. Ou plutôt, c’est parce qu’elle y agit qu’elle s’y manifeste.

b) La matière

Considérons maintenant les deux « parties », visible et invisible, du cosmos. De même qu’Olivier Clément considère la créature dans une fluidité dynamique qui l’élève du néant originaire vers l’amour divin, de même, plus spécifiquement, le théologien français relit-il la matière dans une rythmique ternaire – cela à partir de la gloire qui les habite et les irrigue. En effet, loin d’être une réalité seulement matérielle et close, le corps présente aussi une immatérialité. Olivier Clément l’affirme en se fondant sur la cosmologie de Grégoire de Nysse qui associe tout corps à l’intelligible (« pensées [ennoiai] » et « concepts [noêmata] [20] ») et, en sens inverse, n’attribue l’immatérialité absolue qu’à Dieu et donc conjugue toute réalité spirituelle à la matière – thèse qui connaîtra un certain succès au Moyen-Âge. Toutefois, il affine l’analyse nysséenne en distinguant deux plans dans cet intelligible : le plan créé de l’esprit humain et le plan divin du Logos éternel. Autrement dit, notre auteur précise la théologie du Père Cappadocien en distinguant ce que Pascal appellera les trois « ordres » – corps, esprit, charité – correspondant à sensible, intelligible, divin. Ainsi « la chose, le corps, la matière, existent dans cette rencontre interpersonnelle du Logos divin et de l’esprit humain [21] ». En amont, l’origine du monde à partir du Verbe se traduit donc par cette présence du divin immanente au monde corporel. Or, cette parole intérieure insuffle en aval à l’univers un dynamisme qui trouve sa manifestation plénière dans le Christ – avant la résurrection, en lui lors de la transfiguration et hors de lui par ses miracles ; après la résurrection, en son corps glorieux et pneumatique – ainsi que chez les Saints.

c) La médiation de l’homme

En accordant une telle place à la cosmologie, Clément ne retourne-t-il pas à une conception cosmologique de type païen ? N’oublie-t-il pas combien la révélation biblique, a fortiori néotestamentaire, accorde la primauté à l’homme ?

Quoique la théologie orthodoxe accorde une telle importance au cosmos, elle n’ignore en rien que son centre est l’homme ou plutôt la relation à Dieu. En effet,Dieu a voulu inséré l’homme dans un cosmos ; mais « la cosmologie est subordonnée à l’anthropologie […] : ce n’est pas l’histoire de l’homme qui s’insère dans l’évolution cosmique, mais l’évolution cosmique dans l’histoire de l’homme [22] ».

Nous avons vu que le cosmos pulse selon le rythme datif qui le fait sortir du Dieu uni-trine pour y retourner. Cet exitus-reditus prend ses distances à l’égard du schème néoplatonicien non seulement en ce qu’il est intégralement trinitaire et christologique, donc libre et aimant, mais en ce qu’il ne s’opère pas sans l’homme. Le puissant résumé que propose Olivier Clément de la pensée de S. Maxime sur la première des trois incorporations opérée par le Verbe est aussi une présentation ramassée de son intuition :

 

« La première est le cosmos lui-même où chaque créature est portée, aimantée, appelée par un logos du Logos, par une parole de la Parole éternelle, et l’homme, prêtre et roi du monde, doit déceler et offrir à Dieu, après l’avoir marquée de son génie, la réalité des choses, leurs essences spirituelles [23] ».

 

Le théologien orthodoxe signifie l’action de l’homme par deux titres, à la fois bibliques et traditionnels : prêtre et roi. Ces fonctions sont différentes. La seconde signifie la relation bipolaire de l’homme sur le cosmos : une supériorité ou une hiérarchie ontologique qui se traduit opérativement par une domination, sous le signe de son génie ou de sa créativité [24]. La première décrit la relation tripolaire homme-cosmos-Dieu, précisément la fonction de médiation que l’homme exerce vis-à-vis du monde : par la liturgie et, singulièrement, par l’Eucharistie, l’homme accomplit la puissance de transfiguration latente dans la matière et la conduit jusqu’à son origine qui est aussi son terme.

Plus précisément, la relation de l’homme à l’univers est au moins quadruple. Ces quatre relations graduées accordent une place toujours plus grande à l’homme. 1. L’homme est inclus dans l’univers. 2. L’homme est un résumé d’univers, autrement dit un microcosme. 3. Mais, plus encore, « et c’est l’affirmation libératrice du christianisme [25] », il transcende l’univers, il est métacosmique : en effet, seul il « est une personne, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu [26] ». » Dès lors, la relation s’inverse : loin d’être contenu par l’univers, c’est lui qui la contient. Ainsi que l’affirme Vladimir Lossky, « Une personne n’est pas la partie d’un tout, elle contient en elle le tout [27] » et, de manière audacieuse, Berdiaev, elle est à la fois « microcosme et microthéos [28] ». 4. Enfin, Olivier Clément pense la médiation de l’homme à l’égard du monde à partir de la conjugalité, donc de l’amour. En effet, le monde entretient une double relation à l’homme : il lui fait face, il s’unit à lui. Or, la nuptialité suppose l’altérité et l’unité, c’est-à-dire la communion. De fait, la vision spirituelle d’Olivier Clément est aimantée par la communion depuis dès les débuts de sa conversion : « J’avais faim de l’Eucharistie. J’avais faim d’une Église qui fût d’abord eucharistique. D’une communauté qui se confessât, au-delà de toute sociologie, corps du Christ dans l’Eucharistie. D’une théologie qui sortît du calice eucharistique [29] ».

Mais il y a plus : l’homme exerce une action sur le monde qui la reçoit. Or, symboliquement, la féminité est réceptivité. Par conséquent, l’homme s’unit à la nature comme un époux à son épouse. Olivier Clément le résume en une dense phrase : « Dans le rapport inchoativement nuptial qui l’unit à l’homme, le monde, comme une mystérieuse féminité, à la fois ‘se tient devant’ lui et forme avec lui une seule chair [30] ». En fait, cette relation nuptiale ne prend pleinement son sens que dans une perspective théologique, donc à trois termes. D’abord parce que Dieu, dans le Christ, est la force unifiante, le vinculum substantiale, la « parenté amoureuse [31] » qui unit les êtres encore plus qu’il ne les distingue. Ensuite, et plus profondément, car le lien nuptial premier est celui de Dieu avec l’humanité ; or, Dieu passe par la médiation du monde pour s’unir à l’homme, ainsi que l’atteste l’Eucharistie : « Dieu a créé le monde pour s’unir à l’humanité à travers toute la chair cosmique devenu chair eucharistique » ; dès lors, « le monde est appelé à devenir chambre et chair nuptiales [32] ». Ici, la relation de médiation permute : le médiateur n’est plus l’homme situé entre le monde et Dieu, mais le monde entre Dieu et l’homme.

d) La fluidification du monde

Le lien étroit établi entre la créature, son origine protologique, sa fondation ontologique et sa destination eschatologique, toutes trois théologiques, en renouvelle la vision.

D’abord, cette relation, essentielle, oblige à passer d’une vision fermée à une vision ouverte. La clôture spatiale caractérise le cosmos antique qui ignorait la création.

Il faut dire plus. Cette ouverture est une fluidification qui traverse la créature et la constitue : elle devient ainsi essentiellement mouvement ; son être s’identifie à son devenir. De même la créature est conçue à partir non pas de son identité mais de sa constante nouveauté : elle est désormais habitée au plus intime d’elle-même par une puissance de novation, selon le mot de Grégoire de Nysse, « une force ‘lumineuse’, ‘spermatique’ [33] ». À la suite d’Origène [34], Olivier Clément fait de l’eau le symbole de « cette fluidité, cette non-identité » caractéristique « de l’en-soi créé [35] ». La fluidité consubstantielle de la créature vient aussi d’une autre raison que son origine divine et sa tension vers Dieu. Pour Clément, la créature surgit non seulement ex Deo, mais ex nihilo. Or, ce néant n’est pas seulement un non-être logiquement présupposé mais une réalité, ce dont la créature ne cesse de surgir, pour advenir à l’être. En effet, le primat du fluent, du fluide sur le stable et le substantiel indexé négativement comme clôture est pensé comme arrachement au néant. « La créature [est] passage perpétuel du néant à l’être », le créé est « tendu entre son propre néant et l’appel de l’amour divin [36] ».

Toutefois, à trop souligner que le cosmos vient du Christ et retourne vers lui, à trop insister sur l’action de la gloire déjà à l’œuvre dans le monde, ne pourrait-on craindre que la créature manque de consistance ? Notre auteur ne désubstantialise-t-il pas l’étant ?

En cohérence avec la théologie orthodoxe [37], Olivier Clément affirme clairement « la densité propre du créé [38] ». Contre tout platonisme, a fortiori contre toute gnose, il affirme que l’univers n’est pas « le reflet dégradé d’un monde divin [39] ». Pour être rigoureux, il faut plutôt noter que le créé conjugue deux traits : la « densité » et la « transparence », donc l’autonomie du don à soi, mais aussi sa native relation à Dieu ou plus précisément aux énergies divines. Le premier trait oppose « la création judéo-chrétienne » à « la manifestation des métaphysiques archaïques et de l’hindouisme » et le second « à l’a-cosmisme des religions de la transcendance close » et même « le christianisme occidental à partir de la scolastique et de la Réforme [40] ».

Nous avons relevé plus haut une pointe de Clément contre la scolastique (d’ailleurs associée à la Réforme). N’est-elle pas trop polémique ? On pourrait l’émousser, en en sauvant toute la vérité : pour cela, il suffirait de convoquer la philosophie implicite de Clément, celle que nous avons qualifiée d’ontophanique.

Pascal Ide

[1] S. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, 1, 95, trad. Joseph Pegon, coll. « Sources chrétiennes » n° 9, Paris, Le Cerf, 1945, 22006, p. 90-91.

[2] Olivier Clément, L’exil de feu. Deux visions spirituelles du cosmos, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1994, p. 12.

[3] « La science, les techniques, les savoirs et les arts, l’Etat et la vie économique se situent désormais hors de la sphère dite ‘religieuse’ » (Olivier Clément, « De la sécularisation », Contacts, 185 [1999], p. 14-38, ici p. 14).

[4] Olivier Clément, « Le sens de la terre (Notes de cosmologie orthodoxe) », Contacts, 59-60 (1967), p. 252-323. Repris presque intégralement dans la deuxième partie de l’ouvrage Le Christ terre des vivants. Le « Corps » spirituel. Le sens de la terre. Essais théologiques, coll. « Spiritualité orientale » n° 17, Bellefontaine, Abbaye de Bellefontaine, 1976. Les chiffres entre parenthèses sont ceux de l’article ; les soulignements sont aussi ceux de l’auteur.

[5] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 252.

[6] Olivier Clément, « De la sécularisation », p. 37. Souligné par moi.

[7] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 254.

[8] Ibid., p. 268.

[9] Ibid., p. 252-253.

[10] Ibid., p. 258.

[11] Ibid., p. 259.

[12] Ibid., p. 259.

[13] Ibid., p. 253.

[14] Ibid., p. 259.

[15] Cité par Vassili Vasilievitch Zenkovski, Histoire de la philosophie russe, trad. Constantin Andronikof, Paris, Gallimard, 1955, 2 vol., tome 2, p. 399. Cité Ibid., p. 259.

[16] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 259.

[17] Ibid., p. 260.

[18] Ibid., p. 260. Citant S. Athanase, In Ps. 32,6 ; S. Irénée, Démonstration de la prédication apostolique, 5, 9, éd. et trad. Adelin Rousseau, coll. « Sources chrétiennes » n° 406, Paris, Le Cerf, 1995 ; S. Maxime, Quæstiones ad Thalassos, 13, PG 90, 296 b-c.

[19] Ibid., p. 260.

[20] In Hexamæron, PG 44, 69 c-d. Cité Ibid., p. 268.

[21] Ibid., p. 269.

[22] Ibid., p. 255

[23] Olivier Clément, « De la sécularisation », p. 32.

[24] Cf. Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 318-323.

[25] Ibid., p. 263.

[26] Ibid., p. 264.

[27] Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier-Montaigne, 1944, p. 102. (3e éd. coll. « Patrimoines », Paris, Le Cerf, 2005). Cité Ibid., p. 264.

[28] Cité par Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 266.

[29] Olivier Clément, L’autre soleil. Quelques notes d’autobiographie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, p. 133.

[30] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 263.

[31] Le syntagme est de S. Maxime le Confesseur, Mystagogie, 7, PG 91, 685 a-b. Cité Ibid., p. 267.

[32] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 267.

[33] Ibid., p. 258. Citant In Hexamaeron, 1, 77, PG 44, 72-73.

[34] In Ps 28,3, M 12, 1290 d.

[35] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 258.

[36] Ibid., p. 258

[37] Par exemple Pavel Florenski : « Alors seulement les hommes ne virent plus dans le créé la simple coquille du démon, une sorte d’émanation, de mirage de la divinité, tel l’arc-en-ciel dans une goutte d’eau, alors seulement on a pu concevoir [le monde] comme une création de Dieu, autonome dans son être, sa justification et sa responsabilité » (La colonne et le fondement de la vérité, Moscou, 1913, p. 288).

[38] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 256.

[39] Ibid., p. 257.

[40] Ibid., p. 256.

16.3.2022
 

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