Le chemin des estives est-il sans esquive ?

Superbement écrit, Le chemin des estives [1] croise intimement trois trames narratives : extérieure, intérieure et supérieure [2]. La première est le récit autobiographique d’un novice jésuite qui expérimente, ce que tout aspirant vit depuis l’époque de saint Ignace, à savoir, le « mois mendiant » : « Une marche de quatre semaines, sans téléphone portable, sans tente, sans carte bleue, et sans le moindre sou en poche » (p. 24), car « rien ne vaut le livre de l’expérience » (p. 25). Ajoutons, ce qui n’est pas le plus facile : « en compagnie d’un novice qu’on n’a pas choisi », ce qui, avec la pauvreté, donne d’« éprouver dans la chair » (Ibid.) la fraternité, c’est-à-dire la charité. Avec Benoît Parsac (tel est le nom du compagnon imposé), sur les pas d’un autre Charles, de Foucauld, l’auteur va traverser dix départements français, d’Angoulême à Notre-Dame des Neiges en Ardèche, et nous faire entrer dans un regard contemplatif autant qu’amatif, en particulier sur le Massif Central.

Cette promenade estivale de sept cent kilomètres à travers les paysages les plus somptueux et les plus silencieux est d’abord un itinéraire intérieur. L’émerveillement face à la « donation » des éléments naturels « dans leur nudité native » (p. 346) s’agrandit d’un éblouissement pour la bonté des personnes qui vont leur donner, chaque jour et chaque soir, le couvert et le gîte. Charles va découvrir combien l’être humain est spontanément et gratuitement généreux : « Mon Dieu, me dis-je, que de bonté il y a aussi dans le cœur de l’homme ! » (p. 85) Et cette libéralité est d’autant plus désintéressée, que, d’abord, ils ne doivent exercer aucune pression communautariste : parmi les règles à suivre, il leur est demandé « de [se] présenter comme de simples pèlerins sans décliner notre identité de novices » et de ne pas « sonner à la porte des maisons religieuses – presbytères, monastères, couvent » (p. 54 et 55). Et que, ensuite, l’expérience venant, la demande sans exigence se purifie : « le mantra habituel s’est sensiblement simplifié au fil des jours : ‘Bonjour, nous sommes deux pèlerins, nous avons faim, auriez-vous un morceau de pain ?’ » (p. 166).

Enfin, cette route terrestre autant qu’humaine s’avère être une route céleste. Certes, parce que, chemin faisant, Charles partage pudiquement, sa rencontre avec le Christ, le vendredi matin 21 mai 2010 (p. 79-80), parce que les deux novices découvrent expérimentalement les trois vœux qui sont au cœur de la vie religieuse (au fait, où est passé le quatrième, l’obéissance au Saint-Père ?), parce qu’ils partagent entre eux ce livre indémodable, parce qu’évangélique, qu’est L’imitation de Jésus-Christ, parce qu’au terme, ils reviendront changés et devront se décider pour la suite de leur parcours. Mais peut-être surtout parce que, d’eux-mêmes, ils vont goûter le cœur de la spiritualité ignatienne qu’est l’indifférence (non pas morale, mais théologale : l’abandon confiant à la volonté divine). C’est Benoît qui met les mots sur le sens le plus profond de ce mois extra-ordinaire. Il vaut la peine de le citer avec… générosité :

 

« Dans ses Constitutions, au chapitre sur ‘l’expériment de pèlerinage’, Ignace de Loyola écrit que les novices qui ne savent pas ‘demeurer ou marcher un jour sans manger et sans bien dormir’ ne sont pas aptes à rejoindre les jésuites. Mais je ne crois pas que son propos soit de nous endurcir ; il veut plutôt qu’on cultive la vertu d’indifférence. Un jour, on crèche dans un lit double, le lendemain de hors, sur un banc. Le but de ce voyage est de s’habituer à l’aléatoire. Se contenter de ce qu’on reçoit, parfois le maximum, d’autres fois le minimum, et s’en réjouir de la même façon. Peut-être est-ce cela la vraie pauvreté ? » (p. 158-159).

 

Un seul regret. Au terme du livre et du voyage, après une année, Charles nous révèle que, « dans une poignée de jours, Parsac va prononcer ses vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, et devenir jésuite. De mon côté, il fallait s’y attendre, j’ai quitté le noviciat » (p. 341). Cet amoureux de Rimbaud et Foucauld est « bien trop sauvage pour [s]’incorporer à un groupe » (p. 342). Peut-être y a-t-il chez celui qui se dit « tourmenté par une sensation d’exil irrémédiable » (p. 346) quelque chose du tragico-romantique indomptable qui cultive sa singularité et, par effet de résonance, choisit de vivre depuis un an dans les Cévennes ardéchoises, loin des axes ferroviaires et des autoroutes ! Et ces personnalités rebelles à l’institution et même à ce que Hegel appelle l’Esprit objectif enrichissent notre humanité. Mon malaise réside ailleurs que cette heureuse part d’an-archie qui résiste à nos tendances inviscérées à la servitude volontaire. Il vient de ce que Charles Wright décrive son « programme » de vie dont il « ne se lasse jamais » seulement en termes de « plaisir à gaspiller les heures, à me délecter du vide, à écouter le silence », à avoir « beaucoup de temps libre », goûter « une paix imperturbable » et « une allégresse continuelle » (p. 345). Certes, dans cet épilogue, il affirme qu’il se sent « dans cette lignée un peu anar, avec le Christ pour modèle » (p. 343). Mais l’on cherche vainement, dans les pages suivantes, le service du bien commun, le souci d’autrui, la construction de l’amitié et le don plein de reconnaissance au Tout-Autre. Et l’on s’étonne d’autant plus que, vivant plein de gratitude dans la nature où « tout est le fruit d’une générosité » (p. 346), cet homme de 38 ans devrait sentir l’appel à répondre par le don sincère de lui-même (cf. Mt 10,8). Certes, il est dynamique d’affirmer avec Arthur Rimbaud (qui n’est jamais loin) « En avant, route ! » (p. 347) et de terminer le livre par cette toute dernière phrase : « la terre promise est devant nous » (p. 348). Mais qu’est-ce qu’un avenir sans une mémoire débordante de gratitude pour les biens passés transformés en présents et donc sans un investissement plénier et ancillaire dans le maintenant ?

Pascal Ide

[1] Charles Wright, Le chemin des estives, coll. « J’ai lu » n° 13480, Paris, Flammarion, 2021.

[2] Cette tripartition est empruntée à saint Augustin (fêté aujourd’hui, 28 août 2024) qui la déploie dans toute son œuvre, parce que, d’abord, elle structure son chemin, celui qu’il narre dans son autobiographie, Les confessions.

28.8.2024
 

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