L’art imite la nature. D’Aristote à Lévi-Strauss et retour

Le chef d’œuvre de Poussin, Eliezer et Rebecca, ne permet-il pas de relire positivement l’imitation ? C’est ce que propose Claude Lévi-Strauss dans un ouvrage tardif et érudit, mais écrit sur le libre ton d’un entretien [1].

L’anthopologue-philosophe rappelle l’opinion si fréquente selon laquelle le suprême talent de l’artiste est d’imiter la réalité à s’y méprendre. Il cite différents auteurs en ce sens. Chardin disait par exemple : « ce vase de porcelaine est de la porcelaine, ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent […]. Il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger [2] ».

Là contre, certains ont critiqué la vanité de l’imitation. Tel est le cas de Blaise Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux [3] ». Rousseau lui-même parlait de ces « beautés de convention qui n’auraient d’autre mérite que la difficulté vaincue [4] », donc pour critiquer l’imitation. Et l’on sait que l’art impressionniste a répudié le trompe-l’œil.

Pour défendre son opinion qui prend ses distances vis-à-vis de cette dernière doxa, Lévi-Strauss part du constat indubitable et tellement signifiant du charme, de la puissance d’enchantement du trompe-l’œil ; or, celui-ci est l’exemple de l’imitation. « Notre délectation se délecte de l’imitation comme de chose qui lui est propre [5] ».

Une première raison tient au travail admirable de l’artiste. Ainsi Chabanon disait : « C’est à tort que, dans la théorie des Arts, on affecte de ne compter pour rien la difficulté vaincue ; elle doit être comptée pour beaucoup dans le plaisir que les Arts procurent [6] ».

Une deuxième raison tient à l’objet. Lévi-Strauss dit que cette joie vient de « la coalescence obtenue comme par miracle d’aspects fugitifs et indéfinissables du monde sensible, avec des procédures techniques, fruit d’un savoir lentement acquis et d’un travail intellectuel [7] ». Mais cette admiration n’est finalement relative qu’au temps : fixer ce qui passe.

Une autre cause « objective » vient de ce que le trompe-l’œil montre que « les objets inanimés ont eux aussi une âme [8] ». D’où le triomphe de ce type de toile dans la nature propre. Dit autrement, l’art arrache la chose à l’utilité et lui donne une vérité intérieure.

Sans le savoir, Lévi-Strauss rejoint l’intuition profonde de l’auteur de l’axiome : « L’art imite la nature [η τέχνη μιμείται την φύσιν] », qui est Aristote lui-même [9]. En effet, pour le Philosophe, la nature est « principe interne de mouvement » [10] et l’art (utile qu’est la technique, autant que l’art du beau qu’est l’art au sens restreint du terme) non seulement ne peut en rien modifier ce dynamisme intime, mais il doit composer avec lui pour composer l’œuvre. Même quand il semble défier la pesanteur (que l’on songe aux tours de la cathédrale Notre-Dame de Paris ou à la flèche de Viollet-le-Duc), l’architecte ne cesse de jouer avec ces forces chtoniennes pour les enrôler dans ses envolées ouraniennes.

Pascal Ide

[1] Cf. Claude Lévi-Strauss, Regarder écouter lire, Paris, Plon, 1993, p. 28-32.

[2] Edmond et Jules de Goncourt, art. « Chardin », Gazette des Beaux-Arts, 1er décembre 1863, p. 514-533, et 1er  février 1864, p. 144-167.

[3] Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg 134, éd. Lafuma 40, éd. Sellier 74.

[4] Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la musique française.

[5] Plutarque, « Propos de table », Les œuvres morales & meslées, trad. Jaques Amyot, Paris, Barthelemy Macé, 1584, tome II, p. 119.

[6] Michel Paul Guy de Chabanon, De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, Paris, Pissot, 1785, p. 50.

[7] Claude Lévi-Strauss, Regarder écouter lire, p. 31.

[8] Ibid.

[9] Aristote. Physique, L. II, 2, 194 a 21, trad. Henri Carteron, coll. des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2 vol., tome 1, p. 63.

[10] Ibid., chap. 1, 192 b 21-22, p. 59.

9.4.2025
 

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