L’art de James Cameron : unifier les contraires

Passionnante (en son matériau), mais aussi un peu décevante (en sa mise en œuvre et en ses carences), l’exposition qui se tient actuellement à la Cinémathèque de Paris sur L’art de James Cameron [1], nous donne d’approcher un génie du cinéma aux multiples facettes. En quittant l’exposition qui, après presque sept mois (elle a débuté le 3 avril 2024), ne désemplit pas, attirant jeunes et adultes, hommes et femmes, je me demandais si l’une des conditions majuscules de la créativité n’est pas d’intégrer les polarités les plus contrastées et de vivre de leur tension féconde.

 

  1. Commençons par le plus évident. Cameron croise l’imagination la plus débridée avec la raison la plus mesurée. L’exposition rappelle combien le réalisateur s’est nourri très tôt de bandes dessinées, de romans d’anticipation comme ceux d’Arthur C. Clarke, et combien il s’est toujours passionné pour les relations homme-machine, au point que l’on pourrait systématiser les différents possibles qu’il a explorés à partir d’un double axe, ontologique (selon la prédominance de l’extérieur ou de l’intérieur) et axiologique (selon la prédominance de l’optimisme et du pessimisme) [2].

Moins connu, le pôle rationnel est bien documenté par l’exposition qui souligne combien Cameron s’est toujours passionné pour la science et, plus encore, pour les techniques et les techniques innovantes, dont il fut parfois l’initiateur (dans le cinéma, mais aussi dans l’exploration sous-marine). La cause en est sans doute qu’il est un enfant de la conquête spatiale (né en 1954, il a quinze ans lorsque Neil Armstrong marche sur la Lune) et de la guerre froide. La conséquence de cette proximité avec la réalité en est l’inquiétude écologique constante de Cameron et son engagement éthique.

Cette union intime des contraires (apparents) est d’ailleurs le propre de la science-fiction – genre qui lui convient le mieux. De ce fait aussi, l’on comprend que le cinéaste canadien soit moins disposé vis-à-vis du deuxième genre littéraire imaginatif, que les Anglais appellent fantasy, qui n’hésite pas à transgresser les lois de la nature (avez-vous déjà rencontré un arbre qui parle et qui marche ?). Faudrait-il polariser l’Anglais, créateur de fantasy, et l’Américain plus pragmatique, amateur d’anticipation ? Quoi qu’il en soit, si l’imaginaire y perd en créativité, il y gagne en crédibilité (la cohérence des univers subcréés par Cameron est telle qu’ils s’emboîtent aux nôtres et s’y impriment durablement) et en potentialité immersive (qui n’a rêvé de visiter les monts Alléluïa de Pandora et de chevaucher un ikran ?).

 

  1. Cette première tension pourrait faire craindre que ce remarquable cinéaste d’aventures soit seulement un auteur de thriller. Or, nouvelle merveille, la riche personnalité de Cameron réussit à synthétiser deux pôles symboliques souvent opposés : celui, plus masculin, de l’action et de la raison positive (scientifique et technique) et celui, plus féminin, de l’émotion et de la poésie. Ce qui se vérifie au plus haut point de cette œuvre de grande maturité qu’est la saga Avatar se rencontre déjà dans les autres opus. Osons-le dire, même le science-fiction horrifique qu’est Aliens. Le retour offre quelques scènes empreintes de douceur : non seulement entre Ellen L. Ripley et la petite Newt, qui la console de la perte de sa fille, mais entre le très viril lieutenant et le caporal Dwayne Hicks avec qui s’ébauche (je dis bien : s’ébauche !) comme un début de romance. Même le Terminator 2 gonflé à la dopamine a ému des spectateurs aux larmes en instaurant une relation paternelle entre le robot et l’homme. Et le très romantique Titanic s’avère aussi être le plus efficace des films à clé jamais écrit, comme nous allons le redire. Et, redisons-le, ce sont les films actuels qui réussissent le mieux la pleine alchimie de l’animus et de l’anima.

Ce qui pourrait sembler un truisme ou du moins une évidente plus-value narrative, s’atteste en creux chez un autre très grand conteur d’aventures, Christopher Nolan, qui peine toujours à introduire en ses films romantisme et passion amoureuse.

 

  1. Le thème de l’exposition qu’elle honore plutôt bien, en amont dans les films et en aval dans son histoire, Cameron n’est aussi créatif que parce qu’il est un héritier. Il joint au mieux les deux actes de la continuité et de la rupture. L’un des risques de l’exposition est de céder à la tentation de l’après-coup, qui est aussi un biais cognitif, l’illusion de l’évidence rétrospective : retrouver le plus tôt possible ce qui, germinal, ne sera pleinement explicité que le plus tard possible.

Ce faisant, il apprend à une jeune génération déracinée et trop pressée, donc tentée par l’impatience et la paresse, une triple loi engrénée, paradoxale et maximale. Primo, c’est par le travail le plus acharné que survient l’intuition la plus inédite. Autrement dit, c’est l’activité la plus grande qui dispose à la passivité elle-même la plus profonde. Secundo, c’est en assimilant au plus intime les modèles et les grands modèles (Cameron a vu 18 fois 2001 l’Odyssée de l’espace) que l’on s’en affranchit un jour pour devenir soi-même un maître que l’on imite. En d’autres termes, plus de mémoire, c’est plus d’imagination. « On s’appuie sur ceux qui nous ont précédé », dit Cameron cité par l’exposition. Tertio, c’est en se heurtant aux obstacles les plus décourageants et en les surmontant, que l’esprit persévérant accède aux plus hauts sommets.

Illustrons-le à partir de la vie de James Cameron. Il raconte une anecdote touchante. Alors qu’il avait 14 ans, l’un de ses professeurs, M. McKenzie, lui a dit : « Tu as un potentiel illimité ». Cette parole, on l’imagine, l’a profondément marqué, d’autant qu’elle émanait d’un enseignant très respectueux de sa liberté et de son inventivité : « Cela fait vraiment plaisir à entendre ». Mais, justement, parce qu’il était respectueux (« Il nous a donné une structure, puis il s’est retiré »), il invitait chaque élève à déployer le plus possible ses capacités. Ce qui dépend de ses compétences, mais aussi de sa persévérance. Aussi Cameron observe-t-il à regret : « Beaucoup de personnes n’ont pas accompli leurs rêves, parce qu’elles ont trop réfléchi, parce qu’elles se sont montrées timides ».

 

  1. Enfin, l’exposition manque l’une des tensions les plus singulières et pourtant les plus fructueuses de cet esprit hors norme qu’est James Cameron. Elle nous montre à satiété que cet homme de vision est d’abord un visuel. Dès le plus jeune âge, il dessine et peint. De fait, il maîtrise admirablement ces arts plastiques. De nombreuses intuitions, au sens le plus étymologique du terme (intueor, « voir »), ont d’abord émergé de songes [3]. Plus encore, le cinéaste procède par images. Il entre d’ailleurs dans le métier du cinéma par la plus improbable des portes : l’affiche. Il réussit même le tour de force de résumer toute une histoire, celle du premier film qu’il rêvait de tourner et ne tournera jamais, Xénogénésis, le transformant en une inépuisable banque de données, en une seule affiche qui, dans une vision synoptique, s’avère être une vraie bande dessinée ; plus encore, le germe de nombreuses intuitions à venir (jusqu’aux humanoïdes à peau bleutée que sont les Na’vis !).

Mais ce génie de la vision s’avère également être un génie de la narration ; le visuel est aussi en quelque sorte un auditif. Et c’est sur ce point que l’exposition est le plus déficitaire. Certes, elle affirme à plusieurs reprises que Cameron se présente comme un « conteur d’histoires ». Et c’est d’ailleurs cette capacité narrative qui fait le lien avec son amour des profondeurs océaniques : « Voilà en quoi consiste véritablement l’exploration. Aller là où les autres ne sont jamais allés, et revenir leur raconter une histoire qu’ils n’ont jamais entendu auparavant ». Mais l’exposition n’a pas su montrer l’une des qualités les plus puissantes de ces histoires, celle qui explique le succès planétaire de ses films : son sens du suspense aussi simple qu’efficace. Une étude passionnante l’a montré à propos de la structure narrative de Titanic : enserré dans un double mystère en inclusion (qu’est devenu Jack ? qu’est devenu le Cœur de l’océan ?), son scénario ne cesse de multiplier les rebondissements les plus saisissants [4].

 

Conjugant imagination et raison, esprit de géométrie et esprit de finesse, les racines et les ailes, le synchronique et le diachronique, Jim Cameron partage avec Spielberg sa capacité narrative et avec Lukas sa capacité inventive. Revenons sur la troisième tension, pour moi la plus féconde. Elle est sous-tendue par la loi du don que résume admirablement la parole du Christ (à qui Cameron dédie d’ailleurs un de ses dessins) : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Or, toute l’exposition s’ouvre sur une déclaration du cinéaste qui s’achève par ces mots : « Que mon parcours vous inspire comme d’autres m’ont inspiré »…

Pascal Ide

[1] Site officiel : https://www.cinematheque.fr/exposition.html

[2] Synthétisons ces interprétations en une matrice 2 x 2 :

 

Interprétation

Optimiste

Pessimiste

Extérieur humain et intérieur mécanique

Terminator II. Le Jugement dernier (T-800)

Terminator I (T-800) et Terminator II. Le Jugement dernier (T-1000)

Extérieur mécanique et intérieur humain

Aliens. Le retour (Power Loader)

Avatar I (AMP)

 

[3] Tel est par exemple le cas de l’image séminale du premier Terminator. Logeant sans le sou dans une pension, Cameron tombe malade et, dans sa fièvre, a un rêve où il voit « un squelette de chrome émergeant d’un mur de feu ». Il interprète ainsi le songe : « Le robot avait à l’origine une apparence humaine, mais le feu avait brûlé sa peau ».

[4] Cf. Sylvain Rigollot, Méthodologie du scénario. « Titanic ». D’après le film de James Cameron, Paris, Dixit, 1999.

29.10.2024
 

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