L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard – L’histoire

E) L’histoire

« On pourrait résumer l’œuvre de G. Fessard en disant qu’il s’est attaché à dégager les catégories historiques universelles qui permettent de comprendre (au passé) et d’effectuer (au présent et dans l’avenir) la libre genèse naturelle, humaine et surnaturelle, de la réalité constitutive de l’homme, tant sociale qu’individuelle ». (MS, note 5, p. 9) Et Michel Sales de préciser : cette attention de Fessard éclaire la réalité historique concrète, mais à la lumière formelle et universelle des catégories historiques.

Je l’ai dit et le répète : Fessard ne désolidarise jamais ce que les besoins de l’analyse doit séparer : il est hors de question de traiter de la liberté et du langage sans parler du temps et de l’histoire. Nous avons d’ailleurs déjà amplement fait appel à des catégories historiques, tant, ainsi que la philosophe Jeanne Hersch, lectrice juive incroyante de Fessard, l’a souligné dans son commentaire du premier tome de la Dialectique [1].

Fessard fait sien le jugement souvent entendu selon lequel le xixe siècle est le siècle de l’histoire. Non pas que cette époque ait été plus riche en événements exceptionnels qu’une autre ni que l’on n’ait jamais réfléchi auparavant sur tel fait historique ou tel aspect de l’histoire, mais dans le sens où pour la première fois l’histoire est problématisée, réfléchie comme telle.

Je vais faire appel à un texte dense et très riche que Fessard a écrit sur l’histoire [2]. Je le résumerai et le commenterai.

1) Définition générale de l’historicité

Le terme histoire présente deux sens. En français, dire histoire c’est autant parler d’un fait (« je vais te raconter une histoire ») que le raconter (« qu’est-ce que c’est que ces histoires », « il s’est passé une histoire entre Untel et Untel »). Histoire signifie autant donc le fait objectif que sa reprise dans l’acte du sujet qui le narre voire le met en discours systématique et en fait l’objet d’un savoir. A la suite d’Henri-Irénée Marrou, Fessard souligne que, dans toutes les langues, on retrouve cette dualité sémantique. On peut rajouter l’hébreu qui, dans l’unique terme dabar dit la parole et l’événement, le fait.

Mais si Fessard accepte la distinction, il récuse son durcissement en une séparation et opposition irréductibles, comme on peut l’observer notamment chez Bultmann (qui se fonde sur le doublet allemand, profitant, comme souvent, de la double racine germanique et latine : Geschichte-Historie, que l’on rend parfois par la distinction quelque peu jargonnante historique-historial). Déjà l’étude lexicale le prouve : les langues des différents peuples montrent que le terme histoire présente toujours ce double sens intimement intriqué. Ensuite, surtout, c’est séparer l’histoire de la liberté et du langage, ce que toute l’entreprise fessardienne se refuse à faire.

Cela dit, Fessard définit l’historicité ainsi, sans être dupe du caractère nominal de sa définition (voire fautif, car autoréférencé) : « elle est ce qui constitue l’essence de l’être historique, lequel est, selon les deux sens déjà distingués du mot , capable d’être l’agent responsable des événements ou seulement leur patient et aussi d’être auteur ou objet d’un récit, d’un savoir ». (D III, p. 450. Souligné dans le texte) A noter, une nouvelle fois, combien sont imbriqués histoire, sujet libre et langage.

2) Distinction des trois historicités

Fessard distingue trois sortes d’histoire : histoire naturelle, histoire humaine et histoire surnaturelle.

La distinction se fait d’abord, de la manière la plus simple, la plus matériellement repérable à partir des trois sujets : corps, esprit ou liberté, relation religieuse à la transcendance. Elle n’est pas sans relation avec les trois ordres de Pascal, même si Fessard n’y fait pas allusion [3]. Mais cette distinction s’affinera en faisant appel à d’autres critères.

Précisons d’abord le sens du terme surnaturel. Le choix est négatif : surnaturel s’oppose à deux autres termes d’extension moindre, histoire sacrée qui vaut pour les traditions religieuses archaïques et histoire sainte ou histoire du salut qui vaut en propre pour les récits de la tradition judéo-chrétienne. Le choix est aussi positif : surnaturel est un terme suffisamment extensif pour désigner la foi biblique (c’est même un terme technique dans le cadre de la théologie catholique) et certaines pratiques insolites des sociétés sauvages : c’est ainsi qu’on le retrouve sous la plume d’un Levi-Strauss [4] et il est fréquent aujourd’hui de parler de surnaturel pour ce qui sort de l’ordinaire (que l’on songe aux phénomènes que la série-culte X-Files a vulgarisés).

Ensuite, il existe un ordre entre les trois types d’histoire. L’histoire surnaturelle est première, non seulement au plan de la perfection, parce qu’elle englobe les deux autres et unit leur mortelle opposition, mais aussi chronologiquement : la première histoire qui ait été contée et écrite est l’histoire sainte des relations entre les dieux et les hommes (pas seulement la Bible : le récit génésiaque de fondation est antérieur aux récits historiques, mais Homère et Hésiode ont précédé Hérodote et Thucydide). Mais il est vrai qu’au point de départ, la distinction des trois types d’histoire est implicite, et même mêlée ; ce n’est que progressivement que, de manière critique, l’histoire humaine se scindera de l’histoire sainte et c’est seulement au xixe siècle que l’histoire naturelle accèdera elle-même à un statut scientifique.

De même, le temps historique est premier et structurant à l’égard du temps naturel. Pour cela, il fait appel à une distinction un peu différente de la distinction chronologique-ontologique. Certes, « du point de vue phénoménal qui est celui de la science, le temps propre aux divers degrés d’être : physique, chimique, biologique, etc. a préparé le temps humain ; mais, en revanche, une réflexion sur l’historicité humaine se doit de montrer et d’expliquer pourquoi et comment ces temps qui semblent monter par échelons vers elle, en réalité en descendent comme des formes progressivement dégressives ». (D III, note 10, p. 455) Plus loin, Fessard revient sur cette distinction et l’exprime en des catégories différentes qu’il vaut la peine de noter : « dans le cas de l’individu comme dans celui du genre humain, l’antériorité nécessaire du temps naturel est du même ordre que celle du signifiant, condition matérielle, en face du signifié, cause formelle » (D III, p. 465). Fessard fait ici allusion à une distinction scolastique sur les relations complexes du signifié et du signifiant qui seront développées plus bas ; en tout cas, encore une fois, c’est le langage qui sert de référent pour comprendre l’histoire.

Enfin, en bon hégélien, Fessard étudie chaque historicité d’un triple point de vue : le contenu ou l’objet, la forme du devenir où ce contenu apparaît et le savoir qu’apporte cette histoire. Il serait simpliste de retrouver la distinction cause matérielle, cause formelle et cause finale (le but étant de raconter, faire histoire). La tripartition recouvre en fait d’une part la distinction hégélienne entre la forme et du contenu et d’autre part la distinction entre histoire-fait et histoire-récit. En tout cas, ce triple point de vue diversifie les principes de distinction : seule la différence de contenu correspond à la différence de sujet qui est la compréhension la plus spontanée de cette tripartition.

a) L’histoire naturelle [5]

1’) Contenu

C’est le monde sensible, le monde des réalités corporelles, naturelles. Il s’agit donc de ce qu’on appelle le temps cosmique, calendaire, qui est aussi le temps physique et biologique.

A noter que l’histoire matérialiste qui réduit le complexe à l’élémentaire et le formel, le spécifique à ses composants matériels tend à réduire toute historicité à cette histoire.

2’) Forme

Le temps des choses prend plusieurs formes.

Cette histoire naturelle adopte spontanément la forme d’une ligne droite indéfinie distinguant l’avant et l’après de manière extérieure, extrinsèque.

Ensuite, ce temps adopte la forme du cercle : en effet, les êtres, notamment vivants mais aussi inertes (que l’on songe aux étoiles de première et de seconde générations), suivent un cycle d’apparition (naissance) et de disparition (mort), d’où le mythe de l’éternel retour [6].

Enfin, avec l’idée d’évolution, ces deux formes se combinent pour donner naissance à la forme de la spirale (Lénine) ou de cône (Teilhard de Chardin) [7].

3’) Savoir

Enfin, que sait cette histoire naturelle, que nous apprend-elle ? Avant les théories de l’évolution, elle décrit et classe les êtres, inorganiques et organiques. Avec les théories de l’évolution, elle décrit le déroulement temporel à partir de notre histoire humaine, c’est-à-dire à partir de nos distinctions pour une part arbitraires (que l’on pense à la répartition des quatre grandes ères géologiques). Il faudrait ajouter, ce que ne fait pas Fessard, que la théorie évolutionniste cherche à comprendre les grandes lois de l’évolution, et, pour certains, du progrès.

4’) Conclusion

Pour Fessard, ce temps est celui qu’Aristote définit nombre du mouvement selon l’avant et l’après (cf. D III, p. 453).

On remarque aussi qu’implicitement, le déplacement s’opère du temps au devenir, au mouvement lui-même, donc à ce qui est devenir, au mouvement lui-même. On passe de ce qui mesure à ce qui est mesuré. Le temps a pris aujourd’hui la place que les Grecs octroyaient au devenir.

b) L’histoire humaine

1’) Contenu

Le contenu de cette histoire est celui des actes des libertés humains se manifestant par des signes qui lui sont propres. Or, des signes, le premier et le plus important est le langage. L’histoire humaine est donc l’histoire des libertés autant que du langage.

2’) Forme
a’) Forme générale de l’histoire humaine [8]

Contrairement au temps naturel qui est une unité seulement extérieure entre avant et après, l’histoire humaine est une « liaison interne de l’Avant et de l’Après ». (D III, p. 456. Souligné dans le texte) Et ce lien intrinsèque se caractérise par une coïncidence, ce qui suppose un retournement, donc comme un « cercle cyclique » (Ibid.).

Aussi la seule ligne horizontale joignant avant et après ne suffit-elle plus ; il est nécessaire de la doubler d’une ligne verticale. La première représente le temps historique et la seconde le temps logique que Fessard corrèle à la dimension surnaturelle du temps (mais encore sous forme négative, dénuée de contenu représentatif).

Le schéma du temps fait appel à une double dimension : horizontale qui correspond à la distinction avant-après et verticale qui correspond à la distinction entre l’infra-humain, le spontané, enraciné dans le biologique et le pulsionnel (en bas) et le proprement humain, le réfléchi et le rationnel (en haut).

Mais il faut dépasser ces indications générales et formelles pour entrer dans le détail du contenu. Celui-ci va s’éclairer par la mise en œuvre de la liberté puis du langage. Fessard doit faire appel à la liberté et au langage pour expliquer la structure du temps humain. En effet, par quel moyen la conscience opère-t-elle l’union de l’Avant et de l’Après ? Par certains côtés, Gaston Fessard retrouve ce que disait Aristote lorsqu’il estimait que seule l’âme actualisait la diversité éclatée, multiple des moments, du mouvement. En effet, la question qui se pose est celle de l’unité des différents moments, du passé et du présent. Mais il montre, ce que ne fait pas Aristote, que cette unité passe par le langage et met en jeu la liberté. Sans nier la différence que Fessard pense dans les termes hégéliens du particulier (pour la liberté) et de l’universel (pour le langage) : « malgré ce qui différencie langage et liberté, l’un étant par essence social, l’autre au contraire personnelle, tous deux sont apparentés par leur structure temporelle, milieu commun où s’effectue l’actualisation pratique de l’un par l’autre, en même temps que moyen pour eux d’une réflexion théorique réciproque ». (DH, p. 456. Souligné dans le texte) Ainsi s’opère une unité entre Vérité et Liberté.

b’) Forme en relation avec la liberté [9]

La mise en œuvre de la liberté opère en trois temps. L’origine est une scission. On peut considérer ce commencement de deux manières. D’abord comme une « réaction purement animale ». Or, celle-ci « suppose d’abord une scission du sujet ressentant manque et besoin, puis un élan pour combler l’un et apaiser l’autre ». (D III, p. 459) La scission peut s’entendre aussi de la personne humaine consciente : elle est l’ouverture à deux possibles opposés ; une telle formulation suppose bien entendu le jeu du langage. Mais, ici de même, la personne d’abord divisée, va chercher à restaurer son unité antérieure. Notons que cette réunification n’est pas un processus passif, comme chimique de réunion de pôles électriques contraires. Elle est un gain, un progrès, car le sujet tire la leçon de cette expérience de division-réunification, en faisant appel à la raison réflexive. Ce processus constitue le moteur de toute histoire. Mais, après une première bifurcation résolue, « l’être conscient découvre qu’il est à nouveau sujet de quelque autre scission et forme encore le projet de la surmonter ». (D III, p. 459) De sorte que, sur la ligne horizontale, on assiste à une succession de temps.

Par conséquent, le progrès peut se figurer par deux lignes bifurquant à angle droit et se réunissant après, formant d’abord un premier angle, ouvert, appelé alpha, puis un autre angle, fermé, appelé oméga.

Passons au second temps. Avant que l’acte soit posé les deux résultats étaient possibles. Mais après l’acte, l’un des deux existe. Pour autant, il n’était pas nécessaire qu’il soit, sinon l’acte n’aurait pas été libre. Or, ce qui peut être mais aurait pu ne pas être, c’est ce que l’on appelle le contingent. De plus, une fois l’acte posé, l’un des deux possibles n’est plus : il devient impossible ; mais Fessard préfère parler de futurible qu’il définit comme ce qui a « pu devenir réel, mais ne le pouvant plus ». (D III, p. 460).

Mais l’acte n’est pas encore achevé : en effet, dans le second temps, celui du passage à l’existence, le contingent s’oppose au futurible. Certes il y a eu choix, mais nous sommes encore dans la dualité. Or, c’est la finalité qui seule peut unifier, actualiser les possibles. Il faut donc poser un dernier acte qui réconcilie le contingent choisi à cette finalité. Alors la présence de cette détermination sera plus présente, plus réfléchie pour elle-même (le pour-soi). En fait, plus l’acte se rapproche de la fin, plus il est unifié, plus la liberté prend conscience de sa propre essence (position de soi par soi) et s’en rapproche. Or, cette essence, c’est ce que Hegel appelle « la nécessité du Concept » : en effet, la nécessité est l’union du possible et du réel. Voilà pourquoi, au terme, nous accédons à la nécessité.

Ainsi les quatre modalités de la logique classique non seulement prennent ici un contenu, une incarnation anthropologique, éthique, mais un ordre d’engendrement très hégélien : au début est le possible qui, en un second temps, se transforme en réel contingent et en impossible futurible et, enfin, devient nécessaire (je renvoie à la figure 4, p. 460 : elle synthétise toute cette belle et dense analyse).

c’) Forme en relation avec le langage [10]

L’unité s’opère donc par la décision de la liberté qui assume la triple dimension du temps, ainsi qu’on l’a vu ci-dessus ; or, c’est par le langage que s’incarne la décision de l’être historique.

Ce qui caractérise le langage humain est qu’il distingue en Avant et Après. Là encore, Fessard fait appel à une ou plutôt deux figures (6, p. 463 et 7, p. 464).

Il distingue d’abord deux moments horizontaux : avant et après, passé et futur, centrés sur le nunc. Et ceux-ci se dédoublent en fonction de l’étagement haut-bas qui est d’ordre non plus chronologique mais rationnel ou logique (au sens hégélien) : en haut, ce qui est positif ou existe ; en dessous de l’horizontale, ce qui est négatif ou n’existe pas. Nous rencontrons donc deux couples d’opposés :

 

 

Avant

Après

Au-dessus de la ligne

encore

déjà

En-dessous de la ligne

ne plus

pas encore

 

Par ailleurs, ces différents couples s’unissent dans ce que Fessard appelle le cercle du Nunc, de l’instant car ils y trouvent leur « origine première ». (D III, p. 462) Fessard symbolise cette unité et cette source non seulement par un cercle dont le centre est la croisée de la verticale et de l’horizontale, mais par deux demi-cercles ou, mieux, deux paraboles, tangeantes à ce point qui en est le sommet.

Mais il faut complexifier cette distinction binaire avant-après et la dédoubler. En effet, le cercle du Nunc découpe la ligne horizontale, de sorte qu’il naît un avant et un après de l’Avant et un avant et un après de l’Après. Or, ces segments ne sont pas seulement successifs, comme extérieurs les uns aux autres ; ils sont intrinsèquement et dialectiquement liés. En effet, le principe d’unité est le Nunc, cet instant présent nommé par le langage qui correspond à la décision de la liberté. Or, l’après de l’Avant et l’avant de l’Après sont contenus et enserrés par le cercle du Nunc : autrement dit, sont maîtrisables dans le langage, la liberté et la mémoire ; mais l’avant de l’Avant et l’après de l’Après ne le sont pas : ils échappent aux prises de la conscience et de la décision.

D’où il se pose la question de l’unité de la totalité du temps, englobant les quatre segments. En effet, d’une part, chez l’homme, la conscience historique est habitée par un désir de totaliser l’histoire ; ce désir se dédouble lui-même en un « double désir présent au cœur de l’homme et manifeste en toutes ses sociétés » (D III, p. 463) : d’un côté, vers l’après qui est le désir de disposer du futur par une liberté sans limites, de l’autre, vers le passé, qui est le désir de savoir ce qui remonte à ses plus lointaines origines.

D’autre part, comment prétendre enserrer tout le temps ? Là échoue le temps historique. Le vœu de totaliser l’histoire est aussi irréalisable qu’irrépressible. D’expérience, notre conscience historienne nous montre qu’en remontant le temps vers le passé, nous rencontrons toujours une réalité déjà là, que ce soit le corps organique pour l’individu ou l’univers cosmique pour l’humanité, de sorte que l’homme est impuissant à saisir l’initium temporis. De même, l’eschaton se situera toujours dans un inaccessible après de l’Après.

Comment résoudre l’aporie ? Comment concilier les deux figures géométriques de la droite indéfinie (du temps naturel) et du cercle (le temps humain), donc l’infini et le vœu de totalisation ? Comme s’il existait une parenté entre les deux, comme s’il y avait « un passage, une médiation, une conciliation ». (D III, p. 466) Autrement dit, en terme hégéliens, un troisième terme du syllogisme apte à concilier les extrêmes. Il s’agit donc de faire appel à un troisième type d’histoire : le temps surnaturel. Aussi nécessaire (puisque le désir est en chacun) qu’inaccessible au temps historique.

3’) Savoir

Que sait de la réalité l’historicité humaine ? A en rester à la seule historicité naturelle qui unit Avant et Après de l’extérieur, comme le proposent certaines lectures matérialistes, réductionnistes de l’histoire, ainsi que je le disais, la science de l’être historique ne connaît que la matière, l’efficience sensible, dans le formalisme quantitatif. Mais cette connaissance est une abstraction au sens hégélien du terme, car elle s’appauvrit de la connaissance de la qualité, de la vie, de la pensée.

En revanche, l’historicité humaine qui unit Avant et Après de l’intérieur, comprend plus que les seules causes mécaniques, il comprend le sens. En effet, l’action libre se comprend à partir de la finalité, principe et règle de l’action passée comme présente.

Il demeure que cette connaissance historique est toujours bornée, même chez celui qui écrit ses mémoires : « le Nunc où je cherche, en historien, à ressaisir et expliquer celui de mon action passée, est postérieur à elle, si bien que je connais maintenant comme passé ce qui pour moi ne pouvait être alors qu’un futur hypothétique. En raison d’un tel intervalle irréductible, la vraie certitude et la parfaite objectivité que veut atteindre l’historien peuvent toujours être remises en question : le personnage historique, dira-t-on, s’est cru responsable alors qu’il était plus ou moins déterminé… » (D III, p. 467) Et c’est ce que confirment les témoignages des historiens que Fessard convoque à la barre. A fortiori chez celui qui prétend décrire la réalité historique d’une autre vie que la sienne. Conscience historienne du passé et conscience historique propre ne coïncident jamais totalement.

Et, plus profondément, l’historien est dans l’antinomie insoluble de son désir de totaliser et de son impuissance à réaliser son projet, de sorte qu’il a le choix entre un scepticisme relativiste qui devrait le condamner au silence, et une philosophie de l’histoire qui, à l’instar de celles de Hegel ou Marx, est toujours une théologie de l’histoire masquée. Et nous voilà reconduit au troisième type d’historicité.

c) L’histoire surnaturelle

L’unité suppose de dépasser l’horizon de l’historicité humaine dans une troisième historicité, surnaturelle. Peut-être sera-t-elle aussi la voie pour résoudre d’autres antinomies comme celle de la Vérité et de la Liberté, de la théorie et de la pratique, du logique et de l’historique.

1’) Contenu

« Son contenu essentiel est l’interaction de l’homme et de Dieu ou des dieux, en tant qu’elle manifeste ou révèle le sens […] de l’histoire humaine universelle avec l’histoire de la nature qui en fait partie ». (D III, p. 468) Cette histoire fait donc l’unité des deux historicités précédentes.

Fessard entend donc surnaturel dans le sens global défini ci-dessus. Cette histoire surnaturelle n’est donc pas le seul fait de l’histoire biblique ni même sauvage, mais aussi d’athées les plus décidés comme Sartre, Lévi-Strauss ou Marx : le communisme prétend ainsi révéler le sens de l’Histoire.

Désormais l’historicité surnaturelle va remplacer la fonction logique du temps (étagement vertical) rencontré en traitant de l’historicité humaine en lui donnant une représentation positive.

2’) Forme

Cette histoire surnaturelle, explique Fessard, satisfait à trois conditions qui rejoignent ce qui fut dit au sujet de la seconde forme d’historicité : la première concerne la structure de l’histoire elle-même, la seconde celle du langage et la troisième celle de liberté.

a’) Forme générale de l’histoire humaine

D’abord, l’histoire surnaturelle unifie, c’est-à-dire embrasse l’universalité des temps, de l’avant de l’Avant jusqu’à l’après de l’Après, donc unifie les quatre segments du temps autour du Nunc. Puisque la grâce suppose la nature mais la perfectionne, nous allons partir du schéma précédent et l’achever.

Ce que l’on garde, ce sont d’une part les deux droites, horizontale (découpant le temps en avant et en après, dès le temps naturel) et verticale (représentant le temps en sa fonction logique, distinguant le haut symbolisant la tendance rationnelle et le bas l’inclination naturelle) se coupant à angle droit au milieu ; d’autre part, le cercle du Nunc de l’historicité humaine englobant l’après de l’Avant et l’avant de l’Après ; et enfin les deux carrés inscrits dans les cercles latéraux horizontaux pour donner sens aux angles petit alpha et petit oméga et signifier ainsi le progrès de l’acte décisionnel.

Maintenant, un certain nombre de réalités vont, symboliquement être rajoutées ou complétées.

En premier lieu, le principe d’unité est le Nunc qui représente la totalité du temps. Et comme la totalité est un cercle, ce Nunc sera un Centre des temps, soit, selon une formule de Kierkegaard que Fessard affectionne, un « instant autour de quoi tout tourne [11] ». Bien entendu, c’est le Christ. De sorte qu’il y a deux cercles centrés sur le point central : l’un de petit rayon embrassant l’historicité humaine dans la totalité défaillante du logos humain et le second de grand rayon, de diamètre Alpha-Oméga, englobant la totalité du Logos.

En second lieu, considérons la ligne horizontale : l’avant de l’Avant (l’initium) et l’après de l’Après (l’eschaton) portent un nom : Alpha et Oméga (avec des majuscules). La totalisation du temps transforme ce qui n’était que parabole (plus encore que demi-cercle) en cercle, signe de totalité. Nous sommes donc en présence de deux cercles symboliques tangeants au centre selon la verticale.

En troisième lieu, la ligne verticale elle-même change de sens et s’élargit. Ce qui, avant, était vers le bas seulement tendance naturelle, s’ouvre vers l’infinité de la Nature ; ce qui, avant, était vers le haut, seulement tendance rationnelle, s’ouvre vers l’infinité du Logos. Et cela vaut pour le langage comme pour la liberté. La totalisation du temps transforme là encore ce qui n’était que parabole (plus encore que demi-cercle) en cercle, signe de totalité. Nous sommes donc en présence de deux cercles symboliques tangeants au centre selon l’horizontale.

Nous sommes donc en présence de six cercles (dont, celui plus large centré sur le Nunc, englobe les cinq autre cercles) et de deux droites, sans oublier les deux carrés inscrits dans les cercles latéraux, s’enracinant dans l’Alpha et s’achevant dans l’Oméga. Est-il besoin, achève Fessard, de montrer combien ce schéma, qui est un cercle de cercle, est hégélien et reprend les leçons de la Religion manifeste qui est la religion chrétienne, trinitaire : les cercles horizontaux sont ceux du Père, du Fils et de l’Esprit « avant que le Savoir absolu les transforme dans les cercles superposés verticaux de la Logique et de la Nature qui sont dialectiquement unis en un syllogisme par le cercle central de l’Esprit. Mais ce schéma contient aussi la réfutation de l’hégélianisme dont on sait que la Philosophie est le dernier moment du système ; or, celle-ci, pur produit de la Raison, du Concept, se refuse à toute représentation schématique ; mais, justement, pour Fessard, ce schéma est indépassable. La religion est le dernier moment et non le pénultième.

b’) Forme en relation avec le langage

Ensuite, cette historicité rassemble les temps non seulement comme une totalité, mais comme une totalité intelligible, donc donatrice de sens. En effet, ce qui caractérise une narration vraie, c’est non pas qu’elle est « sans queue ni tête », selon une expression révélatrice du manque de totalisation, mais qu’elle est unifiée, construite : ce que l’on observe d’une véritable pièce, des tragédies antiques jusqu’aux tragédies contemporaines de Gabriel Marcel. Pour cela, il est nécessaire qu’il y ait un Alpha et un Oméga en relation interne, donc qui se correspondent, qui coïncident. Ce qui est le cas dans l’histoire surnaturelle païenne et plus encore dans l’histoire chrétienne.

Chaque mythe définit cette origine, ce centre et cette fin. Les mythes modernes que sont les grandes idéologies de même. Mais, à chaque fois, selon la distinction symbolique-imaginaire qu’il faudra élaborer plus bas, le symbolique unifiant est remplacé par de l’imaginaire : en effet, le terme est envisagé interne à l’histoire, ramenant donc l’histoire surnaturelle à une historicité humaine. Tel n’est pas le cas du christianisme : le centre est le Christ, « gond de l’histoire », selon le mot de Hegel souvent repris par Fessard.

c’) Forme en relation avec la liberté

Enfin, l’histoire surnaturelle ne rend pas seulement intelligible la totalité de l’histoire universelle, elle éclaire chaque moment. Or, on sait que la liberté est au langage ce que le singulier est à l’universel. Cette histoire doit donc éclairer chaque microdécision ; ses déterminations doivent pouvoir s’appliquer à chaque individu. Mais, dans l’hégélianisme, le passage de l’universalité historique à la singularité de chaque acte suppose l’existence d’une médiation qui soit particulière et relie les extrêmes. Elle prend là encore différentes formes selon les types d’historicité surnaturelle : le parti prolétarien chez les communistes, l’Eglise pour les chrétiens.

3’) Savoir

Il vient d’y être fait allusion : contrairement à ce que croit Hegel, le savoir conceptuel ici ne suffit pas, il est nécessaire de faire appel aux symboles. Celui-ci manifestera l’interaction entre intelligence et liberté humaine d’une part, Liberté intelligible de la totalité Homme-Dieu et Homme-Nature.

Ce symbole n’est ni concept rationnellement maîtrisable ni imagination irrationnelle. Il doit donc faire appel d’une part à une foi qui n’est pas contraire à la raison mais qui dépasse tout savoir scientifique naturel ou même humain et d’autre part nécessiter une herméneutique apte à discerner ce qui relève du symbolique et de l’imaginaire.

3) Conclusion et conséquence

La riche conception fessardienne du temps soude étroitement langage, liberté et histoire.

Elle permet aussi d’opérer un discernement à l’égard des grandes dialectiques contemporaines de l’histoire. Surtout, elle permet d’opérer une synthèse de leur apport au sein d’une juste conception de l’histoire et humaine et surnaturelle : le mouvement du Concept selon Hegel, le mouvement de la Foi selon Kierkegaard et le mouvement de l’Histoire selon Marx.

Pascal Ide

[1] Jeanne Hersch, « Un livre sur les rapports de la liberté et du temps », Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-décembre 1956, p. 370-386. Fessard ne se prive pas de citer cet article à plusieurs reprises, ce qui est, paradoxalement, un signe de juste humilité.

[2] « L’histoire et ses trois niveaux d’historicité », Appendice I, in D III, p. 449-481.

[3] Fessard n’utilise pas plus les fines distinctions opérées par le cardinal Journet au début du troisième tome de l’Eglise du Verbe incarné (Paris, Desclée, 1969, p. ).

[4] Fessard y fait souvent mention et l’analyse longuement (D III, 335-344).

[5] D III, p. 453-455.

[6] Cf. Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1949.

[7] Cf. « Le Cône du Temps », in Psychè, novembre et décembre 1946, p. 23-27 et p. 171-179.

[8] D III, p. 455-458.

[9] D III, p. 458-461.

[10] D III, p. 461-466.

[11] Les miettes philosophiques, trad. Paul Petit, Paris, 1938, p. 119.

2.7.2020
 

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