L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard – Le langage

F) Le langage

On l’a déjà vu à plusieurs reprises, Fessard ne déconnecte jamais son approche de l’histoire, de la liberté du langage. Il convient maintenant de le montrer en détail. C’est toute l’œuvre du troisième tome de la Dialectique qui va s’efforcer de montrer en détail combien il existe un lien intime dont le plus évident est l’homologie de structure entre les Exercices et le langage. Or, nous avons vu que les Exercices étaient le déploiement concret, historique de la liberté ; c’est donc que l’on doit souder, une nouvelle fois, d’une part le langage et d’autre part la liberté, l’histoire et donc la société. Précisément, si langage et Exercices sont si proches, cela tient à leur relation intime au temps.

1) Nature générale du langage

Pour le montrer, Fessard va se fonder sur l’œuvre de psychosystématique linguistique de Gustave Guillaume [1]. Les seuls titres suffisent à prouver combien cet auteur a eu souci de montrer le lien entre la structure de la langue et le temps. D’ailleurs, Fessard a été conduit à Guillaume par le philosophe Edmond Ortigues qui en fait l’un des principaux fondements de son travail capital et thèse, Le Discours et le Symbole [2] et dont Ortigues a suivi plusieurs années les cours. En effet, le souci de Guillaume est avant tout scientifique et « sa réflexion proprement philosophique » pèche par « insuffisance [3] » ; par ailleurs, ses idées sont exposés dans un langage technique parfois très abstrus. Or, Ortigues a élaboré philosophiquement les thèses de Guillaume, les rendant ainsi assimilables par le non-spécialiste. Il constitute donc une médiation des plus utiles, espérant toutefois que la multiplication des intermédiaires ne s’accompagne pas d’une trop grande déperdition et déformation d’information : Guillaume-(et même, parfois, son disciple qui édite ou explicite : Roch Valin)-Ortigues-Fessard-ce texte d’exposé ! Il faudrait ajouter à cette chaîne saint Thomas, car il me semble que la linguistique ait quelque chose à dire à la pensée thomasienne et qu’inversement, celle-ci ait quelque lumière à lui apporter.

a) La structure de la langue selon Gustave Guillaume

1’) Historique la révolution saussurienne

La première approche linguistique scientifique fut historique, au xixe siècle : n’est-il pas celui de la découverte de l’histoire ? En réaction contre cette tendance à survaloriser le fluent, les variations successives des mots, Saussure, au début du siècle souligna les permanences de structure du lexique, de la morphologie et de la syntaxe. Classique opposition d’Héraclite et de Parménide.

Saussure est ainsi conduit, dans le Cours de Linguistique générale de 1916, à trois distinctions majeures dont les répercussions allaient être immenses :

La première distinction est celle de la parole et de la langue. Celles-ci constituent les deux faces, les deux aspects de tout langage : langage = parole + langue. La première est un fait individuel et la seconde un fait social.

La seconde distinction est celle de la diachronie et de la synchronie. La première est à la seconde ce que l’historique est à l’intemporel ou, pour reprendre la représentation spatiale du temps, ce que l’horizontal est au vertical. Cette distinction est superposable à celle de la langue et de la parole : en effet, la langue constitue un ensemble de règles qui s’imposent, comme données d’avance, simultanées et permanentes, bref, comme quasi-intemporelles, telles les règles d’un jeu (échecs, dames). En regard, la parole se déploie dans mon temps propre, se déroule au fil de l’histoire de l’usager.

Dernière distinction : le signifié et le signifiant. Ces deux aspects composent tout signe. Saussure retrouve ici une distinction classique. Le signifié est le concept, alors que le signifiant est le son physique où s’exprime le signifié. Cette distinction entraîne une conséquence : le signifié est universel et nécessaire, car il implique une relation au concept et à la chose, le signifiant est relatif à chaque langue et donc arbitraire. En termes plus fessardiens, le signe est interaction de liberté (le signifiant) et de vérité (le signifié). Une conséquence de cette distinction fut le développement d’une science autonome, la phonologie, étudiant le son dans sa matérialité, indépendamment de son sens [4].

2’) La perspective propre et l’apport spécifique de Guillaume
  1. Guillaume s’inscrit dans le sillage de Saussure mais abandonne sa perspective proprement scientifique et structurale pour adopter un point de vue plus réflexif, ce qui le rapproche de la philosophie, mouvement qui s’achèvera, je le répète avec Ortigues (et Fessard, dans son prolongement). Guillaume partira notamment de la distinction synchronie et diachronie qui, chez lui, se symbolise sous la forme de deux axes, l’un horizontal, diachronique, et l’autre vertical, synchronique (cela vous rappelle-t-il quelque chose ?!). Son intention est notamment de montrer que la genèse des diverses formes grammaticales, notamment les noms, les articles et les verbes, peut se comprendre à partir de ces deux axes, ce qui signifie que le temps joue un rôle capital dans la formation du système linguistique. Le fondement des analyses linguistiques de Guillaume, estime Ortigues, est qu’il existe « une foncière analogie entre temps et langage [5] ». Nous voyons aussi combien les points de vue de G. Guillaume et de Fessard se conjoignent.

Pour mieux comprendre l’apport de Guillaume, je vais prendre deux illustrations qui sont en fait, semble-t-il, ses deux apports majeurs à la linguistique, avant d’exposer sa vision plus générale, plus globale du langage.

3’) L’analyse des verbes selon Guillaume [6]

Partons du fait de la conjugaison des verbes dans les langues. Guillaume choisit le français, à cause du « caractère abstrait du développement analytique de cette langue [7] » ; mais il analyse aussi la conjugaison du verbe en latin, en grec ancien, en allemand et en russe. Or, dans la langue française, les verbes se distinguent en passé, présent et futur. Mais la répartition des temps est plus complexe : il se superpose une distinction en trois modes : un mode quasi-nominal, un mode subjonctif et un mode indicatif. Or, on constate que chacun de ces modes se répartissent aussi selon l’axe du temps : le mode quasi-nominal en infinitif, participes présent et passé, le mode subjonctif en passé (« que je chantasse ») et en tourné vers le futur (« que je chante ») et le mode indicatif où la distinction est on ne peut plus connue : parfait et imparfait, présent, futur simple et hypothétique ou conditionnel.

Comment rendre compte de ces faits complexes ? Comment les interpréter ? Gustave Guillaume distingue chronogenèse et chronothèse. La première se rapporte au mode, la seconde au temps. Nous retrouvons ici en partie la distinction synchronie-diachronie. La chronogenèse est le processus de formation de l’image mentale du temps. La chronogénèse celui du déroulement du temps.

Or, la représentation du temps s’opère en trois pas, trois degrés : in posse, in fieri et in esse. Le premier est totalement virtuel ; le deuxième est « relativement virtuel – selon les mots de Fessard [8] » ; le troisième est objectif, réalisé.

En effet, au mode quasi nominal correspond une image temporelle à peine amorcée, le verbe est très peu avancé dans sa construction, d’où sa similitude très grande avec le mot : le temps est donc encore à l’état très virtuel.

Au mode subjonctif, la personne est introduite, ce qui induit une double orientation du temps, vers le passé (descendant, pour Guillaume) et vers le futur (ascendant, pour Guillaume). Or, il s’agit encore d’une orientation et non d’une distinction d’époque achevée. Voilà pourquoi le temps est encore virtuel, in fieri.

Enfin, au mode indicatif, le temps est pleinement actualisé. C’est d’ailleurs pour cela que le présent est enfin représenté comme tel, permettant la distinction des deux époques, passée et future.

Or, cette distinction est exhaustive : les autres modes se réduisent à ces trois existants. Par exemple, le conditionnel est un futur hypothétique au sein du mode indicatif et l’impératif est une forme allocutive sans morphème propre, empruntée au mode indicatif ou parfois au subjonctif [9].

Deux conséquences peuvent être tirées. D’abord, on assiste à une sorte de rétrécissement du cône du temps qui, au fur et à mesure où il se réalise, se concrétise, isole le présent pour accéder au nunc qui occupe donc une place centrale. Ensuite, la triple modalité aboutit à une distinction quadruple de part et d’autre du présent sur la ligne de l’indicatif : vers le passé, le passé simple puis, plus vers l’arrière, l’imparfait ; vers l’avenir, le futur puis le conditionnel, plus vers l’avant.

Conclusion d’Edmond Ortigues : « La langue atteste notre enracinement dans une histoire qui n’est pas caractérisée par son devenir extérieur mais par ses procès intérieurs [10] ». Ortigues résume tout en un schéma que Fessard reprend, en le modifiant et en le complétant[11]. L’axe vertical symbolise la chronogenèse et l’axe horizontal symbolise la chronothèse.

Or, vous l’avez déjà constaté, ces deux caractéristiques sont celles même que l’on retrouve dans la structure quaternaire des Exercices. Fessard n’a pas pu ne pas être saisi par l’analogie profonde liant l’analyse purement linguistique de Guillaume et la dialectique des Exercices. Il exprime son émotion.

4’) L’analyse des articles selon G. Guillaume [12]

Passons du verbe à l’article, qui est tout proche du nom. Une concordance entre Exercices, donc entre liberté se déployant concrètement, et langage, va se retrouver, et qui est ici non plus de l’ordre temporel, mais de l’ordre du rationnel ou du logique. En effet, nous allons le voir, l’article, et le substantif qu’il détermine, se déclinent selon les catégories de l’universel, du particulier et du singulier. Or, cette distinction structure l’ordre rationnel, logique.

Partons là encore de l’usage de la langue française. On distingue en effet l’article défini (le) et l’article indéfini (un). Comment rendre compte de cette distinction on ne peut plus banale ? La seule différence défini-indéfini suffit-elle ? Il ne semble pas.

Pour le montrer, Guillaume compare l’article français à l’idéogramme chinois. En effet, celui-ci présente cette particularité unique d’être au plus proche du symbole original qui l’a enfanté, du geste de communication premier auquel l’homme eut recours pour entrer en relation : « mieux que toute autre en effet la langue chinoise conserve en ses signes idéographiques la trace de tels gestes. C’est pourquoi d’ailleurs elle ne comporte pas à proprement parler de mots variables, ni aucune des catégories grammaticales : genre, nombre, temps, mode, etc., que nous sommes habitués à distinguer dans nos langues indo-européennes [13] ».

Or, dans l’idéogramme chinois, le processus de désignation de l’universalité se produit de la manière suivante. Le mot ou le caractère, l’article se présente en premier lieu comme une représentation particulière qui admet en elle le maximum d’universalisation possible : il peut donner naissance autant au verbe qu’au nom ou à l’adjectif. Or, ce premier stade ouvre à un imaginaire indéfini, le mauvais infini d’une réalité sans contour. Il a besoin d’être précisé. Une valeur différentielle lui est opposée : des lois de position du caractère au sein du discours permettent de particulariser la valeur du caractère : la règle d’antéposition marque un rapport de déterminant en déterminé et la règle de postposition un rapport de direction. Bref, nous avons affaire à un mouvement en trois moments : particulier-universel-particulier, mais ce processus n’est ni pensé, développé ni figuré, incarné.

Tout autre est le cas de l’article. Ce morphème extrêmement évolué en français, a justement pour fonction d’exprimer la relation logique. L’article  se définit par une tension, c’est-à-dire un rapport orienté, qui va de l’universel au singulier, donc du plus au moins, du large à l’étroit. Sa tension est donc fermante. En regard, l’article  se définit par une tension qui va du singulier à l’universel, donc du moins au plus, de l’étroit au large. Sa tension est donc ouvrante. Par conséquent, l’article commande la relation entre le singulier et l’universel caractéristique du concept.

La langue chinoise qui ne comporte pas de tels articles est à la langue française qui en comporte ce que le symbole est au concept (nous verrons plus loin le sens de cette distinction).

Là encore, la relation aux Exercices se fait d’elle-même : alors que le verbe articule la relation non seulement des différentes époques, mais de l’intemporel au temps, l’article met en jeu les différentes déterminations du concept hégélien : universalité, particularité, singularité, au sein d’un mouvement que symbolise des carrés sur la figure. Or, en analysant les quatre semaines, nous l’avons redit en analysant la structure de l’histoire, aux droites et aux cercles qui symbolisent le temps, se joignent deux carrés que Fessard appelle « cônes d’expansion et de contraction [14] ».

Concluons : la langue, comme la liberté que déploie les Exercices, permettent donc d’articuler, d’expliquer le lien si important du temporel et du rationnel, de l’historique et du logique.

5’) Le langage selon G. Guillaume

Jusque maintenant j’ai analysé deux apports essentiels du linguiste Guillaume à la connaissance de la langue. Mais le philosophe Guillaume est habité par une intuition profonde.

a’) Le point de départ ou l’intuition fondamentale

Une anecdote riche de sens est à l’origine de cette intuition, comme une certaine chute de pomme à la source de celle de Newton. « Aux abords de 1927 – raconte Roch Valin – un jour que, dans la rue, G. Guillaume méditait sur le problème du système verbal, voilà qu’un emploi singulier et en apparence aberrant de modes indicatif et subjonctif le frappe ». Cette phrase, toute simple, figure à titre d’exemple dans son ouvrage Temps et Verbe [15] : « Si vous le faites et qu’il s’ensuive un accident, on vous en tiendra rigueur ».

En effet, la phrase commence à l’indicatif (présent), se poursuit au subjonctif, avant de s’achever à l’indicatif (futur) ; or, on aurait aussi bien pu garder le mode indicatif tout au long : « Si vous le faites et s’il s’ensuit un accident… » Pourquoi cette apparente anomalie, s’interroge le linguiste ? Soudain, la lumière jaillit et, avec elle, tout le cœur de l’intuition de Guillaume. En un mot : la pensée ne se contente pas de distinguer les temps (chronothèse), mais introduit aussi, implicitement, un autre ordre du réel (chronogenèse) : le passage du virtuel à l’actuel. Dans les termes de Guillaume : « si étant un mot qui suppose, que, au contraire, un mot qui pose » ; la différence est celle de la chose regardée et du sujet regardant ; la distinction virtuel-actuel : « si vous le faites, c’est l’hypothèse d’une actualité, qu’il sensuive, l’actualité d’une hypothèse [16] ». Ou encore, avec Roch Valin : si exprime la « virtualisation de la forme actualisante », et que « l’actualisation de la forme virtualisante ».

Mais il y a plus. La distinction actuel-virtuel fonde le rapport au temps chronologique : il permet un aller-retour entre le passé et le présent. En effet, les deux subordonnées de la phrase dédoublent la relation avant-après : la première subordonnée (« Si vous le faites ») est à la seconde (« et qu’il s’ensuive ») dans un rapport avant-après ; de même, les deux subordonnées sont aussi avec la principale (« on vous en tiendra rigueur ») dans un rapport avant-après. Or, ce dédoublement est permis par le changement de mode, il est possible parce que le subjonctif y est vu comme un avant, un passé de l’indicatif. Le subjonctif est le moyen qui permet l’unité de sens de la phrase : car l’avant et l’après n’ont pas le même sens, ce qui serait contradictoire ; ils s’articulent à un rapport virtuel-actuel : le subjonctif en faisant remonter la pensée de l’actuel au virtuel, lui permet de faire du présent un passé qui devient virtuellement cause d’un possible futur.

Cette intuition profonde contient donc en germe tout ce qui deviendra la distinction guillaumienne entre chronothèse et chronogenèse. « Là est la découverte de Guillaume », dit Fessard, à la suite d’Ortigues [17]. Et nous verrons plus bas qu’elle constitue une articulation complexe de l’avant et de l’après qui est homologue à la structuration du temps dans les Exercices.

b’) Qu’est-ce que le langage ?

Laissons Ortigues l’exposer : « Guillaume part de ce fait que le présente de la parole n’est jamais simple, qu’il comporte toujours une double référence au passé dont on hérite et au possible vers quoi l’on tend. De même que le temps se divise en trois moments, passé, présent, avenir, ainsi le langage comporte en lui-même trois aires dans lesquelles se distribuent ses fonctions. Ces trois aires sont la langue dont on hérité, l’expression du discours que l’on se propose et le seuil différentiel qui, dans l’instant dela parole, marque à la fois la distinction des deux autres et le passage de l’un à l’autre. On voit qu’il s’agit en somme de substituer au dualisme saussurien un trinitarisme dialectique [18] ».

En effet, pour Saussure, la structure du langage est binaire : langage = langue (synchronique, social) + parole (diachronique, individuel).

Or, pour Guillaume, la structure du langage est ternaire : langage = langue + discours + parole. Ces trois pôles se distinguent d’abord selon le temps : le passé de la langue, l’avenir visé par le discours et l’instant présent de la parole. Mais, plus encore, ces moments ne sont pas juxtaposés mais vitalement articulés : la parole sert de médiation entre ces deux pôles, elle les unit et permet ainsi de dépasser l’opposition saussurienne entre synchronie et diachronie. Voilà pourquoi on peut parler d’une dialectique.

c’) La perspective de G. Guillaume

Si G. Guillaume est véritablement novateur et même révolutionnaire, il faut bien comprendre la nouveauté qu’il apporte. Elle est du même ordre que la révolution copernicienne opérée par Kant. En effet, on le sait, ce dernier, a inversé l’ordre sujet-objet en cherchant les conditions a priori de possibilité de la connaissance, les structures transcendantales du connaître. Or, de même, Guillaume va s’opposer aux linguistes traditionnels (Saussure y compris) en s’attachant non pas aux effets de sens des formes verbales, mais aux conditions transcendantales, réflexives de possibilité de la langue : voilà pourquoi il remonte de l’actuel au virtuel. En effet, explique Gustave Guillaume dans un Appendice intitulé : « Du point de vue adopté en cet ouvrage », il s’agit de « remonter de la multiplicité des conséquences du signe linguistique dans le parler réel à son unité de condition dans la langue virtuelle », de partir de « la pensée pensée où les choses sont conçues et déjà formées » car elles ont « pris corps dans une expression mentale » pour retrouver « la pensée pensante où les choses, encore en genèse, n’ont pas assez de corps pour que la mémoie puisse les imprimer en elle [19] ».

D’ailleurs, pour Fessard, la révolution opérée par Kant pour l’être, la métaphysique et par Guillaume pour la linguistique, Ignace l’a opérée pour la liberté : lui-même n’a-t-il pas cherché, du côté du sujet, de l’acte libre, de l’acte de l’esprit, et non pas de l’objet, de l’effet posé dans l’histoire, comme le fait la spiritualité classique antérieure à lui, la possibilité d’unifier, de totaliser l’histoire : cette « merveille d’analyse réflexive [20] » que sont les Exercices, a opéré « une révolution que nous appelions copernicienne, par analogie avec celle de Kant », regroupant, mieux que Hegel et avant lui, dialectiquement « les conditions a priori […] de n’importe quel acte humain [21] ».

6’) Les trois espèces de temps selon G. Guillaume

Il faut aller encore plus loin : comment le temps différencie-t-il et unifie-t-il les langues ?

a’) Le principe le temps opératif

Nous touchons là, estime Roch Valin, « l’intuition primordiale qui est à l’origine de toutes les découvertes de G. Guillaume ». À savoir ce principe de grande portée en linguistique » que « la pensée en action de langage exige réellement du temps [22] ».

Lisons Guillaume : « Une opération de pensée, si brève soit-elle, demande du temps pour s’accomplir et peut conséquemment être référée, aux fins d’analyse, aux instants successifs du temps qui en porte l’accomplissement et que nous nommerons le temps opératif [23] ». En effet, il est d’expérience que la pensée prend du temps : le contenu conceptuel peut être intemporel, mais l’acte de pensée s’inscrit dans le temps. Cela vaut bien entendu de la pensée qui s’exprime à autrui ; mais cela vaut aussi de la pensée qui se parle à elle-même, pour prendre conscience d’elle-même. Or, cette nécessité qui fait figure de servitude est incontournable. Guillaume cite un mot de Leibniz : « Le langage est le miroir de l’entendement [24] ».

Dès lors, le langage prend une véritable dignité que s’annexe trop souvent la seule pensée : le langage n’est pas qu’une convention utile à la communication interhumaine. Il est comme l’incarnation ou mieux l’actualisation de l’esprit. Ecoutons G. Guillaume : « Les langues dont la construction repose sur la puissance que possède l’esprit de réfléchir en lui-même, ainsi que dans un miroir où elle devient visible, sa propre activité, sont dans leur partie systématique […] la résultante d’une référence de ce que l’esprit édifie au temps qu’il met à l’édifier. Les analyses subtiles qu’opère la langue ne sont jamais autre chose que la division de ce temps opératif en instants originaux grammaticalement dénotés. L’indivision de ces instants, quel qu’en soit le motif, impuissance de les distinguer ou recherche d’effets expressifs, se traduit par une synthèse [25] ».

Ce temps opératif, au principe de toute analyse et de toute synthèse, expérience primordiale, est le principe de la double distinction structurante de la langue : il est source d’une part du temps de la chronogenèse, d’où dérivent les divers modes, qui eux-mêmes s’étrécissent jusqu’à la dernière chronothèse, celle du hic et nunc ; et d’autre part du mouvement logique, rationnel de généralisation et de particularisaton. Quel que soit le degré d’élaboration des langues, de leur capacité à différencier modes et temps, tout part de ce temps opératif. En effet, répétons-le : celui-ci permet à la pensée de prendre conscience de sa puissance organisatrice car elle voit sa propre activité comme dans un miroir.

b’) Application : la distinction des trois espèces de temps

Le temps opératif permet donc de comprendre comment la pensée fonctionne et structure logiquement dans le langage les formes nécessaires à son objectivation. Mais, en plus, selon l’un des commentateurs de Guillaume, il contient et unit les deux autres sortes de temps, celui de la nature et celui de l’historicité. En effet, Guillaume, explique Roch Valin distingue trois espèces de temps : « Temps d’univers (c’est-à-dire l’espace de temps le plus grand que la pensée sache se représenter, espace capable de contenir en lui tous les événements dont la somme constitue à ses yeux la réalité de l’univers), temps d’événement (durée intérieure propre à chaque événement que la pensée voit s’accomplir dans le temps) et enfin temps opératif (celui, porteur de la chronogenèse ; au cours duquel la pensée se donne une représentation du temps d’univers et du temps d’événement, ainsi que du rapport nécessaire qui les unit) [26] ».

Nous allons voir dans un instant comment Ortigues déploie cette distinction qui demeure implicite.

b) Un détour par Edmond Ortigues

J’insisterai seulement sur trois points.

1’) La nature du langage

L’intérêt d’Ortigues, a-t-on dit, n’est pas dans l’originalité de l’apport, mais dans celle de la perspective proprement philosophique. Non seulement, il a pu assimiler et traiter philosophiquement le matériau de Guillaume, ce qui est un travail immense et méritoire, mais il l’a relu à l’aune de la double tradition kantienne – précisément le schématisme – et hégélienne – précisément la médiation.

Il a constaté, surtout chez Hegel, combien la question du langage est intimement liée à celle du temps. « La médiation, au sens de Hegel, c’est encore le schème [au sens de Kant], mais généralisé, non plus restreint à l’entendement objectif, mais se réfléchissant soi-même dans le développement de la raison, le mouvement  du concept. Le temps est le principe de la différenciation interne du concept, il est  qui préside à la genèse des formes [27] ». Déjà, de manière générale, Hegel fut un observateur très attentif du langage, des signes et des symboles. Rappelons-nous la première dialectique de la Phénoménologie qui a pour objet la certitude sensible. Celle-ci se comprend à partir des deux formes a priori de la sensibilité chez Kant, espace et temps. Or, que constate Hegel ? Leur nature intrinsèquement dialectique : l’effacement de ces catégories ; la certitude sensible et l’histoire de son propre mouvement. Or, et voilà ce qui nous intéresse, quel est le moteur et le révélateur de cette dialectique ? Le langage. En effet, c’est la nomination qui révèle le caractère essentiellement changeant, dialectique : car il change l’immédiat sensible en universel. Langage et temps sont donc intimement liés.

Ortigues, comme Guillaume, mais encore plus explicitement, est convaincu du lien intrinsèque voire quasi-identitaire existant entre langage et temporalité : « Il n’y a pas d’autre critère, affirme-t-il après Emmanuel Benveniste, ni d’autre expression pour indiquer le temps où l’on est que de le prendre comme le temps où l’on parle [28] ».

2’) La distinction des trois espèces de temps

Dépouillant cette distinction de son encombrant psychologisme du maître et du disciple, Ortigues interprète ainsi cette tripartition : « Nous avons distingué trois fonctions schématisantes de la temporalité : le schématisme du temps physique (primat de l’antécédent) est intérieur à l’objectivité matérielle et trouve en quelque sorte sa limite dans l’espace ; mais en tant qu’il est simplement représenté, objet du concept, ce schème temporel du déterminisme suppose la médiation du temps historique suivant lequel s’engendre le concept (primat de l’avenir, du projet) ; enfin l’historicité ne trouve son unité que si la médiation est rapportée à elle-même dans sa genèse interne suivant la fonction logique du temps indispensable à toute unité synthétique ou architectonique. C’est par là seulement que l’on peut apercevoir une liaison entre le problème formel et le problème existentiel que pose le langage [29] ».

3’) Remarque : confirmation du lien entre langage et temps

Nous avons vu que les temps étaient hiérarchisés de sorte que, contrairement à l’apparence et à l’interprétation classique, le temps naturel et objectif se réfère à celui du sujet parlant et libre. Or, c’est ce que l’on constate aussi dans la langue, note Ortigues à propos des verbes bibliques : « Les représentations temporelles dans le langage se conçoivent non par référence directe à la chronologie objective des événements, mais par référence à la personne. C’est à partir des représentation temporelle impliquées dans la position de la personne que l’on va pouvoir, suivant les besoins du discours, déterminer des relations chronologiques entre événements objectifs. C’est seulement d’une manière dérivée que le temps appartient aux choses, aux réalités particulières ; dans son principe, il appartient à l’homme […] puisque l’homme est défini comme celui qui conçoit l’universalité […] et que d’autre part la réalité ne s’unifie que par sa manifestation à un sujet [30] ».

c) La structure de la langue et Exercices selon Gaston Fessard

On pourrait montrer sur de multiples exemples l’intérêt de l’analyse du langage qui vient d’être opérée pour une juste compréhension des Exercices (ce qui, en retour, valide la théorie). Prenons le cas de l’article dont on a vu qu’il exprime la logique, la rationalité articulée en ses trois moments universel, particulier et singulier. Or, la lecture du n° 23, Principe et fondement, nous montre qu’il y a deux parties : la première qui parle de « l’homme » en général et la seconde parle de « nous ». Autrement dit, la première est introduite par l’article défini « le ». Or, Guillaume nous a appris que « l’article ‘le’ est défini par une tension qui va du singulier à l’universel, de l’étroit au large, du moins au plus [31]« , alors que le mouvement de l’article ‘un’ est contraire. C’est donc que la première partie du n° 23 est une ouverture du singulier à l’universel.

En revanche, la seconde partie se fonde sur le « nous », qui équivaut au singulier « je ». Or, nous apprend Ortigues, « Le Je actualise par rapport à soi le temps de la parole comme condition préalable à la représentation des différents temps du verbe ». Il est donc pas dans le temps, mais se temporalise du fait de sa relation étroite au verbe. Ce qui le caractérise en propre, c’est qu’il « est à la fois l’unité du sens et le devenir du sens, manifestation de l’un dans le multiple et réflexion du multiple dans l’un [32] ». Il est donc à la jonction du singulier et de l’universel. Par conséquent, ici se joue l’articulation rationnel du discours.

Par conséquent, l’analyse linguistique livre le sens caché de ce texte qui rejoint l’exégèse de Fessard (D II) distinguant les deux parties, en tant que la première expose les conditions de possibilité de l’acte libre et l’autre celles de son actualité. Fait d’autant plus passionnant que l’analyse classique lit simplement en ce texte deux principes et deux conséquences.

Mais notre propos est plus universel : il est de montrer que le langage est intrinsèquement soudé au temps. Pourquoi ? Fessard l’explicite lumineusement. Classiquement, par exemple dans l’Ecole, on définit le langage comme un signe. Or, le propre du signe est de représenter autre que soi. Le langage, en l’occurrence, exprime un rapport entre soi et l’extérieur. De sorte que l’on pense souvent que la distinction des éléments est antérieur au signe et la fonde.

Or, c’est tout le contraire qui est vrai : c’est le signe qui est antérieur à la distinction et la fonde. C’est lui qui clive ce qui était auparavant mêlé, indistinctement : « la scission par laquelle le signe devient autre que soi […] pose les contraires, tout en les maintenant unis [33] ». Or, parmi ces contraires, on rencontre les oppositions positif et négatif, en-deçà et au-delà, mais aussi avant-après, qui sont à l’origine du temps. Le signe instaure donc la temporalité. L’infans qui devient parlant permet le cadre de référence du discours en opposant avant et après. Dès lors, on comprend que le lien du temps et du discours est intime.

Par ailleurs, Fessard n’a pas manqué de souligner l’analogie entre cette distinction et celle du triple niveau d’historicité, naturelle, humaine et surnaturelle opérée plus haut [34]. Aucune difficulté pour les deux premières ; mais en quoi ce que Guillaume appelle « le temps opératif » et Ortigues, « la fonction logique » correspondent-ils au temps surnaturel ? En ce qu’ils sont médiateur et qu’ils contiennent les deux autres. D’ailleurs, ne le sont-ils pas par les images symboliques ; or, ce sont elles qui forment le contenu spécifique de l’histoire surnaturelle.

Mais le principal apport de Fessard tient aux corrélations qu’il a nouées entre la structure temporelle et logique de la langue analysée par Guillaume et ce que la structure dialectique de la liberté et du temps que lui ont révélés les Exercices. Nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de voir des passages. Il convient maintenant de le constater dans le détail. Bien évidemment, s’il existe de tels passages, il ne s’agit pas de coïncidences ni simplement d’heureuses homologies, similitudes. Pour Fessard, liberté, temps, langage sont structurellement très proches, car ils sont intrinsèquement liés.

1’) Structure quaternaire du langage

Pour cela, partons à nouveau de la manière dont Guillaume-Valin comprend la structure des formes verbales à partir de la chronogenèse et des chronothèses.

La distinction des trois modes dans leur rapport au temps nous a conduit à une double distinction avant-après que résume le tableau suivant et qui synthétise quatre tableaux [35].

Je dois seulement expliquer ce qu’est la distinction des aspects : immanent, transcendant et bi-transcendant [36]. En fait, ni Guillaume ni Fessard ne définissent. Ils distinguent trois aspects qui correspondent à une distinction de la grammaire traditionnelle : la forme simple (« je marche »), la forme composée (« j’ai marché ») et la forme surcomposée (« j’ai eu marché »). La forme simple est dite immanente car elle retient en soi la tension intérieure, le temps impliqué du verbe par opposition au temps expliqué qu’il extériorise et déploie hors de soi en passé, présent et futur. La forme composée est dite transcendante car elle ne reste pas au-dedans du premier procès mais regarde au-delà, en engendre un autre : par exemple en disant « j’ai marché », je suis au-delà de la marche puisque j’en considère maintenant le résultat ou la suite. La forme surcomposée est dite bi-transcendante car elle redouble le processus qui vient d’être décrit : par exemple, « j’ai eu marché » est encore au-delà de « j’ai marché », comme

 

Distinction

des trois positions

P 1

P 2

 

P 3

Exemple de

G. Guillaume

« Si vous le faites…

…et qu’il s’ensuive un accident…

…on vous en tiendra rigueur ».

Distinction des chronothèses

Avant

Après

 

Distinction des modes

Mode quasi nominal dont la position P1 est un avant de P2, position du subjonctif

Mode subjonctif dont la position P2 est un après de P1 et un avant de P3, position de l’indicatif

Mode indicatif dont la position P3 est celle d’un après P2, position de subjonctif

Distinction des chronothèses

 

Avant

Après

Explicitation de la distinction des modes

Champ de

= Avant I

virtualisation

Champ d’actualisation

= Après I

 en fonction de la chronogenèse

1. Virtualisation maximée

= avant 2

2. Virtualisation minimée

= après 2

Actualisation

Système

Espace d’immanence

Espace de

transcendance

= Après I

 des aspects

 

Aspect transcendant

= avant 2

 

Aspect bi-transcendant

= après 2

Illustration du système des aspects

Forme simple (« je marche)

Forme composée (« j’ai marché »)

Forme surcomposée (« j’ai eu marché »)

 

À la lecture attentive de ce tableau, on constate trois choses essentielles pour la relecture dialectique.

D’abord, au cœur de la langue se trouve donc ce que Valin appelle un « principe d’itérativité ». On en trouve d’ailleurs une trace dans un article de G. Guillaume qui parle de « pensée itérative ». En effet, Guillaume constate ce fait universel passionnant selon lequel un verbe tel que être, avoir, pouvoir, présente un contenu sémantique primitif : exister, posséder, avoir la force de. Or, peu à peu, ce verbe perd la force de sa première signification pour servir d’autres verbes dans un phénomène d’enfouissement – mais avec conservation d’un sens idéellement préexistant – que Guillaume appelle subduction. Ce qui conduit Guillaume à la constatation générale suivante : « La subduction sémantique du verbe a l’allure typique des grands procès mentaux qui président à la construction des langues. C’est une opération de pensée itérative qui se répète indéfiniment à partir de ses propres résultats [37] ».

Voici comment Valin l’explicite :

 

« Cette partition de la transcendance (APRES I) en une transcendance simple (avant 2) et une transcendance de transcendance (après 2), de même que la fission, en chronogenèse, du virtuel (AVANT I) en un virtuel de premier degré (après 2) et un virtuel de second degré (avant 2), nous découvrent un des principes secrets de la contructivité du langage, principe qu’on pourrait appeler le principe d’itérativité, en vertu duquel on voit constamment la pensée commune constructive du langage répéter sur ses propres effets son activité analytique [38] ».

 

Ensuite, je pense qu’il est désormais clair que la distinction tripartite des trois positions correspond en réalité à une distinction quadripartite, qui est un dédoublement de la division Avant-Après en deux avant-après que désignent les chiffres 1 et 2. Valin lui-même est conduit à un tableau en quatre parties. La langue se structure donc selon le schéma quadripartite suivant : le principe de rationalité du langage repose tout entier sur la scission entre avant et après.

 

                      AVANT                                                                    APRES

          avant                           après                                       avant                           après

 

Enfin, la répartition des quatre temps est dialectique. Guillaume explicite lui-même la notion de pensée itérative par la note suivante : « Que la cause dans les langues, comme si elle était inépuisable, renouvelle incessamment son action sur ses propres effets est un fait panchronique qui confère à l’opposition linguistique une allure remarquable. Deux termes A et B s’opposant, l’opposition qu’ils expriment tend à se répéter en chacun d’eux et le système simple A, B à se résoudre, conséquemment, en un système double : Aa et Bb d’une part et Ab et Ba d’autre part, où les termes Aa Bb développent en eux-mêmes la nature qui leur a été initialement accordée, et les termes Ab Ba la nature qui leur a été initialement refusée. Il existe une tendance de la langue à révoquer le principe de contradiction [39] ». Or, ce processus est un passage de réalités contradictoires l’une dans l’autre et de surmonter l’opposition : ce qui de nature typiquement dialectique.

2’) Application aux Exercices

On a vu que les Exercices était un passage du Non-être à l’Être, ce qui est aussi la seconde définition de la liberté. Or, « la nature initialement accordée » dont parle Guillaume sans autre précision est l’Etre et « la nature initialement refusée » est le Non-être.

Désormais, cette application se fait d’elle-même, si on garde en mémoire la répartition des quatre Semaines. Il suffit de traduire ainsi :

À est l’AVANT ; B est l’APRES ; a est l’avant ; b est l’après.

Nous obtenons donc le tableau suivant :

 

                      A = AVANT                                                                                      B = APRES

Aa = avant de l’AVANT     Ab = après de l’AVANT                    Ba = avant de l’APRES       Bb = après de l’APRES

 

Fessard montre ensuite la fécondité de ce schéma linguistique à la compréhension du Triple péché. En effet, selon l’interprétation fessardienne, la suite des trois péchés est extrêmement ordonnée et importante à la méditation ; or, elle correspond à un passage de l’intemporalité de l’esprit pur (le péché de l’ange) à notre temporalité quotidienne, celle de l’après de l’AVANT (notre péché) en passant par la temporalité de l’avant de l’AVANT (caractéristique du péché du premier homme).

Elle permet enfin de l’articulation Logique et Historique.

2) Une espèce particulière de langage : le symbole

Gaston Fessard s’intéresse au symbole pour des raisons non pas d’abord épistémologiques ou métaphysiques mais éthiques : son propos est de discernement. Il souhaite distinguer le symbole et du signe (abstrait, conceptuel) et de l’image. À cet effet, il donne des critères précis de discernement. Il ne faudra pas oublier cet objectif au cours de l’exposé qui va suivre. Et ce double discernement est, on le verra, de grande importance dans la vie personnelle, par exemple intellectuelle – que l’on songe déjà à tous les schémas rencontrés et donc on sait combien ils ont soutenu l’effort de pensée – ou religieuse [40] ; mais aussi en politique qui est le lieu par excellence du déploiement de symboles surnaturels non dénués d’ambiguïté – que l’on songe à l’utilisation du symbole de Parti-Mère dans le communisme.

De plus, la conviction foncière de Fessard est que le symbole non seulement existe et « donne à penser », selon la célèbre expression de Paul Ricœur, mais qu’il est en relation étroite avec les Exercices d’une part, car ceux-ci se sont déployés selon une structure symbolique, d’autre part, car ceux-ci développent une herméneutique apte à exercer le discernement dont il vient d’être question.

Enfin, ce que la foi chrétienne a apporté, ce n’est pas une connaissance par concept, mais par symbole.

a) Topique

1’) La dévalorisation du symbole

D’un côté, on rencontre certaines pensées, de tendance rationaliste, qui dévalorisent le symbole. Tel est le cas, au plan philosophique, de Hegel. On le sait, celui-ci prétend qu’accédée à son sommet, la raison doit se passer de représentation et donc de symbole. C’est ce qu’il affirme dans la Science de la Logique où le symbole est le moyen paresseux empêchant le concept de se déterminer et de se justifier lui-même. Mais cette tendance se rencontre aussi en science : le positivisme logique, le formalisme mathématique, la phonologie aussi ont réduit les propositions scientifiques aux seuls propositions opératoires et algorithmes formels.

Dans une Annexe intitulée « La rationalité du Discous philosophique », Fessard critique la position de Hegel sur ce sujet. Ce qui permet d’ailleurs d’opérer un passionnant discernement plus général à propos de la méthode hégélienne. De fait, Hegel « n’a jamais pu exposer sa pensée sans recours à des symboles. L’opposition jour-nuit, par exemple, est fréquente dans la Phénoménologie », sans parler de l’expression « calvaire de l’esprit absolu qui est son trône » ; mais même la Logique, œuvre la plus abstraite qui ait jamais été écrite, « n’en recourt pas moins, et combien souvent, à l’image polyvalente du cercle ». Cette figure géométrique est d’ailleurs présente des écrits de jeunesse à la fin de l’œuvre hégélienne dans l’Encyclopédie. D’où la conséquence qu’en tire Fessard et qui est un critère de discernement : puisque tout symbole est ambivalent (l’eau est symbole de vie comme de mort), « distinguer les diverses valeurs » du cercle « – ce qu’il n’a jamais songé à faire – pourrait être un moyen de préciser les multiples aspects de sa pensée, en remontant ainsi au substrat inconscient sur lequel elle s’est édifiée [41] ».

2’) La survalorisation du symbole

De l’autre côté, notamment par réaction, certaines disciplines ont redécouvert les symboles et les ont survalorisés, au point d’en faire la forme supérieure de la pensée, faisant des images oniriques, des mythes, de la poésie le seul lieu de révélation de l’être. Tel est le cas de la psychanalyse et de l’ethnologie, ainsi que de certains spécialistes de l’histoire des religions :

 

« La pensée symbolique, explique Mircea Eliade […] est consubstantielle à l’être humain : elle précède le langage et la raison discursive. Le symbole révèle certains aspects de la réalité – les plus profonds – qui défient tout autre moyen de connaissance. Les images, les symboles, les mytes ne sont pas des créations irresponsables de la psychè ; ils répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être [42] ».

 

Fessard porte un jugement très mesuré sur cette survalorisation du symbole : « Légitime en son principe, le danger d’une telle réhabilitation et du primat qu’elle accorde à l’affectif, est de favoriser la confusion de l’imaginaire avec le symbolisme authentique [43] ». Le risque est ici la gnose qui est plus proche qu’elle ne le pense du rationalisme qu’elle prétend combattre.

3’) Réhabilitation partielle du symbole

Il convient donc de réhabiliter le symbole en sa réalité propre. Mais sur ce point, on rencontre diverses opinions.

Ne demandons pas une définition aux spécialistes de linguistique ou en tout cas une unanimité : « La terminologie malheureusement n’est pas fixée ; et le mot symbole est pris dans les sens les plus divers [44] ». Mais allons plutôt quêter auprès des spécialistes qui ont réfléchi à sa pratique le fruit de leur découverte.

Selon Saussure, le signe est « arbitraire, immotivé, par rapport au signifié avec lequel il n’a aucune attache dans la réalité ». En regard, le symbole n’est pas arbitraire : « Il n’est pas vide, il ya un rudiment de lient naturel entre le signifiant et le signifié ; le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n’importe quoi, par exemple une charrue [45] ». Or, qui dit naturel, dit biologique, affectif. Par conséquent, le symbole plonge ses racines dans la nature non-rationnelle de l’homme.

Claude Lévi-Strauss montre que le symbole joue un rôle essentiellement social : « Il est de la nature de la société qu’elle s’exprime symboliquement dans ses coutumes et ses institutions ; au contraire, les conduites individuelles ne sont jamais symboliques par elles-mêmes ; elle sont les éléments à partir desquelles un système symbolique, qui ne peut être collectif se construit [46] ».

Nouvel acquis essentiel : le symbole présente donc une dimension sociale. Commentant les analyses de Lévi-Strauss, Ortigues dit par ailleurs que l’illustre ethnologue a recherché « l’essence de la fonction symbolique du côté d’une homologie entre le fait social et le fait linguistique dans une zone intermédiaire entre la psychologie de l’imaginaire et la vérité du concept [47] ».

Concluons ces analyses. Le symbole est à la fois distinct du signe, en relation à la structure sociale, intermédiaire entre la psychologie de l’imaginaire et la vérité du concept.

Maintenant, il convient de définir pour lui-même ce qu’est le symbole. En fait, sa méthode dialectique joint à son esprit ignatien l’explique, Fessard d’une part ne définit jamais le symbole pour lui-même, mais en relation différenciée avec les deux autres termes : le signe (abstrait) et l’image et, d’autre part, propose des critères de discernement de ces trois réalités : signe, symbole, image.

b) La différence symbole-signe

Partons de deux expériences décisives : la phylogenèse et l’ontogenèse du symbole. À chaque fois, nous verrons que le symbole précède le signe (abstrait).

1’) Premier exemple

Considérons d’abord la phylogenèse, c’est-à-dire l’apparition du symbole dans une langue. En un mot, le symbole précède le signe, car il est la matrice de sa formation. En effet, le signe a pour but de faire communiquer les personnes ; or, le symbole est le lieu même de cette liaison. Ecoutons Edmond Ortigues l’exprimer avec clarté et profondeur : « Les symboles sont les éléments formateurs d’un langage, considérés les uns par rapport aux autres en tant qu’ils constituent un système de communication ou d’alliance, une loi de réciprocité entre les sujets [48] ». C’est d’ailleurs ce que rappelle son étymologie, symbolon. Ortigues précise que le symbole implique deux sortes de liens :

  1. l’un entre les éléments distinctifs qui sont combinés ;
  2. l’autre entre les personnes, les sujets qui se reconnaissent engagés dans une alliance (divine ou humaine).

Pour Ortigues, la première liaison est l’origine du symbole et la seconde le terme, la finalité. Cela est vrai au plan linguistique ; mais la perspective s’inverse au plan social.

De là se déduit la différence entre le symbole et le signe : « Alors que le signe est l’union d’un signifiant et d’un signifié, le symbole est l’opérateur d’un rapport entre un signifiant et d’autres signifiants ». Donc le signe est postérieur au langage, alors que le symbole, bien entendu ne lui est pas antérieur, car le langage est contemporain de l’apparition d’un sens, quel qu’il soit, mais participe à son élaboration. Par conséquent, et c’est une autre différence, le signe renvoie à quelque chose d’autre que soi, le signifié, alors que le symbole « a pour fonction de nous introduire dans un ordre dont il fait lui-même partie [49] ». Dernière différence : or, le système des signifiants fonde son ouverture au signifié ; or, le symbole est un médiateur entre les signifiants, alors que le signe abstrait met en relation avec le signifié ; le symbole est donc antérieur au signe et, comme fondement, exerce une fonction sociale et historique plus profonde et plus universelle.

Fessard l’établit à partir de deux exemples.

D’abord l’exemple de la langue qui mêle signes et symboles. Certes, la langue forme la pensée et l’esprit en lui donnant les signes abstraits dont il a besoin pour s’exprimer objectivement. Mais elle joue aussi un rôle symbolique, plus inaperçu mais autrement important : cela par l’intermédiaire de la parenté qui relève du symbole puisqu’il plonge dans le biologique tout en s’en dégageant et qu’il est essentiel au lien social. En effet, c’est bien la langue qui me donne un nom ; or, celui-ci me donne mon identité, me permet de recevoir la reconnaissance sociale de mon entourage. Mais le nom propre est de l’ordre du symbole, non du signe abstrait, rationnel. Je le redirai en donnant plus bas l’exemple suivant : « Pierre est célibataire ». Fessard généralise : les termes familiaux – en particulier la fraternité qui est une synthèse de la double origine paternelle et maternelle – sont des symboles et même les symboles ouvrant à la liberté du signe. En effet, d’un côté, nul ne choisit ses parents ou sa langue maternelle : cet enracinement échappe à la liberté, et soustrait la fraternité à l’arbitraire du signe ; « mais l’hétéronomie à laquelle est de ce fait soumis, est le principe même de l’autonomie qui lui permet, fût-ce à travers le reniement de ses origines, de concevoir et de poursuivre un déal de fraternité humaine ». Ainsi la Liberté s’enracine dans un symbolisme naturel, ici de la famille.

Il en est de même dans les communautés religieuses. Ortigues prend l’exemple du baptême chrétien [50] : ce sacrement permet de devenir chrétien, donne droit à la reconnaissance de membre de l’Église ; or, le sacrement présente avant tout une valeur symbolique, fait appel au symbole, aux gestes, non aux signes verbaux, aux mots qui sont postérieurs. On peut en dire autant de la circoncision chez les Juifs et même, mutatis mutandis, de la signature par laquelle quelqu’un devient membre du Parti communiste ou des rites d’initiation faisant entrer dans une loge maçonnique.

Puis Fessard réfléchit au fondement ultime de la différence symbole-signe. Le signe distingue, dissocie le signifié du signifiant ; or, le premier est de l’ordre de la vérité universelle, objective qui fait d’abord appel à l’intelligence, mais le second, de par son arbitraire est de l’ordre de la liberté, du subjectif. Voire, pour Fessard, la distinction Nature-Histoire correspond au plan objectif et universel à la distinction Vérité-Liberté au plan subjectif et interpersonnel. En regard, le symbole unit ces deux aspects, puisqu’il naît avant que Vérité et Liberté aient été démêlées : en effet, le symbole d’une part plonge ses racines dans l’affectivité et le biologique, et d’autre part est orienté vers la cohésion sociale ; par le premier aspect, il est en relation avec la nature, par le second avec l’histoire. L’enjeu du symbole est donc de ne pas séparer Liberté-Vérité, Histoire-Nature, au risque de les mêler, alors que l’enjeu du signe est de soigneusement les distinguer, au risque de les séparer. Or, « l’erreur commune souligne Fessard, non seulement des humains toujours prompts à parler sans réfléchir, mais aussi de plus d’un philosophe, est de s’imaginer pouvoir atteindre la Vérité sans tenir compte de la Liberté [51] ». Ils oublient que si les signes sont arbitraires, les règles de réciprocité, de nature symbolique, qu’ils expriment et qui en retour les fondent ne le sont nullement. Voilà pourquoi, conclut-il, il y a tout intérêt à distinguer aujourd’hui signe et symbole.

2’) Second exemple

Comme les langues sont inégalement douées pour manifester la différence signe-symbole, il peut être intéressant de partir de la genèse du signe chez l’enfant, de son ontogenèse [52](). Cette genèse, on va le voir, opère par différenciation, passage du confus au distinct. Au point de départ, l’enfant cherche à satisfaire un certain nombre de besoins et de plaisirs. Or, il a à sa disposition d’abord des réactions infraverbales et des gestes ; mais, peu à peu, il va découvrir que les signes, et en premier lieu, les sons, sont un moyen plus aisé que les gestes d’obtenir ces biens. « C’est par la sensibilité et la motricité de tout son corps qu’il assimile le monde extérieur, se distingue d’autrui et entreprend d’accommoder son égocentrisme à l’un et à l’autre, les sons émis n’étant que le moyen le plus économique d’aboutir à un pareil résultat ».

Alors par sa mémoire, son imagination et sa cogitative, il apprend à différencier les sons et les appliquer à tel ou tel être. Or, la valeur de signification est indépendante de leur valeur affective. Par exemple, si le son « papa » est au point de départ chargé d’une lourde valeur affective, il peut s’en détacher pour seulement désigner celui qui est l’origine génitrice de… Il n’empêche que cette valeur demeure ; elle a seulement été clivée de la valeur informative, conceptuelle et refoulée. Différents facteurs externes disposeront à ce travail de scission et valoriser le seul sens intelligible : les besoins de la communication ; l’approche scolaire du mot qui réduit le mot ce qui en est étudié par l’analyse grammaticale et logique. Enfin, se développe chez l’enfant « une attitude cognitive et plus désintéressée ».

À chaque fois, il faut conclure : « La naissance du signe s’opère grâce à une abstraction qui rejette dans l’inconscient les éléments affectifs et pratiques du symbole pour en faire ressortir au contraire la valeur représentative et cognitive [53] ».

3’) Distinction de deux espèces de symboles [54]

Fessard distingue heureusement le symbole symbolisant et le symbole symbolisé. Le nom de parenté (frère), le terme se référant à une règle sociale (autorité) est un exemple du premier ; l’axiome, une constante ou une variable mathématique, de logique formelle un exemple du second.

Fessard les distingue à partir d’une métaphore : le premier est plein, le second est vide. Mais, plus profondément, la distinction se prend de la relation à la liberté. Le symbole symbolisant est source de liberté, autrement dit générateur de lien, alors que le symbole symbolisé est effet de la liberté, donc consécutif à un lien déjà existant. Partons des exemples ci-dessus.

Le terme (et la réalité) père est un symbole symbolisant : essentiel à la relation, fondatrice de celle-ci, il manifeste la capacité de créer des symboles. Se dire père, c’est se poser soi-même : tous les pères le savent (et cela vaut aussi, d’une autre manière, pour les mères), qui doivent prendre conscience de leur être-père au pied du berceau, et parfois bien plus tard. Ici se conjoignent la réalité biologique et l’acte de la liberté consciente qui choisit d’être père de cet enfant, fruit de ses entrailles.

 

« Ce qui est symbolique, ce n’est pas le mot, mais plutôt la chose nommée : ce n’est pas le mot ‘père’ qui est symbolique, mais ‘celui que l’on appelle père’, ce qui est signifié par le mot devient à son tour un signifiant de la seconde puissance [55] ».

 

En regard, le symbole mathématique est un symbole symbolisé. Ce qui en fait le caractère opératoire, extraordinairement adapté à son objet, c’est sa complète abstraction de la durée et de la subjectivité, c’est-à-dire de la personne. Or, qui dit histoire et subjectivité et liberté. Donc, il manque au symbole mathématique « des catégories de personne et de temps, à travers lesquelles se manifestent affectivité et liberté humaines [56] ». Il n’est pas source de liberté ; il en est bien plutôt l’expression, l’effet. Voilà pourquoi le symbole mathématique est idéalement adapté aux sciences de la nature et peu opérant en sciences humaines, du moins dans la reconnaissance de l’esprit comme tel. Un signe en est qu’il est toujours univoque ; or, la polysémie du terme analogue est la trace de l’histoire sédimentée en lui. Un symbole est toujours analogue. [57]

Enfin, il faut se méfier d’une fausse distinction : le couple symbolisant-symbolisé n’est pas sans évoquer celle du signifiant et du signifié. Pourtant, les relations sont toutes opposées.

En effet, la scolastique qui s’est surtout intéressée au signe, dit, selon une formule classique, que le signifiant est tempore prius et natura posterius, alors que le signifié est tempore posterius et natura prius. Elle distingue aussi selon la causalité en affirmant que le signifiant conditionne matériellement le signifié mais ne le détermine pas, alors que le signifié détermine formellement le signifiant et donc fait plus que lui donner un conditionnement. Or, tempore est à natura, ce que l’ordre chronologique est à l’ordre ontologique, ce qui, dans le vocabulaire moderne ou de Fessard correspond à la distinction entre temporel et rationnel, ou histoire naturelle et histoire humaine, le temps logique ou le temps opératif commandant leur chassé-croisé, faisant la médiation [58].

Or, cette distinction tempore-natura se retrouve dans le couple symbolisant-symbolisé, mais non dédoublée. En effet, le symbolisant unit le rationnel et le temporel ou plutôt ne les distingue pas encore : car ils sont encore au fondement, à la source du langage qui lui, dans les signes, opérera la distinction. En cela consiste toute l’originalité du symbole. En revanche, le symbolisé les dissocie totalement sans dédoublement.

Enfin, il ressort du texte que le symbole symbolisant est le symbole plénier, par excellence (le premier analogué).

4’) Comment reconnaître le symbole du signe ?

Venons maintenant à la question du discernement du signe et du symbole.

Partons d’un exemple proposé par Fessard [59] : « Pierre est célibataire ». Ici, la distinction signe-symbole est on ne peut plus évidente. Le prédicat célibataire est un signe : ce terme est abstrait, il peut être remplacé sans difficulté par une autre forme signifiante de même contenu conceptuel, par exemple : « non marié ». En revanche, le sujet Pierre s’apparente au symbole (c’est même un symbole symbolisant). D’abord, il est insubstituable : aucun autre mot ne peut le remplacer. Ensuite, il fonctionne à l’instar d’un terme définissant une relation familiale : il définit un certain nombre de règles de fonctionnement réciproque au sein d’un système de lien.

Premier critère : la présence ou l’absence de séparation de la forme et du sens. « Le propre du discours consiste à rendre séparables d’une part le signe et l’idée, d’autre part la réalité immédiae de la chose et l’idée [60] ». Au contraire, « le symbole a pour fonction essentielle de rendre inséparables la forme et le sens. C’est par là qu’il se distingue du mot, puisque l’essence du mot ou en général du discours consiste à rendre séparables la forme et le sens [61] ». Mais qu’en est-il dans le concret ? Les mots du discours quotidien sont en fait souvent un mixte de symbole et de signe : la séparation est difficile. Un terme aussi déterminé que eau et qui semble donc être un signe peut aussi désigner l’eau vive, voire la vie éternelle (Jn 4,7).

Second critère : le symbole est une expression indirecte de la valeur qu’il symbolise et le signe en est une expression directe. Cela tient en effet à l’enracinement du premier dans l’affectivité qui empêche le jugement réfléchissant, pour parler comme Kant, que l’on retrouve dans le signe. Le symbole s’adresse d’abord à l’autre, à sa liberté, alors que le signe, le discours s’adresse en premier à la vérité, à l’intelligence. C’est ce que dit Ortigues en faisant appel à une distinction technique : « Dans le langage, le symbole est un phénomène d’expression indirecte (ou de communication indirecte) qui n’est signifiante que par l’intermédiaire d’une structure sociale, d’une totalité à quoi l’on participe et qui a toujours la forme générale d’un pacte, d’un serment, d’un interdit, d’une foi jurée, d’une tradition, d’un lieu d’appartenance spirituelle qui fonde les possibilités allocutives de la parole [62] ». La parole allocutive est à la parole délocutive ce que la parole à… est à la parole sur…, c’est-à-dire ce que la dimension sociale et affective du langage est à son contenu intelligible et cognitif.

Or, là encore, ce critère ne permet pas, dans le concret, d’opérer un discernement absolu entre signe et symbole : la distinction passe au travers de toute parole, de tout acte langagier, de tout discours, comme deux tendances. Le discours le plus délocutif comme le discours scientifique ou philosophique emprunte bien aux valeurs symboliques de la communauté, par des exemples, des expressions, des formules de mise en relation avec l’auditeur ou le lecteur. Plus encore, le signe se construit par un passage dialectique du langage allocutif au langage cognitif : au point de départ, chez l’enfant, les termes « papa », « maman » font corps avec les personnes appelées ainsi et présentent un signe autant et plus affectif que cognitif (ce sont des symboles symbolisants) ; puis, grâce au réseau et aux règles d’échange et de reconnaissance mutuelle instaurées, progressivement, l’enfant découvre la valeur intelligible, relationnelle, de ces mots et distinguent signifiant, signifié et référant [63] (désormais nous sommes plus proches du symbole symbolisé).

Au fond, l’unique critère est celui du contexte. En effet, le symbole se caractérise par la mise en œuvre du sujet parlant sans séparation de son enracinement affectif et de son contenu intelligible alors que le signe les divise. Or, c’est le contexte qui permet d’apprécier ces critères. « Pour apprécier jusqu’à quel point une expression est symbolique, il importe donc de tenir compte du contexte [64] ». Le « contexte littéraire et humain, donc naturel et historique, permet de faire pareil discernement [65] ». Ce qui demande de faire appel à une herméneutique.

c) La différence symbole-image

Passons maintenant à l’autre face du discernement qui va permettre de mieux préciser ce qu’est le symbole.

Pour cela, Fessard va prendre du recul et proposer une synthèse de l’acte de langage. Celle-ci, loin de se réduire au seul contenu conceptuel, comme le veut le signe (abstrait), est doué d’un quadruple sens. Les paroles échangées comportent, « en des proportions diverses suivant l’objet du discours, l’univers matériel et la nature biologique des sujets parlants, leur essence rationnelle et l’intelligibilité de leurs dires, enfin leur existence sociale et historique [66] ». À quoi il faudra ajouter un quatrième sens : surnaturel.

Le premier sens est le sens affectif : « en effet, comme signifiant matériel, chaque mot atteint la sensibilité organique et y détermine une résonance affective, suscitant ou exprimant un appétit [67] ». On s’en rend particulièrement compte, note Fessard dans le discours à effet esthétique (même s’il ne se réduit pas à cela, ce que ne dit pas assez Fessard).

Le second sens est intelligible. Le xviie siècle a cru réduire la parole à ce sens en proposant le discours mathématique comme modèle de tout discours.

Le troisième sens est pratique, social. Le discours présente une orientation pratique, une fin sociale.

Cette tripartition n’est pas sans relation avec les trois dimensions syntaxiques, sémantiques et pragmatiques de la sémiologie. On la retrouve clairement exprimée par Ortigues, ce que Fessard, chose curieuse, ne relève pas [68]. Mais elle est beaucoup plus fondée sur l’anthropologie. Et, une fois n’est pas coutume, Fessard corrèle ces sens aux différentes facultés de l’homme telles qu’elles sont réparties dans l’anthropologie de Thomas : le premier sens aux appétits concupiscible et irascible, le second à l’intelligence et le troisième à la volonté. Plus encore, Fessard souligne que les premier et troisième sens se retrouvent en ce qu’ils correspondent aux deux niveaux de l’affectivité, inférieure et supérieure ; la première est enracinée dans le biologique et irrationnelle, la seconde accepte la « censure » (terme un peu négatif, mais révélateur et qui correspond à une part seulement du travail d’intégration des pulsions) de la raison et tend vers les plus hautes fins humaines [69]. Mais il se ressaisit en bon hégélien et ignatien : le sens rationnel joue un rôle de médiation (voilà pour Hegel) et de discernement (voilà pour Ignace) entre les deux affectivités. On comprend dès lors que c’est d’abord ici que s’enracinent les critères de différenciation entre image et symbole.

Pour autant, ces trois sens en appellent un quatrième qui fait l’unité de la triade : c’est le sens surnaturel. Surnaturel s’entend dans l’acception large mais formelle, déjà élaborée en traitant de l’histoire surnaturelle.

1’) Comment reconnaître le symbole de l’image ? L’analyse d’Ortigues

Ortigues propose une passionnante analyse de cette différence au terme de son ouvrage Le Discours et le Symbole [70].

a’) La conception erronée du symbolisme

Cette conception erronée va confirmer en creux ce qu’il va ensuite montrer en plein.

Ortigues part de la prolifération des ouvrages et des articles sur le symbole, notamment à la suite de l’influence de Carl Gustav Jung. L’intérêt est indéniable : ces analyses ont notamment permis de réduire le foisonnement des images à quelques grands archétypes ou modèles.

Mais cette attitude n’en est pas moins critiquable. Par les effets. Il en est résulte deux inconvénients majeurs. Les auteurs usent et abusent de la comparaison : on le sait, ces traités comparent dans une seule phrase les Védas, Empédocle, le livre des Proverbes et la mécanique quantique ; or, cette méthode des analogies écrasent les différences, les décontextualisent, les atomisent et donc oublient la spécificité des touts dont les éléments sont tirés : « Imaginerait-on un manuel de littérature qui, sous prétexte que l’on trouve chez tous les poètes à peu près les mêmes images, en viendrait à méconnaître la seule chose qui ne soti pas banale, à savoir le style [71]? » C’est la critique du structuralisme à l’égard des réductionnismes émiettant. De plus, à force d’opérer des comparaisons, on reconstruit des similitudes reconstruites finissent par prétendre à la réalité, l’abstrait devient concret : « en nous parlant d’«archétypes» on attribue soudain aux abstractions de la méthode comparative une sorte de réalité en soi dans je ne sais quelles «profondeurs» [72] ».

Mais la critique de fond est ailleurs. Ce prétendu pansymbolisme confond en fait le symbolique et l’imaginaire pour réduire le premier au second. Nous voilà donc au cœur de notre sujet. Cette attitude, dit Ortigues, confond « la fonction psychologique de l’imaginaire et la fonction sociale du symbole [73] ». Je l’expliquerai dans un instant en étudiant la nature du symbolisme.

Confirmation est fournie par la logique de la gnose dont on sait qu’elle est délétère. Or, la gnose a pour caractéristique d’isoler le symbole de sa fonction sociologique, de sorte qu’il le reconduit à sa seule fonction individuelle, éventuellement cathartique. Elle réinterprète les grands mythes traditionnels dans la seule perspective du moi individuel. La gnose, de ce fait, réduit le symbole à l’imaginaire.

b’) Le processus de symbolisation

Etudions maintenant en positif ce qu’est le symbole traditionnel ou plutôt le processus de symbolisation. Il se déploie en quatre temps ou moments, situé entre deux pôles, un seuil d’ouverture et un seuil d’accomplissement [74].

Le premier pôle et premier moment sont ce qu’Ortigues appelle « le seuil minimum d’ouverture ». C’est la source, l’origine. Ici, nous sommes en plein imaginaire. Il se caractérise par un dédoublement du sujet dans le désir. Cela tient à la structure même du désir. En effet, celui-ci est, par nature, infini (du mauvais infini). Sa borne est toujours extérieure, il n’est pas autolimité. Or, la réalité actuelle n’est bien entendu pas infinie et ne correspond pas à l’attente du désir, sinon il n’y aurait aucun manque et le désir n’existerait pas. Le désir tend donc, « par une extension infinie [75]« , à projeter sur touts choses son reflet et l’image qui l’accompagne tend à exercer ce que Georges Dumézil appelle un « impérialisme [76]« , capturant, fascinant toute autre représentation. Donc l’imaginaire est dualiste [77]. Les faits confirment cette analyse : ceux qui survalorisent les archétypes, Jung et consorts, la gnose, cherchent un psychisme à l’état pur qui, à l’instar de Narcisse, se dédouble en un moi psychique, charnel (l’état actuel) et le moi pneumatique, spirituel, transcendant. Dès lors, le primat donné à l’ego fait l’impasse de totue référence à la réalité extérieure, précisément à celle des opérations d’échange ou d’action réciproque. Or, qui dit symbole dit liaison entre sujets. Est-ce un hasard si la gnose prolifère de nouveau aujourd’hui, lorsque la culture de masse anonyme aveugle la structure sociale ?

Un deuxième moment est l’imagination matérielle. Ortigues l’appelle aussi « imaginaire au second degré » par opposition au stade de dédoublement du désir qui est de « l’imaginaire au premier degré ». La plus grande élaboration de cette image tient . De sorte que cette imagination matérielle fournit les conditions d’expressivité pour les valeurs signifiantes du symbole. Nous sommes donc au-delà du seuil minimal de symbolisation.

Un troisième moment est le système combinatoire et topologique qui est plus proche de la règle formelle. J’avouerai ne pas bien comprendre étant donné le peu de développement donné par Ortigues.

Enfin, le quatrième moment qui est le second pôle est ce qu’Ortigues appelle « le seuil maximum d’accomplissement qui est le rapport social ». C’est la finalité. Nous sommes ici dans le symbole à l’état pur. En effet, telle est l’intuition centrale de l’auteur : il existe une homologie de structure formelle entre le fait social et le fait de langage, ce qui est le propre de la fonction symbolique.

Ortigues incarne, démontre cette loi à partir des analyses de Georges Dumézil sur l’idéologie tripartite. En effet, pour faire très court, celui-ci a démontré qu’au fondement de toutes les religions indo-européennes se trouve un système idéologique à trois fonctions : une fonction de souveraineté, une fonction guerrière, une fonction de fécondité et de travail pacifique. Tel est par exemple le cas de la trinité romaine : Jupiter-Mars-Quirinus. Or, on ne peut le montrer que si l’on part du fait de langage lui-même. Il existe donc un lien étroit entre le fait social et le fait de langage. Rien que de très banal dans ce constat. Mais voilà où l’originalité de l’apport de Dumézil. Sa méthode et nécessairement comparative. Ce que montrent les travaux de Dumézil, c’est que les structures significatives ne sont pas atomiques mais différentielles. « C’est moins chaque figure divine, chaque concept religieux qu’il faut étudie que les rapports qu’ils soutiennent entre eux et les équilibres que révèlent ces rapports. Bref, la plus sûre définition d’un dieu est différentielle, classificatoire [78] ». S. Wikander explicite : « Le résultat le plus important de la méthode comparative peut se formuler comme suit : aussi longtemps qu’on travaille avec des divinités isolées et que, se fondant sur l’étymologie de leur nom ou sur certains traits saillants, on recherche leur essence «propre», on n’arrive jamais à des résultat sûrs. Des dieux peuvent changer de nom et pourtant rester semblables à eux-mêmes, c’est-à-dire assurer la même fonction dans un ensemble culturel et dans le système mythologique correspondant. Mais, à l’inverse, certains noms de dieux peuvent aussi, dans des temps et dans des milieux différents, recevoir les contenus les plus divers, et cela non pas par suite de développements spontanés à partir d’une certaine donnée initiale, mais par suite de la diversité des fonctions que le lieu, en apparence identique, qui porte ce nom, assure, en relation avec d’autres êtres mythiques, dans une société et une religion données [79] ».

Prenons un exemple. Le dieux Mars considéré isolément est connu comme divinité guerrière ; pourtant, il a reçu des attributions de divinité agraire au point de paraître une figure plus archaïque que la première. Comment unifier des figures aussi contrastées ? La méthode d’analyse isolée échoue. Seule la méthode comparative donne la solution. Or, que fait-elle ? Elle compare la valeur distinctive de Mars aux autres divinités de l’ancienne Rome que sont Jupiter et Quirinus ; or, on constate alors que la fonction guerrière s’oppose toujours aux autres divinités (comme d’ailleurs dans les autres systèmes de divinités indo-européens) ; il doit donc toujours y avoir quelque chose de sa fonction qui demeure. Et en effet, le Mars agraire est sentinelle qui veille sur le champ ou défenseur des récoltes contre quelque danger menaçant.

Pourquoi ce rapprochement différentiel ? Cela tient à la puissance à peu près indéfinie d’assimilation et d’extension d’une image, à cet impérialisme dont parlait Dumézil. Nous retrouvons donc les caractéristiques du premier moment du symbolisme. Et si Ortigues dit qu’il existe une homologie entre langage et société, c’est que le principe différentiel est aussi au cœur de l’élaboration des signes dans la langue (sans être le seul processus, contrairement à ce que croit un certain structuralisme auquel adhère trop unilatéralement Dumézil et Ortigues avec plus de mesure).

c’) Application : discernement entre symbole et image

Cette topographie du procès symbolique livre d’elle-même les critères de discernement entre symbole et image.

Le critère essentiel ressort de la dernière analyse. Voici comment Ortigues la formule : « Un même terme peut être imaginaire si on le considère absolument et symbolique si on le comprend comme valeur différentielle corrélative d’autrs termes qui le limitent réciproquement [80] ». En termes plus anthropologiques, l’image – le mirage – est infinie, alors que le symbole est fini. Or, cette finitude vient de la limitation apportée par les oppositions distinctives mutuelles, mais aussi de la finalité qui est le rapport social et la formalisation en discours.

Autre critère de discernement : le symbole aspire à être dépassé. Quelle que soit l’importance fondatrice de l’ordre symbolique, celui-ci ne trouve cependant sa fin que dans le discours rationnel. Fessard ne l’oublie jamais qui ne sombre pas dans la survalorisation indue du symbole. Ni Ortigues : « Le symbolisme est un élément formateur de la tradition sociale, un registre permanent de reconnaissance possible entre les sujets ; mais il tend à s’accomplir en le dépassant ; il veut être assumé dans une parole, un discours individuel où la question du vrai et du faux puisse être posée pour elle-même dans une pensée qui explicite ses raisons et ses jugements [81] ».

2’) Comment reconnaître le symbole de l’image ? L’analyse de Fessard à partir des Exercices
a’) Exposé général

Revenons maintenant à Fessard [82]. Il va donner une incarnation, un contenu au critère de discernement symbole-image encore de trop formel d’Ortigues. Comment Fessard ne pouvait-il pas être fasciné par la quadripartition du procès symbolique, de la formation du symbole décrite par Ortigues ? N’y aurait-il pas, là aussi, une homologie de structure avec les Exercices et, plus encore, qui ferait d’eux la clé herméneutique de reconnaissance du symbole et de l’imaginaire ?

Mais la ressemblance n’est pas que générale. Elle vaut aussi pour le détail. Les « points d’accord » sont « remarquables [83] ».

En effet, la Première Semaine dont le contenu est la Position du Non-être a pour rôle principal de purifier l’imagination. Or, tel est le premier temps du processus de symbolisation. Plus encore, le rôle des règles de discernement en Première semaine est d’opérer un discernement au sein du dédoublement de la personne prise entre bon et mauvais esprit. Or, nous avons vu que le premier temps de la symbolisation est aussi celui du dédoublement.

La Quatrième semaine cherche aussi la pleine intégration symbolique. Par exemple, les Règles d’Orthodoxie (notamment la Règle XIII) qui sont corrélées à cette dernière Semaine ont pour but l’ordination sociale

Bien entendu l’isomorphisme n’est pas total : le dernier moment distingué par Ortigues laisse dans l’ombre l’interaction de la volonté (l’affectivité supérieure) et du discours : en effet, Ortigues n’explicite pas le fondement de la règle sociale.

En tout cas, dans son dynamisme, les Exercices proposent, à l’instar du processus symbolique, des critères de discernement du bon usage du symbole dans sa différence d’avec l’imaginaire.

On peut, avec Fessard, tirer une conséquence de ces propos et de la définition donnée ci-dessus du symbole symbolisant. L’homme est sa liberté, pour le moderne comme pour Fessard ; d’autre part, dans un processus décrit par les Exercices, il n’accède que pas à pas à cette liberté en étant simple, puis brisé, puis réconcilié selon une loi de réciprocité (et Fessard de préciser en sa nature d’être sexué, donc dédoublé, puis et surtout, au terme, dans le « oui » conjugal, source de toutes le autres alliances, sociale et internationale, j’ajoute : image même de l’union de l’être humain avec Dieu) ; on peut donc conclure en une formule heureuse qui demanderait à être longuement explicitée, que « l’être symbolisant par excellence […] c’est l’homme même [84] »..

Pour concrétiser son propos, Fessard propose deux exemples ou exercices de discernement [85].

b’) Premier exemple de discernement

est la célèbre réponse de sainte Jeanne d’Arc à ses juges lui demandant si elle était en état de grâces : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; si j’y suis, Dieu m’y garde ».

Cette question n’est pas conceptuelle, puisqu’elle fait appel à des images : en effet, le terme grâce n’évoque ici que l’amitié avec Dieu, alors que le terme état suscite « l’image d’une extériorité physique et d’une stabilité temporelle, entraînant la représentation d’un avoir ». Or, toute image est ambivalente et peut falsifier le sens intelligible. La question est donc de faire passer cette image à l’état de symbole. Comment opérer le passage, donc le discernement et écarter tout imaginaire ?

Partir du seul rationnel ne suffirait pas, car tel n’est pas le point de départ : l’image, justement, mêle rationnel et irrationnel, la nature et l’histoire. Discerner, c’est distinguer. Il s’agit, au contraire, d’opérer un discernement qui divise et joint tout à la fois. Or, c’est ce que fait Jeanne d’Arc dans sa réponse aussi brève que profonde et lumineuse : elle distingue doublement avant et après, action de Dieu et action de l’homme. Mieux que cela, avant le chevalier de Manrèse, elle retrouve la distinction des quatre Semaines. Lisons le dense commentaire qu’en fait Fessard :

 

« D’abord : ‘Si je n’y suis’, c’est la possibilité du péché toujours présente pour la liberté humaine qui, au souvenir de ses fautes passées, prend ainsi son point de départ en accord avec la Première Semaine d’Ignace : Position du Non-être. L’optatif qui répond à cette hypothèse initiale : ‘Dieu m’y mette’ manifeste l’ouverture et la disponibilité de la conscience, caractéristiques de la Deuxième Semaine : Négation de cette position. Vient ensuite une seconde hypothèse diamétralement contraire : ‘Si j’y suis…’, elle entraîne immédiatement la possibilité du sacrifice futur qui de fait attend Jeanne refusant de renier sa mission, donc un rapport à la Troisième Semaine : Exclusion du Non-être. Enfin : ‘Dieu m’y garde’, second optatif, correspondant au premier mais qui, au lieu de viser comme un futur immédiat, s’étend, par delà la mort désormais assumé, à la vie ressuscitée, donc à la Quatrième Semaine : Position de l’être [86] ».

 

Or, on a vu longuement que les Quatre Semaines sont le plus extraordinaire moyen de faire accéder l’imagination et l’affectivité divisées d’avec la rationalité, dans le Non-être à leur unité avec l’affectivité supérieure, par la médiation de la liberté et de la raison. Ces quatre propositions, d’une concision extrême, opèrent donc, dans un vocabulaire non technique, mais pas non conceptuel, tout le discernement entre image et symbole.

c’) Second exemple de discernement

Il concerne le terme « eau ».

3’) Conclusion

Concluons de manière générale : c’est l’intégration de la dimension surnaturelle qui assure le discernement entre symbolique et imaginaire. Or, ce surnaturel est disponible, justement sous forme symbolique dans la structure des Exercices : ceux-ci, c’est un autre de leur intérêt, fournissent les moyens de discerner, au sein de tout contenu sémantique, l’imaginaire du symbolisme authentique grâce à la médiation du rationnel le plus formel. Les Exercices sont comme le symbole par excellence.

Fessard trouve une confirmation inattendue de cette distinction chez un psychiatre, Jacques Lacan [87].

d) Conclusion : qu’est-ce que le symbole ?

Il est temps de rassembler les éléments épars de l’analyse fessardienne. Fessard ne nous propose pas une définition du symbole mais une description très précise de ses composantes qui sont, on se le rappelle, au nombre de quatre : affective inférieure, rationnelle, affective supérieure et surnaturelle. Partant de là, un tableau résumera les différences entre image, concept ou signe et symbole (et plutôt le symbolisant qui est le symbole au sens plénier).

 

 

Image

Concept

Symbole

Composante affective sensible

Présente

Absente

Présente

Composante rationnelle

Absente

Présente

Présente

Composante pratique ou volontaire

Absente

Présente

Présente

Composante surnaturelle

Absente

Absente

Présente

 

Il ne s’agit donc pas de défendre le symbole contre le concept ni celui-ci contre celui-là. Mais de les ordonner.

3) L’origine du langage

Là encore, de manière originale et pénétrante, Fessard va se positionner par rapport à l’approche classique du signe. C’est une des occasions où il a le plus clairement dialogué, intégrant et dépassant l’héritage scolastique, en continuité et en rupture à son égard. Il part de l’exemple de l’apprentissage du langage par une sourde-muette-aveugle, Marie Heurtin [88]. Cet exemple est l’occasion rêvée de parler du rapport du langage et de la pensée en sa genèse, de la constitution du signe en général. En effet, nous sommes ici au plus près de l’apparition du signe, de son surgissement d’un état de quasi-animalité.

Un seul inconvénient : le texte date de 1949-1950. Fessard n’a donc pas encore eu l’occasion de prendre connaissance du texte d’Ortigues (1962) qui fut, pour lui, on le disait, le point de départ de ses recherches en linguistiques qui devait aboutir aux élaborations très précises, très développées de D III, par exemple la construction du concept de symbole qui est presque absent du texte que nous allons lire, alors qu’il aurait grandement aidé son expression.

a) Un exemple : l’histoire de Marie Heurtin

Fessard n’a eu en mains apparemment que deux pages (40-41 de la douzième éd., de 1926). Je donne le texte dans une extension plus grande, à partir de l’ouvrage fameux de Louis Arnould, Âmes en prison [89].

Marie Heurtin est sourde et aveugle de naissance. Maintenant elle a dix ans. Le diagnostic est clair : elle est idiote et sauvage.

 

« On eût dit que la nature s’était acharnée dès la première heure sur cette infortunée, pour condamner toutes les portes par lesquelles chaque âme humaine peut communiquer avec l’extérieur ; elle ne lui en avait laissé qu’une seule, celle du toucher, par où la malheureuse enfant, connaissant confusément qu’il existait autre chose qu’elle-même, s’exaspérait de ne pouvoir l’atteindre ».

 

Par bonheur, son père entend parler d’un établissement, Notre-Dame de Larnay, où l’on s’occupe d’enfants sourds-aveugles. Une religieuse, sœur Sainte-Marguerite, s’occupera de Marie.

 

« Dès que l’enfant se sentit abandonnée par son père et sa grand-tante, elle entra dans une rage qui ne cessa guère pendant deux mois : c’était une agitation effrayante, torsions et roulements sur le sol, coups de poing appliqués sur la terre, la seule chose qu’elle pût facilement toucher ; le tout accompagné d’affreux aboiements et de cris de désespoir que l’on percevait des environs mêmes de la maison. Impossible de la quitter une seconde ».

 

Après ces deux mois infernaux se produit l’épisode décisif. Sœur Sainte-Marguerite avait remarqué

 

« que Marie avait une particulière affection pour un petit couteau de poche apporté de chez elle, elle le lui prit. Marie se fâcha. Elle le lui rendit un instant et lui mit les mains l’une sur l’autre, l’une coupant l’autre, ce qui est le signe abrégé pour désigner un couteau chez les sourds-muets, puis elle lui reprit l’objet : l’enfant fut irritée, mais dès qu’elle eut l’idée de refaire elle-même le signe qui lui avait été appris, on lui rendit le couteau définitivement. Le premier pas était fait : l’enfant avait compris qu’il y avait un rapport entre le signe et l’objet. […]

« Son institutrice poursuivit dans cette voie. Elle avait su de la tante de Marie que celle-ci aimait spécialement le pain et les œufs, aussi lui servait-on souvent un œuf au réfectoire. Un jour, après qu’elle a palpé avidement son œuf, la Sœur le lui reprend, en lui faisant sur les mains le signe qui désigne l’œuf. L’enfant se fâche, et comme ce jour-là, elle ne répète point le nouveau signe, on en lui rend pas l’œuf et on lui sert de la viande à sa place. Mais elle n’était pas contente et tâtait jalousement dans les assiettes voisines pour savoir si l’on avait donné des œufs à ses compagnes. Le lendemain, on lui remet un œuf dans son assiette, elle s’en empare, on le lui reprend en lui répétant le signe, et comme elle le reproduit à son tour, on lui restitue enfin l’œuf tant convoité. – Ainsi en fut-il du pain, des autres aliments et même du couvert. Au bout de peu de temps, l’on en vint à ne rien préparer pour elle sur la table du réfectoire, et elle prit alors l’habitude, en arrivant, de demander par des signes enseignés tout ce qui lui était nécessaire [90] ».

 

Quelle était la méthode de sœur Sainte-Marguerite ? « La première chose à faire était de lui donner un moyen de communiquer ses pensées et ses désirs. Dans ce but, nous lui faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets ; presque aussitôt elle a établi le rapport qui existe entre le signe et la chose… » Alors, se dit la Sœur,

 

« la petite fille ayant remarqué que chaque fois qu’on lui présentait du pain, on lui faisait ce signe ou qu’on le lui faisait faire, a dû raisonner et se dire : Quand je voudrai du pain je ferai ce signe. En effet, c’est ce qui a eu lieu. Quand, à l’heure du repas, on a tardé, tout exprès, à lui donner du pain, elle a reproduit l’action de couper la main gauche avec la main droite. Il en a été de même pour les autres choses sensibles ; et du moment qu’elle a eu la clef du système, il a suffi de lui indiquer une seule fois le signe de chaque objet [91] ».

b) L’interprétation classique et ses limites

Lisons par exemple ce qu’en dit le philosophe Maurice Blondel. Il part du fait que Marie aimait caresser le manche d’ivoire de son couteau :

 

« Et comment utiliser cette manie sinon en contrariant son plaisir, en provoquant une réaction définie ? Il fallait surtout susciter l’idée d’un geste, d’un signe destiné à traduire le désir où se concentrait toute l’impétuosité d’une sensibilité et d’une volonté sevrées. Il fallait en même temps faire préciser ainsi la notion de l’objet capable de satisfaire cette avidité de jouissance peut-être voluptueuse.

« Dès l’instant où l’invention du signe expressif a illuminé les ténèbres de l’intelligence endormie, le miracle psychologique était produit : grâce à ce petit détail qui paraît si infime, toute la féconde initiative de la pensée pouvait faire irruption, discerner au sein du chaos la possibilité de figurer distinctement un objet, puis un autre, un désir, puis un autre. Bref, il était trouvé, le moyen d’analyse et de communication faute duquel tout restait confondu, mais grâce auquel rien ne demeurait inaccessible à cette intelligence qui, de fait, s’est développée avec une rapidité surprenante, à partir des données de la sensibilité physique jusqu’aux plus hautes formes de la pensée métaphysique et religieuse [92] ».

 

Mais Fessard se positionne surtout à l’égard de l’interprétation thomiste et néothomiste.

Selon cette herméneutique, le langage est un signe, se range dans le genre du signe. Or, qui dit signe, dit une relation entre un son matériel et un concept ; ce qui correspond, respectivement au signifiant et au signifié selon Saussure.

Ce signe s’élabore par un processus d’abstraction qui extrait l’essence intelligible du réel et donne un concept qui exprime le réel, dans son essence universelle ; et ce concept trouve à s’exprimer dans un signifié, un son, arbitraire.

c) L’interprétation de Fessard

Comme toujours, Fessard suit un ordre progressif, ici chronologique qui est le plus à même de dévoiler le processus dialectique d’engendrement des réalités.

Fessard n’est pas encore pleinement outillé pour nommer chaque étape. Dans le vocabulaire de D III, forgé à l’écoute d’Ortigues, on pourrait dire que le terminus a quo est l’image, le terminus ad quem le signe (abstrait) et le terminus per quem le symbole. Mais ce qu’il perd en précision de vocabulaire, il le gagne en précision dans le processus évolutif. Voilà pourquoi cet exemple est intéressant.

1’) Le point de départ

Comme pour la dialectique maître-esclave, le point de départ est, selon les propres mots de Fessard, un état « animal ». Marie « n’est encore qu’un animal », certes bien dressé, mais un animal, car « l’éveil de l’intelligence proprement dite est suspendu à la naissance du signe [93] » ; or, justement nous étudions la naissance du signe chez Marie.

Ici, tout est indistinct, non-séparé : Marie et le monde, Marie et sœur Marguerite, le monde et sœur Marguerite, en Marie, le corps, la sensibilité et l’esprit. Tout le travail de naissance du signe va donc consister à distinguer, à séparer ce qui est primitivement coalescent.

2’) Le point d’arrivée

Le terminus ad quem est le signe, entendez le signe intelligible, support cu concept. Il suppose un travail extrêmement élaboré. Précisément que soient opérées trois distinctions : d’abord, celle du sujet connaissant (Marie) et de la réalité autre qu’elle, ce que la philosophie hégélienne ou sartrienne appelle le pour soi et l’en soi ; au sein du sujet, la part proprement rationnelle et la part animale, biologie et affectivité ; au sein du réel en soi, ce qui est naturel (les choses) et ce qui est historique (les personnes, en l’occurrence sœur Marguerite).

C’est tout le passage du terminus a quo au terminus ad quem que Fessard veut analyser et dont il estime que l’analyse scolastique est passé à côté.

3’) Le processus

Le rôle de la Sœur est double. D’abord, elle sépare l’unité vitale, l’indistinction primitive de Marie et de son couteau, autrement dit de son désir et de la réalité. Or, « en prenant cet objet, elle crée une distance entre lui et Marie où se déploie le désir qui fait tendre les mains pour ressaisir le couteau, le posséder comme instrument utile et en recevoir le contact agréable [94] ». Dès lors, la Sœur permet à Marie de prendre conscience que la réalité n’est pas son désir ; en termes freudiens : le principe de réalité n’est pas le principe de plaisir. La séparation locale extérieure entre couteau et mains de Marie permet l’intériorisation de la distinction entre elle et les choses, elle autorise l’avènement du pour-soi.

Mais il faut plus pour que s’éveille l’intelligence. Or, cela nécessite aussi une distinction intérieure entre le sens et l’intelligence. Pour cela, la Sœur force les mains de Marie à faire le geste de se couper l’une l’autre transversalement. Or, ce geste est celui-même que Marie faisait pour couper. Fessard a appris de son ami Marcel Jousse que le premier état du signe est l’imitation, que l’homme est un animal mimeur. La Sœur éveille donc sa mémoire. Plus encore, en répétant le geste, elle éveille la cogitative : elle incarne dans le corps de son élève la forme même de l’objet qu’est le couteau. En outre, lorsque Marie reproduit le signe, elle lui donne le pain. Son désir s’apaise donc. Mais désormais l’unité n’est plus immédiate, elle est passée par la médiation de ce geste. Celui-ci prend dès lors une valeur particulière pour l’obtention de l’objet.

Voilà pourquoi par la médiation de la mémoire, de la cogitative, l’intelligence de Marie s’actue progressivement. Comme le note Arnould, Marie établit maintenant « un rapport entre le signe et l’objet ».

Mais il y a plus, dans ce processus de clivage, Marie apprend à découvrir la différence existant, dans le réel, entre le naturel, c’est-à-dire les choses et l’historique, c’est-à-dire les personnes. En effet, au point de départ, la Sœur est la cause de la rupture, c’est elle qui frustre le désir. Donc non seulement Marie perd l’unité immédiate avec le couteau, mais aussi l’unité immédiate et évidente avec la Sœur. Donc, de même que Marie apprend, en reproduisant le geste, sa distinction d’avec le couteau, donc d’avec les réalités extérieures, de même, apprend-elle la distinction entre le rapport à l’objet et le rapport à autrui : la relation à sa maîtresse est aussi apaisée, elle se retrouve accordée à son désir de sa maîtresse ; en accédant à ce désir et en le satisfaisant, elle n’est plus menacée, au moins pour un temps, et apprend ce qu’est un désir autre que le sien. Dès lors, elle découvre aussi que la finalité du signe est la relation sociale.

Enfin, Fessard analyse pour lui-même le rôle joué par la Sœur, c’est-à-dire sa relation avec Marie. Elle tient d’abord de la relation Maître-Esclave : en effet, elle a de cette relation la domination : c’est la Sœur qui impose ses fins à Marie, qui la frustre d’abord et ensuite fait de son geste de répétition la condition de sa jouissance. Néanmoins, cette dialectique ne suffit pas à comprendre la relation ; pour deux raisons : d’abord, le Maître menace son esclave de mort, ce qui n’est nullement le cas ici ; ensuite, le Maître utilise l’esclave à son service et ne cherche en rien son bien, alors que la Sœur désire éveiller l’intelligence de Marie, donc l’humaniser. Dès lors, ne faut-il pas faire appel à la dialectique Homme-Femme ? La relation entre Marie et la Sœur n’adopte-t-elle pas les deux moments de cette dialectique : la lutte amoureuse, et l’enfantement d’un fruit commun qui est la genèse du signe. Cependant, les deux êtres ne sont pas à égalité, ne vivent pas dans une réciprocité qui permettrait de faire seulement appel à cette seconde dialectique pour comprendre leur relation.

d) Retour sur l’interprétation classique

1’) Reproche premier

Fessard reconnaît que le mérite insigne de l’approche scolastique est sa définition du signe comme index d’autre chose que lui. Mais cette définition suppose le signe déjà fait, constitué. Son approche remonte en-deçà.

Au fond, et cette critique se retrouve chez Hegel, la pensée scolastique arrive trop tard. Elle s’intéresse au signe déjà constitué, déjà sorti de la nuit, déjà né. En effet, elle considère choses et sujet déjà distingués. Or, la genèse du signe est antérieur : il émerge d’un état qu’il appellera bientôt symbolique.

D’ailleurs, c’était déjà le reproche que Fessard adressait au film d’Arthur Penn, Miracle en Alabama. Le père Édouard Pousset, en avril 1991, disait qu’après avoir vu ce film, Gaston Fessard lui avait fait remarquer que le réalisateur était passé à côté de l’origine première du geste signifiant, en restant à son état second [95].

2’) Fondement de ce reproche : le quadruple manque de la pensée scolastique

Le premier reproche de Fessard, qui n’est pas totalement explicité, porte sur les fondements de la démarche thomasienne. Au fond, celle-ci ne prend pas en compte les quatre catégories qu’il a lui-même développées et que l’on énumérait au point de départ : société (relation à l’autre), histoire, liberté et langage. Reprenons-les : nous allons retrouver tout le développement original que propose Fessard de la constitution du signe.

a’) L’histoire

L’approche classique est, avant tout, anhistorique et, au sens hégélien du terme, « abstraite », c’est-à-dire séparée de la totalité. Or, la production du signe est, pour Fessard, essentiellement historique, ce dont le signe une fois constitué demeure toujours marqué. À nouveau, on voit que le principal reproche opéré par Fessard est le manque de prise en compte de la réalité historique. Le thomiste envisage le signe à son dernier stade, en sa réalité constituée, alors que lui s’intéresse à sa genèse.

b’) La société

La relation à l’autre entre dans la constitution du signe à deux moments : au point de départ, car il en est l’origine et au terme, car il est la finalité.

La relation à l’autre est nécessaire au signe, car personne n’apprend à parler sans l’aide d’autrui, ce qui est d’une banalité sans fin. Mais Fessard approfondit cette relation en y discernant comme un mixte des deux premières dialectiques (ce qui est d’ailleurs plus précis que la dialectique du maître et de l’esclave à laquelle il tend à rapporter la pédagogie).

Mais, de plus, pour Fessard, le signe est finalisé par la relation à l’autre. Or, pour Fessard, cette relation change l’essence même du langage : « l’intellection d’un objet ou d’une vérité qui en dépend, étant toujours de près ou de loin dirigée vers la communication à autrui, ne modifie pas moins l’objet que le sujet de cette intellection [96] ». C’est ce qui ressort aussi des analyses ultérieures. Fessard ne dit-il pas : « L’intelligence, c’est précisément cette faculté de s’accorder finalement avec autrui par le langage [97] ».

c’) La liberté

La théorie classique n’a pas non plus pris en compte que la Vérité n’est pas isolée. Pour deux raisons qui tiennent à l’origine et au terme du langage. Elle ignore la « part capitale du désir dans la formation de l’image [98] ». Elle ignore aussi la part capitale de la liberté dans l’accès à la vérité, ainsi que le montrait le processus de formation du symbole. En effet, c’est par la liberté que l’on s’oriente vers autrui.

d’) Le langage

Ultime oubli qui est la conséquence des développements antérieurs : Thomas réduit le signe au seul signe intelligible, il l’ampute de toute sa richesse qui est liée à son histoire. Plus encore, il le réduit à être passif, à n’être que de l’ordre de la cause formelle. Or, pour Fessard, le signe est actif, il relève de l’efficace, de la cause efficiente. Comme le sacrement. En ce sens, tout signe est sacramentel. En effet, si l’on prend l’exemple du surgissement de l’intelligence chez Marie : la Sœur lui impose le geste de coupure du pain. Or, ce geste, selon Fessard est actif : il prépare le surgissement de la signification intelligible,

3’) La raison ultime de cette inévidence de la genèse du signe

Mais, pour Fessard, le responsable de cette méconnaissance de la genèse dialectique du signe ne tient pas à un obscurcissement spécifique de la raison thomiaste, elle est due à la nature même du langage. En effet, celui-ci est constitué principalement de signes (même si le résidu symbolique est irrésorbable, on l’a dit). Or, par sa nature, le signe est dissociateur : il est né de la division ; il garde dans sa structure, la trace de son origine. Et ces divisions sont au moins au nombre de trois : il capture l’essence intelligible universelle des choses et en oublie la nature singulière, historique ; il oublie son origine affective, sensible ; enfin, il oublie sa destination sociale.

On le voit, Fessard exprime ici encore de manière intuitive, malhabile, mais pourtant juste ce qui sera précisé grâce à l’outillage de la linguistique.

Pascal Ide

[1] Notamment trois ouvrages principaux : Gustave Guillaume, Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, Paris, Hachette, 1919. Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps, Paris, Honoré Champion, 1929. L’architectonique du Temps dans les langues classiques, Copenhague, Munksgaard, 1945. Un de ses principaux disciples, Roch Valin, a rassemblé une série d’articles dans un recueil intitulé Gustave Guillaume, Langage et Science du Langage, Roch Valin éd., Québec, Presses de l’Université Laval et Paris, Nizet, 1964.

[2] Edmond Ortigues, Le discours et le symbole, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier-Montaigne, 1962.

[3] D III, p. 21.

[4] Cf. Nicolas Sergueevitch Troubetzkoy, Principes de phonologie, trad. Jean Cantineau, Paris, Klincksiek, 1964.

[5] D III, p. 22.

[6] Outre l’ouvrage cité ci-dessus « Epoque et niveaux temporels dans le système de la conjugaison française », in Cahiers de Linguistique structurale, n° 4, Université de Laval, Canada, 1955. « La représentation du temps dans la langue française », in Le Français moderne, n° 1, tome 19, Paris, janvier 1951, p. 29-41 et n° 2, avril 1951, p. 115-133. Cf. Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 131-143.

[7] Temps et Verbe, p. 13.

[8] D III, p. 15.

[9] Cf. Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 133.

[10] Ibid., p. 143.

[11] Ibid., p. 134 et D III, p. 17, longuement commenté.

[12] Outre l’ouvrage cité ci-dessus « Particularisation et généralisation des articles français », in Le Français moderne, n° 2-3, tome 12, Paris, 1944, p. 89-107. « La question de l’article », Ibid., n° 1-2, tome 13, 1945, p. 70-82. Cf. Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 111-124.

[13] D III, p. 18.

[14] D I, p. 208.

[15] Temps et Verbe, p. 50.

[16] Ibid., p. 50.

[17] D III, p. 36.

[18] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 84-85.

[19] Temps et Verbe, p. 131-133.

[20] D I, p. 24.

[21] D I, p. 34 et 26.

[22] Temps et Verbe, p. 8.

[23] Ibid.

[24] Langage et Science du Langage, p. 143.

[25] L’Architectonique du Temps dans les langues classiques, Copenhague, 1945, p. 18.

[26] Roch Valin, Introduction à Langage et Science du Langage, p. 15. Souligné dans le texte.

[27] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 109.

[28] Ibid., p. 161.

[29] Ibid., p. 100.

[30] Ibid., p. 160.

[31] Ibid., p. 113.

[32] Ibid., p. 162.

[33] D III, p. 25. Souligné dans le texte.

[34] Cf. D III, p. 33 et note 11, p. 456-457.

[35] Cf. D III, p. 37-39.

[36] Gustave Guillaume, « Immanence et transcendance dans la catégorie du verbe », Langage et Science du Langage, p. 46-58. Cf. D III, p. 38-39 et note 56.

[37] Gustave Guillaume, « Théorie des Auxiliaires », Langage et Science du Langage, p. 74.

[38] Langage et Science du Langage, p. 18.

[39] Ibid., note, p. 74.

[40] Cf. Henri de Lubac, Exégèse médiévale, coll. « Théologie », Paris, Aubier, tome IV, chap. viii « Le symbolisme ».

[41] D III, p. 481.

[42] Images et symboles, Paris, Gallimard, p. 13-14.

[43] D III, p. 63.

[44] Pierre Guiraud, La Sémantique, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f., 1962, p. 13.

[45] Cours de linguistique générale, Paris, 1916, p. 103.

[46] Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Marcel Mauss, Anthropologie et Sociologie, Paris, p.u.f., 1950, p. xvi. Cf. aussi p. xix.

[47] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 191.

[48] Ibid., p. 61.

[49] Ibid., p. 61 à 65.

[50] Ibid., p. 66.

[51] D III, p. 69.

[52] D III, p. 70-71.

[53] D III, p. 70.

[54] D III, p. 71-72. Cf. aussi MS, Appendice II « Symbole symbolisant, signe, le symbole symbolisé », p. 559-563.

[55] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 67.

[56] MS, p. 560.

[57] Sur le symbole en logique symbolique, cf. Jean Ladrière, « Le symbolisme comme domaine opératoire », in Cahiers internationaux du symbolisme, n° 3, p. 29-46 ; Edmond Ortigues, « Le symbolisme logico-mathématique », in Le Discours et le Symbole, p. 171-187.

[58] C’est au nom de cette fine distinction que Fessard se permet de critiquer le réductionnisme structural d’un Lévi-Strauss que par ailleurs il respecte et admire (D III, note 90, p. 74). Celui-ci affirme en effet « Comme le langage, le social est une réalité autonome ; les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié. » (Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Marcel Mauss, Anthropologie et Sociologie, Paris, 1950, p. xxxii) Mais une telle formule n’est qu’en partie vraie, car elle oublie le rôle exercé en retour par le signifié sur le signifiant ; c’est pour cela qu’elle parle d’un rapport de détermination du signifiant sur le signifié alors qu’il n’est que de conditionnement.

[59] D III, p. 71.

[60] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 24. Souligné dans le texte.

[61] Ibid., p. 175. Souligné dans le texte.

[62] Ibid., p. 67.

[63] Roman Jakobson, « Why ? », in Essays in Honor of F. Werner, New York, 1960.

[64] D III, p. 73.

[65] D III, p. 78.

[66] D III, p. 81.

[67] D III, p. 81.

[68] Ibid., p. 190.

[69] D III, p. 81 et 82.

[70] « Le symbolisme traditionnel », p. 188-217. Ortigues distingue ce symbole du symbolisme logico-mathématique.

[71] Ibid., p. 188.

[72] Ibid.

[73] Ibid., p. 189.

[74] La Figure I de la page 195 résume le procès.

[75] Ibid., p. 194.

[76] Georges Dumézil, Naissance de Rome, Paris, p. 36.

[77] A noter que la psychanalyse qui distingue principe de réalité et principe de désir, attribuant à celui-ci la toute-puissance semble interpréter voire expliquer en termes anthropologiques le processus décrit par Ortigues en termes plus philosophiques.

[78] Georges Dumézil, L’héritage indo-européen à Rome, Paris, 51949, p. 65.

[79] Cité par Georges Dumézil, in Jupiter, Mars, Quirinus, IV, Paris, 1948, p. 47.

[80] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 194. Souligné dans le texte.

[81] Ibid., p. 195-196.

[82] D III, p. 84-88.

[83] D III, p. 87.

[84] MS, p. 563. Souligné dans le texte.

[85] D III, p. 89-95.

[86] D III, p. 90.

[87] « Some Reflections on the Ego », The International Journal of Psycho-Analysis, 34 (1953), p. . Ortigues renvoie aussi aux divers articles parus dans la revue La Psychanalyse, Paris, p.u.f., depuis 1956.

[88] MS, Appendice I, p. 527-557.

[89] Louis Arnould, Âmes en prison. L’École française des Sourdes-Muettes-Aveugles et leurs Sœurs des Deux Mondes, Paris et Poitiers, Georges Oudin et Cie, 1910, p. 1-194. Les extraits sont tirés des pages 2 à 6.

[90] Louis Arnould, Âmes en Prison. Les extraits sont tirés des pages 2 à 6.

[91] Ibid., p. 229 et 230.

[92] Maurice Blondel, La pensée. I. La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1948, chap. « L’invention de la conscience », p. 95-103, ici p. 101.

[93] D III, p. 529.

[94] MS, p. 533.

[95] Note introductrice du père Sales, dans D III, p. 527 et 528.

[96] MS, p. 538.

[97] MS, p. 549.

[98] MS, p. 535.

10.7.2020
 

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