L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard – La liberté

C) La liberté

1) Importance de la liberté chez Fessard

a) Exposé

Certes, les quatre notions – liberté, temps, société, langage – sont intimement liées. Fessard le dit à de multiples reprises. Je pense toutefois qu’il existe un ordre qui est plus que d’exposé et que la notion de liberté commande tout. Je crois qu’elle est sous-jacente à toute la réflexion fessardienne. On le note dans une phrase comme celle-ci : « Société, langage et histoire, sont donc soudés de la façon la plus étroite à la liberté [1] ». Michel Sales en témoigne : « G. Fessard a bien vu – et c’est, pour ainsi dire, le point de départ de sa propre réflexion –, que la liberté, centre de toute la pensée moderne, changeait tout, en philosophie comme en théologie [2] ». Il l’a aperçu dès son ouvrage sur Maine de Biran, à propos du problème de l’existence de Dieu, précisément de l’argument ontologique et de l’athéisme. Sa réponse refuse une adhésion de la seule intelligence, mais fait appel aussi et d’abord à la liberté. En effet, « pour le sujet, rien n’existe vraiment que ce qui est pour lui objet ». C’est pour cela que le sujet, se découvrant, s’affirme comme une chose, par exemple la chose pensante de Descartes. Cela vaut aussi pour Dieu, pour l’Absolu qui devient ainsi un être extérieur à nous. Fessard ne critique nullement cette objectivation qui est un processus normal de connaissance. Le problème commence avec le fait que l’homme est un être multiple, sensible et rationnel : l’intelligence naît à partir de la sensation et le désir sensible demande satisfaction. « L’homme tend donc en chacun de ses actes à objectiver à la fois sa nature sensible et Dieu ». Or, Dieu et le sens s’excluent. Nous voilà en face du type même de contradiction dialectique. Mais, et c’est là le point essentiel, cette dualité de la nature humaine oblige l’homme à un choix. Ainsi, « dans ce conflit de deux forces qui le tirent en sens contraires, l’homme […] trouve sa liberté ». Dit autrement : affirmer « Dieu est », ce n’est pas « reconnaître dans l’univers un objet de plus ! » Mais, puisque Dieu s’oppose au monde, « affirmer Dieu, c’est lui rapporter tout le reste, fortune, jouissances, intérêts et jusqu’à sa propre existence, et par là vraiment nier le monde et se nier soi-même ». Bref, « si je veux que Dieu soit pour moi, c’est à moi de l’affirmer par chacun de mes actes », autrement dit faire appel à ma liberté [3]. Notons d’emblée combien cette approche est différente de l’approche classique, qu’elle se fonde sur l’argument ontologique a priori ou sur les voies a posteriori de saint Thomas. Notons aussi que Fessard ne nie pas pour autant des voies d’accès à Dieu ; il en ébauchera même une, proche de l’argument ontologique (ce qui ne saurait étonner, quand on connaît sa sensibilité augustinienne), à partir du fait de ce mixte de nature et de liberté qu’est le langage, signe du Logos qui seule peut assurer la médiation entre sa naturalité et son historicité.

b) Confirmation

Une page inédite écrite par Fessard à l’automne 1922 montre quelle importance centrale il accorde à la liberté et combien celle-ci sous-tend sa théorie de la connaissance, même de la connaissance de Dieu dans l’histoire. Fessard y développe l’affirmation de Maine de Biran énoncée ci-dessus – « rien n’est pour un sujet que ce qui est pour lui [par sa liberté] objet » – et en tire les ultimes conséquences. Pour cela, il part de l’exemple de ce métaphysicien qui s’ignore qu’est l’enfant :

 

« L’enfant qui hésite entre le gâteau tentateur et le respect de la défense conçoit par le fait même deux voies qui s’excluent : il peut manger le gâteau – ou ne pas le manger. Cette opposition contradictoire des motifs, c’est l’objectivation du sujet et de l’objet, unis mais opposés. Affirmer les deux est impossible, et il faut affirmer. Le choix aura pour effet de soumettre – le sujet à l’objet, c’est-à-dire de subordonner la conscience à la poursuite du plaisir sensible, – ou l’objet au sujet, c’est-à-dire de sacrifier le plaisir à la finalité de la conscience. Donner l’être à l’un des termes de l’alternative, c’est le supprimer à l’autre. […]

« Si la volonté peut hésiter entre le sujet et l’objet, choisir l’un ou l’autre, c’est parce qu’elle s’y retrouve elle-même. Elle désire car elle n’a pas encore ; elle désire l’un et l’autre car elle veut tout avoir. Elle ne veut pas plus sacrifier l’un que l’autre.

« Pourquoi reste-t-elle indépendante ? C’est que devant tout objet a surgi le Sujet idéal qui lui fait comprendre ce qu’elle veut être vis-à-vis de ce qu’elle est. Ce Sujet lui apparaît Liberté pure. Bien souverainement désirable. En Lui, le sujet se reconnaît, et par l’opposition de ce Bien Idéal à tous les biens fragmentaires, il prend conscience d’être une volonté de l’Infini.

« Quelque cachés que soient ces éléments profonds, des cas se présentent où ils semblent surgir de leur obscurité ordinaire. Que l’on analyse, par exemple, la révolte de l’enfant, non pas la simple désobéissance, caprice vite oublié, mais qui ne recule pas plus devant la peine causée aux parents que devant la crainte du châtiment. Physiquement on peut le forcer à obéir, mais il saura manifester encore qu’en lui, intangible, est un pouvoir capable de tout oser et de tout braver parce qu’il veut ce qu’il veut. L’éclair alors jaillit : en face de tout le reste, la volonté se reconnaît pour ce qu’elle est : plus que tout, infinie [4] ».

 

L’intérêt de l’explication de Fessard est qu’elle manifeste la prise de conscience de cette infinité à la faveur d’un choix anodin ; d’autre part, celle-ci se prend soit du sujet (qui désire tout embrasser) soit de l’objet (de par la distance existant entre Bien idéal et biens réels, finis) [5].

c) Explication

Une double raison donne un tel primat à la liberté. La première est l’essence même de la personne humaine : en cela Fessard est en accord avec la pensée contemporaine. Certes, le jésuite explicitera la liberté en termes de temps. Il demeure que la liberté semble le pivot. En ce sens, le temps exerce une priorité qui est de l’ordre du fondement. Mais la liberté exerce une primauté définitoire et même ontologique : tout nous reconduit à la liberté comme la réalité essentielle qui définit le cœur de l’humain.

La seconde est circonstancielle. Elle tient à la place centrale que la liberté tient dans les Exercices, et dans la philosophie moderne et contemporaine. Or, le père Fessard, de la Compagnie de Jésus, est convaincu que les critères ignatiens sont universalisables, extensibles à notre monde actuel : « il faudrait montrer par une théorie de la liberté que chacun de nos actes n’est pas moins régi par tous les principes des Exercices que celui du choix d’un état de vie [6] ». De plus, il est assuré que le premier souci du philosophe est de dialoguer avec notre monde et non pas d’actualiser la scolastique.

C’est dans son étude de la dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace que le père Fessard a développé sa théorie de la liberté. Pour cela, nous allons suivre pas à pas le dense et difficile exposé que Fessard fait de son intuition au début du premier tome de la Dialectique [7]. Chaque paragraphe est numéroté.

Dernière question introductive : faut-il une théologie chrétienne pour opérer ce discernement ? Oui et non. Ce livre a été lu avec passion par des philosophes totalement athées comme Alexandre Kojève ou agnostiques comme la juive Jeanne Hersch. Car ils se sont rendus compte que cette analyse était philosophique. De même Raymond Aron. De même, dans un ouvrage consacré à Raymond Aron, Gaston Fessard a opéré un discernement sur Aron et sa judaïté à partir des Exercices. Cet ouvrage a passionné Aron, qui est pourtant rationaliste.

2) Contexte ignatien et problématique

Saint Ignace est né un an avant la conquête de l’Amérique par Christophe Colomb en 1491. Et il est mort en 1556, au milieu du xvie siècle. Il fut donc aussi contemporain des multiples mouvements de la Réforme. De son expérience, il a écrit un petit livre qui s’appelle Exercices spirituels. Exercice au sens où l’on parle d’exercice de gymnastique. Dans le but de nous apprendre à prendre des décisions : vais-je marier ? vais-je devenir religieux ? Ce petit livret a eu une destinée assez exceptionnelle, s’est couvert de nombre d’interprétations jusqu’à une mécompréhension complète de son contenu, par les non-croyants mais même par les chrétiens et les jésuites.

Les Exercices prennent un mois fictif, 30 jours, eux-mêmes répartis fictivement en quatre semaines. Quel est le contenu de ces quatre semaines ?

– La première semaine, on médite le péché, depuis le péché des anges qui, créés libres en grâce, choisissent contre Dieu, en passant par le péché des premiers parents, le péché d’un homme dans l’histoire (David avec Bethsabée, par exemple), mon péché particulier. Puis la logique du péché jusqu’au bout : l’enfer qui est à ma disposition, comme à celle de tout homme libre.

– La deuxième semaine. Je laisse de côté les méditations des deux étendards, des trois groupes d’homme, des trois degrés d’humilité. Le contenu est la vie de Notre Seigneur de l’Annonciation jusqu’à l’entrée à Jérusalem.

– La troisième semaine médite sur la Passion depuis l’Institution le Jeudi Saint jusqu’à la mise au tombeau de Jésus avec la solitude de Notre Dame.

– La quatrième semaine médite sur les récits des apparitions de Jésus ressuscité jusqu’à la disparition de Jésus à l’Ascension.

Fessard accordait une grande importance à la lecture des Exercices car ils constituent, selon les papes, la « méthode la plus universelle pour devenir saint [8] » : c’est la découverte que l’originalité de saint Ignace, la grande nouveauté de ce petit livret est la question de la liberté humaine. Tout est vu à partir de la liberté de l’homme face à la liberté de Dieu, pour s’unir comme l’époux à l’épouse, à Dieu. Par vocation, ces deux libertés sont appelées à s’épouser.

Donc, le péché, puis la vie de Jésus. Apparemment on parle du péché et de la vie de Jésus.

Le livre des Exercices comporte une bizarrerie. En effet, classiquement, on détermine la vie spirituelle en trois temps : vie purgative, vie illuminative et vie unitive. Or, Ignace n’ignore pas cette distinction classique mais propre une division quadripartite révolutionnaire ?

La plupart des interprètes des Exercices ont oublié cette originalité. C’est Fessard qui a résolu la difficulté. Il a répondu en substance : l’essentiel est le milieu. Ce milieu est, dans le jargon ignatien, l’élection. Élection au sens de choix. Et, pour choisir, il faut être libre. Tout le reste a été composé pour être libre. Le volume de notes considérable, des n° 169 à 189, c’est-à-dire 21 numéros, est consacré aux trois méthodes pour choisir. Cette méthode d’élection a pour but de faire devenir libre. C’est elle qui éclaire non seulement le milieu mais tout ce qui a été dit avant et ce qui sera dit après. Voilà pourquoi le livret des Exercices, explique Fessard, n’est que le groupement dialectique de toutes les conditions d’un acte libre. En effet, selon Fessard, la clé de compréhension de ces Exercices n’est pas, comme on n’a cessé de le répéter depuis des siècles, les trois voies de la vie mystique (vie purgative, vie illuminative et vie unitive), qui disent bien quelque chose de la vérité, mais, beaucoup plus fondamentalement, le déploiement de la liberté. Un signe parmi beaucoup : le cœur de la liberté qui est la décision, le choix, ou, dans les termes d’Ignace, l’élection, est au cœur des quatre semaines, à la jonction entre seconde et troisième semaines. Ce qui nous montre d’ailleurs combien liberté et histoire sont étroitement entrelacées.

3) Exposé des deux définitions de la liberté [9]

a) Énoncé

§ 1

Passons maintenant à l’exégèse du texte de Fessard. La « matière », ce sont les scènes de la vie du Christ et notre péché, la « fin » est ce que l’on cherche à faire dans chacune des Semaines. Pour comprendre l’ordre des Exercices, il faut faire de la philosophie, en se demandant ce qu’est un acte libre.

Il faut apprendre bêtement deux phrases jusqu’à les comprendre. Réfléchissez-y pendant deux ans, comme moi avant d’arriver à les comprendre. Quelqu’un me demande ce qu’est la liberté ? J’ai à ma disposition deux définitions :

– Première définition de la liberté : C’est la position de soi par soi, de moi-même par moi-même. Être libre, c’est se poser soi-même.

– Seconde définition de la liberté, complémentaire de la première : la liberté est le passage du non-être à l’être. Avant que je ne pose mon acte, je ne suis pas ; après avoir posé mon acte libre, je suis.

Or, ces deux définitions s’éclairent l’une par l’autre.

b) Première définition de la liberté : position de soi par soi

§ 2

Délibération avant, ce qui conduit à l’existence l’un des deux possibles et exclut l’autre, dit Fessard.

Or, on reconstitue le passé. Réfléchissant sur le passé, je vais réfléchir sur les motivations de choix de ce possible. Est-ce que mon non-récupérable, par exemple, était tout-à-fait pur ?

Les difficultés d’interprétation de la pièce correspondent à des difficultés intérieures : pourquoi ai-je posé mon acte ? Des tas d’éléments interfèrent. D’où le fasseyage que l’on éprouve face à tel ou tel acte.

Cela signifie donc qu’il y a un certain mystère de l’acte libre. La liberté n’est jamais totalement expliqué par les motifs et jamais totalement satisfait par les résultats. Ici-bas, nous doutons toujours.

L’acte libre est un « instant sans durée ». Ce terme est central dans la philosophie du père de l’existentialisme, Sören Kierkegaard (1813, 11 novembre 1855). La question de l’instant est celle de la liberté. Notamment, Kierkegaard distingue entre trois instants qui donnent toute une philosophie de la liberté :

– l’instant des Grecs qui est tout entier tourné vers le passé et son recommencement ;

– l’instant des Juifs qui est tout entier tourné vers l’avenir ;

– l’instant des Chrétiens qui fait la synthèse des deux premiers instants.

§ 3

Un acte libre est-ce se trouver devant des éléments libres, laisser l’ordinateur faire le calcul et se déterminer en fonction de ce calcul. Il y a un risque de réduire la liberté au déterminisme des motifs. Où serait alors la liberté ? D’où l’importance de définir la liberté par la spontanéité morale : la position de soi par soi. Et c’est ce que l’on retrouve dans L’être et le néant de Sartre. La liberté se définit par son vouloir être. Donc Fessard reconnaît la valeur de cette définition.

Exemple : « Est-ce que je vais venir à la session de philosophie à Bonnelles ? » « Est-ce que je vais partir en Martinique ? » Le film de ce matin ne parle jamais de liberté, et pourtant on ne parle que de cela. Notre vie est faite de quantité de petits choix. Ai-je le choix puisque les chambres d’ici ne comportent que des robinets d’eau froide ? Je peux choisir de ne pas me laver.

Dans notre vie, en effet, tout est choix. Se laisser faire n’est pas ne pas être libre, c’est encore choisir : se laisser faire. Se laisser faire, c’est décider de se reposer sur les autres et de se reposer. Sartre a très bien compris cela dans la psychanalyse existentielle par opposition à la psychanalyse freudienne : aucun de nos actes, c’est nous-mêmes qui nous exprimons. Ne pas aller à la session de philosophie m’exprime, me dit.

Cette première définition de la liberté est plus profonde que celle de la liberté comme choix entre deux possibles, car cette définition nous dit que la liberté nous exprime. « Le style, c’est l’homme ». Les choses les plus modiques nous expriment. « C’est un original » ; mais tout est homme est un original, même si certains sont peu originaux par rapport aux autres. Mais tout le monde est original

Une autre détermination à apprendre par cœur est la notion de futurible. Je suis le possible Hugo et je n’ai pas choisi le possible haine, je l’ai exclu. Or, pour agir, je fais le sacrifice de l’autre possible. Or, pour l’exclure, il faut que je l’ai encore présent en moi. C’est ce que l’on appelle un futurible : c’est un possible avant qui n’est après, désormais, plus possible. Pourtant, ce possible reste intérieurement présent à ce que j’ai posé.

Dans un livre de Kierkegaard, Les miettes philosophiques, il y est pris le cas d’un enfant auquel on donne des piécettes : il va le marchand, achète des bonbons, les mange et retourne : « J’aurais préféré des cartes à jouer ». Le marchand refuse. Ces cartes sont un futurible. La liberté opère une incarnation de ce que veut la liberté, l’être humain, mais ne rend pas tout possible.

Fessard parle d’« éclair indéfinissable de la liberté » : car tout dépend de ce petit acte de la liberté, de son oui et de son non. La liberté est l’expression de ce qu’il y a de plus haut dans l’être humain, même lorsqu’elle se porte vers une broutille (comme les bonbons). L’éducation a donc un rôle immense.

§ 4 et 5

On a réfléchi philosophiquement sur le contenu de la liberté comme position de soi par soi. Maintenant Fessard revient aux Exercices. Or, il y a quatre éléments et l’élection. Cette division paraît purement formelle.

c) Seconde définition de la liberté : passage du non-être à l’être

§ 6 et 7

Dans la première définition, les deux soi sont différents. Le premier soi est celui qui est à la fin ; le second est moi qui me pose moi, qui me fait l’acteur, le créateur du soi que je vise. Comment faire la différence entre le premier soi et le second soi tout en les maintenant en rapport ? Pour cela une autre définition de la liberté est nécessaire. Ce qui était un simple point va prendre un contenu. Avec la loupe.

Et le contenu est la seconde définition : passage du non-être à l’être. Ici, l’être équivaudra au premier soi et le non-être est le second soi.

Mais cela va être plus compliqué. Il va falloir passer de la première définition à la seconde en objectivant, réifiant un certain nombre de moments qui définissent les conditions du passage du non-être à l’être.

Qu’est-ce que réifier ? La meilleure image est le cinéma. Une image au cinéma donne un mouvement. Mais comment le réalisateur est-il arrivé à ce mouvement ? On veut filmer une danseuse qui a un mouvement de chaussons admirable et on va passer. Réifier est transformer en une série de vues fixes un mouvement qui est spontané. De même ici, on part de la spontanéité morale qui part de la position de soi par soi en quatre vues fixes : deux avant et deux après qui vont définir la forme et la fin de l’acte libre.

Quelle distinction y a-t-il entre les deux définitions de la liberté ? La première définition a sa forme propre et le contenu le plus profond, le plus plénier qui est le mystère de la liberté et de l’être. Un acte vraiment libre est un acte plénier dans lequel la personne se réalise pleinement. La seconde définition a sa forme et son contenu propres.

Il faut tenir les deux définitions ensemble pour réaliser à poser un acte libre.

4) Connexion des deux définitions de la liberté

a) Méditation sur les trois groupes d’hommes (n° 149-157)

Le but de ces Exercices est de prendre la liberté entière, selon le mot fameux du Sume et suscipe, qui est au cœur de la Contemplatio ad amorem [10] : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon entendement et toute ma volonté ; tout ce que j’ai et tout ce que je possède. Vous me l’avez donné, Seigneur, je vous le rends ; tout est à vous, disposez-en selon votre bon plaisir. Donnez-moi votre amour ; donnez-moi votre grâce : elle me suffit [11] ». Or, pour y arriver, il faut quatre semaines, poser des exercices de liberté.

Exemple : méditer sur les trois groupes d’hommes. On hésite à poser un pas.

Premier préambule : j’ai acquis de l’argent pour de mauvaises raisons. Telle fut ma préoccupation : non pas servir le bon Dieu pour pouvoir ensuite le servir. On a mis le moyen avant la fin. Je l’ai acquis avant de savoir qu’en faire. On ne se sent pas à l’aise. Que faire ?

Premier groupe : ces hommes voudraient bien, comme Victor Hugo.

Second groupe : il veut que Dieu ratifie, entre dans ses vue et non pas entrer dans les vues de Dieu. Donc, cela ne change rien.

Troisième groupe : il y a ici vrai renoncement au bien. Ayant un bon conseiller spirituel qui lui dit : « Défaites-vous de ce bien. Si vous avez besoin d’argent, il saura vous le donner ».

b) Le préambule pour faire élection (n° 169)

« Le regard simple » porte sur la finalité, la raison d’être de ma vie, ce pour quoi je suis créé.

On ne choisit jamais que les moyens. La question est de savoir comment la fin détermine le choix des moyens. C’est ce que dit Principe et fondement : tout sur la face de la Terre est fait pour servir la fin.

Mais d’où vient que nous ne sommes pas indifférents, pensant d’abord à se marier avant de penser à la gloire de Dieu ? Certes, nous disons que nous justifions nos moyens : j’accumule l’argent pour servir Dieu, mais en réalité c’est cet argent, le bénéfice qui est premièrement cherché. [12]

« Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et tout le reste sera donné par surcroît ». Or, on fait souvent le contraire.

Le fait que beaucoup choisissent le moyen d’abord montre que l’on transforme le moyen en fin. C’est donc que nous imposons notre point de vue à Dieu en attendant

C’est ce que Hegel appelle « le mauvais infini ». Quand on se donne à soi-même sa fin dernière, il faut que tout se plie à soi, y compris Dieu. Par exemple : « Mon Dieu demandez-moi tout sauf d’être religieuse », disait Thérèse d’Avila. Dieu ne peut répondre qu’une chose : « Vous voulez m’imposer votre choix ».

Ignace a senti cette importance de l’éclairage de la liberté. La direction de conscience n’est pas choisir pour quelqu’un d’autre, mais montrer les conditions d’un choix vraiment libre.

c) Principe et fondement (n° 23)

Ce n’est pas une méditation. Ce texte n’entre pas dans les quatre semaines. On ne sait pas si ce texte est pour le retraitant ou pour l’accompagnateur. Or, ce fondement implique un acte de liberté.

Fessard analyse ce texte dans le tome 2 de la dialectique. Où est l’astuce de ce petit brûlot ?

Tout commence par un syllogisme thomiste impeccable. L’homme est créé pour louer Dieu. Or, Dieu a tout donné à l’homme pour réaliser la fin. Donc, l’homme peut tout utiliser.

Puis, l’on passe brusquement à l’indifférence ignatienne. En effet, Ignace rajoute : « Pour cela ». Ce qu’interdisent les dix commandements n’appartient pas à l’acte libre. On est dans le domaine de tout ce qui est permis. Ce n’est pas un péché de se marier, d’entrer dans la vie religieuse. Mais qu’est-ce qui permet de faire la différence entre ce qui est, pour moi, la vie religieuse est meilleure, qu’il est mieux que j’ai peu ou beaucoup d’argent ? Il n’est pas en effet mauvais d’être un gros industriel argenté. Qu’est-ce qui va faire la différence pour moi entre ce qui, par nature, n’est ni bon ni mauvais : recevoir des médailles ou non, mourir à 30 ans ou à 80 ans, etc. C’est sur toutes ces questions qu’il nous faut nous rendre indifférents : recevoir de la liberté divine la lumière, la vocation, pour savoir ce qui est bien pour moi.

Il y a un autre problème : choisir entre ce qui est bon et ce qui est mieux. Le mieux est meilleur. La liberté est de choisir le meilleur, car on est plus libre en choisissant le meilleur.

Ici se pose une question. Pour être libre, faut-il la fin qui suppose la lumière de la foi ?

Ignace parle de l’élection selon trois modes.

– Premier mode d’élection : Dieu appelle comme il appelle saint Matthieu ou saint Paul. Paul poursuivant les chrétiens : c’est là sa fin dernière ; mais Jésus brusquement coupe sa vie. Les épîtres de Paul problématisent théologiquement et philosophiquement, c’est-à-dire rationnellement cette question. Dieu détermine la liberté.

– Second mode d’élection : par le discernement des esprits. Sans entrer dans le détail, on part du zigzag des consolations et des désolations. Je prends telle décision puis c’est la déprime, puis cela va de nouveau bien.

– Troisième mode d’élection : Par temps calme, sans motions affectives : Dieu ne parle pas. Mais j’ai ma raison, je peux réfléchir. Cela signifie que la raison est un don de Dieu, puisque nous sommes à son image par notre raison. Si nous raisonnons bien, sans nous mentir, cela peut nous donner des lumières. Mais Ignace dit bien que, pour les décisions irrévocables, il ne faut pas passer par cela seulement. Une motion affective spirituelle est importante, pour que l’on ne se fonde pas sur la seule raison.

Or, il n’y a pas solution de continuité entre la première, la seconde et la troisième méthode d’élection.

5) Application au contenu de la liberté : son mouvement

Nous avons en quelque sorte étudié la forme de la liberté. Revenons maintenant aux quatre semaines des Exercices. Pourquoi Ignace a-t-il mis ce contenu en chacune d’elles ?

On va découvrir qu’Ignace entrelace très fortement la théorie et la pratique : « Auparavant, en effet, les dogmes chrétiens étaient trop souvent pour le retraitant des vérités spéculatives, objets d’une adhésion intellectuelle sans doute, mais d’autant plus superficielle qu’il les apercevait comme des mystères transcendants ou des faits historiques lointains, et ne les atteignait qu’à travers une formulation imagée et sociale. Alors que les Exercices lui ont appris, d’abord à percevoir, les uns comme des faits tout proches, présents même, les autres comme des vérités révélées tout spécialement pour lui, et ensuite à utiliser les variations mêmes de ce rapport senti, pour y trouver, avec la résolution de ses conflits les plus intimes, la décision qui change en lui le vieil homme en homme nouveau et réalise effectivement son union au Verbe incarné, vivant, mourant et ressuscitant ». En termes hégéliens : le croyant passe ainsi de « l’être-en-soi de la vérité religieuse » à son « être-pour-soi ». Dès lors les Exercices deviennent l’exemplaire même du mouvement de la liberté humaine engendrée, enfantée à la vie divine, en conscience vécue sinon réfléchie de l’œuvre de Dieu [13]. Ils décrivent le chemin permanent de la conversion, de la sainteté qui est toujours sanctification.

a) Première semaine : position du Non-être

C’est très exactement le péché. Position signifie : l’acte de poser positivement, réellement.

Or, le péché est un acte de liberté. Ce qui permet de comprendre le mal qui n’est pas une essence, mais un acte, une détermination de mon acte libre posant l’opposition à l’Être qui est Amour et Liberté, Dieu.

Lorsque nous sommes tentés de diviser, de nous servir de notre liberté pour dire « je romps », « je me révolte », nous recommençons le péché des anges. Ce péché, très concret, nous en sommes tentés en permanence dans nos vies. Expérience très concrète.

De même, le péché de David, d’Adam est le péché par lequel on est tenté.

b) Deuxième semaine : négation de cette position

C’est l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est l’inverse du mouvement du péché des anges. Lui qui est forme de Dieu n’a pas voulu se poser comme Dieu, par kénose, s’est fait homme. Nous voulons nous faire Dieu, mais Dieu se fait homme. Voilà pourquoi il y a négation du Non-être. Le Christ prend une attitude opposée à l’orgueil : il se fait obéissant.

Mais ce qui est paradoxal c’est que l’Incarnation est donnée en termes négatifs. Car c’est la négation d’une négation se donnant arbitrairement et trompeusement comme une position. C’est ce que montre la tentation d’Ève : « Alors, il paraît que Dieu vous a tout interdit ». Le menteur suscite la révolte. « Dieu vous a dit que vous alliez mourir ».

Or, nous sommes encore avant l’acte libre. Nous avons donc deux possibilités : la position du Non-être ou sa négation. Mais l’acte libre va être de passer dans l’Après, non pas simplement contempler l’image divine de la liberté sous forme humaine dans la personne du Christ, mais suivre cette image, privilégier de manière pratique cette image du Christ.

c) Troisième semaine : exclusion du Non-être

Ce n’est pas seulement la négation du Non-être comme possibilité, c’est l’exclusion effective du Non-être. Or, c’est ce que réalise la Passion du Christ. Par son sacrifice, le Christ exclut du vieil homme tout ce qui était position du Non-être.

Mais quel lien peut-il exister entre la décision qui est éminemment libre et active et la Passion qui est un désinvestissement de l’action ? Voici comment Fessard éclaire ce paradoxe : « La décision qui clôt la délibération a pour effet de rejeter dans le Non-être tous les éléments qui ont d’une part permis, mais de l’autre retardé, cette apparition de la détermination de la liberté. La liberté agit dans notre vie à la façon d’un couperet qui tranche tout ce qui jusqu’ici avait l’être – tendances, mobiles, habitudes –, dès que ceux-ci entrent en contact avec elle. La liberté manifeste sa suprême activité en soumettant son être objectif, son corps, à une suprême passivité. En effet, si la détermination libre est proprement la position du Futur comme Présent, le Présent lui-même, en tant que produit du Passé, se trouve rejeté dans le Non-être. Sous l’action du Futur qui se rend présent, le présent passe au passé ». Or, « ce passage de l’Être au Non-être est proprement une Passion, entraînant la mort du vieil homme pour l’apparition de l’Homme futur [14] ». Autrement dit, la Passion ne vient que de l’exclusion effective de ce qui en nous, est encore péché, non du choix positif que fait la liberté de la vie divine, de la grâce.

Ce qui conduit Fessard à un audacieux rapprochement entre Passion et Eucharistie en nos vies : « Transsubstantiation [à comprendre en un sens analogique] et Passion sont donc liées comme le dedans et le dehors d’une même conversion. Le dedans, comme tout ce qui est spirituel, se fait dans l’instant, tandis que le dehors, la Passion, se réalise dans le temps [15] ». Nous y reviendrons plus loin.

d) Quatrième semaine : position de l’Être

Si tout s’achevait à la Passion, on pourrait croire à un suicide. Cette dernière semaine correspond à la Résurrection du Christ et donc à l’Homme nouveau. Le type de cet homme nouveau est celui qui vivant un ministère de mort donne la vie, ainsi que dit saint Paul. C’est le partage de la vie avec des fruits de résurrection déjà pour les autres.

Ici, le retraitant cueille les fruits, l’imparable fécondité d’un acte totalement donné par amour. Il découvre que la Passion n’est jamais le dernier mot, que la puissance de la Résurrection est déjà à l’œuvre. Le sacrifice comme don de soi porte un fruit de vie, d’amour inimaginable.

Poser un acte libre parfait, de sainteté, parfaitement accordé à la sainteté de Dieu est ce que cherchent les Exercices.

e) Illustration

La structure de l’œuvre d’humanisation réalisée par le docteur Benassis dans ce canton alpestre reculé et peu à peu déployée dans son explication au commandant Genestas retrouve la structure ignatienne des quatre Semaines. En effet, en un premier temps, Benassis cherche à éradiquer le crétinisme et cela, par les mesures les plus radicales, le renvoi des crétins et la destruction des maisons, en vertu de la conviction (erronée mais efficace) d’une contagion quasi-héréditaire de la maladie ; or, la première Semaine a pour but de lutter contre le péché. En un second temps, Benassis donne au village une autonomie en lui permettant de développer de manière rationnelle une agriculture et une petite industrie. Enfin, il ouvre le village à l’extérieur et le désenclave en lui donnant les moyens de faire du commerce, ainsi d’accéder à « des idées utiles [16] », et « faire à l’extérieur des échanges [17] ». Or, n’est-ce pas là la fécondité ad extra caractéristique de la quatrième Semaine qui dispose l’Exercitant au service de l’Église ?

D’ailleurs, n’est-ce pas aussi le chemin parcouru par les deux héros, habités par une secrète blessure qui n’est pas tant un moteur narcissique inconscient que l’occasion d’une fécondité véritable et le lieu d’une réelle ouverture à l’autre ? « Lui qui guérit les autres, il a quelque chose que rien ne peut guérir [18] », dit la Fosseuse de Benassis. Tous deux découvrent en final que le seul bonheur est dans le don de soi, ce à quoi leur profession les avait préparés : « Vous êtes appelés à donner votre vie d’un seul coup, la nôtre s’en va goutte à goutte », dit Benassis à Genestas [19].

6) Le cœur de la liberté : l’élection

Quelle relation existe-t-il entre seconde et troisième semaines ? Quel est le correspondant au plan anthropologique, humain, pour l’élection de ce qu’Ignace nous dit de la vie du Christ ? Quelle est la signification du passage de la seconde à la troisième semaines pour l’acte libre de retraitant faisant les Exercices ?

Il est étonnant que cette première semaine s’appelle Position du Non-être alors que l’on a reçu le pardon des péchés. Or, comme le note explicitement Ignace, il est possible de se confesser à une autre personne qu’au prêtre donnant les Exercices. Il n’y a aucun rapport entre la sacramentalité de la confession et le discernement des esprits. Car, sur le fond, l’essentiel est le seul à seul de notre liberté face à la liberté de Dieu. Celui qui donne les Exercices se contente de repérer là où en est le retraitant. Dans les étapes sur le chemin de notre vie, il est possible de faire tel Exercice. On peut se dire : « J’ai du mal à accepter le second groupe. – Demandez la grâce de faire ce passage ». Il s’agit de poser les conditions d’un acte libre pour qu’il soit en accord avec la liberté de Dieu.

a) L’élection

Qu’est-ce qu’une élection droite ? C’est le moment où Dieu me donne de voir clairement, dans la paix et avec une entière certitude, ce qu’il veut de moi, ici et maintenant. Par exemple, je me pose la question de savoir, depuis quinze jours, si je dois me marier, suivre la voie de la généralité, au sens kierkegaardien, ou autre chose.

Par exemple [20], Maurice Blondel, à 32 ans, ayant soutenu sa thèse, s’est posé la question : dois-je devenir prêtre ? Il a fait une très longue délibération. Alors, il a envoyé sa délibération à un des supérieurs de Saint-Sulpice, M. Biel : « Qu’est-ce que Dieu attend de moi ? » Réponse : « Continuez votre vocation philosophique de laïc dans l’Université ». Et nous connaissons la fécondité après-coup de cette vocation. Par la voix de ce sulpicien, Dieu a répondu. Alors que Blondel a tout remis entre les mains de Dieu et Dieu a parlé.

La généralité, c’est ce à quoi pensent en premier les parents, la moralité générale de la société : les parents attendent que les enfants se marient ; on s’inquiète plus pour les filles que pour les garçons. En revanche, le discernement ignatien est bien différent. Quelle que soit sa génialité, être prêt à renoncer. Ce fut le cas, au démarrage d’Édith Stein.

b) L’Avant

C’est un travail de discernement. On a tout le journal intime de Blondel, comme celui de Kierkegaard. Blondel a longtemps posé cette question, tout en accomplissant son devoir. Un bon signe de discernement est que la question ne le détourne pas de son devoir. Cela dura des années. Cela correspond au discernement de seconde semaine. Ce discernement est très délicat, puisqu’il ne s’agit pas de choisir entre le bien et le mal, ce qui est évident, mais entre deux choses non pas seulement bonnes mais excellentes.

c) L’Après

C’est la pratique de la volonté de Dieu. Comme Marie ayant compris la volonté de Dieu et ayant dit Fiat, Blondel va désormais mettre en pratique cette volonté. Il doit renoncer à toute idée de sacerdoce. Il va suivre sa vocation de philosophe dans l’Université.

d) Le caractère eucharistique de la liberté humaine

L’une des pages centrales, parmi les plus belles et les plus profondes de la Dialectique de Fessard, est l’interprétation qu’il donne de l’Institution de l’Eucharistie. Celle-ci, dit-il, est

 

« une cause véritable de la Passion. Si celle-là précède celle-ci, ce n’est pas seulement parce qu’un arbitraire divin l’a permis, ni même par une nécessité fondée sur les lois de notre connaissance, mais parce que la Passion n’est que l’exécution matérielle, nécessaire assurément mais secundario, d’un mouvement spirituel qui aboutit au Hoc est Corpus meum. Sans la sortie de soi de la liberté du Christ qui se traduit en cette parole, pas de passion possible [21] ».

 

Pourquoi le Christ institue-t-il avant sa Passion ? Pour donner le sens de sa Passion. Lorsqu’il dit : « Ceci est mon corps livré pour vous », il exprime que c’est avec sa pleine liberté, il donne son corps et il verse son sang. Il annonce la signification de sa Passion jusqu’à la Croix et jusqu’au côté percé. L’Eucharistie est la signification plénière de l’acte libre pour l’humanité. Car il ne pouvait la donner après. Le dire avant montre à quel point Jésus ne subit pas sa Passion. Catherine de Sienne et de nombreux mystiques le disent : Jésus est resté sur la Croix car il l’a voulu et non pas par hasard. Il a assumé jusqu’au bout les conditions de sa Passion. C’est ce qu’a retenu l’Évangile : voilà pourquoi il y a un gros bloc qu’est la Passion puis la Résurrection ; c’est seulement après que l’on a ajouté la vie publique et les Évangiles de l’enfance.

Tous les jours, nous répétons, au sens kierkegaardien, l’Eucharistie. Or, nous avons vu que la troisième semaine commence avec le Jeudi Saint. L’Eucharistie, c’est le oui suprême de Jésus à la volonté de son Père qui lui demande de donner sa vie pour le salut du monde. Or, ce oui s’exprime dans les Évangiles dans la dernière Cène (cf. Jn 13,1). Jésus se donne dans l’Eucharistie : « corps livré » et « sang versé ». Le Christ donne donc le sens de sa Passion. Comme le Fiat de Marie, l’obéissance de Blondel, de même Jésus décide de donner sa vie pour tous les hommes. Et la troisième semaine est le passage de la théorie à la pratique, est le sérieux, la vérification de ce que dit le Christ dans sa Passion.

L’élection, dans une certaine mesure, est le moment où le retraitant voyant ce que Dieu lui commande, l’accomplit. Et c’est l’équivalent de ce que fait Jésus dans l’Eucharistie. Il est bien évident, cet acte de suprême liberté. Un autre nom de la liberté est alors l’Amour.

C’est un pur Amour dans lequel je me donne moi-même, sur la Parole de Dieu. Dieu attend que toutes mes puissances d’aimer au service des autres. Mais pour sortir de cette généralité, je dois attendre que Dieu m’indique ma particularité de la vocation où je servirais l’autre. Je le ferais en étant professeur d’Université ou en m’occupant des pauvres dans la Société de Saint-Vincent de Paul. Mais une détermination est nécessaire. Et Jésus a connu cette détermination, jusqu’à la détermination ultime qui incarne l’universalité de l’amour de Dieu, elle l’habite : « En lui j’ai mis tout mon amour », dit le Père au moment du baptême, trouve sa réalisation la plus pleine lorsque le Christ est sur la Croix. C’est ce que saint Jean a compris à propos du coup de lance : car toute la Tradition a interprété comme l’eau et le pardon du baptême et le sang de l’Eucharistie.

Enfin, une élection au sens ignatien est un choix de ma liberté d’obéir à Dieu dans le choix que Dieu a fait pour moi. Ce qui peut être de donner des cours de philosophie à l’université jusqu’à la fin de sa vie.

Notre vie, lorsqu’elle est obéissante, devient donc christiforme et eucharistique. Le devoir d’état devient le sacrement du don de Dieu aux hommes. Fessard le montre en détail dans la suite du passage déjà cité [22]. Résumons sa pensée. Il y a comme une identité entre la liberté du croyant qui opte pour Jésus et la Liberté divine de celui-ci. Fessard anticipe ici une intuition que reprendra fortement le concile Vatican II dans la constitution Gaudium et Spes et Jean-Paul II, notamment dans sa première encyclique, Redemptor Hominis : « Le Christ a emprunté la route de tous les hommes », « Le Christ s’est en quelque sorte uni à tout homme ». Gaston Fessard exposait avec audace dans Pax Nostra la fonction métaphysique du Verbe incarné :

 

« Jésus ne représente pas l’Humanité seulement par une fiction juridique, mais encore, par une sorte de fonction métaphysique, il la contient, présente en Lui. […] Le Christ est mon modèle, j’ai à produire dans ma vie le mouvement de sa charité rédemptrice. Or, pas plus que la sienne, mon individualité ne s’arrête aux limites de mon corps sensible. Lui, Personne divine, contient, renferme l’Humanité entière [23] ».

 

« Prenons, par exemple, celle [l’élection] du jeune homme qui, au cours des Exercices, se décide pour la vie religieuse ». En faisant élection, à la suite du Christ et par obéissance, il va s’identifier à l’acte eucharistique, à la parole et à la geste de Jésus à la Cène, pendant sa Passion. De trois manières. D’abord, par le passage de la résolution à l’incarnation. Au début, en choisissant la vie religieuse, le jeune homme dit en quelque sorte à la fin de la seconde Semaine : « Cette vie religieuse, c’est mon corps ». De fait, il a quitté son péché, sa liberté a été recréée par la grâce et il ne résiste plus à la volonté de Dieu. Mais « ce corps n’est encore qu’une résolution, une parole qui vise la représentation d’un état social. Tout comme l’Eucharistie, à la Cène, n’est que le Hoc est… appliqué à ce qu’on appelle du pain ». Mais cette résolution est appelée à se transformer, à être divinisée. Comme le pain est appelé à se convertir, se transsubstantier, c’es-à-dire à devenir Dieu. Ne pourrait-on ajouter aux remarques de Fessard : comme la Cène est appelée à s’incarner dans le don de fait de la Passion ?

Second point de rencontre. La finalité de l’Eucharistie est le don de soi pour la multitude, comme le disent les paroles consécratoires ; or, de même, tout choix se fait en fonction d’un exode hors de soi vers la « Communauté Universelle » ; ici, le jeune homme sacrifie son moi par amour des autres, des pauvres, des pécheurs, des païens, etc.

Enfin, l’Eucharistie a pour finalité la vie du monde, l’amour livré, mais pour chemin la Croix, la mort. Or, tout choix spirituel est un choix de Dieu contre le monde, ce qui suppose une « mort au monde. À sa sortie de retraite, rien de changé au dehors. Mais, petit à petit, la résolution, ce corps de la grâce, va ronger peu à peu l’enveloppe qui le cache encore, le corps du péché. Ce jeune homme avait envisagé, par exemple, telle carrière, telles études, tels voyages ». Ces projets, en se présentant à la conscience habitée par son nouveau choix, mourront d’eux-mêmes pour que prenne corps l’appel.

7) Universalisation ou la question de la répétition

Saint Ignace [24] dit que ce processus qui vaut pour une macrodécision comme devenir prêtre ou non, vaut pour toutes les microdécisions de la vie quotidienne. Une fois arrivé à la fin de la quatrième semaine, on retourne à la première semaine. Cela vaut même pour les scrupules, les petites choses. Car l’interrogation sur ce qu’on doit faire peut prendre la forme du scrupule. Car le démon met des bâtons dans les roues par les scrupules : certains sont vrais, d’autres faux.

Fessard parle d’une universalisation des Exercices. Le secrétaire de saint Ignace, Luis Gonzalves da Camara disait qu’il les appliquait à chaque instant. Voici son témoignage, en 1555 : « Je me rappellerai combien de fois j’ai noté que le Père [Ignace], dans sa toute manière d’agir, observe toutes les règles des Exercices, exactement, si bon qu’il semble les avoir d’abord plantées dans son âme et que ces règles ont été tirées des actes de celle-ci ».

Parce que le but de toute la vie est d’agir le plus possible par pur amour.

L’intérêt est de montrer que la vie du Christ est celle du chrétien. Saint Ignace s’est d’abord dit : « Je vais faire comme saint François et saint Dominique ». Il a compris en méditant sur les Évangiles que cela n’allait pas. C’est tout le problème de l’exemplarité. Suivre le Christ sera matériellement différent à chaque époque.

Pascal Ide

[1] D III, p. 452

[2] MS, p. 11

[3] Gaston Fessard, La méthode de réflexion chez Maine de Biran, Paris, Bloud & Gay, 1938, p. 142-143.

[4] Ibid., p. 132-135. Souligné par moi.

[5] Sur cette liberté comme possibilité d’infini, cf. Maurice Blondel, L’action, Paris, p.u.f., 1893, p. 124-143, et p. 360 à 364 sur l’infinité de la volonté. Cf. aussi Gaston Fessard et Henri de Lubac, « Enjeux de l’option morale », Esquisse, 1922.

[6] D I, p. 5.

[7] D I, p. 36-41.

[8] Cf. Pie XI, Lettre encyclique Mens nostra, 20 décembre 1929. Fessard faisait grand cas de cette caution.

[9] Redisons-le, cet exposé est un commentaire de D I, p. 36-41, dont chaque § a été numéroté.

[10] « Contemplation pour parvenir à l’amour », Les exercices spirituels, n. 230-237.

[11] Ibid., n. 234.

[12] Dans D I, p. 71s, Gaston Fessard montre qu’inverser fin et moyen est irrationnel.

[13] D I, p. 10.

[14] D I, p. 113-114.

[15] Ibid.

[16] Honoré de Balzac, Le médecin de campagne, in La Comédie humaine, tome IV, Paris, Omnibus, 1999, p. 41.

[17] Ibid., p. 46.

[18] Ibid., p. 98.

[19] Ibid., p. 51.

[20] La vie de Maurice Blondel donne une passionnante illustration de cette disjonction analysant ce qu’était la prêtrise, Blondel se pensait appeler au sacerdoce, ce qui est bon en soi ; mais il en éprouvait une grande « désolation » affective (il suffit pour s’en rendre compte de lire ses Carnets intimes (1883-1894), Paris, Le Cerf, 1961. Ce hiatus entre la raison et l’affectivité appelait un discernement. Il apparut alors que l’appel de Dieu était le mariage (Maurice Blondel, « Mémoire » à Monsieur Bieil. Discernement d’une vocation philosophique, présentation de Michel Sales. Texte établi par Emmanuel Tourpe, Saint-Maur, Parole et Silence, Paris, CERP, 1999, notamment p. 31-34).

[21] D I, p. 113-114.

[22] D I, p. 114-115.

[23] PN, p. 112-113.

[24] Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels, n° 189.

18.6.2020
 

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