La vertu morale de prudence 1/3

« Heureux l’homme qui a acquis la prudence » (Pr 3,13)

« La dernière des imprudences est la prudence, lorsqu’elle nous prépare tout doucement à nous passer de Dieu [1] ».

« La vraie prudence chrétienne, c’est le martyre [2] ».

1) Exemple

Gérard d’Aboville, homme politique français (1945-) qui a siègé au conseil de Paris jusqu’en 2014 dans le groupe UMP, devenu maintenant le groupe Les Républicains (LR), est aussi connu pour avoir été l’initiateur des traversées océaniques à la rame en solitaire. Le 10 juillet 1980, il traverse l’Atlantique à la rame et en solo. Quand il rentre chez lui, 71 jours plus tard et 2800 miles au compteur, il annonce : « S’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que jamais je ne repartirai dans une telle galère ! ». Faut-il croire que ces pratiques sont addictives ? En tout cas, le 11 juillet 1991, le politique navigateur se parjure, mais pour traverser l’océan dit Pacifique, en l’occurrence, le Pacifique Nord. Il embarque à Choshi, au Japon, toujours en solitaire et toujours avec son aviron, dans un minuscule catamaran ! Il arrivera 134 jours plus tard, le 21 novembre sur la côte américaine. Au terme d’un combat titanesque non seulement avec le plus gigantesque des océans, mais avec la solitude et même la mort.

Il a raconté son aventure dans un ouvrage sobrement et significativement intitulé Seul [3], publié en 1993, qui se présente comme un journal de bord, retraçant jour après jour son voyage en solitaire. Proposons-en une brève lecture éthique, à partir de la vertu de prudence.

a) Le sens de la finalité

Quand on pense à la somme impressionnante de découragements, d’angoisses, de routine quotidienne (le titre, peu réjouissant, en témoigne…), seul le désir de la finalité peut expliquer l’exploit jusqu’au bout.

Gérard d’Aboville a connu des phases d’intense découragement. Il s’est alors demandé : « Et si tout ça ne servait à rien ? » Alors, il sait que

 

« les réponses […] viendront au bout de la traversée. Parce que j’aurai tenu bon, accroché corps et âme à mon objectif : traverser l’océan, en l’ayant traversé cent fois, mille fois en pensée, avant et pendant le parcours. J’ai ce mors entre les dents, que je serre, serre de plus en plus fort [4] ».

 

Ainsi, c’est cette finalité immédiate, tenace, qui justifie toute l’action, la persévérance, chaque coup de rame : traverser l’océan (non pas le vaincre). Et il montre que cette finalité était première en intention – il a traversé en pensée –, avant d’exécuter le chemin conduisant à sa finalité. Et il doit désirer, de plus en plus, s’accrocher à cette finalité : d’où la mauvaise image du mors aux dents qui n’exprime pas la fin, mais dit bien la ténacité.

 

« C’est que chaque minute, chaque seconde, je ne pense qu’au but. Je mesure avec trop de lucidité les aléas qui m’en séparent, les obstacles qui peuvent réduire à néant un aussi formidable investissement de moi-même [5] ».

 

Soyons clair : il n’y a nul masochisme ici. Que la vie soit en cause ne signifie pas que l’on joue avec elle et qu’on la tourne en dérision. La seule attirance pour la mort ne pourrait motiver de telles actions ; surtout, l’agir se serait achever dans la mort effective. Si la mort est présence, cela tient à la hauteur de la finalité qui, alors, toujours, introduit la possibilité du choix entre vie et mort : la vérité, par exemple, vaut plus que la vie. C’est donc véritablement le désir d’une fin, d’une haute fin qui est ici en jeu et permet de dépasser la douleur. « Nous avons tous le désir d’accomplir quelque chose de difficile, quelque chose qui force notre propre admiration. Aucune tendance suicidaire n’entre là en jeu. Si j’avais eu la moindre envie d’en finir, je serai mort, l’occasion aurait été trop belle… C’est plutôt la rage de survivre qui est ici à l’œuvre [6] ».

Beau témoignage en faveur de la vie et de sa transcendance contre les prétendues pulsions de mort.

b) Le sens des moyens

Gérard d’Aboville a souvent vécu le principe ignatien : agere contra. Plus fréquents ont été les souffrances, les découragements que les plaisirs, les joies. Il écrit un long télex à son frère Norbert et à ses proches qui s’imaginent qu’il trouve bien du plaisir à son quotidien, en vue de bien leur faire comprendre sa situation : « Car je suis marqué, Norbert, marqué à au burin parce que j’ai déjà subi. On dit qu’avec le temps, les souvenirs les plus pénibles deviennent des bons souvenirs. Ceux-là, rien ne les changera, horribles ils resteront ». Le sportif veut parler de ses multiples chavirements sous les déferlantes qui sont toujours inattendus, et extrêmement éprouvants pour les nerfs. Car c’est à chaque fois sa vie qui est en danger : s’en tirera-t-il ? « Jamais non plus je n’oublierai ces luttes pour la vie, les forces qui s’épuisent et le goût de l’eau de mer dans les poumons. Le goût de la mort. Et tout cela seul, seul, seul [7] ». Et, en septembre, il connaîtra pas moins d’un chavirement par jour (contre un en juillet et quatre en août).

Alors, en positif, quel est son moteur ?

 

« Mon moteur, ce n’est pas le muscle, mais l’acharnement, la haine du découragement qu’il faut combattre jour après jour, heure après heure, coup d’aviron après coup d’aviron, le prochain étant toujours plus pénible que le précédent. Je suis un résistant dans une guerre que je m’invente. L’ennemi, c’est moi avec mes faiblesses physiques, ma tentation de l’abandon ».

 

Précisons en quoi consiste l’abandon :

 

« Cette tentation ne consiste pas, comme on pourrait le croire, à actionner ma balise de détresse et à tout plaquer. Ce sont les mille et un petits relâchements quotidiens auxquels nous sommes tous confrontés : commencer la journée cinq minutes après l’heure, m’arrêter une minute avant la pause, tirer un peu moins fort au prochain coup d’aviron, ne plus me raser, même. Ce sont ces abandons-là, en apparence insignifiants, qui me mèneraient inéluctablement au grand abandon. Et ce sont ces petites batailles dérisoires, répétitives, fastidieuses et sans gloire, qui me donneront la victoire [8] ».

 

Voilà une extraordinaire parabole de la vie spirituelle, de la vie de chacun (« relâchements quotidiens auxquels nous sommes tous confrontés ») : nous sommes toujours tentés par une sorte d’entropie très molle qui nous fait désirer aujourd’hui un peu moins qu’hier. Alors qu’il faut toujours remonter sa pente, désirer plus. Actionner la balise, c’est le péché mortel. La tentation, elle, commence par le péché véniel de discuter, temporiser ; or, le péché véniel est la préparation plus ou moins prochaine au péché mortel. L’intérêt de cette parabole est qu’elle montre combien c’est notre vie qui est en jeu ; or, le diable s’ingénie à nous camoufler l’enjeu du combat spirituel sur des peccadilles : la vie-même de la grâce.

c) Un hommage rendu à la prudence

Ainsi d’Aboville montre qu’il a pu accomplir son exploit grâce à deux causes : 1. une finalité forte, longuement investie ; 2. la persévérance très rigoureuse dans les moyens.

 

« Durant cette traversée, je suis dix fois, cent fois, mille fois plus acharné à vivre que je ne le serais dans la vie courante, parce que je veux atteindre mon but [9] ».

 

Et cette liberté, dit-il, pour être goût de son indépendance, est aussi sens de sa responsabilité. « La vraie responsabilité, le véritable exercice de la liberté, c’est de savoir qu’en cas d’échec je m’expose à la sanction suprême, la mort [10] ». L’être-pour-la-mort, avait montré Heidegger, seule donne à la vie son cachet, sa profondeur d’authenticité.

Or, nous allons le voir, la prudence synthétise fin et moyens. Celle-ci noue étroitement la hauteur de la finalité (ou plutôt de la motivation) et la persévérance dans la décision.

d) Un hommage rendu aux autres vertus

Assurément, d’Aboville atteste aussi l’exercice des autres vertus cardinales. Le courage, dans la persévérance, malgré la monotonie du quotidien ; la tempérance, dans le juste usage des plaisirs (il s’est emporté 15 litres de vin, du whiskies, du chocolat, un peu de lecture, quelques romans. Tintin en Amérique qu’il a lu le jour de son anniversaire. Moins tempérant : un Playboy…). La justice, au moins en creux. En effet, cette vertu a-juste la relation à autrui ; or, l’une des plus grandes souffrances réside dans l’absence des proches. « Je n’ai pas de nouvelles de mes proches, qui me manquent cruellement ». Après quelques jours, les souvenirs passant, « la solitude se refermait, la vraie, la solitude déconnectée [11] ». A la suite d’un télex de Cornélia, il prend conscience de l’importance des détails de la vie quotidienne qui y manquent. « Imagine-t-elle à quel point je me sens frustré » de ne pas « les [les choses de la vie quotidienne] sentir réellement, de les toucher, de les respirer [12] ». À des dauphins qui rappliquent tribord, mais ne s’attardent guère, il a envie de leur crier : « Hé ! J’existe [13] ! »

Voire, j’oserais dire que Gérard d’Aboville témoigne de ce que « l’homme passe l’homme » (Pascal). Attestant la capacité de l’homme de toujours dépasser, de l’infinité qui l’habite, il est plus qu’un stoïcien : un sursum soulève tout son être et ébauche quelque chose de l’appel théologal. Certes, d’Aboville ne se veut pas chrétien, ne semble pas croire en Dieu ; mais son expérience montre bien que l’homme est habité par plus que lui et que l’infini peut le soulever. Il évoque même que cette expérience ouvre peut-être à l’après-vie [14]. Cette histoire n’est-elle pas une parabole de la vie spirituelle ? En amour, il faut toujours « doubler la mise » (Bourbon-Busset), ne jamais faire du sur-place, se méfier de la routine comme d’une guigne. Dans cet exemple singulier, c’est l’homme universel qui se révèle – mais un universel concret. D’Aboville a « prouvé que l’on peut puiser en soi les ressources nécessaires à son accomplissement personnel [15] ».

e) L’exemplarité de la vertu

Gérard d’Aboville recevra quatre mille lettres à son retour. Et il s’étonnera, car il recevra beaucoup plus de « merci » que de « bravo ». « Mon but, en partant, n’était pas de nature altruiste ». Or, voilà qu’il a rendu l’espoir à quantité de désespérés. Par exemple, des détenus ou des chômeurs. Et de donner la lettre d’un « taulard qui dit avoir pleuré à son arrivée : « Pendant 134 jours, tu m’as filé un sacré coup de main […]. Ta force, ton humilité m’ont bouleversé [16] ».

Son témoignage nous parle de la valeur de l’exemple, de l’importance de témoignage de pardon, d’amour, lorsque l’homme n’y croit plus. Le témoin révèle l’homme à lui-même.

Et ce qui touche c’est l’exemple, par le « processus d’identification », avec tout ce que cela comporte d’ambigu et dont Gérard d’Aboville n’est pas dupe [17] : si Gérard d’Aboville trouve l’énergie pour accomplir l’exploit surhumain qu’il accomplit, c’est donc que cette énergie se trouve en tout homme.

2) Nature de la prudence

Partons du sens du terme.

a) Des mots pour la dire

1’) En grec

Aristote a choisi le terme de phronésis. Or, ce choix montre le souci de la limite. Ainsi, dans la liste des préceptes attribués par la tradition au Sept Sages de la Grèce, liste due à Démétrios de Phalère, nous trouvons des exhortations comme celles-ci : « Le mesure est la meilleure des choses ; maîtrise le plaisir ; rien de trop ; connais-toi toi-même ; connais le moment opportun (kairos) ; aime la prudence (phronésis agapa) [18] ».

On y trouve donc l’inspiration des thèmes aristotéliciens : « l’exaltation de la mesure, de la tempérance, de la prudence, le souci précautionneux du hasard, l’importance accordée au kairos [19] ». À ce sujet, le fameux connais toi toi-même n’est pas une découverte du pouvoir de réflexion rationnel ou une invitation à trouver en soi le fondement de toutes choses, mais « nous rappelle, au contraire, à la conscience de notre finitude : il est la formule la plus haute de la prudence grecque, c’est-à-dire de la sagesse des limites [20] ».

2’) En français

Aujourd’hui, le terme français de prudence

 

« évoque plutôt la retenue et l’excès de la retenue, presque le bord de l’hésitation, alors que la phronésis évoque […] une pensée pour l’action. Le terme de prudence a seulement conservé sa force originelle dans l’expression, très romaine, de jurisprudence qui et le degré supérieur du droit et la recherche suprême de l’équité dans les cas douteux de l’interprétation de la loi [21] ».

 

On confond donc la prudence avec la pusillanimité ou la méfiance. Caute, « méfie-toi », disait Spinoza. Or, un André Comte-Sponville identifie cette parole à la maxime de la prudence. Et cette vigilance se fonde sur une méfiance à l’égard de l’homme, car l’homme est capable du meilleur comme du pire [22].

En regard, pour Aristote, la prudence est la vertu de celui qui gouverne, soi-même et les autres. Et saint Thomas qui le suit l’identifie à la « droite règle de l’action [23] ». Les scolastiques, avec leur art de la formule, résumeront cette définition dans la formule : « recta ratio agibilium, la droite raison de celui qui agit ». Emboîtant le pas à cette antique tradition, le catéchisme affirme : « La prudence est la vertu qui dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance notre véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir [24] ».

Ainsi le sens du mot a tellement dérivé et est devenu tellement négatif que l’on est en droit de se demander s’il ne vaudrait pas lui en préférer un autre. Aujourd’hui, on parlerait de leaderschip, de sens des responsabilités. En effet, l’homme prudent c’est l’homme responsable, l’homme qui sait répondre de ses actions. Très proche : être prudent, c’est gérer sa vie. Ou bien, pour retrouver un terme classique, d’ailleurs souvent utilisé comme équivalent à prudence chez les Anciens : la sagesse. L’homme prudent est un homme sage. Ou bien encore, l’on peut faire résonner dans la prudence le mot providence ; de fait, l’étymologie est la même. Être prudent, c’est être provident pour soi et pour les autres. La prudence est la vertu de celui qui gouverne. Enfin, j’ai un faible pour une dernière équivalence, peut-être plus masculine : l’homme prudent est l’homme de l’aventure.

b) Une première ébauche cosmologique chez le dauphin

Parmi les phénomènes des communication, donc de générosité, voire de communication maximale, c’est-à-dire le plus possible, il se trouve la transmission culturelle. Le primatologue écossais William McGrew a introduit le concept de « culture animale » dans le monde anglo-saxon [25] et l’éthologue Dominique Lestel dans le monde français [26] – à chaque fois, non sans idéologie. Quoi qu’il en soit, l’observateur des mœurs animales, ne manque jamais de s’étonner de l’amplitude et la rapidité de l’extension de l’information : à toute une ruche ou même toute une espèce. Ainsi, le cas célèbre des mésanges d’Angleterre qui, voici quelques décennies, avaient découvert qu’elles pouvaient picorer la crème contenue dans les bouteilles de lait entier flottant à la surface de l’eau et s’étaient mises à picorer leurs opercules en aluminium. Or, en quelques semaines d’intervalle, le comportement s’était transmis à tout le pays [27].

Cette transmission s’étend à des comportements particulièrement élaborés. Tel est par exemple le cas des dauphins [28]. Dans le centre d’études des mammifères marins du Gulfport, au Mississipi, les dauphins furent dressés pour nettoyer le bassin : un poisson récompensait tout apport d’un morceau de plastique ou de carton. Kelly, une femelle, inventa un stratagème pour « profiter du système » : lorsqu’elle trouvait un gros détritus, comme un journal, au lieu de l’échanger dans sa totalité contre un seul poisson, elle le cachait dans une crevasse, le débitait en petits morceaux qui étaient chacun d’eux échangés contre la même récompense. L’ingéniosité de Kelly ne s’est pas arrêtée là : elle montra des morceaux de poisson à la surface de l’eau, ce qui attira des goélands ; au moment où ceux-ci prenaient l’appât, Kelly leur attrapait la patte d’un volatile dans sa mâchoire, mais sans le blesser ; or, le dresseur, voulant éviter la mort du goéland, se dépêchait de lancer un poisson au dauphin qui récupérait ainsi un cadeau de plus.

Observons que ces deux remarquables stratagèmes, non contents de manifester l’ingéniosité du mammifère marin, supposent aussi une compétence affective presque volitive : la capacité à renoncer à « un tu l’auras » pour obtenir « deux tiens », donc de remporter victorieusement le test du chamallow auquel plus d’un jeune enfant sur deux échoue… [29] Mais la pointe de la leçon est ailleurs : le constat du succès de sa stratégie a conduit Kelly à l’enseigner à son petit qui devint bientôt un spécialiste du piégeage des goélands…

3) L’objet de la prudence : un monde incertain

En fait, notre conception de la prudence est secrètement guidée par notre manière d’envisager notre relation à la réalité qui nous entoure (ici apparaît encore davantage l’affinité entre prudence et providence). Pour faire simple, on peut distinguer trois conceptions du monde.

a) Un monde déterminé

Soit le monde est déterministe, c’est-à-dire seulement gouverné par des lois nécessaires. Dès lors, la prudence est inutile. Telle est la conception présente chez les stoïciens. Telle est la conception présente dans le providentialisme dont nous reparlerons. La principale cause de cette illusion chez notre contemporain tient à la prégnance de la science. En effet, le propre de celle-ci est de déterminer les lois régissant les phénomènes et de les prédire.

b) Un monde chaotique

Soit le monde est un pur chaos. Dès lors, la prudence est impossible. Mais lorsque Dieu ou le cosmos n’offrent plus de sécurité, c’est l’homme qui prend en charge celle-ci et devient hypersécuritaire. Voilà pourquoi, aujourd’hui, l’on court le risque d’une inflation du principe de précaution. Un article du Lancet sur le préservatif commençait ainsi. Une enquête sur les ceintures de sécurité s’était proposée de montrer que le port de celle-ci devait diminuer de 30 % les accidents mortels et, après une large campagne d’incitation, de dire les résultats après un an. Or, triste surprise, après un an, il y avait 10 % d’accidents mortels en plus. En effet, le surcroît de sécurité apporté par la ceinture avait induit des comportements encore plus suicidaires. Appliquons ce constat au sida : plus on prône le préservatif (indépendamment de son efficacité), plus on induit des comportements irresponsables. Ces conduites à risque sont dictées par l’idée selon laquelle la technique apporte la sécurité. Donc, la technique sans éducation implique une diminution du niveau de moralité et de prudence.

c) Un monde à la fois nécessaire et contingent

Soit le monde est un mixte de nécessité et de contingence, de stabilité et de facticité ouverte, et la prudence est non seulement possible mais très utile. Comme le dit très bien le philosophe helléniste Pierre Aubenque, « à mi-chemin d’un savoir absolu, qui rendrait l’action inutile, et d’une perception chaotique, qui rendrait l’action impossible, la prudence aristotélicienne représente – en même temps que la réserve, verecundia, du savoir – la chance et le risque de l’action humaine [30] ». Conclusion: « la prudence aristotélicienne, substitut humain d’une sagesse trop haute pour notre monde, était liée à la distinction du nécessaire et du contingent, du monde divin et du monde sublunaire. Dans l’univers stoïcien, animé dans toutes ses parties par un même logos, il n’y avait pas de place pour deux vertus intellectuelles, mais pour une seule, qui fût coïncidence avec le Logos universel [31] ». C’est parce que qu’il y a du contingent, du hasardeux qu’il y a besoin de la prudence pour pouvoir nous gouverner à travers la complexité de la réalité. Par rapport à nous qui avons par grâce de Dieu et aussi par vertu un sens aigu de l’action de Dieu dans nos vies, il faut bien voir que cela n’élimine pas du tout l’exercice profond de nos capacités humaines. Dieu ne fait que ce que nous ne pouvons pas faire.

Notre monde est incertain. Incertain ne signifie pas risqué. Le risque est une notion affective : c’est un obstacle, un danger qui engendre la peur. L’incertitude est une notion cognitive : elle caractérise une situation, un événement au sujet de laquelle, duquel nous ne pouvons pas avoir un jugement stable, définitif.

Dieu ne nous donne pas toutes les certitudes, ne nous garantit pas contre le risque. La raison profonde n’est-elle pas que, lui, le premier, a couru tous les risques en nous créant libre. Comment demander, pour nous, une certitude que Dieu n’a pas voulu vivre ? Autrement dit, il y aurait un fondement christologique à une théologie du risque.

Josémaria Escriva écrivait :

 

« Quand il nous a créés, Dieu a couru le risque et l’aventure de notre liberté. Il a voulu une histoire qui soit uen véritable histoire […]. Chaque homme doit faire l’expérience de sa propre autonomie, avec ce que cela suppose de hasard, d’essai et, parfois, d’incertitude. N’oublions pas que Dieu, qui nous donne l’assurance de la foi, ne nous a pas révélé le sens de tous les événéments humains. A côté de choses qui, pour le chrétien, sont absolument claires et certaines, il y en a d’autres – très nombreuses – où il n’y a de place que pour les opinions [32] ».

d) Application

Partons d’un exemple [33]. Un gestionnaire de portefeuille boursier voulut diversifier son patrimoine (première phase : l’intention). Il consulte des économiste de renom, sonde des chefs d’entreprise compétents, examine la capitalisation boursière des entreprises intéressantes, calcule les ratios habituels (donc la seconde phase : la délibération). Finalement, son choix se porte sur une valeur particulière (troisième phase : la décision). Et il passe un ordre de bourse qui est promptement exécuté (quatrième phase : exécution). Aucune anicroche dans le parcours qui nous est maintenant familier.

Or, dès le lendemain, un événement politique inattendu fait chuter le cours de la valeur choisie. Alors notre homme se désespère, se rappelle les signes avant-coureurs d’événements, qu’il lit maintenant de manière évidente, se reproche de ne pas en avoir tenu compte. Il constate aussi que sa formation était insuffisante : on ne s’improvise pas dans le domaine. Durant les longues semaines durant lesquelles la valeur boursière fut en baisse, le gestionnaire rumine son erreur, la page boursière de son journal financier devint son cauchemar ; il est impossible pour son entourage. Bref, sa dépression est contemporaine et parallèle à la dépression boursière. Mais le printemps suit l’hiver. La tendance boursière s’oriente à la hausse. Le soleil et la bonne humeur reviennent à la maison.

« L’analyste financier voit ici un problème très classique de spéculation boursière [34] ». Il se met à la place de notre spéculateur, précise la nature de la valeur, les procédures d’évaluation mises en place. Mais le problème, pour nous et en soi, est ailleurs. Il est éthique et non pas de technique financière. Ces précisions boursières sont utiles, les informations financières aussi ; mais ces connaissances ne seront jamais exhaustives. « Le problème réside, en réalité, dans la relation du spéculateur avec le monde qu’il ne maîtrise pas et qu’il ne peut pas maîtriser ». Il rêve de « dominer l’incertain », notamment le plus insaisissable : l’avenir. Autrement dit, ignorant l’altérité des choses, du monde qui l’entoure, il s’aliène. Partant de là, on va mesurer combien la personne s’est illusionnée non seulement sur ce qui l’entoure, mais sur elle-même.

Par ailleurs, cette idéalisation blesse et obscurcit l’intelligence. En effet, notre homme était tellement préoccupé de sa valeur boursière, qu’il a laissé échapper quelques belles opportunités financières et commerciales dont le manque à gagner aurait compensé la perte en bourse. Mais il était trop obnubilé par son problème.

Autre problème. Le spéculateur a joué la carte de la sécurité, et a donc, dans un monde où règne la concurrence et le marché, il n’a pas privilégié la rentabilité. En fait, la suite de l’histoire montre qu’il n’était pas vraiment prêt jusqu’au bout de sacrifier la rentabilité. Autrement dit, et c’est là une autre trace d’archaïsme, de dépendance intérieure : il a voulu le beurre et l’argent du beurre, il a tout voulu. Il a ainsi manqué d’humour.

Confirmation est fournie par l’enfermement de notre homme dans la culpabilité. Il se juge et cela durement. Il n’accepte pas son imperfection. Ici, il ne s’agit plus de la seule impénétrabilité du futur, de l’altérité des événements. Nous voyons que ce refus des aléas extérieurs retentit subjectivement et le conduit à l’illusion perverse de la culpabilité.

Enfin, notons que la remontée de la valeur boursière n’est qu’une fausse sortie, une rémission, dirait le médecin. Notre homme n’a pas tiré la leçon. Perrot remarque avec ironie : « Par une sorte de fatalité, aucun heureux spéculateur n’a jamais attribué à un autre qu’à soi-même le succès de ses entreprises. Image inversée, plus agréable à regarder mais pas moins inconsistante que l’image précédente [35] ».

L’attitude vraiment humanisante est dans l’acquisition d’une véritable liberté intérieure, qui est acceptation, d’une part de l’altérité du monde, c’est-à-dire à la fois des circonstances infinies et des libertés autres, que nous ne maîtrisons pas, et d’autre part de l’échec. Elle est aussi de retrouver la pédagogie juive, celle que par exemple met en œuvre le maçon juif. Celui-ci ne met pas la dernière brique à son édifice, parce que seul Dieu achève notre ouvrage. Tel est l’un des sens du shabbat. Contre l’inclination au perfectionnisme, il est bon de nous dire que Dieu n’a pas achevé la création, parce qu’elle était achevée, mais elle est achevée, parce qu’il l’a achevée. On ne finira jamais de méditer cela, pour échapper à la tentation du meilleur des mondes, qui est aussi impossible que d’énoncer le plus grand chiffre possible ; or, c’est un jeu auquel tout enfant a aimé jouer…

Pascal Ide

[1] Georges Bernanos, Journal d’un Curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 115.

[2] Nicolas Buttet, Brûlé au soleil de Dieu, Propos recueillis par Bénédicte Freysselinard, coll. « Paroles pour vivre », Paris, Le Cerf, 1998, p. 99.

[3] Gérard d’Aboville, Seul, coll. « Presses Pocket » n° 2982, Paris, Robert Laffont, 1992. J’ai changé d’opinion. L’égoïste nietzschéen sur horizon de finitude et d’autodépassement prométhéen est devenu maintenant pour moi une personne ordinaire, vulnérable qui témoigne de ce que l’homme passe l’homme, que lui seul peut avoir une telle endurance, à cause du désir toujours renouvelé de sa finalité. Le signe en est que cet exemple eut un immense impact positif, valorisant, encourageant : l’homme en est sorti grandi.

[4] Ibid., p. 102.

[5] Ibid., p. 137 et 138.

[6] Ibid., p. 144.

[7] Ibid., p. 138.

[8] Ibid., p. 76.

[9] Ibid., p. 144.

[10] Ibid., p. 126. Cf. p. 125 et 126.

[11] Ibid., p. 82.

[12] Ibid., p. 86.

[13] Ibid., p. 98.

[14] Cf. Ibid., p. 117.

[15] Ibid., p. 108 et 109.

[16] Ibid., p. 107.

[17] Ibid., p. 108.

[18] Stobée, III, 1, 172s, cité par Aubenque, p. 165.

[19] p. 165 et 166.

[20] p. 166.

[21] Daniel Labéy, « Le système de la rhétorique ancienne et la raison », Cegerna, mars 1994, p. 25. Cf. Cornélius Castoriadis, Les carrefours du Labyrinthe. IV, La montée de l’insignifiance, Paris, 1996, p. 212.

[22] « Croire en l’homme ? », L’Express, 2 mai 1996, p. 143.

[23] Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 47, a. 2.

[24] Catéchisme de l’Église catholique, n. 1806.

[25] Cf. William McGrew, Chimpanzee Material Culture. Implications for Human Evolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

[26] Cf., notamment, Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.

[27] Cf. site : http://oiseau-mesange.fr/une-mesange-qui-ouvre-une-bouteille-de-lait/

[28] Exemple cité dans Jonathan Balcombe, Second Nature. The Inner Lives of Animals, New York, Palgrave Macmillan Science, 2010, p. 33.

[29] Ce test fut élaboré à la fin des années 60 par le chercheur américain en psychologie Walter Mischel, de l’université Stanford. Ce test fut, depuis, souvent répété. Cf. la présentation sur le site : http://www.youtube.com/watch?v=9NTdx3Iq7EU Cf. Angela L. Duckworth et Martin E.P. Seligman, « Self-discipline outdoes IQ in predicting academic performance of adolescents », Psychological Science, 16 (décembre 2005), p 939-944 ; Walter Mischel, Yuichi Shoda et Monica L. Rodriguez, « Delay of gratification in children », Science, 244 (26 mai 1989), p. 933-938.

[30] Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 1993, p. 177.

[31] Ibid., p. 185.

[32] « Les richesses de la foi », ABC, Madrid, 2 novembre 1969, p. 7. Cité par Guillaume Derville, Prier 15 jours avec Josémaria Escriva, Paris, Nouvelle Cité, 2001, p. 61-62.

[33] Il est donné et commenté par Etienne Perrot, dans Discerner et agir dans la vie professionnelle, Supplément aux Cahiers pour croire aujourd’hui n° 9, Paris, Éd. d’Assas, 1993, dizième journée, p. 120-126.

[34] Ibid., p. 122.

[35] Ibid., p. 125.

27.1.2020
 

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