Pour les sophiologistes russes, notamment Serge Boulgakov, la terre est un thème central, car elle est mise en lien avec la Sophia et la Vierge Marie, etc. D’un mot, on pourrait dire que la Mère de Dieu accomplit, donne pleinement sens aux religions archaïques de la mère-Terre. Loin de refouler ou de suspecter cette thématique d’être une corruption du christianisme, le culte slave oriental de la Theotokos y lit un élargissement providentiel, voire sa nécessaire universalisation au plan cosmologique. Déjà, saint Irénée parlait de Marie comme « la terre redevenue vierge parce que Dieu y peut former le nouvel Adam [1] ». En effet, la terre humide s’oppose à la sèche poussière du désert comme la vie à la mort. Or, la terre humide est la terre qui a été fécondée par les eaux originelles, arrachant celle-ci au désert. De même, Marie représente la beauté même de la terre féconde et fécondée par Dieu.
Derrière cette vision se tient une compréhension générale de la création habitée par un élan d’amour vers l’unité et la beauté. Or, cet élan est d’abord impersonnel puis personnel. En effet, la Sophia cherche à être hypostasiée, autrement dit possédée avec conscience et amour. Or, c’est Marie qui a la disposition pour recevoir la Sophia avec cet amour. Elle devient donc cette terre fécondée par la Sophia.
Toute proche est aussi la doctrine selon laquelle toute la matière de l’univers voudrait entrer dans le corps humain et s’y trouver comme surélevée. Cette doctrine n’est-elle pas d’ailleurs développée dans le courant théosophique, par exemple chez Baader qui, toujours, double le mouvement de descente d’un mouvement d’ascension-assomption dans l’esprit.
« La chair terrestre – explique Serge Boulgakov – porte le poids de la matière et du néant, c’est-à-dire de l’inertie, de la pesanteur, de l’embonpoint. Ce mystérieux dépassement de l’idée sur la matière, nous l’observons toutes les fois que la forme des fleurs, des arbres, des herbes sort ‘de l’obscure motte’, tendant à se construire un corps, à manifester en lui sa propre idée. Cette chose même se réalise aussi dans l’art, qui illumine la matière avec l’idée. Enfin, l’homme produit cette même chose dans le travail spirituel sur lui-même, en construisant son moi supérieur, et transformant ainsi aussi son corps. Corps et matière ne sont pas en fait identiques, ainsi qu’on le pense usuellement. Le nœud de la corporéité avec la matière est une énigme, qui n’est pas moins mystérieux que le lien de l’âme avec le corps ; l’existence des idées incorporelles est donc une fiction et une abstraction : ‘nulla idea sine corpore’ [il n’y a pas d’idée sans corps]. Toute la terre est un corps en puissance ; de sa condition ‘informe et vide’ (Gn 1,2), elle se revêt continûment de la gloire des six jours de la création ; tout provient de la terre et retourne à la terre. En ce sens, la terre est le ‘champ de Dieu’, le cimetière qui garde les corps pour la résurrection et à propos de cette terre, il est dit : ‘Tu es terre et tu retourneras à la terre’ (Gn 3,19) [2] ».
La Sophia présente deux grands aspects : incréé par lequel elle s’identifie souvent au Christ, voire au Fils ou à l’Esprit ; créé par lequel elle est l’Eglise, la Mère de Dieu, Jean le Baptiste, les anges, voire l’âme du monde ou la virginité. Joignant ces deux aspects, la Sophia est le symbole de la divino-humanité.
L’Hymne Acathiste – qui est ce chant composé de 24 strophes – autant que les lettres de l’alphabet grec – par un anonyme du Ve ou Vie siècle – assume toute la création pour chanter la Theotokos. Précisément, les strophes impaires reprennent les plus belles images des Livres sacrés afin de faire l’eulogie de la Madonne, alors que les strophes paires contemplent le mystère de l’Incarnation.
Pour Sergej Bulgakov, triple est la kénose : trinitaire ; créaturelle ; christologique. La kénose du Christ est bien connue. Mais cette kénose est d’abord intratrinitaire. En effet, tout amour présente selon lui un double aspect : sacrificiel et bienheureux. Or, la Sainte Trinité est l’amour par excellence. On doit donc y trouver le sacrifice de soi, la souffrance sacrificielle, qui est la kénose. C’est là le côté tragique de l’amour. Précisément, cette kénose sacrificielle se trouve entre le Père et le fils, le Paraclet consolateur étant l’achèvement de cet amour acrificiel dans la joie. Enfin, la kénose est déjà commencée dans l’acte créateur. Elle vient de ce que l’Absolu accepte de poser à côté de soi le relatif ; or, le relatif peut en venir à ne pas le reconnaître. Dès lors, la création du monde créé devient comme l’analogue de la génération du Fils en Dieu même.
Pascal Ide
[1] S. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. III, 21, 10.
[2] Sergej N. Bulgakov, La luce senza tramonto, trad. Maria Campatelli, coll. « Il mantello di Elia », Roma, Lipa, 2002, p. 294.