La Terre comme unité dynamique 1/3

« Désormais [avec Buffon] l’histoire du globe précédera celle de ses habitants [1] ».

« Il tient en main les profondeurs de la Terre,

et les sommets des montagnes sont à lui ;

à lui la mer, c’est lui qui l’a faite,

et les terres, car ses mains les ont pétries [2] ».

 

Cette étude qui, réalisée au début des années 1990, se fonde sur le maître-ouvrage de Claude Allègre, publié en 1983 [3], se propose d’étudier la nouvelle conception de la Terre comme unité et comme unité dynamique, qui est apparue au siècle dernier. L’on pourra s’étonner que nous n’ayons pas poursuivi l’histoire sur le tiers du siècle successif. En fait, la théorie qui fut alors élaborée n’a guère changé depuis.

Nous procéderons en trois temps : nous verrons en détail comment cette nouvelle vision a lentement émergé (A) ; puis, nous exposerons la théorie actuellement en vigueur, dite de la tectonique des plaques (B) ; enfin, nous proposerons une interprétation philosophique (C).

A) L’histoire des sciences de la terre

L’histoire des sciences de la terre au vingtième siècle peut être décrite comme un processus en trois temps [4].

Dans un premier temps, le naturaliste allemand Alfred Wegener propose une théorie unifiée de la Terre, la théorie dériviste, mais – notamment – faute d’explication (plus que de faits), sa théorie n’est pas reçue (1918-1930).

Dans un deuxième temps, la théorie fixiste continue à triompher ; mais, en sous-main, les faits contraires s’accumulent en préparant le renversement (1930-1960).

Enfin, dans un troisième temps, la théorie plaquiste a pu venir synthétiser et unifier tous ces faits nouveaux et renverser l’antique théorie immobiliste (1960-aujourd’hui).

On a donc évolué d’une théorie insuffisamment étayée par les faits à un stade où une théorie est venue embrasser les faits et les expliquer, en passant par un stade où seuls les faits ont subsisté, se sont accumulés. Mouvement à trois temps : théorie sans faits (explicatifs) ; faits sans théorie ; théorie se fondant sur les faits. Mais, ce qui est remarquable et unique en son genre est que le troisième temps est aussi un retour à la case départ. Le plus souvent, la moisson de nouveaux faits s’accompagne de l’abandon de la théorie précédente.

On pourrait décrire cette évolution de manière aristotélicienne comme le passage d’un savoir confus et peu fondé à un savoir distinct et fondé, par la médiation d’une analyse très factuelle, mais juxtaposée. Ou bien de manière hégélienne comme un processus allant de l’abstrait au concret, de la juxtaposition (pensée de l’entendement) à l’unité (pensée de la raison), de manière dialectique.

Reprenons ce mouvement en détail.

1) Le temps des précurseurs. La théorie wegenérienne (1912-1930)

a) Hypothèse de Wegener

Alfred Wegener n’est pas géologue de profession, mais météorologue. Ce fait apparemment anodin n’est pas sans importance, comme il apparaîtra plus tard. Son point de départ est la ressemblance ou plutôt la complémentarité des côtes de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, qui s’emboîtent comme deux pièces de puzzle.

En 1912, Wegener publie un ouvrage où il propose une explication dynamique : la dérive des continents [5]. Cette hypothèse explique non seulement la forme des continents américain et africain, mais la naissance de l’Atlantique. Pour le scientifique, les océans se déplacent à la surface de la Terre dont ils forment l’écume. Plus précisément, à la fin du carbonifère (il y a 270 millions d’années, date ignorée de Wegener), il existait un continent unique portant le nom de Pangée (étymologiquement « toutes les terres »). Ce continent s’est fragmenté. Dans un premier temps, à l’éocène, il y a 50 millions d’années, on trouve d’une part un vaste continent nord ou Laurasia (regroupant Europe, Asie et Amérique du Nord) et d’autre part le Gondwana, c’est-à-dire une multitude de blocs séparés, Amérique du Sud, Antarctique, Australie et Afrique séparée de l’Europe par la Méditerranée. En un second temps, l’Eurasie s’est nettement éloignée de l’Afrique. Ainsi sont nés les différents océans, Atlantique, Indien et Arctique.

Mais il n’existe pas de création ex nihilo, même au plan intellectuel : nous procédons toujours à l’inconnu en partant d’un connu. Cette hypothèse lui est venue de la théorie du grand géologue autrichien Suess qui, à l’époque, avait composé une œuvre gigantesque intitulée La Face de la Terre où il émettait l’hypothèse de déplacements verticaux des continents. En effet, on observe que le niveau d’équilibre des continents (100 mètres en moyenne) est inférieur à celui des océans (4 500 mètres de profondeur en moyenne), ce qui signifie que les continents sont comme des icebergs, comparativement plus légers. De plus, le boucier scandinave est remonté peu à peu durant le quaternaire ; or, il était recouvert d’un inlandsis qui a fondu ; c’est donc qu’il est en suspension et est animé de mouvements verticaux. Ces faits réclament une cause (matérielle) ; pour Suess, les continents terrestres sont constitués de matériaux granitiques alors que le plancher des océans est constitué de basalte ; or, le granite est d’une densité de 2,8 et le basalte de 3,3. Aussi peut-on dire que les continents « flottent » sur ce qui est plus lourd à savoir le manteau. Par ailleurs, le granit est composé de silicium et d’aluminium, d’où son nom contracté de SIAL et le basalte est compposé de silicium et de magnésium, d’où le nom lui aussi contracté de SIMA. Le SIMA porte donc le SIAL.

Wegener a étendu cette hypothèse de Suess des mouvements verticaux aux mouvements horizontaux : « si des déplacements verticaux sont possibles pour les continents, pourquoi les déplacements horizontaux ne le seraient-ils pas  [6]? »

On pourrait objecter que d’autres, notamment Antonio-Snider-Pellegrini avaient déjà émis cette hypothèse d’un déplacement des continents s’emboîtant les uns dans les autres [7]. Mais une hypothèse devient théorie le jour où elle est étayée par des faits, par des arguments scientifiques. Or, ce fut le cas de Wegener.

b) Faits étayant son hypothèse

1’) Preuves par la fécondité des conséquences

Les mouvements continentaux sont fondateurs de phénomènes géologiques qui, pour Wegener, trouvent ici une explication unitaire. Ces phénomènes sont doubles, liés à ce qu’il appelle « des jeux de poupe et des jeux de proue ». En proue, à l’avant, la poussée du continent forme à l’extérieur, de gigantesques rides qui sont les chaînes des montagnes (par exemple la dérive de l’Amérique vers l’ouest crée la Cordillère des Andes et les Montagnes Rocheuses) et à l’intérieur des bouleversements se traduisant par des activités volcaniques, elles aussi localisées. En poupe, à l’arrière, les continents laissent dans leur sillage des guirlandes d’îles, par exemple la dérive de l’Amérique vers l’ouest, les Antilles ou la dérive de l’Asie vers le nord-ouest, les îles de la Sonde, du Japon et des Kouriles.

2’) Preuve par des faits inexpliqués

La théorie wegenérienne explique des phénomènes jusque lors mystérieux. Donnons-en quelques-uns patiemment collectés par Wegener et ses disciples et qui furent rassemblés dans son dernier mémoire de 1928.

a’) Première preuve

Commençons au niveau du sol, par les contacts paléontologiques. Certaines espèces vivantes sont apparues sur la Terre à des époques similaires tout en étant séparées par des océans entiers, interdisant le contact géographique (par exemple les stégocéphales, reptiles amphibiens du Carbonifère, se trouvent autant en Europe, en Amérique, aux Indes et en Afrique du Sud). Comment expliquer cette simultanéité ? Soit ces espèces apparaissent sous l’effet de causes séparées ; dès lors la similitude est l’effet du hasard, puisque celui-ci se définit comme juxtaposition de coïncidences ; mais le hasard n’est pas une cause, surtout lorsque le phénomène est fréquent. La seule explication restante est donc celle de l’origine unique ; mais la migration suppose alors qu’il a existé des passerelles qui ont maintenant disparu entre les océans. Mais comment expliquer que ces ponts intercontinentaux se soient effondrés sans laisser de trace ? Plus que cela, Wegener, en bon géophysicien, note que les ponts sont en SIAL ; or, le SIAL est plus léger que le SIMA ; il ne peut donc s’y engloutir.

Une autre hypothèse rend par contre le fait possible : la dérive continentale qui ne requiert pas de ponts intercontinentaux. En revanche, cette explication implique une contrainte chronologique : les migrations ont dû se produire avant la fragmentation. Ce que l’on constate. En retour, la présence d’une plante à deux endroits différents permet d’inférer que ces continents étaient encore soudés. Par exemple, Glossopteris est une plante caractéristique du Gondwana au trias (235 millions d’années, première ère secondaire), mais est inconnue en Laurasia. C’est donc que la séparation du Gondwana et du Laurasia est antérieure au trias.

b’) Deuxième preuve

Si on passe en profondeur, de même, les structures géologiques sédimentaires forment des touts (appelés socles) qui, aujourd’hui, s’arrêtent brutalement à l’océan, présentant des limites perpendiculaires. Ce phénomène demeure inexplicable tant que l’on ne fait pas appel à l’hypothèse wegenérienne d’une migration des continents. Or, les puzzles des socles américains se raccordent sans difficulté, en parfaite continuité, avec les socles africains ; plus encore, l’identité des socles et des stratifications ne vaut que pour les couches plus anciennes que le trias.

c’) Troisième preuve

Montons maintenant dans les airs et faisons appel à la paléoclimatologie. Flore et faune sont significatives des climats : les coraux fossiles expriment la présence d’eaux chaudes et des flores à feuilles géantes, l’existence d’un climat tropical ; de même, les galets striés abondants (dont l’accumulation s’appelle tillite) signifient la présence de glaciers. Or, au carbonifère, les indices glaciaires montrent la présence d’une calotte glaciaire sur l’Amérique du Sud, l’Afrique septentrionale, l’Inde et l’Australie.

Dans l’hypothèse immobiliste, le phénomène ne peut s’expliquer que par un refroidissement général du globe, ce que contredit ouvertement la présence contemporaine de flore et de faune tropicales en région méditerranéenne. Une seule hypothèse possible, immobiliste rend compte simplement du fait : les continents étaient alors rassemblés ; par ailleurs, le pôle s’est déplacé et il était situé à l’époque en Inde. Ce que confirme une autre hypothèse où, à la même époque, on a observé des galets striés en Australie et des coraux près de l’île de Timor, au large de l’Australie. C’est donc que ces terres étaient bien séparées. [8]

c) L’absence de réception de l’hypothèse de Wegener

1’) Le fait

D’abord bien accueilli, en 1910, lors de la première présentation publique, à Marburg, par les géophysiciens, Wegener s’est vu très mal reçu par les géologues. L’hostilité ne fera que croître jusqu’en 1929, date de sa mort. Le grand auteur de sa condamnation fut Harold Jeffreys. [9]

Dans les communications faites au symposium de 1928, à New York organisé autour du thème de la dérive des continents par l’Association américaine des Géologues pétroliers, sept présentations orales furent violemment défavorables à Wegener, sept lui furent favorables. Quels sont les arguments avancés par la critique ?

  1. La géométrie des reconstructions paléogéographiques de Wegener est très approximative, dès qu’on quitte l’Atlantique Sud.
  2. L’accord géographique, autrement dit la conservation des structures géographiques actuellement observées, montre bien que les structures sont rigides donc immobiles et si elles ne l’étaient pas, elles se fragmenteraient. C’est cet argument qui sera repris par Jeffreys sous forme mathématique.
  3. Wegener n’explique pas pourquoi la fragmentation continentale n’a débuté qu’au permien.
  4. Enfin et surtout, Wegener n’apporte aucune explication aux mouvements des continents : quelles forces ont pu présider à ces grandioses migrations ? Ici, il faut le reconnaître, le dossier du naturaliste est bien faible. Il tente différentes explications qui ne convainquent guère ; déjà, l’isostasie ne convenait pas, étant donné que le manteau apparaissait comme un milieu rocheux solide. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Wegener entrevoit la solution aujourd’hui admise par tous : la convection mantellique. Mais il ne la démontrera pas.
2’) La cause

On ne peut manquer de s’étonner non seulement du manque de clairvoyance des savants de l’époque, mais aussi de la rudesse des termes employés contre Wegener (on parle de « pseudoscience », voire de « manipulations » de faits objectifs), ainsi que de la faiblesse de l’argumentaire. Certes aucune théorie satisfaisante n’est alors proposée en échange, mais cet argument donné par Allègre ne vaut rien. Il en est de même pour l’évolution aujourd’hui : l’erreur patente de la théorie darwinienne (synthétique) ne peut justifier sa persistance du fait de l’absence d’autres théories actuellement satisfaisantes…

Pourquoi un tel aveuglement ? Il y a là un intéressant phénomène épistémologique et sociopsychologique d’histoire des mentalités, notamment scientifiques. Allègre avance différentes causes [10]. Sans doute d’ailleurs, l’explication tient-elle à un faisceau convergent de raisons dont toutes sont surdéterminées :

Primo, « la pensée occidentale […] dominée par la pensée grecque et notamment par le principe des relations de cause à effet, a toujours eu du mal à appréhender un problème naturel dont elle ne perçoit pas les causes ». Or, le modèle de Wegener ne propose pas d’explication causale.

Secundo, Wegener est un météorologue qui ne fait pas partie de l’establishment des géologues patentés. Néophyte patenté, comment oserait-il « en si peu de temps obtenir la clef des problèmes que des savants chevronnés étudient depuis si longtemps ? »

Tertio, ne faudrait-il pas faire appel au conservatisme spontané de la pensée ? Il est très difficile, même pour des chercheurs, surtout arrivés à un certain âge, de changer de schèmes. De plus, la pensée historique, globaliste, systémique n’avait pas encore pénétré les mentalités assez en profondeur. Or, Wegener invite à rien moins qu’à un véritable changement de paradigme, au sens kuhnien du terme : passer de l’immobilisme au mobilisme. [11] Dans le même ordre d’idée, Wegener ouvre à une pensée historique, évolutionniste ; or, il est plus aisé de penser le fixisme que l’évolutionnisme, car la fixité est plus en acte que le mouvement et on ne connaît que ce qui est en acte : c’est pour cela qu’il est plus aisé de définir la charité ou la foi, vertus théologales statiques que l’espérance, vertu théologale dynamique.

Quarto, l’influence des autorités en place ne saurait être négligée, en science moins qu’ailleurs. Et cela est sans doute encore plus vrai aujourd’hui où des questions d’argent entrent encore davantage en ligne de compte.

Ces remarques étonneront certains qui croient à une science objective purifiée de toute attache subjective, de tout intérêt et de tout péché, de toute interférence avec l’affectivité. Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie : Montaigne nous avait prévenus. En tout cas, un tel épisode nous vaccine définitivement contre la prétendue force contraignante de la vérité et de l’objectivité du monde des chercheurs.

2) La cueillette des faits (1930-1960)

Une fois perdu ce principe unitif, cette théorie dont l’unité aurait pu féconder les recherches en les fédérant et en les orientant, les sciences de la Terre ne vont toutefois pas perdre leur temps. Au contraire, laissées à elles seules, elles vont partir à la moisson de faits qui serviront quelques trente ans plus tard à la fondation d’une nouvelle théorie qui ne sera autre que celle de Wegener, mais reliftée à frais nouveaux. Phényx renaissant, rajeuni, de ses cendres.

Il est impossible de parcourir toutes les découvertes des sciences géologiques de cette période (factuellement) féconde de trente ans. Collectons quelques découvertes parmi beaucoup.

a) Quelques résultats

1’) L’établissement de la carte géologique

C’est pour des raisons pratiques de prospection minérale et surtout pétrolière que 90 % du potentiel des géologues du monde entier va être mobilisé. Or, ce travail de recherche oblige à une étude de tout le globe, tant cartographique, donc géographique qu’historique (puisque chaque terrain contient des fossiles qui permettent de le détailler). On va donc se trouver en présence d’une vision analytique extrêmement précieuse.

2’) La structure interne du globe

Celle-ci peut s’obtenir par la séismologie ou étude de la propagation des ondes acoustiques émises par les tremblements de terre. En effet, les secousses telluriques émettent des ondes qui traversent la Terre (tout en se manifestant aussi à la surface) et ces ondes peuvent être enregistrées par un sismographe. Or, ces ondes se propagent à une vitesse qui varie selon les milieux qu’elles traversent : elles leur sont donc propres et permettent, en retour, de les caractériser. Il est donc a priori possible de déterminer la structure du globe terrestre en fonction des différents enregistrements faits d’un tremblement de terre, sur différents points du globe. Il en est donc du sismographe comme d’une radiographie du corps humain dont on sait que les propagations des rayons X dépendent de la composition des constituants, solides ou liquidiens, traversés. Les ondes sismiques donnent une radiographie du corps terrestre.

Tel étant le principe (la comparaison des diagrammes des pages 50 et 51 est éclairante), quels furent les résultats ? On doit ces résultats à deux figures exceptionnelles de la géologie dont nous avons déjà rencontré la première : le britannique Jeffreys et l’allemand Beno Guttenberg. La Terre a une structure douée d’une symétrie globalement sphérique. Précisément, elle est formée de plusieurs couches. Du plus superficiel au plus profond, on trouve trois couches : la croûte superficielle (30 à 40 kilomètres), le manteau moyen (2 900 kilomètres) et le noyau central (3 500 kilomètres). Selon une analogie classique, la Terre ressemble donc à un œuf : entouré d’une fine coquille (la croûte), elle est faite d’un blanc (le manteau) entourant un jaune (le noyau).

On peut encore préciser que le noyau central est composé de deux parties, la graine centrale qui est solide et la couronne externe qui est liquide. Surtout Guttenberg va faire une découverte décisive en 1926, lors d’une étude d’un tremblement de terre au Chili : il existe une couche « molle » au sein du manteau, à une centaine de kilomètres de profondeur. Elle porte le nom étymologique d’asthénosphère. Sa structure est moins dense et plus plastique et elle se traduit sismiquement par ce qu’on appelle la discontinuité de Mohorovicic (familièrement appelée Moho par les chercheurs). [12]

Toutes ces observations détruisent donc une idée classique, trop propagée, et qu’il n’est pas rare de rencontrer encore aujourd’hui, selon laquelle nous marchons sur du magma liquide présent sous la mince croûte solide. Certes, il existe de minces couches de magma sous nos pieds, mais elles sont localisées et sismiquement détectables.

Surtout, la sismologie a montré l’intime lien existant entre intérieur et surface et combien des observations de surface pouvaient révéler un intérieur pour très longtemps encore scélé à l’observation directe.

3’) La structure des océans et des fonds marins

Là encore, ce fut pour des raisons non pas gratuites, mais pratiques que les fonds marins furent observés ; mais le caractère intéressé des recherches permettra des développements spéculatifs. D’ailleurs, sans motivations financières, jamais il n’aurait été possible de fonder l’océanographie géologique, puisqu’une journée de bateau océanographique, en 1982, coûte 80 000 F (13 000 euros actuels). De plus, ces bateaux regroupent des spécialistes de toutes disciplines, ce qui invite à la rencontre, lors des quarts scientifiques, de géologues, sédimentologues, de géophysiciens, etc. [13]

La première découverte fut celle de la structure des fonds océaniques qui se découpent en cinq zones : talus continental, plaines abyssales, dorsales océaniques (montagnes sous-marines dont les hauteurs atteignent 3 000 mètres et formant d’immenses réseaux au fond des océans), fosses sous-marines (dont les plus profondes font jusqu’à 11 000 mètres), et les îles volcaniques parsemant l’océan.

La seconde découverte concerne les structures du sous-sol qui font apparaître une confirmation de la distinction de bon sens : continent-océan (cf. plus bas, la conclusion).

4’) La datation géologique

Les précédentes découvertes concernent l’espace, celle-ci concerne le temps mesurant la Terre. Il faut distinguer une datation relative et une datation absolue. La datation relative ne peut mesurer que des événements géologiques ou des entités rocheuses les uns par rapport aux autres et dire : « ceci est plus jeune ou plus ancien que cela ». Le principal exemple est celui de la superposition des couches sédimentaires : a priori, si l’on n’observe point de bouleversements, les couches les plus superficielles sont les plus récentes. La datation par couche est donc relative. Mais on conçoit qu’une telle datation puisse être sujette à caution. D’où le recours à une datation absolue.

À partir des années 30, une horloge géologique absolue est mise au point qui va aller en s’affinant. Cette horloge se fonde sur la radioactivité, découverte en 1898 par Becquerel, systématisée par Pierre et Marie Curie, utilisée comme chronomètre géologique en 1908, sur une proposition d’Ernest Rutherford. Nous n’entrerons pas dans le détail qui relève d’un cours de physique. Sachons seulement que certains éléments atomiques peuvent se désintégrer en donnant naissance à un élément-fils qui, lui, ne se désintègre pas. Or, cette désintégration est un phénomène statistique que mesure seulement le temps et qui demeure indépendant de l’environnement physique (par exemple les conditions de température ou de pression) ou chimique. On comprend donc que ce processus puisse jouer le rôle de chronomètre absolu. Or, on connaît des éléments radioactifs qui se désintègrent sur des durées de l’ordre du milliard d’années, échelle des temps géologiques. Voilà pourquoi on peut obtenir une datation de la Terre absolue, par âge et durées, et non plus relative, par antériorité et postériorité.

Les résultats ne se font pas attendre, dès 1937, mais surtout après 1948 : on apprend ainsi que la terre date d’il y a environ 4 milliards et demi d’années. La vie est apparue il y a plus de 3 milliards d’années, mais les fossiles d’êtres organisés pluricellulaires datent d’il y a 550 millions d’années. On le voit, cela nous change des spéculations du siècle dernier où Lord Kelvin datait l’âge de la Terre entre 40 000 et 4 millions d’années !

5’) La connaissance de l’origine des différentes roches

C’est là l’œuvre de la pétrologie expérimentale. Nous n’entrerons pas dans le détail, supposant connues des vérités apprises en sciences naturelles lors du secondaire.

Les roches dites métamorphiques et ignées sont le résultat de transformations, parfois dans les profondeurs de la Terre (pour les roches plutoniques), liées à une chaleur et à une pression intenses. Or, la connaissance de ces processus suppose l’expérimentation qui permet de séparer les différentes composantes de la réaction chimique : tant les matériaux (minéraux) que les causes efficientes que constituent le mouvement local de pression et le mouvement qualitatif thermique. Il faut donc, pour comprendre la genèse des roches la construction de gigantesques autoclaves supportant de très hautes pressions et températures. C’est le cas du temple de la nouvelle alchimie qu’est devenu la Carnegie Institution de Washington. On réussit à établir une sorte de dictionnaire donnant le code minéralogique :

 

« Pour une roche métamorphique donnée dont on peut déterminer la composition chimique exacte, il est possible, en observant les minéraux métamorphiques qui la constituent et en utilisant le code minéralogique, de savoir quelles étaient les conditions de pression et de température qui régnaient dans l’environnement de ces roches au moment de leur cristallisation. Chaque roche métamorphique contient donc un message que l’on peut désormais déchiffrer [14] ».

 

Or, l’établissement de ce code a demandé que l’on étudie toutes les associations minéralogiques connues à toutes les pressions et températures possible. On conçoit aisément que cela ait été un véritable travail de bénédictin, et « que de tels résultats aient pu accaparer toute l’attention d’une communauté scientifique, et que celle-ci ait négligé totalement la vieille hypothèse wegenérienne [15] ».

 

Deux autres faits vont faire resurgir la question du mobilisme dériviste.

6’) Le magnétisme rocheux

Melloni  découvrit, en 1853, que les laves volcaniques ont une aimantation nette. Il émet l’hypothèse que celle-ci, acquise lors du refroidissement de la lave, est en relation avec le champ magnétique terrestre. Mais il faudra attendre des observations et des développements ultérieurs (notamment de deux Français Louis Néel et de l’expérimentateur Émile Thellier) pour le démontrer : en effet, la lave contient un peu de minéral magnétite ; or, la magnétite peut enregistrer un champ magnétique lorsqu’elle n’est pas trop chaude, propriété qu’elle perd à une certaine température. Mais la lave se refroidit à la surface et elle est alors soumise au champ magnétique ambiant. Donc les roches volcaniques sont de véritables mémoires du champ magnétique terrestre. Par ailleurs, les roches sédimentaires permettent de dater ces champs, grâce aux fossiles qu’elles contiennent.

Partant de là, trois faits vont obliger à faire resurgir la question de la dérive continentale.

a’) L’inversion des champs magnétiques fossiles

L’observation de l’orientation des champs magnétiques fossiles révèle un phénomène mystérieux : au Trias (200 millions d’années), le champ magnétique de l’Angleterre n’a pas la même orientation que le champ actuel. Première hypothèse : l’Angleterre aurait subi une rotation au cours des temps géologiques. L’hypothèse semble hardie. On la vérifie sur d’autres continents (ou plutôt d’autres pays de l’Empire britannique !, Afrique du Sud, Australie, Canada, Inde) ; or, on constate là aussi des variations de champ magnétique, mais différentes. Précisément, le champ magnétique a continuellement varié, passant d’une orientation externe à une orientation interne (cf. figure 15, p. 71) : en effet, un champ magnétique est orienté, de sorte que le pôle nord attire la limaille vers lui (orientation vers l’intérieur) et que le pôle sud le repousse (orientation vers l’extérieur) ; or, la terre est soumise à un champ magnétique, elle est semblable à un gigantesque dipôle magnétique (dont la source ultime est l’activité solaire et prochaine le noyau terrestre, notamment pour les variations).

Comment expliquer ces variations complexes ? Deux hypothèses sont possibles : soit le champ magnétique terrestre se déplace ; mais rien ne permet de vérifier cette hypothèse. Soit et cette solution paraît plus satisfaisante dans sa simplicité, c’est le paléo-pôle magnétique lui-même qui se déplace. Or, le groupe de Newcastle, autour de Keith Runcorn, va définir les différentes positions de ce pôle migrateur pour l’Europe puis pour l’Amérique ; or ces deux courbes ne sont compatibles que si l’on supprime l’océan Atlantique avant le crétacé. Mais telle était justement l’hypothèse de Wegener. Runcorn et son équipe, d’abord hostiles au mobilisme, finissent donc par s’y ralier. À noter que si les convergences entre cette nouvelle théorie et celle de Wegener sont nombreuses, elles diffèrent toutefois sur plusieurs points dont le plus notable est l’histoire géologique de l’Inde : Wegener la liait à la Laurasia ; la paléomagnétique oblige à lier l’Inde au Gwondana (à l’Afrique, l’Australie et l’Antarctique) dont elle se serait détachée vers 130 millions d’années pour migrer vers le nord et, lors de sa collision avec l’Eurasie, créer la chaîne himalayenne (qui n’est donc plus un plissement intracontinental, comme certains l’ont cru).

À cette féconde conséquence se joint une autre. On se rappelle que Wegener avait laissé sans réponse la question de l’apparition tardive (au permien) de la dérive des continents. La géomorphologie ne peut envisager qu’un seul déplacement ; mais la méthode paléomagnétisme n’a pas ces contraintes et doit affirmer l’existence d’autres dérives continentales antérieures, de sorte qu’on aboutit à une sorte de modèle accordéon où alternent anarchiquement des périodes de rassemblement (Pangée) et de dislocation. Ainsi cette théorie peut-elle rendre compte du passé de la surface du globe.

Il demeure que ces conclusions de Runcorn et ses collègues et élèves sont accueillies avec scepticisme dans son propre pays, l’Angleterre, ainsi qu’en Europe, et avec une franche hostilité aux Etats-Unis, décidément fixistes. Mais nous ne sommes encore que dans les années 1950 et on ne peut répondre à toutes les objections.

b’) L’aimantation inversée des laves volcaniques

Les hypothèses de Runcorn éveillent toutefois un intérêt pour le paléomagnétisme. Et un nouveau problème va se poser à l’observation du phénomène suivant : Bruhnes en 1906 dans la chaîne des Puys constate que certaines laves volcaniques ont une direction d’aimantation inverse de celle du champ magnétique actuel. 20 ans plus tard, Mercanton confirme ces observations. Le japonais Matuyama précise ce fait en le datant et constate alors qu’il n’y a pas eu une inversion de champ mais de multiples au cours des temps géologiques.

Or, ce fait mystérieux a reçu une première explication de Mercanton qui a émis l’hypothèse que le champ magnétique terrestre Nord-Sud s’est renversé autrefois en Sud-Nord. Fait et théorie tombent dans l’oubli, jusqu’en 1950 où J. Graham, de la Carnegie Institution de Washington, émet l’hypothèse que ce n’est pas la Terre qui change, mais la roche elle-même : l’auto-inversion serait due à un phénomène de physique des solides, à savoir que, lors du refroidissement, certains minéraux fossilisent un champ magnétique de direction inverse à celui qui leur est appliqué. Un débat contradictoire s’en suit.

Pour trancher la question, une amélioration de la méthode de datation (par désintégration du potassium 40 en un produit-fils qui est l’argon) permet d’affiner considérablement les mesures. Elle permet alors d’étayer l’hypothèse de recherche suivante : si les renversements périodiques sont liés à la seule roche, les aimantations sont variables selon les roches ; par contre, unique étant le champ magnétique terrestre, si celui-ci est en cause, les laves de même âge doivent présenter la même aimantation inverse. Deux équipes issues de Berkeley vont trancher la question en faveur d’une inversion du magnétisme terrestre, ce que confirme d’ailleurs une connaissance de plus en plus approfondie de son mécanisme. Neil Opdyke du Lamont le confirmera en étudiant non pas des laves volcaniques, mais des sédiments marins ; or, ces sédiments mous ignorent le mécanisme d’auto-inversion ; or, en étudiant des carottes dans l’océan Antarctique pour être assuré qu’elles soient verticales (non bougées), il constate bien les inversions périodiques ; c’est donc que leur origine est liée aux variations du bipôle terrestre.

Partant de là, en travaillant sur différents échantillons de laves, il va être possible d’établir une échelle chronologique absolue des changements ou inversions de champ (les événements) et des époques de polarité identique. Ce sera notamment le fait de l’équipe d’Alan Cox et de son équipe de l’US Geological Survey, au sud de San Francisco : les événements portent des noms de lieux et les époques portent ceux des grands pionniers du magnétisme terrestre [16].

Ces résultats, en soi passionnants mais apparemment éloignés de notre sujet, vont se trouver aux premières loges du renouveau de la théorie dériviste.

c’) La peau de zèbre

Le paléomagnétisme va permettre une troisième découverte, ici dans le domaine marin. Dès l’après-guerre, l’océanographie prit un grand essor et il est décidé de dresser une carte du champ magnétique terrestre dans les océans. Ce travail minutieux collecta des milliers de mesures donnant une carte géographique des anomalies magnétiques [17] des fonds marins. Or, l’accumulation des données permet qu’en 1950, ce qui n’apparaissait qu’un ensemble anarchique dévoile des constances, des régularités. D’abord, de part et d’autre d’une faille, on constate des anomalies magnétiques mais décalées horizontalement (c’est ce qu’expliquera plus tard la théorie des failles transformantes). Surtout, et c’est là le phénomène le plus passionnant, l’équipe de Victor Vaquier, de la Scripps, constate que, dans certaines régions de l’Océan, alternent régulièrement des bandes magnétiques positives et négatives, noir et blanc. Une autre équipe découvre aussi que, si l’on s’approche d’une dorsale, les bandes alternées sont disposées parallèlement à cette dorsale.

Quel sens donner à ces séries troublantes de fait ? Il faut pour cela joindre l’interprétation du paléomagnétisme comme échelle géologique (cf. Matuyama), s’aider de l’échelle des inversions du champ magnétique terrestre (Cox). Et il faudra faire appel à l’hypothèse de l’expansion des fonds océaniques émises par Hess. Le rapprochement de ces faits et de ces trois types d’hypothèse ou théorie sera réalisé par une équipe formée du Canadien Morley et deux Anglais, Vine et Matthews.

Le raisonnement est le suivant : le plancher océanique est constitué de basaltes ; or, nous avons vu que les basaltes ont la propriété de fossiliser le champ magnétique terrestre en se refroidissant. Par ailleurs, d’après le principe d’addition des champs magnétiques, les petits champs créés par les aimantations passées s’ajoutent au champ actuel (la soustraction est aisée à faire). Mais les basaltes observés au niveau du plancher océanique reproduisent exactement l’échelle établie par Cox, présentant les mêmes inversions ; davantage encore, plus on s’éloigne d’une dorsale, plus les basaltes sont anciens. La conclusion s’impose désormais, lumineuse : « la peau de zèbre est la « projection » horizontale sur le tapis roulant de l’échelle des inversions du champ magnétique terrestre. La création continue de basalte au niveau des dorsales et sa dérive symétrique sur le tapis roulant permet d’enregistrer de manière continue ces fluctuations du champ magnétique. Le plancher océanique est [donc] une mémoire de l’histoire du champ magnétique terrestre [18] ». Aussi l’interprétation de Morley, Vine et Matthews confirme l’hypothèse de Hess et plus généralement, la théorie dériviste.

d’) Réception de cette théorie

Là encore, la théorie suscitera une opposition, de la part des paléomagnéticiens marins eux-mêmes et des deux équipes du Lamont et de la Scripps. Mais, on va le voir, celle-ci sera constructive. Une première objection fait état de la rareté de la peau de zèbre : ces hommes connaissent les cartes magnétiques des océans pour en avoir vu et constitué de nombreuses. Une seconde objection se fonde sur une observation qui paraît beaucoup plus décisive que la peau de zèbre : les anomalies magnétiques centrales sont nettes avec des fluctuations sériées, alors que les anomalies des flancs des dorsales vont en diminuant au fur et à mesure où l’on s’éloigne de la ride. Pourquoi ? Bref, les observations de Morley, Vine et Matthews simplifient outrancièrement une réalité beaucoup plus compliquée qui résiste à ce que beaucoup n’hésitent pas à appeler des « manipulations de données ». C’est oublier que l’intelligence n’avance justement qu’en mettant de l’ordre et donc en abstrayant, quitte à nuancer par après.

e’) Réponse à l’objection

Il demeure que l’objection du caractère prétendument anarchique des graphismes est de taille et va justifier l’introduction d’un concept nouveau, promis à un long avenir, celui de faille transformante. C’est Tuzo Wilson qui le développe dans un article de la revue Nature.

Wilson s’est d’abord attaqué aux failles dorsale-dorsale (médio-océaniques). Un simple dessin suffit à les expliquer. Ce sont des fractures qui se caractérisent par un double mouvement : deux observateurs fixes plantés de part et d’autre de la faille s’éloignent de plus en plus l’un de l’autre ; en revanche, situés à l’extérieur de cette zone, les observateurs obéissent à des mouvement parallèles et de même sens, de sorte qu’ils voyagent de concert. On conçoit donc qu’un tel mécanisme transforme la structure de la croûte. Or, ces failles sont nombreuses et, « si les relevés magnétiques sont suffisamment détaillés [19]« , ils permettent de rendre compte d’une réelle structure en peau de zèbre qui, sans le détail, demeure inaperçue. Voilà comment Wilson répond aux objections de l’équipe de Lamont et pourquoi ses prédécesseurs, dénués de cartographie magnétique précise, ne pouvaient observer une quelconque régularité.

Un second article de Vine et Wilson donnera une illustration justement célèbre d’explications d’anomalies magnétiques à partir de la notion de faille transformante : l’analyse détaillée de la zone de dorsale de Juan de Fuca et de Gorda. [20] Et le Lamont n’allait pas tarder non plus à se « convertir » au dérivisme, lorsque l’un de ses membres, Walter Pittman, réalise que la carte de Vine et Wilson donne les moyens d’interpréter la carte du sud de l’Islande qu’il peut observer chez son ami, Neil Opdyke : en effet, celui-ci, à la demande de la Marine américaine, a accumulé des milliers de kilomètres de profil magnétique. Un jour, à la faveur de la fréquentation qui entretient l’amitié et de la patience qui a permis d’accumuler ces faits, sans fils directeurs, le déclic se fait.

Dès lors, les études vont se multiplier, les conséquences de même, manifestant la fécondité de l’hypothèse : par exemple, si la peau de zèbre est la projection horizontale des inversions et que celles-ci sont liées aux temps géologiques, cette peau devient un moyen de dater les fonds des océans. C’est ainsi que, multipliant les observations, on obtient une échelle des inversions remontant jusqu’au crétacé, ie. jusqu’à 80 millions d’années ; on découvre aussi que les dorsales évoluent à des vitesses très diverses, allant d’1 cm/ an à 12 cm.

Mais il reste à expliquer l’existence de ces failles, ce que fera plus tard et plus loin la théorie de la tectonique des plaques proposée par Jason Morgan.

b) Bilan de cette période

Si l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur cette période, un sentiment mêlé, mitigé nous saisit. Le bilan comporte un passif et un actif.

Cette multiplication des découvertes fut le fruit nécessaire d’une hyperspécialisation grandissante : impossible de découvrir les cartes géologiques ou la chronologie précise d’une ère sans y consacrer un travail extraordinairement minutieux des décennies durant. Mais, l’hyperspécialisation entraîne avec elle son risque de cloisonnement et d’anathématisations ou plus encore d’indifférences réciproques. De plus, la course à la cartographie oblige à une vision analytique qui rend peu apte à la synthèse ; or, c’est elle qui, chez le jeune chercheur, permet l’imagination créatrice ; et la synthèse qui s’ébauche chez le vieux savant ne trouve plus en lui les ressources d’inventivité. Voilà pour le passif.

À porter dans la colonne actif : nous sommes maintenant en possession d’un ensemble de faits qui ne demandent qu’une théorie pour être rassemblés.

3) Les synthèses (1960-)

Nous voilà maintenant au début des années 1960. Il faut passer du dérivisme au plaquisme. Il faut donc introduire un nouveau concept, différent de celui de mobilité. En effet, la question se pose de savoir quel est le mobile, quel est le sujet du mouvement (la cause matérielle).

Etudiant un devenir, S. Thomas distingue préparations lointaines et préparations prochaines (dispositiones præviæ et dispositiones proximæ). Nous avons vu les dispositions lointaines. Il nous reste à étudier maintenant les préparations prochaines. Là encore, il faudra mixer l’approche objective et l’approche subjective, tant la science est la rencontre non pas seulement d’idées, parfois géniales, mais aussi de personnes.

La naissance et la reconnaissance en paternité de la tectonique des plaques est un point de psychosociologie scientifique intéressant. La question est de savoir si Jason Morgan en est, oui ou non, l’auteur. Il semble être le premier à l’avoir découverte, mais il n’est pas le premier à l’avoir écrite. Que et qui croire ?

a) Cadre général [21]

Pour cela, voyons d’abord le contexte. Chaque année l’A.G.U. (Union géophysique annuelle) se retrouve à Washington, au début, et maintenant dans une autre ville de la côte Est. 6 000 personnes, des « vedettes » mondialement connues aux jeunes chercheurs en thèse, se retrouvent une semaine dans un gigantesque hôtel pour cette kermesse des sciences de la Terre. Or, ce contexte humain est d’une immense importance à plusieurs points de vue : d’abord, du fait des multiples contacts qui se nouent, des échanges d’idées et d’abord d’amitié, des décisions prises par les départements et les commissions. On y annonce les derniers résultats autant que les projets à venir. Ce contact direct entre spécialistes permet une diffusion extrêmement rapide et efficace de l’information, bien supérieure à la prise de connaissance écrite par publications. Par ailleurs, on se confie ses échecs, on s’encourage, on apprend à faire confiance et à collaborer, à donner gratuitement. De plus, une centaine de sessions se déroulent quotidiennement et nombre d’interventions, de communications orales donnent de découvrir des résultats tout frais ; les jeunes s’initient à l’échange direct, au contact public, à la présentation personnalisée, à l’exposé au titre accrocheur et aux diapositives attrayantes. Bref, une dimension humaine double constamment la dimension intellectuelle.

Or, les publications écrites si elles demeurent toujours la référence officielle, se font de plus en plus tardives. Mais la communication prend une importance croissante dans un monde où la spécialisation cloisonne les disciplines. Aussi les réunions scientifiques prennent une place de plus en plus capitale. Ce Congrès permet donc de redécouvrir le primat (au moins chronologique) de l’oral sur l’écrit, de l’auditif sur le visuel dans la communication, avec son lot et son risque inévitable de rumeurs, par définition incontrôlées.

b) Application à la découverte de la tectonique des plaques [22]

Nous sommes le 19 avril 1967, à l’A.G.U.. Un jeune professeur de Princeton, Jason Morgan, présente au cours d’un symposium spécial sur les arcs insulaires, les dorsales océaniques et le sea floor spreading, une communication intitulée : « Convection dans un milieu visqueux et formation des fosses océaniques ». Malheureusement pour lui, il est midi et, comme il est fréquent aux heures tardives, la salle jusque-là presque pleine se vide aux trois-quarts. De plus, Morgan fait un exposé qui n’a qu’un lointain rapport avec le résumé imprimé et distribué avant le Congrès. Nous le comprendrons mieux après : certaines découvertes toutes récentes lui ont fait changer son exposé. Il a envoyé début janvier 1967 son article qui porte sur les zones de fracture. Or, dans un article de Science qui date de fin janvier, Bill Menard fait état de zones de fractures de l’océan Pacifique formant de petits cercles (et non de grands cercles méridiens comme on le pensait jusqu’ici). Ce fait, que Menard se contente de relever sans s’y attarder, provoque un tsunami dans la tête de Morgan qui le corrèle avec ce que la géométrie sphérique lui apprend : « En cinq minutes, j’ai tout compris ! », dira-t-il. C’est l’Eurêka d’Archimède. Aussi Morgan décide-t-il de changer sa communication sans pouvoir modifier le libellé du résumé. Il écrit son article, le soumet pour publication et décide de faire la présentation orale à l’AGU.

Morgan va expliquer les fondements mathématiques de ce qui va devenir la célèbre théorie de la tectonique des plaques. Vine et Matthews ont décrit des mouvements latéraux. Or, Jason Morgan divise la terre en plaques rigides et leur applique les règles mathématiques mises au point à la fin du siècle dernier, relatives à la géométrie sphérique. Pour cela, il suffit de s’imaginer prendre une orange et d’y découper une calotte triangulaire ; le mathématicien Euler a montré que le déplacement latéral, le glissement de cette calotte peut être décrit comme une rotation autour d’un axe passant par le centre de l’orange, appelé pour cela axe eulérien [23] ; par ailleurs, le mouvement de la calotte et de création de surface implique trois côtés ou zones : une de création de surface, une de disparition de surface et une de conservation. Donc, le déplacement de calotte requiert trois zones que la géologie appelle : la zone dorsale (ou zone d’accrétion) qui se trouve au point de création ; la fosse océanique (ou zone de subduction) qui se trouve au point de disparition ; la zone de conservation qui imprime sa direction aux mouvements des plaques rigides est celle des failles transformantes qui forment un arc de cercle.

Appliquant ce modèle aussi simple qu’élégant, Morgan l’illustre par le cas de l’Atlantique Nord, montrant comment on peut déterminer le pôle de rotation entre la plaque Amérique et la plaque Afrique. « Pour la première fois, la théorie de la tectonique des plaques est présentée au public [24] ». Mais cette présentation au printemps 1967 n’est qu’orale. Et l’article de Morgan ne paraît qu’en février 1968, à cause d’un « lecteur » particulièrement lent qui le garde 6 mois pour des raisons de stricte forme. Au total, il met donc presque un an à paraître.

Un problème surgit alors. En octobre 1967, la célèbre revue anglaise Nature fait paraître un article des Anglais Dan McKenzie et Robert Parker qui proposent la même théorie que Morgan, mais fondée sur un argumentaire séismologique, illustré par l’exemple du Pacifique. Or, à la lecture, l’article de Morgan n’est pas seulement plus précoce, mais beaucoup plus puissant, plus complet, plus profond et plus prophétique. Plus que cela, il se pose un problème concret : Dan McKenzie était présent à l’AGU en 1967, mais dit avoir quitté la salle juste avant la présentation de Morgan. Faut-il le croire et conclure que les deux approches sont indépendantes ? Beaucoup en doutent : comment MacKenzie n’aurait-il pas pu entendre parler de la découverte de Morgan ? Beau joueur, celui-ci ne le pense pas et déclare que « personne n’attachait à l’époque d’importance à cette idée ».

Pour ma part, je pense qu’il en est de cette idée comme du calcul différentiel et intégral dont on ne sait si la paternité doit en être attribuée à Newton ou à Leibniz : lorsqu’une idée est en l’air, il n’est pas étonnant que deux cerveaux hors pair la découvrent à quelques mois d’intervalle. En effet, son objet est le vrai qui est, par définition, universel et communicable, jusque dans sa forme mathématique. En regard, il n’en est plus de même d’une idée philosophique qui doit beaucoup plus à la subjectivité de son inventeur, ce qui n’ôte rien à son objectivité. A fortiori dans le domaine de l’esthétique.

L’histoire n’est pas terminée, puisque ce même jour d’avril 1967, la communication orale de Morgan n’est pas passée inaperçue d’un certain Xavier Le Pichon, une des gloires françaises en matière de tectonique des plaques. Le géophysicien comprend rapidement tout le parti que lui-même peut tirer de la théorie exposée par Morgan. En effet, il a en sa possession ces moissons de faits qui se sont opérées ces dernières décennies et auxquelles il a participé très activement au sein de l’équipe de Heirtzler, précisément l’ensemble des anomalies magnétiques des océans et l’échelle chronologique de ces anomalies. Se fondant sur l’instrument théorique très puissant évoqué par Morgan, il peut étendre ses résultats à l’ensemble du globe, aux mouvements relatifs des continents et des océans. Sa démarche se concrétise rapidement et son article sera très vite accepté par le Journal of Geophysical Research, en mars 1968 : divisant le globe en 7 plaques [25], dessinant leurs limites et leurs mouvements relatifs, « il établit le premier schéma plaquiste de la dérive des continents et calcule le mouvement relatif de ces derniers au cours des deux cents derniers millions d’années [26] ». Mais très honnêtement, Le Pichon explique dans son introduction qu’il ne fait qu’appliquer la théorie de Morgan. Moins théorique et moins originale que les deux précédentes, son approche est plus systématique et plus globale.

Ayant achevé les travaux d’approche, il est maintenant possible de s’attaquer au massif principal : la théorie plaquiste qui est la version moderne et explicative du dérivisme de Wegener.

Pascal Ide

[1] Rivarol, L’universalité de la langue française, Jean Dutourd éd., Paris, Arléa, 1998, p. 88.

[2] Ps 94, c. 4 et 5. Trad. liturgique.

[3] Cet excellent ouvrage de vulgarisation qui servira de fondement à ce travail : Claude Allègre, L’écume de la Terre, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1983. Désormais cité L’écume, suivi du chiffre de la page.

[4] Ces trois moments correspondent aux trois premiers chapitres de L’écume de la Terre.

[5] Cf. Alfred Wegener, Die Enstehung der Kontinente, Paermans, Mitterlungen, 1912 : The Origin of Continents and Oceans, trad. John Biram, New York, Dover Publications, 1924, 21966 : La genèse des continents et des océans [Texte imprimé] : théorie des translations continentales, trad. Armand Lerner, Paris, Nizet et Bastard, 1937. Cette traduction, qui s’est faite d’après la 5e et dernière édition allemande, est lisible par un non-spécialiste.

[6] L’écume, p. 26.

[7] Dans un mémoire intitulé La création du monde et ses mystères dévoilés, 1868.

[8] Allègre développe aussi l’explication de l’orogénèse, des plis des montagnes qui laissait bien songeur à l’époque (L’écume, p. 34 à 38).

[9] Cf. Harold Jeffreys, The Earth. Its Origin, History and Physical Constitution, Cambridge, Cambridge University Press, 1924. Cet ouvrage difficile témoigne de ce que la formalisation mathématique n’est pas un critère suffisant de vérité. Au critère formel de rigueur rationnelle se joint le critère matériel d’écoute du réel, d’adéquation aux faits.

[10] Cf. L’écume, p. 41 à 43.

[11] Allègre y fait allusion : « Wegener n’a-t-il pas plus simplement été vaincu par la peur du changement, la force de l’habitude, la corrosion du scepticisme » ? (L’écume, p. 43)

[12] On pourrait encore préciser des observations qui seront faites à partir de 1950, notamment à partir des études du japonais Wadati sur les tremblements de terre profonds ; ceux-ci révèlent des différences locales ; la structure interne du globe est donc hétérogène, il existe une géophysique structurale profonde. Notamment, le Moho et la croûte se situent à des profondeurs différentes sous les océans et sous les continents. Autrement dit, la Terre n’est pas d’une absolue symétrie sphérique en profondeur.

[13] A noter deux immenses institutions océanographiques américaines : le Lamont Geological Observatory (lié à l’université de Columbia, à New York, sur les falaises de l’Hudson) et la Scripps Institution of Oceanography, au départ liée à l’US Navy dont la base est toute proche.

[14] L’écume, p. 66.

[15] L’écume, p. 69.

[16] Pour le détail des noms, cf. L’écume, p. 85 et 86.

[17] On appelle anomalie magnétique la différence existant entre champ mesuré et champ théorique.

[18] L’écume, p. 99.

[19] L’écume, p. 106.

[20] Cf. la figure 27 qui donne cet exemple éclairant et très célèbre (L’écume, p. 107).

[21] Cf. L’écume, p. 129 à 132.

[22] Cf. L’écume, p. 132s.

[23] Cf. L’écume, figures 39 et 40, p. 133 et 135.

[24] L’écume, p. 135.

[25] A savoir : les Plaques Afrique, Eurasie, indienne, Pacifique, Antarctique, Amérique, NASCA (entre le continent sud américain et la dorsale Est-Pacifique). Ce modèle laisse des inexpliqués comme : « l’Arabie est-elle une plaque limitée par l’Iran au nord et la dorsale de la mer Rouge au sud ? Les Caraïbes limitées à l’ouest et à l’est par deux subductions ne sont-elles pas autonomes ? » Il faudra en fait faire appel à 13 plaques. (cf. figure 41, L’écume, p. 138 et 139)

[26] L’écume, p. 141.

4.5.2019
 

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