La rencontre de Mgr Bienvenu et du conventionnel. Un don qui agrandit

Dans ce « livre de charité » qu’est Les misérables, selon le mot de Baudelaire [1], l’épisode le plus célèbre est sans doute, au début, la rencontre entre Jean Valjean et l’évêque de Digne, Monsieur Myriel ou, mieux, Mgr Bienvenu [2]. On le sait, l’ancien forçat reçoit beaucoup plus que les chandeliers, il y reçoit son propre salut (« C’est votre âme que je vous achète ; je la rachète […] à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu ») [3]. Cet événement qui le bouleverse à un point « qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre » (le visage révèle le cœur), ne produira son effet de transformation intérieure que progressivement [4]. Mais, s’il y a donc dilatation, celle-ci demeure active, c’est-à-dire le fruit de la liberté de Jean Valjean.

Nous souhaiterions nous centrer sur une autre scène de réception, presque aussi célèbre, qui est aussi située dans le premier livre de la première partie des misérables, dont on sait combien Hugo a modifié l’ordre [5], afin d’en faire comme un narthex où il expose sa « philosophie » du roman [6] : la rencontre entre le conventionnel anonymisé (par son initiale « G ») et l’évêque qui vient lui-même incognito [7]. Ce n’est pas le lieu de traiter de la relecture que Victor Hugo entend donner de la Révolution française et en particulier de la Terreur, ni de sa vision du Christ, mais seulement d’analyser l’évolution qui se produit chez le visiteur à la lumière des lois de la donation et de la réception.

L’évêque est depuis longtemps habité par le désir de rendre visite à cet homme en qui « le petit monde de Digne » voit « à peu près un monstre » : « un quasi-régicide » et « un athée d’ailleurs ». Mais, s’il n’a cure de ces « commérages », l’évêque est divisé [8]. D’un côté, le royaliste fidèle qu’il est « partage l’impression générale [9] » sur le conventionnel ; de l’autre, il voit d’abord en lui « une âme qui est seule » à qui il doit[t s]a visite [10] ». Une occasion se présente : G. se meurt. Dès lors, mû par cette « charité hyperbolique » dont parle Baudelaire [11], Mgr Bienvenu part à la rencontre de cet homme isolé, plus, esseulé, car exclu de tous. « C’était comme prêtre qu’il était venu », ainsi qu’il sera dit plus loin [12]. Mais cette « sympathie » dictée par la charité qu’il éprouve envers tout homme s’efface en la présence du conventionnel : celui-ci « lui faisait un peu l’effet d’être hors la loi, même hors la loi de charité [13] ». De sorte que, « pour la première fois de sa vie peut-être », l’évêque substitue à la charité la « sévérité [14] ». Le désir de communiquer la présence du Christ qu’est la charité laisse donc place à une « réprimande [15] ». Suivront quelques autres reproches, mais sous forme de phrases, de mots, et bientôt de questions, selon la manière de faire de Mgr Myriel qui ne cherche jamais à argumenter et privilégie l’écoute. D’autant que le conventionnel a beaucoup à dire.

D’autant, surtout, que, au-dedans, par-delà ce relatif silence, il se produit un changement, plus, un bouleversement. Ce dernier se traduit d’abord affectivement : « L’évêque sentit, sans se l’avouer peut-être, que quelque chose en lui était atteint [16] » ; peu après, « il se sentait vaguement et étrangement ébranlé [17] ». D’affective, la transformation devient cognitive et, presque involontairement, expressive : « C’est vrai, dit l’évêque à voix basse [18] ». Il étend cette vérité à son humble identité :  « Vermis sum [19] ». Plus, elle se fait questionnante, demandant à G. son interprétation de « 93 », c’est-à-dire la Terreur. Répétons-le. Ce n’est point ici le lieu de faire le procès du procès que Hugo intente aux anti-républicains en magnifiant à l’extrême la figure de G [20]. Celle de Monseigneur Bienvenu n’est-elle pas d’ailleurs aussi idéalisée [21] ? L’évêque qui se laisse vaincre par les différents arguments du conventionnel a une ultime résistance : « Le progrès doit croire en Dieu [22] ». Ce faisant, il retourne à « presque toute la rudesse du commencement ». Mais, la réponse de G, une confession de foi inattendue (« Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes [23] ! ») que précède une attitude (un langage non-verbal) sans équivoque (« Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard [24] ») et à laquelle succède, encore plus surprenant, un syllogisme affirmant la personnalité de Dieu (« Si l’infini n’avait pas de moi, […] il ne serait pas. Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l’infini, c’est Dieu [25] »), conduit le visiteur à traverser à nouveau les différentes étapes du changement, mais multipliées – affective (« L’évêque eut une sorte d’inexprimable commotion » ; « de l’extrême froideur, il était passé par degrés à l’émotion extrême ») ; cognitive (Monseigneur Bienvenu entend les derniers mots du conventionnel comme une confession) – pour aboutir, enfin, à l’étape active (« Point de systèmes, beaucoup d’œuvres [26] »). Au conventionnel qui finit sa tirade par cette humble question : « Qu’est-ce que vous venez me demander ? », l’évêque de Digne répond : « Votre bénédiction [27] ».

Le titre du chapitre n’exprime-t-il pas cette révolution intérieure : « L’évêque en présence d’une lumière inconnue », d’autant que, au dos d’un brouillon, Hugo avait d’abord inscrit entre autres titres : « L’Évêque rencontre ce à quoi il ne s’attendait pas » ? Ainsi, de donateur, Monseigneur Bienvenu est devenu récepteur, récepteur qui s’élargit progressivement jusqu’à demander la capacité à son bienfaiteur de recevoir ce qu’il lui donne. Deux signes certifient cette dilatation passive : le premier est l’humble geste qui accompagne la parole : « Et il s’agenouilla [28] » ; le second est la transformation profonde : « À partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de fraternité pour les petits et les souffrants [29] ».

 

Concluons avec une célèbre déclaration de Victor Hugo : « Ce livre a été composé du dedans au dehors. L’idée engendrant les personnages, les personnages produisant le drame, c’est là en effet la loi de l’art [30] ». On pourrait continuer, en amont : le monde, contemplé et éprouvé, donne naissance à l’idée ; et en aval, le drame enfante le lecteur, en l’informant, le formant et même le transformant. Nous retrouvons ainsi la cascade du don qui est une des lois structurant l’amour. Et cette dynamique générale, Victor Hugo l’appliquait en particulier à son roman, Les Misérables. C’est ainsi qu’il écrivait à l’éditeur italien du roman : « Partout où l’homme ignore et désespère, partout où la femme se vend pour du pain, partout où l’enfant souffre faute d’un livre qui l’enseigne et d’un foyer qui le réchauffe, le livre Les Misérables frappe à la porte et dit : Ouvrez-moi, je viens vers vous [31] ».

Pascal Ide

[1] Charles Baudelaire, « Les Misérables par Victor Hugo », Le Boulevard, 20 avril 1862 : Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1976, 2 vol., tome 2, p. 220. Sur le sens à donner à cette expression qu’il convient de relativiser, cf. Henri Scepi, « Les Misérables, ‘un livre de charité’ ? », Romantisme, 2018/2. La Charité, p. 46-58.

[2] Victor Hugo, Les misérables, Ière P., L. 1, chap. 2.

[3] Ibid., Ière P., L. 2, chap. 12, Les Misérables, Henri Scepi éd., avec la coll. de Dominique Moncond’huy, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2018.

[4] C’est ce qu’atteste le chapitre suivant (chap. 13).

[5] Dans la première version, celle interrompue en 1848 « pour cause de révolution » (Note de Hugo, « Dossier des Misérables », vol. « Chantier », p. 739), le romancier commençait par le L. 2, donc directement par l’histoire de Jean Valjean arrivant à Digne.

[6] On le sait, en marge de l’écriture du roman, Hugo a ébauché un « quasi ouvrage » de philosophie religieuse qui était destiné à servir soit de « préface spéciale aux Misérables », soit de « préface générale » à ses œuvres (Victor Hugo, Philosophie. Commencement d’un livre : publié sous le titre Préface philosophique des « Misérables », 1908. Cf. Pierre Albouy, Centenaire des « Misérables » : 1862-1962. Hommage à Victor Hugo. Actes du colloque organisé du 10 au 17 décembre 1961, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1962, p. 103 s.

[7] Ibid., Ière P., L. 1, chap. 10, p. 38-49 (dans ma version : coll. « Le livre de poche » n° 964, Paris, Librairie générale française, 1972, 3 tomes, vol. 1. Pour le détail, cf. Jacques Seebacher, « Évêques et conventionnels ou la Critique en présence d’une lumière inconnue », Europe, février-mars 1962, p. 79-91.

[8] Ibid., p. 38.

[9] Ibid., p. 39.

[10] Ibid., p. 38.

[11] « Donc Mgr Bienvenu, c’est la charité hyperbolique, c’est la foi perpétuelle dans le sacrifice de soi-même, c’est la confiance absolue dans la Charité prise comme le plus parfait moyen d’enseignement » (« Les Misérables par Victor Hugo », p. 221).

[12] Les Misérables, p. 47.

[13] Ibid., p. 41.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 43.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 44.

[19] Ibid., p. 45. « je suis un ver ».

[20] Hugo a dramatisé cette mort à l’extrême, en la rapprochant, plus encore que celle de Jean Valjean (cf. Ve P., L. 9, 5), en faisant l’équivalent de la mort de Socrate. En effet, multiples sont les similitudes : dans le cadre qu’est la fin de la journée ; dans les symptômes que sont la froideur somatique, sa progressivité et son itinéraire, de la périphérie vers le cœur ; dans la mise en scène où le pâtre « témoin » (« Il est bon que ce moment-là ait des témoins » : p. 40) est un équivalent des disciples du philosophe athénien. Hugo parle de la « preuve par les grands hommes » qui furent des « repris de justice » : « Socrate, Jésus-Christ : en d’autre termes : […] la sagesse, Dieu » (Victor Hugo, William Shakespeare, Annexe. III. « Notes de travail », coll. « Nouvelle bibliothèque romantique », Paris, Flammarion, 1973, p. 562).

[21] « Où est l’évêque qui demande sa bénédiction à un conventionnel ? » (Gustave Flaubert, lettre de juillet 1862, à Edma Roger des Genettes, Correspondance, Bernard Masson éd., coll. « Folio » n° 3126, Paris, Gallimard, 1998, p. 418). L’on sait les excès et les présupposés de la critique de Flaubert…

[22] Les Misérables, p. 47.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid., chap. 14, p. 59.

[27] Ibid., chap. 10, p. 48.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Victor Hugo, Lettre du 21 juin 1862, à Frédéric Morin, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, 1969, t. 12, p. 1179-1180.

[31] Id., Lettre du 18 octobre 1862, à Daëlli, Ibid., p. 1196.

22.12.2025
 

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