La pulsation de l’infini et du fini
  1. Cette note programmatique vise à connecter les trois ordres de Pascal, la relation fini-infini et l’espace (voire le temps).

L’intention est de poursuivre une réflexion entamée de longue haleine, autant métaphysique que cosmologique et théologique. Tout d’abord, elle vise à connecter ces trois ordres (enrichis par un quatrième, intermédiaire entre le premier et le deuxième, la vie) qui sont gradués analogiquement, donc ne sont ni, bien évidemment, mêlés univoquement, ni, ce qui est une tentation, séparés équivoquement. Implicitement, cette échelle ternaire brise l’opposition duelle matière-esprit, en montrant toujours mieux que l’homme, mais aussi, de manière ébauchée, le cosmos ne prennent pleinement leur sens qu’en clé dative, à partir de l’amour-agapè.

Ensuite, elle cherche à complexifier la saisie de la différence fini-infini du point de vue matériel.

Par ailleurs, elle propose une ontotopie, c’est-à-dire une interprétation du lieu à la lumière de l’être : plus qu’une description formalisée (physico-mathématique) de l’espace, pas seulement une définition cosmologique (philosophique) du topos, mais une compréhension en profondeur, métaphysique de ce qui ne caractérise l’ordre des corps que parce que, analogiquement, il dit aussi l’ordre de l’esprit et même l’ordre de la charité. Pascal n’ouvre-t-il pas la voie à une telle vision intégrative en comparant les trois ordres aux trois dimensions – même si sa comparaison relève de la métaphore et non pas de l’analogie ? Bien évidemment, ce que nous disons de l’ontotopie vaut aussi de l’ontochronie.

Enfin, notre intention est d’enrichir toujours plus la constitution ontophanique (mystérique), donc de valoriser la matière (et, avec elle, la nature et le corps humain) comme signe efficace (sacrement) de l’invisible, sans exclure la causalité ni nier sa différence d’essence avec les autres ordres, l’esprit et l’Esprit.

 

  1. Venons-en à notre proposition qui, répétons-le, sera programmatique, c’est-à-dire énoncée, et appellerait de longs développements pour être pleinement exposée et établie.

Dans l’ordre des corps, fini et infini se différencient du dehors. Le corps est, en effet, matériel ; or, la matière se déploie partes extra partes ; donc, l’infini ne peut se concevoir que de l’extérieur. Ainsi, le fini se trouve cerné de toute part par l’immensité de l’infini qui l’enserre [1]. Voilà pourquoi la découverte faite par les Modernes de l’infinité (spatiale) de l’univers – surtout si elle est jointe à celle de son infinité temporelle versus notre finitude qui devient synonyme de contingence – conduit à l’effroi fameux que le génie philosophique Pascal a diagnostiqué avec tant d’acribie (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ») et que le génie pictural de Caravage a traduit en inventant ce fond sombre, en remplacement du cosmos doré et glorieux, fini et sécurisant du monde médiéval [2].

Avec l’ordre de la vie ou plutôt des vivants, nous rencontrons un troisième infini matériel, l’infiniment (ou presque infiniment) complexe. En effet, le corps vivant est organique, c’est-à-dire organisé ; et cette structure est tant structurelle (statique) que fonctionnelle (dynamique). Elle se présente d’ailleurs sous une double modalité qu’il ne s’agit pas ici de développer : solide ou pesante ; fluide ou énergétique ou plutôt informationnelle (l’information étant de l’énergie structurée). La complexité introduit un premier retour de la matière sur elle-même, statiquement, donc spatialement, et plus encore dynamiquement, donc temporellement. Toutefois, ce retour ne donne pas accès au tout ; il ne concerne que la partie et, au fond, relève du même.

Avec l’ordre de l’esprit, l’infini qui, jusqu’alors demeurait extérieur, est intériorisé [3]. Pour notre propos, la nouveauté décisive réside dans le fait que, par le devenir intentionnel (connaître, c’est devenir l’autre en tant qu’autre) et, plus encore, par l’immatérialité propre à l’esprit (penser, c’est toujours penser l’être), l’infini extérieur est, au moins en puissance, totalement intériorisé. Or, dans un esprit incarné, le corps est fini et même très petit face à l’immensité de l’univers. Donc, nous observons une première inversion des relations fini-infini par l’introduction du troisième ordre qu’est l’esprit : l’infini (matériel) qui, de manière anxiogène, débordait le fini de toute part, se trouve désormais comme domestiqué en étant approprié par ce punctum qu’est la personne douée d’esprit. Certes, l’intelligence reconnaît partout l’intelligibilité et donc, en ce sens, est ubiquitaire ; mais, même englobante, cette infinité demeure abstraite et surtout intransformante, inefficace vis-à-vis de l’univers lui-même ou, pire, transformante jusqu’à l’asservir.

Enfin, et tel est, selon moi, le plus grand intérêt de cette note, nous ne pouvons en demeurer là. En effet, cette victoire de l’infinité spirituelle sur l’infinité matérielle, non seulement les corps l’ignorent, de sorte qu’ils continuent à exercer leur inquiétante pression cosmique, mais ils demeurent intouchés. Voilà pourquoi l’inquiétude engendrée par l’étrangeté glacée et menaçante de cet univers surdimensionné ne se convertit pas en joie sécurisante, malgré la certitude de le connaître, plus, de le dominer par l’évidence de sa mathématisation. D’un mot fameux, le monde infinitisé est un monde désenchanté. C’est seulement avec le quatrième ordre, celui de la charité, que l’infinité intériorisée par l’intentionnalité cognitive et concentrée dans l’esprit personnel peut de nouveau devenir une infinité extérieure, par la diffusion amative. D’ailleurs, là encore selon les deux degrés : ébauché de l’affectivité sensible, achevé de l’affectivité volontaire surélevée par la charité. Cette amorisation qui seule peut à nouveau susciter la joie produit donc une seconde inversion des relations ontotopiques du fini et de l’infini : l’infini matériel qui accable l’être fini par son ouverture jusqu’à la dispersion est une première fois renversé grâce à l’intériorisation opérée par la connaissance effectuée par l’esprit créé (entitativement fini et opérativement infini) ; mais cette concentration qui pourrait enfermer instatiquement l’esprit se renverse par le rayonnement extatique qu’est l’autodonation aimante. Tant que l’on en reste au deuxième ordre, le battement concentration-expansion aboutit au mieux à la froide formalisation analytique de l’univers et au pire à la violente domination technique de la Terre. Seul le passage au troisième ordre métamorphose l’extension en diffusion, c’est-à-dire en communication, transformation et communion.

Mais, ainsi que le jésuite moraliste belge Alain Mattheuuws l’affirme avec force au terme de sa thèse de théologie, l’amour est l’acte de la personne ; dans l’autre sens, la personne s’actue dans l’amour (don et communion). Aussi faut-il ajouter de manière décisive que cette infinité agapétique doit se personnaliser de manière pleinement efficace et pas seulement ébauchée. Et telle est l’identité-mission du Christ [4] – non sans la médiation de son Esprit. Seul véritable universale concretum et vinculum substantiale, il peut donc d’une part faire converger la totalité du cosmos jusqu’alors divergent dans le point Oméga qui est infiniment transcendant à quelque âme du monde que ce soit, et réconcilier l’humanité déchirée dans le plérôme du Corps dont il est la Tête. Dans une perspective plus dialectique, nous dirons que la tension polaire entre l’extension corporelle jusqu’à la dissémination angoissante et l’intension spirituelle (de l’esprit) jusqu’à l’égologie esseulée ne se réconcilie que dans la synthèse supérieure de fini et d’infini, généreuse et joyeuse, qu’est le Fils incarné – dans le battement du Cœur doux et humble du Crucifié.

 

  1. Et, une dernière fois, ce qui est vrai de l’espace l’est du temps. Si nous ne craignons pas le jargon et le néologisme inspiré par la trouvaille bruairienne de l’ontodologie, nous dirons que l’ontodotopie est doublée d’une ontodochronie. Nous retrouverions ce que nous développons ailleurs sur l’intime connexion de l’éternité et du temps par la médiation de l’instant. Or, cette communication verticale de l’Éternité qu’est Dieu qui engendre la longue durée de l’histoire ne peut s’opérer, là encore, que personnellement, par l’histoire du Christ que l’Esprit universalise.

Faut-il aussi le préciser ?, cette note ouvre, en amont sur une théo-logie renouvelée du De Deo uno, en l’occurrence une saisie inédite des différentes propriétés (ou attributs) divines relues à la lumière christologique et trinitaire de l’être-amour ; et, en aval, sur une saisie unifiante du ternaire Christ-Église-sacrement. De même que la singularité christique se communique sacramentellement dans l’universalité ecclésiale ou, mieux, l’énergie divine du Fils se répand verticalement par le sacrement primordial du Crucifié et, de là, horizontalement par le septénaire sacramentel, entre en contact (oui, touche !) toute l’humanité qui est l’Église en promesse, de même, redisons-le, le Nunc stans divine répand sa plénitude dans le nunc fluens de l’instant, via l’histoire sainte du Christ, pour déployer toute sa richesse dans la triple extase de la temporalité. Et osons ajouter, à la suite de Paul Claudel et de Jean Borella, de même que, dès les deux premiers chapitres de la Genèse, les eaux supérieures et primordiales du premier récit (qui est un premier temps) se rassemblent dans les quatre fleuves édéniques du second récit (qui est un second temps) avant de se communiquer à toute la création.

Pascal Ide

[1] Nous nous centrons ici sur l’infiniment grand (qui se contruit par adjonction) et ne considérons l’infiniment petit (qui se contruit par division).

[2] Cf. site pascalide.fr : « La vocation de Saint Matthieu de Caravage ou l’entrée de l’art dans la modernité ».

[3] Ajoutons en passant, de même que la complexité s’ébauche dans l’ordre des corps inertes, par exemple, avec les structures autosimilaires (fractales), de même, l’intériorité s’ébauche avec la connaissance chez les animaux. Si bien que, pour être complet, il faudrait introduire un cinquième ordre, entre vie et esprit, de sorte que nous retrouvons le fameux arbre de Porphyre…

[4] Il y a encore peu, j’aurais interprété le troisième ordre pascalien (ici devenu quatrième ordre) à partir de la seule charité. Mais, sous l’influence conjuguée et répétée de Balthasar, Blondel, Teilhard, Guardini (voire de Barth), j’affirme désormais que, d’abord et avant tout, cette charité est le Christ ; dit autrement, le Christ est l’amour en Personne.

13.5.2025
 

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