La pudeur de l’amour selon Hans Urs von Balthasar

Dans un bref texte de sa Théologique, qui en est, par certains côtés le sommet, Hans Urs von Balthasar cherche à montrer que l’amour nécessite la pudeur [1].

1) Existence de la pudeur (§ 9)

Selon l’aveu de Balthasar au début de ce § et du § 12 (« en redescendant de cette cime »), nous atteignons ici la raison de fond, la plus belle et la plus suggestive. Plus précisément, c’est maintenant que Balthasar va tenter de saisir l’unité du voilement et du dévoilement dans l’amour et donc sa nature intrinsèquement, essentiellement mystérieuse. Or, c’est la notion de pudeur qui donne la clef et la synthèse. Lisons les trois premières lignes (ce que nous allons appeler l’intention) : l’introduction est particulièrement solennelle.

a) Intention

« Mais avec tout cela nous ne sommes pas encore arrivés au mystère le plus intime de ce secret où l’amour se complaît. Parler de ce mystère, c’est toucher au cœur même de l’amour ».

b) Preuve

La thèse, toujours la même, est que l’amour appelle le mystère, par sa nature même. La preuve est double. La première raison fait appel à ce qui fut montré auparavant sur l’être (la vérité) et est donc lointaine (par les causes éloignées) ; la seconde part de la nature intime même de l’amour, et se fait donc par les causes prochaines, plus proportionnées.

1’) Première raison, plus lointaine
a’) En effet, l’être est mystère

« Le mystère de l’être, comme nous l’avons dit, est un mystère essentiel, un mystère irréductible, un mystère dont toute la grandeur n’éclate victorieusement qu’au moment où la vérité semble pleinement révélée et dévoilée. C’est tout simplement le mystère de la profondeur, de l’intériorité, du prix inestimable de l’être ».

b’) Or, l’amour s’enracine dans l’être

« C’est dans cette profondeur que s’enracine la possibilité comme la réalité de l’amour ».

c’) Donc, l’amour est mystère

En fait, cette phrase résume tout le syllogisme : « Or si l’amour vit au cœur de l’être [mineure]et si ce cœur demeure toujours intime et mystérieux par essence, [majeure] c’est donc le mystère qui veut pour lui-même demeurer mystère [conclusion ; pour être rigoureux, il faudrait conclure : l’amour est, implique mystère] ».

2’) Seconde raison, plus immédiate
a’) Thèse : l’amour se nourrit de mystère

« L’amour qui est le sens et la fin de toutes choses n’aspire pas du tout à se pénétrer lui-même à fond sans laisser de mystère, il est tellement mystère substantiel qu’il est toujours à ses propres yeux une merveille inconcevable ».

b’) Preuve

La raison avancée est très profonde (elle est introduite par le « parce que »). Si l’on nous permet cette gnose : l’amour se refuse à s’idolâtrer, ce qui est la tentation de Narcisse et qui est la tentation prométhéenne, luciférienne par excellence : l’adoration du moi. La pudeur dont il va être question dans un instant protège donc de la contrefaçon par excellence du véritable amour (de don) qu’est l’amour adorateur (désordonné, comme dit la théologie morale) de son moi.

« Il se voile lui-même devant lui-même parce qu’il se trouve trop lumineux, trop manifeste pour lui-même. Il est le cœur adorable de toutes choses, mais il ne s’adore pas lui-même, il détourne de soi au contraire son regard dans un mouvement inexprimable ».

c) Conséquence : la pudeur

En fait, ce n’est qu’à titre de conséquence qu’apparaît la pointe : l’amour exige la pudeur. Il va le démontrer aux deux § suivants, et cela en manifestant ce qu’est la pudeur. Nous ne quitterons d’ailleurs pas notre thèse principale : car la pudeur devient le signe subjectif le plus profond et le plus certain de l’exigence et de l’existence du mystère au cœur de l’amour. Autrement dit, la pudeur est le signe du caractère constitutivement mystérieux (voilé) de l’amour.

« Et dans ce mouvement il témoigne qu’il possède une propriété sans laquelle l’amour serait impensable : la pudeur ».

2) Nature de la pudeur

a) Preuve directe (§ 10)

Balthasar expose ce qu’est la pudeur en montrant ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, la manifestant par ce qu’elle n’est pas. En s’approfondissant, le mouvement dialectique, en balancier, du § introduit à l’intelligence de ce qu’est la pudeur. Nous allons donc assister à une démonstration à cinq temps, qui n’est pas rare chez Balthasar (notamment dans La gloire et la Croix).

En un mot, pudeur dit mouvement par lequel l’homme cache ; voilà pourquoi la pudeur s’apparente tant au mystère. Mais qu’est-ce que la pudeur tend à cacher ? Telle est la question et c’est cette question qui va nous mener jusqu’au mystère de l’être.

1’) Ce qu’est la pudeur

Balthasar va définir la pudeur non par rapport à l’impression subjectivement ressentie de honte (première phrase) ou d’indignité (dernière, quatrième phrase), mais par rapport à son objet : celui-ci n’est pas une chose objectivement honteuse (approche négative comme toujours) ; mais est le mystère même de l’être aimé. Or, ici le mystère se traduit par une « disproportion », selon les mots même de Balthasar, « entre l’offre et l’accueil ». Balthasar ne fait que l’énoncer ; il le précisera plus bas. Cette disproportion n’est pas de l’ordre d’abord de l’amour (comme si l’aimant n’aimait pas à proportion de ce qu’est l’aimé), mais de l’ordre de la connaissance (le théologien dès ici nous dit qu’il faut connecter cette disproportion au mystère).

« La pudeur dont il est ici question n’a rien de commun avec la honte qu’on éprouve au sujet de ce qui est objectivement honteux. Elle est éveillée au contraire tout simplement par la disproportion dans l’amour entre l’offre et l’accueil. C’est la grandeur du mystère qui trouble celui qui le voit, qui le porte à en détourner ses regards et à fermer les yeux au moment précis où la réalité suprême va se manifester à lui sans intermédiaire. Il est poussé à ce geste par la disproportion que nous venons d’indiquer et dont on ne doit pas dire nécessairement qu’elle produit une impression d’indignité, bien que le sujet ainsi submergé par la grandeur du mystère puisse traduire ainsi le sentiment qu’il éprouve ».

2’) Ce que n’est pas la pudeur

« Car, en toute vérité, l’impulsion de la pudeur en ce qu’elle a de plus intime n’est pas la volonté de fuir le mystère, de se retirer de son emprise, de renoncer à sa connaissance. Ce n’est pas un renoncement à la vérité qui se présente sans voiles ».

3’) Approfondissement de ce qu’est la pudeur

« C’est plutôt la manière dont le sujet qui reçoit s’offre lui-même à l’accueil du mystère suprême et à son suprême dévoilement. Ce sujet en effet est tellement subjugué par le mystère qu’il se livre à lui, mais sous la forme d’une retraite. C’est en somme le renoncement final à la prétention de saisir et de comprendre à fond, et ce renoncement se produit là où la vérité afflue avec un élan vraiment trop irrésistible ».

L’auteur précise donc ce qu’est cette disproportion entre offre et accueil : il s’agit de l’offre du sujet aimant (et non de l’aimé) et de l’accueil de l’aimé, en l’occurrence de son mystère. C’est donc l’inverse de la relation classique d’amour où c’est l’être aimé qui s’offre à aimer.

4’) Reprise de l’interprétation erronée, en approfondissant

« Ce n’est pas que le sujet veuille éluder la connaissance de l’objet en détournant son attention ».

5’) Nouvelle correction et conclusion sur le sens de ce mouvement spirituel de pudeur

« Car l’acte de la connaissance ici est déjà en train de s’accomplir : les deux êtres, le sujet et l’objet, sont déjà associés dans l’identité d’une vérité unique qui en quelque sorte a jeté son manteau sur eux deux. Dans cet hymen sacré où la vérité s’appréhende elle-même et se trouve sur le point de se voir en pleine lumière, elle est saisie par un sentiment qu’on ne peut évoquer sans trop d’insuffisance qu’en l’appelant la pudeur devant elle-même, c’est-à-dire devant l’excès de sa propre magnificence ».

b) Preuve indirecte (§ 11)

On pourrait aussi dire que Balthasar montre ce qu’est la pudeur de manière inductive, à partir de ces deux formes : la pudeur corporelle et la pudeur spirituelle.

1’) Intention

« Ce que peut être cette pudeur spirituelle, il n’est possible de l’éclaircir que très indirectement par l’exemple de la pudeur corporelle ».

2’) Ce qu’est la pudeur corporelle
a’) Énoncé : l’origine de la pudeur

La pudeur dit bien le mystère de l’être, mais d’abord indirectement en disant, notamment, le mystère de la double nature de l’homme.

« Celle-ci en effet tient essentiellement à la double nature de l’homme : ni l’animal ni l’ange ne la connaissent ».

b’) Preuve

En effet, notre nature unit (et donc dévoile) en certains actes particuliers le corps et l’esprit. Aussi la pudeur tend à cacher ce qui est le plus noble.

1’’) L’union, le dévoilement

« La liaison du corps et de l’esprit, ou plus exactement la tension inouïe entre la vulgarité de la sécrétion physiologique et la noblesse de la procréation et, dans la procréation elle-même, entre la vulgarité de l’acte sexuel et la grandeur inimaginable de son sens spirituel : tout cela fait du sentiment de pudeur corporelle un phénomène irrévocablement ambigu ».

2’’) D’où la nécessité de voiler

« Ce que l’homme dans ce cas éprouve le désir de voiler matériellement a besoin de cette protection et de cette intimité pour deux raisons simultanées : il le cache comme la ligne de suture par trop visible de sa nature où ce qui est le plus haut vient s’unir à ce qui est le plus bas ; il le cache comme un mystère qui fait sans doute de son corps visible un vase intime et précieux, susceptible de devenir un magnifique présent et un magnifique témoignage d’amour, mais qui cependant porte toujours aussi la marque de la pauvreté de l’existence terrestre et qui s’enveloppe de vêtements pour permettre au visage de s’illuminer d’un éclat plus spirituel ».

Et cette seconde raison – la première touchant plus au malaise lié à la complexité de notre nature – introduit donc le mystère (à titre de cause et de constitutif) dans la pudeur. Mais dans le cas de la pudeur spirituelle, le mystère est la seule cause :

3’) Ce qu’est la pudeur spirituelle

Ici, le voilement ne touche que le don de l’aimé.

a’) Thèse : la pudeur spirituelle naît du mystère de l’être

« Dans la pudeur spirituelle cette dualité n’existe pas. Tout y est expression d’un mystère unique, indivisible, le mystère de l’être dans son ensemble ».

b’) Preuves

Balthasar donne une belle preuve inductive. Pour autant que l’on peut distinguer dans la riche moisson de faits auxquels il fait appel, il y a quatre arguments partiels (ou faits). Leur répartition se fait selon les distinctions données avant dans l’ouvrage : les deux premiers sont liés à la situation (spatiale : premier argument ; et temporelle : second argument) et les deux derniers à l’expression, au signe.

1’’) Premier

« C’est comme si l’œil de la connaissance était aveuglé par tant de vérité et comme si le sujet connaissant fléchissait le genou pour recevoir le présent de la vérité ».

2’’) Deuxième

« C’est encore comme si, à l’instant où se montre enfin l’objet longuement désiré, la révélation était trop sublime pour être supportée ».

3’’) Troisième

« Ou bien comme si la parole qui devrait retentir était beaucoup trop délicate pour être réellement émise et vibrer dans le milieu ambiant [énoncé de l’argument]. Voilà pourquoi il est possible que des amants ne puissent se révéler leurs secrets les plus profonds dans une étreinte, mais seulement en s’écartant l’un de l’autre [conséquence] ».

4’’) Quatrième

« C’est également comme si l’amour lui-même fermait les yeux avant d’en arriver à l’union suprême ; ou comme s’il jetait autour de lui un manteau pour ne pas savoir cce qui se passe en lui [énoncé de l’argument]. C’est ainsi que chacun des amants peut offrir à l’autre dans son âme une demeure, mais le porter en soi avec la même inconscience et la même volonté d’ignorance qu’une mère qui porte son enfant dans son sein. L’un donne à l’autre son âme comme un manteau dont il peut s’envelopper comme il le veut [conséquence] ».

c’) Conséquence

Nous retrouvons une nouvelle fois le thème de la nuit.

1’’) Formulation positive

« C’est pourquoi l’amour aime et recherche la nuit ; non qu’il ait à cacher quelque chose qui en justice appartiendrait au jour, mais c’est qu’il est si dévoilé en lui-même, si abandonné, qu’il doit s’abriter de ses propres regards et qu’il ne peut supporter son trop complet dépouillement sans être entouré d’une nuée qui le dérobe à la vue ».

2’’) Formulation négative : erreur d’interprétation

« Mais la nuit nécessaire à l’amour n’est pas d’abord l’absence de lumière extérieure. C’est plutôt l’obscurcissement de la lumière intérieure de l’amour lui-même, c’est l’amour comme nuit, c’est-à-dire l’amour qui se fait lui-même nuit pour pouvoir supporter l’excès de son éclat. C’est l’amour qui s’enveloppe et qui se voile en lui-même parce qu’il ne possède finalement rien d’autre pour se couvrir. Dans ce sens extrême, nous voyons encore une fois le dévoilement et l’enveloppement d’un voile venir coïncider ».

Pascal Ide

[1] Hans Urs von Balthasar, Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, trad. Robert Givord, « Bibliothèque des Archives de Philosophie », Paris, Beauchesne, 1952, p. 202-204.

21.3.2025
 

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