La prière en famille

Apport original dans le Magistère ecclésial, l’exhortation apostolique de Jean-Paul II propose un long développement concret sur la prière en famille [1]. Suivons les quatre numéros que le pape polonais consacre à ce sujet.

1) « La prière familiale » (n. 59)

L’exposé de Jean-Paul II conjugue les raisons et la nature de cette prière.

  1. a) Les raisons

1’) Raison générale, commune à toute forme de vie

 

« L’Église prie pour la famille chrétienne et l’éduque à vivre en généreuse cohérence avec le don et le rôle sacerdotaux, reçus du Christ, Souverain Prêtre. En réalité, le sacerdoce baptismal des fidèles, vécu dans le mariage-sacrement, constitue pour les époux et pour la famille le fondement d’une vocation et d’une mission sacerdotales par lesquelles leur existence quotidienne se transforme en un ‘sacrifice spirituel agréable à Dieu par l’intermédiaire de Jésus-Christ’ (cf. 1 P 2,5) : c’est ce qui se produit, non seulement par la célébration de l’Eucharistie et des autres sacrements et par l’offrande d’eux-mêmes à la gloire de Dieu, mais aussi par la vie de prière, qui est dialogue priant avec le Père par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint ».

 

La grande raison est liée à la sainteté même de l’homme comme reditus a Deo (retour vers Dieu).

Écartons donc l’objection selon laquelle prier serait manquer de respect pour l’enfant. C’est le contraire qui est vrai. Prier avec l’enfant n’est pas imposer ses idées à l’enfant, mais les lui proposer. Si vous avez un doute, demandez aux parents dont les adolescents rejettent la foi… C’est une objection utopique, née de l’intoxication portée par notre sécularisation. De plus, refuser de prier avec l’enfant est le priver de ce qu’il y a de meilleur ; attend-on le choix de l’enfant pour l’enseigner ? Pourquoi ne serait-ce pas aussi le violenter ?

2’) Raisons propres de la prière en famille

 

« La prière familiale a ses caractéristiques. Elle est une prière faite en commun : mari et femme ensemble, parents et enfants ensemble. La communion dans la prière est à la fois un fruit et une exigence de cette communion qui est donnée par les sacrements de baptême et de mariage. Aux membres de la famille chrétienne peuvent s’appliquer de manière spéciale les paroles par lesquelles Jésus promet sa présence : ‘Je vous le dis en vérité, si deux d’entre vous, sur la terre, unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux’ (Mt 18,19-20) ».

 

A noter aussi que Jean-Paul II distingue deux formes de prière : conjugale et, proprement, familiale.

L’argument tiré de l’Écriture vaut de manière plus large, pourrait-on objecter. Non si on la ramène à sa cause : pourquoi la prière en commun est-elle plus « exauçable » ? A raison de la charité ; or, c’est elle qui est appelée à briller dans un foyer.

  1. b) Le contenu

 

« La prière familiale a comme contenu original la vie même de la famille qui, à travers ses divers épisodes, est interprétée comme une vocation venant de Dieu et réalisée comme une réponse filiale à son appel : joies et peines, espoirs et tristesses, naissances et anniversaires, commémoration du mariage des parents, départs, absences et retours, choix importants et décisifs, la mort des êtres chers, etc., sont des signes de la présence aimante de Dieu dans l’histoire de la famille, et ces événements doivent aussi devenir un moment favorable d’action de grâces, de supplication et d’abandon confiant de la famille entre les mains du Père commun qui est aux cieux. D’autre part, la dignité et la responsabilité de la famille chrétienne comme Église domestique ne peuvent être vécues qu’avec l’aide continuelle de Dieu, qui lui sera immanquablement accordée si elle est implorée dans la prière avec confiance et humilité ».

 

Le contenu de la prière est coextensif à la vie. Le matériau de la prière est notre vie : de l’unité entre notre existence et la prière (cf. ci-dessus).

Il est intéressant que, dans le contenu, Jean-Paul II ne nomme pas seulement les événements mais aussi les sentiments, ceux-ci étant premiers.

En exposant le contenu de la prière, le pape expose aussi les différentes formes de prière, sans limiter : merci, s’il te plaît, abandon. On pourrait ajouter : adoration, repentir.

Une dernière raison est ajoutée : le besoin de l’aide divine. Car l’espérance engendre la certitude.

 

« D’étape en étape – écrit Jean-Paul II –, il faut s’interroger sur la direction du chemin, en se posant la question qui se trouvait certainement dans le cœur de Marie et de Joseph : qu’attend de nous le Seigneur ? Quelle est la route qu’il a tracée pour notre enfant ? Des questions comme celles-là ne peuvent trouver leur réponse que dans le Temple de Dieu, c’est-à-dire dans la prière et dans l’écoute de la Parole du Seigneur [2] ».

2) « Éducateurs de la prière » (n. 60)

Le thème de ce § est maintenant tourné vers ce qui prépare à la prière : l’éducation des enfants (étant présupposé que l’adulte est formé…).

  1. a) Les raisons

Jean-Paul II montre d’abord la raison de cette éducation. Il n’est pas si évident pour les parents que l’éducation à la prière fasse aussi partie de leur mission.

 

« Sur la base de leur dignité et de leur mission, les parents chrétiens ont le devoir spécifique d’éduquer leurs enfants à la prière, de les introduire à la découverte progressive du mystère de Dieu et à l’entretien personnel avec lui : « C’est surtout dans la famille chrétienne, riche des grâces et des exigences du sacrement de mariage, que dès leur plus jeune âge les enfants doivent, conformément à la foi reçue au baptême, apprendre à découvrir Dieu et à l’honorer ainsi qu’à aimer le prochain [3] » ».

 

L’éducation présente un double contenu : éduquer à la foi ; éduquer à la prière. Doctrine et vie.

Il y a des choix à faire. Les parents qui placent le sport, la musique au même plan que la catéchèse ou que la messe, qu’ils ne s’étonnent pas si le dialogue se coupe plus vite avec leurs enfants, qu’ils ne viennent pas, quand survient l’adolescence, se plaindre auprès des prêtres, parce qu’ils ont des difficultés. Qui sème le vent…

  1. b) Modalités

« L’exemple concret, autrement dit le témoignage vivant des parents, est un élément fondamental et irremplaçable de l’éducation à la prière : c’est seulement en priant avec leurs enfants que le père et la mère, tandis qu’ils accomplissent leur sacerdoce royal, pénètrent profondément le cœur de leurs enfants, en y laissant des traces que les événements de la vie ne réussiront pas à effacer. Écoutons de nouveau l’appel que Paul VI a adressé aux parents :

 

« Mamans, apprenez-vous à vos petits les prières du chrétien ? Les préparez-vous, en collaboration avec les prêtres, aux sacrements du premier âge : la confession, la communion, la confirmation ? Les habituez-vous, s’ils sont malades, à penser aux souffrances du Christ, à invoquer l’aide de la Sainte Vierge et des saints ? Récitez-vous avec eux le Rosaire en famille ? Et vous, les pères, savez-vous prier avec vos enfants, avec toute la communauté familiale, au moins quelquefois ? Votre exemple, accompagné de la droiture de votre pensée et de vos actes, appuyé par quelques prières communes, vaut bien une leçon de vie. C’est un acte de culte particulièrement méritoire. Vous apportez ainsi la paix entre les murs de votre foyer : « Pax huic domui ». Ne l’oubliez pas, c’est ainsi que vous construisez l’Église [4] » ».

 

Le texte du pape du Concile est, comme toujours, admirable de concrétude et de sensibilité.

1’) L’importance de l’exemple

Ici est abordé un point essentiel : la prière n’est pas seulement affaire d’enseignement mais de vie. L’enfant est une éponge. Combien d’enfants ont été touchés de voir leurs parents prier, même s’ils ne le disent jamais… ou que bien plus tard.

Rappelons un critère important : prier en famille, ce n’est pas d’abord faire prier les enfants, mais prier ensemble, sans juger la prière des autres… tant qu’elle ne perturbe pas trop. Il est essentiel, de ce point de vue, que les enfants voient leurs parents prier et que les parents ne prennent pas prétexte du chahut pour ne pas se mettre en présence de Dieu.

Précisons certains points : l’attitude du corps ; la voix et les mots (prier, c’est parler à Dieu et non pas dire : « On pourrait demander à Dieu que… ») ; le cœur.

2’) Limite de l’exemple

D’abord, à trop souligner l’exemple, les parents se croient la cause unique, autant du bien que du mal. L’on risque autant le triomphalisme que l’hyperculpabilité, tous deux démesurés.

Ensuite, c’est surtout oublier une vérité essentielle : la prière est une affaire entre Dieu et votre enfant. Ce dont il a besoin, c’est d’abord d’intimité et de silence. La prière naît de l’intimité et l’intimité du silence.

D’où l’importance qu’il ait un coin prière. Il peut être aussi bien de prier avec lui en l’investissant, de temps en temps.

3) « Prière liturgique et privée » (n. 61)

En proposant une nouvelle distinction entre prière privé et prière publique ou liturgique, l’exhortation aborde une troisième forme de prière :

  1. a) La prière liturgique

 

« Entre la prière de l’Église et celle de chacun des fidèles, il y a un rapport profond et vital, comme l’a clairement réaffirmé le Concile Vatican II [5]. Or, un but important de la prière de l’Église domestique est de constituer, pour les enfants, une introduction naturelle à la prière liturgique de l’Église entière, aussi bien dans le sens d’une préparation à la prière liturgique que dans le sens d’une extension de celle-ci au domaine de la vie personnelle, familiale et sociale. D’où la nécessité d’une participation progressive de tous les membres de la famille chrétienne à l’Eucharistie, surtout le dimanche et les jours de fête, et aux autres sacrements, en particulier ceux de l’initiation chrétienne des enfants. Les directives conciliaires ont ouvert une nouvelle possibilité à la famille chrétienne, qui a été comptée parmi les groupes auxquels la récitation en commun de l’Office divin a été recommandée [6]. La famille chrétienne aura également soin de célébrer, même à la maison et de manière adaptée aux membres présents, les périodes et les fêtes liturgiques ».

1’) Finalité

Il faut l’avouer, notre individualisme peine à voir le lien entre prière liturgique et prière personnelle.

La liturgie est commune, universelle pour deux raisons : non seulement car sa finalité la tourne vers l’Église et vers le monde, donc décloisonne nos intérêts trop privés ; mais aussi car l’origine est plus large que nous : l’Église ; et, plus encore, la prière même du Christ.

2’) Chemin

Il s’agit donc de se nourrir de la prière liturgique. Mais aussi de s’y préparer en famille. Par exemple : comment sont nos dimanches matin ? Profitons-nous de ce moment convivial où nous ne sommes pas pressés par le travail ou l’école pour, par exemple, lire ensemble l’Evangile de la messe et ainsi nous préparer à l’entendre ?

  1. b) La prière privée

1’) Exposé général

 

« Pour préparer et prolonger à la maison le culte célébré à l’église, la famille chrétienne recourt à la prière privée, qui présente une grande variété de formes : cette variété, tout en témoignant de l’extraordinaire richesse de la prière chrétienne animée par l’Esprit Saint, répond aux diverses exigences et situations concrètes de celui qui se tourne vers le Seigneur. Outre les prières du matin et du soir, sont à conseiller expressément, conformément d’ailleurs aux indications des Pères du Synode, la lecture et la méditation de la Parole de Dieu, la préparation aux sacrements, la dévotion et la consécration au Cœur de Jésus, les différentes formes de piété envers la Vierge Marie, la bénédiction de la table, les pratiques de dévotion populaire ».

 

La variété n’a pas pour but de conjurer l’ennui. Elle se fonde sur une raison bien plus essentielle : que la prière en vienne progressivement à couvrir toute notre vie, que notre union à Dieu soit constante (« Priez sans cesse »). Dit autrement, que notre existence soit conduite par l’amour (les tailleurs de pierre). On pourrait ajouter : la bénédiction du repas.

2’) Une forme particulière importante : la prière mariale

 

« Dans le respect de la liberté des fils de Dieu, l’Église a proposé et continue de proposer aux fidèles quelques pratiques de piété avec une insistance particulière. Parmi celles-ci, il faut rappeler la récitation du chapelet : ‘Nous voudrions maintenant, en continuité avec les intentions de nos prédécesseurs, recommander vivement la récitation du Rosaire en famille… Il n’y a pas de doute que le chapelet de la Vierge Marie doit être considéré comme une des plus excellentes et des plus efficaces « prières en commun » que la famille chrétienne est invitée à réciter. Nous aimons penser, en effet, et nous espérons vivement que si la rencontre familiale devient un temps de prière, le Rosaire en est une expression fréquente et appréciée [7]’. Ainsi, la vraie dévotion mariale, qui s’exprime dans des relations sincères avec la Vierge et dans l’imitation de ses attitudes spirituelles, constitue un instrument privilégié pour alimenter la communion d’amour de la famille et pour développer la spiritualité conjugale et familiale. La Mère du Christ et de l’Église est aussi, et de manière spéciale, la Mère des familles chrétiennes, des Églises domestiques ».

 

Jean-Paul II impose-t-il à l’église sa dévotion mariale privée ? Il y va de la compréhension, plus vive aujourd’hui dans l’Église (comme pour l’adoration) de la présence de Marie dans le plan providentiel de Dieu.

Telle est étant la fin, que seront les moyens ? Ce pourrait être la récitation du chapelet, l’Angelus, etc.

4) « Prière et vie » (n. 62)

Jean-Paul II finit en répondant à une objection implicite : la prière n’est-elle pas une évasion hors de la vie ? Cette objection a particulièrement retenti lors de l’influence du marxisme (l’exhortation date de 1981) ; mais est-elle si passée de mode, dans notre monde où le travail est une religion, où l’effort est signe de plus grand amour ?

Comment Jean-Paul II répond-il à l’objection ?

 

« On ne devra jamais oublier que la prière est une partie constitutive essentielle de la vie chrétienne ; cultivée dans sa totalité et comme une réalité centrale, elle appartient même à notre ‘humanité’ : elle est ‘l’expression première de la vérité intérieure de l’homme, la condition première de l’authentique liberté de l’esprit [8]’ ».

« C’est pourquoi la prière ne représente pas du tout une évasion des tâches quotidiennes, mais elle constitue l’impulsion qui porte plus fortement la famille chrétienne à assumer ses responsabilités de cellule première et fondamentale de la société humaine et à s’en acquitter pleinement. En ce sens, la participation effective à la vie et à la mission de l’Église dans le monde est proportionnelle à la fidélité et à l’intensité de la prière par laquelle la famille chrétienne s’unit à la Vigne féconde qu’est le Christ Seigneur [9].

« ‘La fécondité de la famille chrétienne au plan de son service spécifique de promotion humaine, qui de soi ne peut pas ne pas contribuer à la transformation du monde, découle aussi de l’union vitale avec le Christ, alimentée par la liturgie, par l’offrande de soi-même et par la prière [10]’ ».

 

Jean-Paul II résout la difficulté de deux manières. Tout d’abord, il oppose « impulsion » à « évasion ». Ensuite, il fait appel au concept de « fécondité ». Sous-jacente se trouve la dynamique du don. C’est ce que montre la proportionnalité entre la mission, l’efficacité et l’union à Dieu (la prière).

Car nous n’avons et ne donnons rien de durable que nous ne l’ayons reçu. « De même qu’il est plus parfait d’éclairer que de voir seulement la lumière, de même est-il plus parfait de communiquer aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement [11] ». C’est d’ailleurs une telle pensée qui a donné à l’ordre dominicain sa devise : « Contemplari et aliis contemplata tradere : contempler et porter aux autres le fruit de sa contemplation ».

Pascal Ide

[1] Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio sur les taches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui, 22 novembre 1981, n. 59 s. Cf. le commentaire de Dennis J. Billy, « Prayer and the Family: Making Saints of my Brothers and Sisters », Studia Moralia, 44 (2006) n° 2, p. 413-432.

[2] Jean-Paul II, Angelus, 6 février 1994.

[3] Concile Œcuménique Vatican II, Déclaration Gravissimum Educationis sur l’éducation chrétienne, 28 octobre 1965, n. 3. Cf. Jean-Paul II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae, n. 36 : AAS 71 (1979), p. 1308.

[4] Paul VI, Discours à l’audience générale, 11 août 1976 : Insegnamenti di Paolo VI, XIV (1976), 640.

[5] Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum Concilium sur la sainte Liturgie, 4 décembre 1963, n. 12.

[6] Cf. Institutio Generalis de Liturgia Horarum, 27.

[7] Paul VI, Exhortation apostolique Marialis cultus, n. 52 et 54, AAS 66 (1974), pp. 160-161.

[8] Jean-Paul II, Discours au sanctuaire de la Mentorella, 29 octobre 1978 : Insegnamenti de Giovanni Paolo II, I (1978), 78-79.

[9] Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Décret Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs, 18 novembre 1965, n. 4.

[10] Cf. Jean-Paul Ier, Discours aux évêques de la xiie région pastorale des États-Unis d’Amérique, 21 septembre 1978: AAS 70 ( 1978), p. 767.

[11] ST, IIa-IIae, q. 183, a. 6.

14.6.2024
 

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