La prière de Jésus (7e dimanche de Pâques, 21 mai 2023)

La prière de Jésus que nous venons d’entendre, c’est un geste, une disposition, une parole.

 

Un geste : « Jésus leva les yeux au ciel » (Jn 17,1). Le corps aide à prier. Plus que cela, uni à notre cœur, le corps prie. Dans la prière par excellence qu’est la prière liturgique, avez-vous noté tous les gestes posés par le prêtre, dont chacun mériterait que l’on s’y arrête ? Les génuflexions (combien et à quel moment ?), les baisers (combien et à quel moment ?), les inclinations, etc. Avez-vous noté le moment où, comme Jésus, il lève les yeux au ciel ? Être attentif à tous ces gestes, ce peut être une autre manière d’être attentif à la messe. Avez-vous observé que le prêtre et le diacre ne croisent pas les jambes quand ils sont assis, pendant les différents offices ? De même que l’on ne croise pas les jambes quand nous nous sommes face à des personnes constituées en dignité. Les techniques de méditation nous apprennent d’ailleurs que poser les deux pieds à terre en étant assis favorise l’attention, donc, pour nous, la présence à Dieu, Celui qui n’est que Présence – et conjure les tentations d’endormissement…

Avez-vous aussi noté les gestes que vous êtes appelé à poser ? Ainsi, se mettre à genoux au moment de la consécration est grandement conseillé. Il rappelle ce « bel agenouillement droit » du père devant Dieu dont parle Charles Péguy, agenouillement qui, avant et au-delà de toute parole, apprend à ses enfants qu’il y a quelqu’un de plus grand que leur père. Ainsi, fermer les yeux aux moments importants, selon le conseil de sainte Thérèse d’Avila, pour mieux ouvrir les yeux et les oreilles de notre cœur.

 

Le geste corporel dispose à l’attitude intérieure. En l’occurrence, quelle intention habite Jésus lors de cette prière ? Le grand exégète français André Feuillet – totalement suivi sur ce point par le pape Benoît XVI [1] – lève une partie du voile sur ce mystère dans son long commentaire de la prière dite sacerdotale de Jésus. D’un mot, Jésus accomplit ce que célèbre et promet la fête juive des Expiations, plus connue sous son nom en hébreu, Yom Kippour (« jour du pardon »). Le rituel se caractérise notamment par trois points. Tout d’abord, le grand-prêtre accomplit les sacrifices d’expiation (deux boucs) pour trois intentions : pour lui-même, pour « sa maison », c’est-à-dire pour la classe sacerdotale d’Israël, enfin, pour toute la communauté d’Israël (cf. Lv 16,17). Ensuite, et c’est l’unique jour de l’année où il le fait, il pénètre dans le Saint des Saints où il prononce le saint Nom, indicible, de Dieu. Enfin, le grand-prêtre agit ainsi pour délivrer le peuple de toutes les transgressions commises pendant l’année : il le rend ainsi à sa vocation de « peuple saint » et renouvelle l’alliance avec Dieu [2].

Or, de même, tout d’abord, la prière sacerdotale est rythmée par cette triple intention : Jésus prie pour lui-même (cf. Jn 17,1-8), pour les Apôtres (v. 9-19) et « pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi » (v. 20. Cf. 20-26). Ensuite, non seulement Jésus commence par le nom de « Père », mais il dit que sa mission était de « manifeste[r] ton nom » (v. 6), mot qui revient pas moins de cinq fois (v. 11 et 12). Enfin et surtout, Jésus est venu pour le pardon de nos péchés, avec une efficacité non pas temporaire comme le grand-prêtre qui doit renouveler le sacrifice chaque année, mais pour toujours, « une fois pour toutes », selon l’expression typique de l’épître aux Hébreux (cf. He 7,27 ; 9,12, etc.) ; non pas limitée à Israël, mais pour tous les croyants, pour la « vie du monde » (Jn 6,51) ; non pas pour renouveler l’Ancienne Alliance, mais pour fonder la nouvelle Alliance en son sang (cf. He 13,24).

Ainsi, « la prière de Jésus le montre comme le Grand Prêtre du grand jour de l’Expiation [3] ». Elle nous révèle donc son attitude intérieure : se donner. Jésus « est bien le grand prêtre qu’il nous fallait », parce que, le sacrifice, « il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même » (He 7,26-27). Jésus donne sa vie par amour pour nous, « ses amis » (Jn 15,13). Elle nous montre aussi quelle attitude adopter pendant cette neuvaine de prière avant la Pentecôte : avant tout, comme Jésus et par son Esprit, nous offrir en culte spirituel, en hostie sainte et agréable à Dieu (cf. Rm 12,1).

 

La parole. Je ne vais pas tout commenter, n’ayez crainte ! Mais seulement attirer l’attention sur la présence d’un double paradoxe au tout début de la prière sacerdotale. D’abord, je viens de vous dire que Jésus est totalement décentré de lui, tout tourné vers son Père et vers nous ; pourtant, je vous ai dit avant qu’il priait pour lui, plus encore, qu’il commençait en priant pour lui. Ensuite, la manière même dont Jésus parle est étrange : « Père, glorifie ton Fils » (Jn 17,1). Faisons un peu de grammaire. Jésus commence par parler de lui à la deuxième personne. Or, comment parle-t-on de soi ? Le plus souvent à la première personne : « Je viens à la messe », « J’écoute (ou n’écoute pas !) l’homélie », etc. Parfois, mais rarement, à la troisième personne, quand on veut souligner la solennité (« Le Président de la République s’engage solennellement ») ou la distance (« Caesar fecit pontem [César construisit un pont] »). Mais l’on ne parle jamais de soi à la deuxième personne. Alors, quelle peut être la signification de cette formulation si particulière ?

Je n’en vois qu’une seule. En fait, Jésus commence non point par la deuxième personne, mais par la troisième, en disant « Père », plus, en s’adressant à son Père dans la prière. Et c’est dans cette attitude et cette lumière qu’il introduit la deuxième personne : « ton Fils ». Il se présente donc comme le Fils de son Père. Or, le propre du fils est de recevoir la vie de son père, comme le propre du père est de donner la vie à son fils. Ainsi, Jésus se présente comme celui qui reçoit, davantage, se reçoit de son Père. Par conséquent, même s’il prie pour lui, il n’est pas au centre : il reçoit la vie de son Père pour mieux la donner aux hommes.

Quelle leçon extraordinaire ! Il est important de prier pour soi. Certains sont tellement décentrés d’eux-mêmes qu’ils s’oublient jusqu’à s’épuiser. Inversement, certains sont tellement centrés sur eux-mêmes qu’ils n’intercèdent presque jamais pour les autres. Les premiers ne savent (veulent) pas recevoir, les seconds ne savent (veulent) pas donner. Dans un équilibre qui est le fruit même de l’Esprit, Jésus prie pour lui, afin de recevoir tout ce dont il a besoin de son Père, et cela, pour mieux servir ses frères jusqu’à donner sa vie.

 

Esprit de Pentecôte, en cette grande neuvaine de prière où, avec Marie qui ne T’a jamais contristé, nous attendons ardemment que Tu te donnes à nous, apprends-nous à prier avec notre corps ; tourne-nous vers le Père pour que nous lui demandions tout ce dont nous avons besoin pour notre mission ; façonne en nous l’image de Jésus afin que nous cessions de nous regarder nous-mêmes et nous donnions résolument aux autres, plus proches et plus lointains, sans retour, sans retard et sans restriction.

Pascal Ide

[1] Cf. Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Tome 2 : De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, trad. anonyme, Paris, Rocher-Parole et Silence, 2011, p. 99-102.

[2] Cf. André Feuillet, Le sacerdoce du Christ et de ses ministres d’après la prière sacerdotale du quatrième Évangile et plusieurs données parallèles du Nouveau Testament, Paris, Téqui, 1997, p. 56 et 78.

[3] Joseph Ratzinger, Benoît XVI, De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, p. 101.

21.5.2023
 

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