L’un des détournements les plus pervers du don est la secrète mise en dette. D’un mot, le donateur y donne dans l’intention d’exiger un jour un retour et le récepteur se sent mis en demeure de restituer ce don sous une forme de surcroît imposée par le bienfaiteur. Or, un don ne mérite son nom que parce qu’il est désintéressé, c’est-à-dire accompli pour l’autre, sans nulle recherche ou en tout cas exigence, d’une reddition [1]. Donc, cette attitude intérieure corrompt totalement la gratuité et par conséquent la donation.
Cette attitude se rencontre peut-être de façon plus fréquente chez les parents : au nom du quatrième commandement mal interprété, le père ou la mère fait savoir à tel enfant devenu adulte qu’il attend de lui qu’il prenne soin de lui. Elle se rencontre en sa forme la plus défigurée chez la personnalité narcissique qui, surtout lorsqu’elle atteint un certain degré d’influence, spécialise une partie de son entourage sous influence pour le mettre en dette et un jour la rembourser, par exemple en l’invitant à « se croiser » pour lui s’il est attaqué.
Les formes de cette mise en dette sont multiples. Synchroniquement, elles vont du plus grossier, la requête expresse (« Je me permets de te rappeler que c’est grâce à moi que tu as pu avoir ce poste d’assistant ») qui peine à se camoufler dans une fausse requête qui, en réalité, est une vraie exigence, un double bind ou le jeu du « Oui, mais » (« Ce n’est vraiment pas mon genre, il ne faut pas rappeler ce que l’on a donné, etc. mais… je dois te rappeler, etc. »), à la pression subtile qui joue sur les failles du bénéficiaire, en particulier la culpabilité, ou simplement la finesse d’une conscience morale encline au scrupule – blessures ou délicatesses intérieure dont les personnalités complexes ont une perception singulièrement affinée (empathie cognitive) en vue d’une manipulation particulièrement efficace (absence d’empathie affective). Diachroniquement, les rappels de ce qui est dû vont, eux aussi, du plus goujat, qui est la pression presque immédiate, au plus habile, qui est la revendication après un long délai, comme si cette durée l’excusait (« Depuis que nous sommes amis, depuis que nous vivons ensemble, je ne t’ai jamais rien demandé [en fait, exigé], mais aujourd’hui… »). Bien évidemment, il existe beaucoup de formes atténuées, comme la maladresse blessée de celui qui, sur le coup ou après coup, reconnaît l’injustice de sa formulation, (ce point est important) en demande pardon et (ce point est également important) la corrige.
Multiple est le remède du côté de celui qui subit cette pression à donner en retour.
Il est d’abord et avant tout affectif. La personne (bénéficiaire) sent-elle intérieurement une culpabilité, comme une exigence à redonner ? Il est ensuite cognitif. La personne entend-elle un auto-jugement du genre : « Tu es bien ingrat de ne pas redonner ce qui t’a été donné. Jésus ne nous dit-il pas : ‘Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement’ (Mt 10,8) ? » ? Autrement dit, a-t-elle intériorisé, voire anticipé la parole ou simplement l’attitude culpabilisante du prétendu donateur ? Le traitement est enfin actif. Et là aussi, il se réfracte. Vis-à-vis de soi, la personne ne transformera pas le don en dû. Pour cela, selon la méthode éprouvée dans les TCC, il lui sera nécessaire de changer ses représentations (aspect cognitif) pour modifier ses émotions (aspect affectif). Si l’exercice est trop difficile ou trop douloureux, si la personne succombe néanmoins au « jeu » du donateur désordonné, il y a ici l’indice que ce dernier a actionné une blessure et que, très probablement, celle-ci ne guérira qu’avec l’aide d’un psychothérapeute (ce qui peut être rapide). Vis-à-vis de l’autre, il sera peut-être convenant de rappeler à celui qui insiste que nous sommes pleins de gratitude à l’égard de son aide, mais que reconnaissance ne rime pas avec exigence. Ici aussi, le « non » (en l’occurrence au don en retour sous la forme imposée par le bénéficiaire) est un « oui » à l’amour, c’est-à-dire à la gratuité dans la liberté. Une telle réponse sera plus facile et aussi plus ajustée une fois accompli ce chemin de liberté et parfois de libération vis-à-vis de l’emprise intérieure exercée par la culpabilité et parfois la culpabilisation obligeant à donner en retour.
Dans son traité De beneficiis (qui est au fond un De donis), le philosophe païen Sénèque observe à plusieurs reprises que le bienfaiteur ne doit jamais peser sur le bénéficiaire et que, en retour, celui-ci ne doit jamais oublier le don fait par celui-là.
Pascal Ide
[1] Pour le détail sur ce don gratuité, cf. Pascal Ide, Aimer l’autre sans l’utiliser. Pour des relations transformées, Paris, Éd. de l’Emmanuel et Quasar, 2019.