La limitation des systèmes formels. Essai d’interprétation philosophique 1/4

Notre intention est de recueillir l’enseignement philosophique d’un des principaux théorèmes de logique formelle de tous les temps, sans intervention d’une quelconque technicité symbolique : la limitation interne des systèmes formels. L’on trouvera le détail de la démonstration dans les ouvrages plus spécialisés.

En effet, d’une part, ce principe demeure surtout connu du petit monde des mathématiciens. Pourtant, il fut établi par le mathématicien Kurt Gödel, en 1931, donc il y a trois quarts de siècles, et sa portée déborde largement le champ de la logique formelle ou de la mathématique. D’autre part, sa portée est largement extra-mathématique et extra-logique : elle intéresse toutes les autres sciences et la philosophie.

D’un mot, ce théorème énonce que tout système formel contient des propositions indécidables, c’est-à-dire des énoncés dont on ne peut démontrer la vérité que dans une méta-théorie. Plus précisément, « toutes les formulations axiomatiques consistantes de la théorie des nombres incluent des propositions indécidables [1] ». Nous l’exposerons très succinctement (1), puis nous en proposerons une interprétation philosophique du théorème, en son énoncé (2) et en sa preuve, d’un point de vue épistémologique, c’est-à-dire du point de vue du sujet connaissant (3) et métaphysique, c’est-à-dire du point de vue de l’objet connu (4).

1) Exposé

a) Quelques données historiques

Le théorème de Kurt Gödel (1906-1978) [2] est la réponse à la question de la crise des fondements des mathématiques apparue avec les paradoxes de Bertrand Russell et George Cantor, à la fin du siècle dernier. Un très bref historique permettra de comprendre.

En 1873, le logicien allemand Gottlob Frege construit le premier système de logique formelle entièrement symbolique.

Lors d’une conférence fameuse tenue à un congrès international de mathématique, en 1900, à Paris, David Hilbert (1862-1943) énuméra ce qu’il estimait être les 23 problèmes plus importants en mathématiques. Indéniablement, l’avenir a montré que Hilbert était un prophète. Mais un prophète mégalomane ou du moins tout-puissant, comme le montre le deuxième problème de la liste. En effet, il est ainsi libellé : « Démontrer la cohérence des axiomes de l’arithmétique ». Autrement dit, trouver une procédure permettant d’affirmer de tout énoncé arithmétique s’il est vrai ou faux, autrement dit formaliser toute l’arithmétique. Or, on sait que le second problème attira l’attention d’un certain Kurt Gödel qui en démontra l’impossibilité.

D’ailleurs, Hilbert avait l’espoir qu’on pourrait généraliser cette procédure et ainsi résoudre tous les problèmes mathématiques. Comme on sait les chiffres résistèrent à ce programme réductionniste et tout-puissant qui faisait des mathématiques un simple jeu formel de réarrangement de symboles.

Hilbert n’aimait-il pas répéter haut et fort : « Nous devons savoir. Et nous saurons ! », au point que ces mots furent gravés en épitaphe sur sa tombe [3] ?

b) Quelques notions d’axiomatique [4]

Il faudrait dire un mot sur la différence entre logique formelle et mathématique et d’abord sur la distinction entre logique formelle et logique traditionnelle.

1’) Langue-objet et métalangue

 

« Un système formel se présente comme un instrument d’expression d’une forme particulière : il permet de former des expressions et de les enchaîner selon des règles précises. Il constitue une langue d’un type spécial, une langue formalisée. D’autre part, il peut être considéré comme un objet dont on étudie les propriétés : on doit se servir dans ce but d’une autre langue dans laquelle on dispose de termes pour désigner les éléments du système. C’est ainsi qu’on est amené à distinguer langue-objet et métalangue ».

 

Prenons comme exemple de langue-objet la langue objet (c’est l’exemple le plus immédiat). « Nous pouvons décrire les caractères de ce système au moyen de la langue française, à la condition d’y ajouter certaines expressions pour désigner les éléments du système. Ainsi nous pouvons utiliser le symbole Va pour désigner une variable du système, le symbole Pr pour désigner une proposition du système. […] Le système d’expressions ainsi constitué est une métalangue [5] ».

2’) L’indécidabilité

Que veut dire indécidable ? « Une dérivation est une suite de propositions dont chacune est soit un axiome soit la proposition conséquente d’un schéma de dérivation dont la (ou les) proposition(s) antécédente(s) figure(nt) avant elle dans la suite ».

D’où « une proposition est dérivable s’il existe une dérivation dont elle constitue la proposition finale ». Par exemple un théorème.

 

« Lorsqu’un système comporte un opérateur de négation, on peut définir ce qu’on appelle une proposition réfutable dans ce système : c’est une proposition dont la négation (proposition formée en faisant précéder la proposition donnée par l’opérateur de négation) est dérivable dans le système.

« Une proposition est dite indécidable dans un système (qui comporte un opérateur de négation) si elle n’est ni dérivable ni réfutable dans ce système [6] ».

c) énoncé [7]

Le cœur de ce que nous enseignent le théorème de Gödel et, de manière plus générale, les théorèmes limitatifs peut s’énoncer ainsi : tout système formel contient des propositions indécidables. « Le théorème de Gödel établit l’existence, pour une classe de formalismes répondant à des conditions très générales, de propositions indécidables [8] ». Précisément : « Toutes les formulations axiomatiques consistantes de la théorie des nombres incluent des propositions indécidables [9] ». Plus précisément encore, ils énoncent qu’on peut établir la non-contradiction d’une théorie qui possède une certaine puissance (et tel est le cas pour l’arithmétique ordinaire), seulement dans une méta-théorie où sont employés des procédés de démonstration plus puissants que ceux de la théorie elle-même : « Le théorème de Gödel nous a appris que dès le moment où une théorie possède une certaine puissance (et c’est déjà le cas pour l’arithmétique ordinaire), sa non-contradiction ne peut être établie que dans une méta-théorie où interviennent des procédés de démonstration plus puissants que ceux de la théorie elle-même, ce qui entraîne en particulier pour conséquence que la métamathématique ne peut se contenter d’un cadre strictement finitiste [10] ».

Cette seconde formulation apporte une précision trop oubliée et que nous exploiterons ci-dessous : ce théorème n’a de sens que dans le cadre d’une théorie assez large pour formaliser l’arithmétique ; or, celle-ci est douée d’une réelle puissance, puisqu’il contient un infini dénombrable (celui de la suite des nombres). Cela signifie donc qu’il est possible de construire des systèmes auxquels le raisonnement de Gödel et consorts ne s’appliquent pas et qui sont dénués de propositions indécidables. Mais il s’agit ou bien de systèmes peu puissants ou bien de systèmes dont les termes sont polysémiques.

Ces conditions générales se ramènent aux deux suivantes : « Le formalisme doit être non-contradictoire, et doit être assez large pour que l’arithmétique y soit formalisable ». Ce dernier point est décisif. En effet, l’arithmétique contient un infini dénombrable (celui de la suite des nombres). Donc, parler de théorème de Gödel est au moins implicitement, faire intervenir l’infini.

Ainsi, les éléments d’un système formel dont traite le théorème de Gödel sont toujours liés de manière bijective aux nombres entiers. La structure des entiers, leur dénombrement joue un rôle décisif dans les théorèmes de limitation. Notamment, le raisonnement diagonal de Cantor fait apparaître, grâce aux propriétés paradoxales de l’ensemble qu’il permet de construire, est que certaines propriétés métathéoriques d’un système cessent, à un moment donné, d’être susceptibles d’une vérification effective.

 

« Le théorème de Gödel nous a appris que dès le moment où une théorie possède une certaine puissance (et c’est déjà le cas pour l’arithmétique ordinaire), sa non-contradiction ne peut être établie que dans une méta-théorie où interviennent des procédés de démonstration plus puissants que ceux de la théorie elle-même, ce qui entraîne en particulier pour conséquence que la métamathématique ne peut se contenter d’un cadre strictement finitiste [11] ».

 

d) Exposé non formalisé [12]

1’) Enoncé

« La proposition indécidable de Gödel – explique Jean Ladrière – est bâtie sur le modèle du paradoxe du menteur [13] ». La signification philosophique de la démonstration de Gödel est centrée sur le paradoxe du menteur. [14] Mais cette proposition « est cependant construite de telle façon qu’elle ne conduit à aucune contradiction ».

Logicien et philosophe des sciences, Ernest Nagel a donné une présentation élémentaire de la démonstration du théorème de Gödel [15]. Le sens de la démonstration est centrée sur l’analogie avec le dilemme du menteur. Ce théorème est un sorte d’anneau de Mœbius de la méta-mathématique.

L’une des propositions indécidables du système qui est suffisante pour exprimer l’arithmétique est justement celle qui affirme qu’il n’est pas contradictoire. Aussi, doit-on conclure que « la formalisation ne peut se clore sur elle-même [16] ».

2’) Quelques illustrations

Donnons-en quelques exemples. Tous, ils se réfèrent au classique et insoluble paradoxe d’autoréférence.

Le plus fameux est le paradoxe du menteur, dit aussi paradoxe d’Épiménide le crétois : Épiménide le crétois affirme que « tous les crétois sont menteurs ». Qu’en pensez-vous ?

En voici une autre formule :

« Le barbier rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Qui rase le barbier ? »

Encore plus bref : « Je mens ». Est-ce vrai ou faut ?

Soit le syllogisme sophistique suivant :

 

Omnes apostoli Dei sunt duodecim.

Sed Petrus et Jacobus sunt apostoli Dei.

Ergo Petrus et Jacobus sunt duodecim.

 

Comment démasquer le sophisme ? Certes, le moyen terme est utilisé dans deux sens différents. Mais lesquels ? « L’erreur consiste dans le fait de confondre le sens « collectif » avec le sens « distributif » ; par sa signification collective, dans la première prémisse, omnes forme la classe des douze apôtres ; mais comme il n’est pas distributif, il n’attribue pas le prédicat sunt duodecim à chaque membre de la classe ou à deux de ses membres [17] ». Or, explique Dimitriu :

 

« Dans la proposition ‘considérons la série de tous les nombres ordinaux possibles, inclusivement o le plus grand’, le mot tous n’a plus le sens collectif ou catégorématique ; […] la proposition ne peut avoir qu’un sens distributif ou syncatégorématique, c’est-à-dire : ‘Considérons chacun de tous les nombres ordinaux possibles’. On ne forme pas une série nouvelle [18] ».

 

Le paradoxe prend une forme particulière, celle du double bind (ou double injonction contradictoire) : « Tu aimes bien avoir le dernier mot » est une phrase manipulatrice qui donne toujours raison à celui qui la prononce ; de même, elle est un double bind. De plus, c’est une phrase paradoxale indécidable ; de plus, et cela n’est-il pas rare, elle est indécidable en impliquant l’autre. En effet, soit l’autre reconnaît qu’elle est vraie et se tait, donc celui qui la prononce est celui qui a le dernier mot, donc il s’est trompé ; soit l’autre ne reconnaît pas qu’elle est vraie, donc se défend et alors donne raison à l’autre, de sorte qu’il réfute le dit par le dire…

3’) Exemples en salve

Les questions humoristiques ici posées (trouvées sur internet) relèvent souvent du paradoxe :

 

Pourquoi tu peux avoir une pizza à ta maison plus vite qu’une ambulance ?

Pourquoi il y a un stationnement pour handicapés en face des patinoires ?

Pourquoi les gens commandent un double cheeseburger, des grosses frites et un coke light ?

Pourquoi nous achetons des saucisses à hot dog en paquet de 10 et des pains à hot dog en paquet de 8 ?

Pourquoi les femmes ne peuvent se mettre du mascara la bouche fermée ?

Pourquoi le mot « abréviation » est si long ?

Pourquoi pour arrêter Windows on doit cliquer sur Démarrer ?

Pourquoi le jus de citron est fait de saveurs artificielles et le liquide à vaisselle est fait de vrais citrons ?

Pourquoi il n’y a pas de nourriture pour chat à saveur de souris ?

Pourquoi la nourriture pour chien est « nouvelle avec un goût amélioré » : qui l’a testé ?

Pourquoi ils stérilisent l’aiguille qui sert à l’euthanasie ?

Vous connaissez ces boîtes noires indestructibles dans les avions ?

Pourquoi est-ce qu’ils ne fabriquent pas l’avion au complet dans ce matériau ?

Si voler est si sécuritaire, pourquoi l’aéroport s’appelle le « terminal » ?

Pourquoi est-ce qu’on appuie plus fort sur les touches de la télécommande quand les piles sont presque à plat ?

Pourquoi est-ce que nous lavons nos serviettes de bain : ne sommes-nous pas sensés être propres en nous essuyant avec ?

Pourquoi les pilotes kamikazes portent-ils un casque ?

Quand on étrangle un Schtroumpf, il devient de quelle couleur ?

Comment les panneaux « Défense de marcher sur la pelouse » arrivent-ils au milieu de celle-ci ?

Est-ce que les analphabètes ont du plaisir à manger un bouillon aux nouilles en forme de lettres ?

Si un mot dans le dictionnaire est mal écrit, comment s’en apercevra-t-on ?

Pourquoi ce sot de Noé n’a-t-il pas écrasé les deux moustiques ?

Est-ce que les ouvriers de chez Lipton ont aussi une pause café ?

Pourquoi les moutons ne rétrécissent pas quand il pleut ?

Pourquoi « séparés » s’écrit-il en un mot, alors que « tous ensemble » s’écrit en deux mots séparés ?

Je veux acheter un boomerang neuf : comment puis-je me débarrasser de l’ancien ?

Pourquoi les établissements ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 ont-ils des serrures et des verrous ?

e) Validité du théorème

Ce qui constitue l’originalité de la démonstration de Gödel est qu’elle se fonde sur une formulation paradoxale qui n’est pas contradictoire. Le mérite de Kurt Gödel est d’avoir su construire un énoncé de ce type.

La démonstration de Gödel, maintes fois confirmée, n’a rien d’accidentel. Sa limitation est liée à la structure et à la nature même du langage formel ; elle présente donc un caractère de nécessité. C’est précisément le recours à la méthode formelle qui entraîne les restrictions décrites dans les théorèmes de limitation. Chaïtin a réalisé une démonstration informatique du théorème de Gödel, et surtout a montré qu’il existait des énoncés indécidables jusque dans les énoncés les plus élémentaires de la théorie des nombres. Il s’agit en l’occurrence d’une équation diophantienne exponentielle. [19]

Comme l’a montré Jacques Vauthier dans son exposé, la démonstration d’une limitation interne des formalismes a sonné comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. En fait, si la secousse tellurique (noétique) a la mathématique et la logique formelle comme épicentre, l’onde de choc a fait le tour de quasiment toutes les connaissance humaines. En tout cas, chacune a tenté de réfléchir à sa manière sur ces théorèmes, sans toujours éviter la tentation d’une sorte de « pan-gödelisme ». Il est bien évidemment illusoire de passer en revue tous les penseurs qui ont réfléchi sur ce théorème. Du moins peut-on explorer un certain nombre de domaines où il trouve application, résonance, voire confirmation et prolongement, ce qui ne signifie pas que toutes les applications de ce théorème soient philosophiquement recevables. Nous n’hésiterons pas à épingler quelques critiques chemin faisant.

f) Confirmation et élargissement de l’indécidabilité

1’) Premier exemple : la conjecture de Syracuse [20]

a’) Le fait

La conjecture de Syracuse doit son nom à l’Université de Syracuse aux États-Unis, où elle fut longtemps étudié. On lui préfère aujourd’hui le nom de « problème 3 x + 1. Elle se présente sous une forme on ne peut plus simple, compréhensible par tout élève en classe de seconde. Distinguons la règle de la conjecture et du résultat. Soit la règle du jeu. Prenez un nombre entier, n. S’il est pair, vous le divisez par 2 ; s’il est impair, vous le multipliez par 3 et vous ajoutez 1. Vous recommencez cette opération avec le résultat obtenu jusqu’à ce que vous tombiez sur 1. D’ailleurs, arrivé à 1, le cycle est indéfiniment le même : 1-4-2-1.

Par exemple, partons de 10. Les étapes sont les suivantes : 5 (10/2) ; 16 (3 x 5 + 1) ; 8 (16/2) ; 4 (8/2) ; 2 (4/2) ; 1.

La conjecture de Syracuse énonce : la démarche aboutit toujours à 1. On peut même préciser : en un nombre fini d’étapes. Mais l’essentiel est que l’on ne peut pas atterrir ailleurs qu’en 1.

Or, il se trouve que cette affirmation est péremptoire, injustifiée. De fait, tous les calculs qui ont été opérés jusqu’à maintenant, ont tous abouti à 1 ; et on a essayé tous les nombres jusqu’à… 3,2 x 1016. Mais on ne sait pas si, en droit, certains nombres seraient tels qu’ils n’atterriraient jamais en 1. Voilà pourquoi l’on parle de conjecture ou d’hypothèse.

Cette conjecture dont l’origine, confuse, remonte vers 1950, fut l’objet de l’attention d’un nombre considérable de mathématiciens et même d’universités, des moins connus aux plus prestigieux. Or, même les plus géniaux butent ! « Pendant un mois, dit S. Kakutani qui fit circuler le problème, tout le monde à l’université de Yale travailla dessus, sans résultat. Un phénomène semblable se produisit à l’Université de Chicago. Cette énigme, pensaient certains, avait été avancée par le kgb pour ralentir la recherche mathématique aux États-Unis ».

b’) Le sens

Le grand mathématicien Paul Erdös répondait que, malgré la déconcertante simplicité de l’énoncé, « les mathématiques ne sont pas encore prêtes pour aborder de telles questions ». Faut-il dire, avec Jean-Paul Delahaye, que, contrairement à la croyance fréquente, le savoir ne progresse pas toujours du plus simple au plus compliqué, mais, qu’après s’être affronté aux problèmes les plus difficiles, il butte parfois sur des questions d’une désarmante simplicité ?

Cependant, qu’est-ce qui pourrait donner naissance à ces difficultés agaçantes apparemment aussi élémentaires qu’insolubles , à ces « murailles invisibles » ? Au plan subjectif, elles sont humiliantes ; au plan objectif, elles témoignent peut-être d’une indécidabilité : la conjecture de Syracuse est-elle indémontrable par les méthodes traditionnelles des mathématiques ? Par exemple, la très puissante théorie des ensembles serait-elle impuissante à démontrer la vérité ou la fausseté de cette proposition ? Cela signifierait qu’il existe un entier qui n’atterrit pas à 1, mais dont on ne peut montrer qu’il n’atterrira jamais à 1. De même, la suite des décimales du nombre p est parfaitement déterminée par des règles arithmétiques fixées ; pourtant, elle se conforme à un modèle probabiliste clairement identifié, de sorte que p constitue le modèle du tirage équitable des chiffres ; enfin, il est impossible de démontrer qu’à un niveau donné, les chiffres ne suivront pas une loi d’apparition prévisible.

Or, il y a des raisons de considérer comme sérieuse cette interprétation en termes d’indécidabilité. J. Conway a considéré des généralisations de la conjecture de Syracuse ; or, il a montré comment définir une conjecture, du type « tout n atterrit à 1 », pour qu’elle soit indécidable dans la théorie des ensembles. Plus généralement, la méthode de Conway permet de construire un problème ressemblant à la conjecture de Syracuse qui soit indécidable (eu égard à une théorie donnée). Mais il n’y a que ressemblance, ce qui ne signifie pas que la dite conjecture soit indécidable.

Il est en tout cas hautement signifiant que le mystère vienne de l’intérieur borner, limiter les disciplines les plus hautement formalisées. Plus encore, cette limitation interne concernerait non pas les extrêmes, le terme de processus d’une abstraction exceptionnelle, mais les commencements eux-mêmes, comme pour signifier que ceux-ci ne sont pas totalement construits mais comportent une part irréductible de donné. En effet, la conjecture se fonde sur la distinction pair-impair. Or, cette distinction est première au sein des nombres entiers dits naturels, elle concerne le fondement, le donné de base. L’indécidabilité touchant le fondement montrerait alors qu’une intuitivité excède toute formalisation.

2’) Second exemple : l’équation de Chaïtin

L’une des grandes objections adressée au théorème de Gödel est son caractère marginal, monstrueux, au sens propre du terme. Si l’existence d’indémontrables a profondément troublé certains mathématiciens éminents comme John von Neumann, la majorité d’entre eux estiment que ces singularités sont exceptionnelles et n’entrent pas dans le cadre des mathématiques courantes, notamment pas dans l’arithmétique. Le théorème de limitation est donc valide, réel, mais il est négligeable. Rappelons-nous qu’il en fut de même pour les courbes continues sans dérivées : le physicien les pensait inexistantes ; or, aujourd’hui, les courbes fractales ont envahi la nature.

N’en est-il pas de même en mathématique ? Un mathématicien important, Gregory Chaïtin, vient de montrer que les énoncés indécidables « sont très fréquents, parfois très simples et que certains d’entre eux résident au cœur de l’arithmétique la plus élémentaire [21] ». Pour cela, Chaïtin se fonde sur les techniques de la théorie algorithmique de l’information. Chaïtin a écrit une équation à jamais insoluble, transférant en arithmétique élémentaire les énoncés d’incomplétude. Il s’agit d’une équation diophantienne [22] exponentielle possédant dix-sept mille variables (près de 200 pages de listing) ! Elle est paramétrée par un nombre k. Cette équation code un nombre dont le contenu en information est incompressible ou aléatoire : on appelle incompressible un nombre dont l’écriture en base deux n’est absolument par redondante : les k premiers bits ont un contenu en information approximativement égal à k ; on le dit aussi aléatoire, car la meilleur méthode pour l’obtenir est le simple tirage au sort.

Or, ce nombre incompressible est le nombre oméga v : Chaïtin a lui-même découvert ce nombre en 1974 ; ce nombre aléatoire v est égal à la probabilité qu’une machine de Türing (ordinateur abstrait de mémoire potentiellement infinie pouvant simuler le fonctionnement de n’importe quel ordinateur) universelle s’arrête au bout d’un nombre fini d’étapes quand elle a été alimentée par un programme tiré au sort. Ce nombre peut être défini avec précision, mais ne peut pas être calculé explicitement. Il est, au sens propre, incalculable : aucun programme ne peut calculer ses n premiers bits en un temps Tn déterminé, quelle que soit la valeur de n. Il est algorithmiquement aléatoire. En regard, le nombre p est transcendant mais calculable : de nombreux algorithmes permettent d’en calculer effectivement les n premiers bits en un temps déterminé.

Concluons. Les indécidables de Gödel ne sont donc pas aussi pathologiques qu’on veut le dire. « Bien que le théorème initial de Gödel semble ne concerner que des énoncés mathématique inhabituels n’ayant, selon toute vraisemblance, que peu d’intérêt pratique, la théorie algorithmique de l’information a montré que l’incomplétude et le hasard sont naturels et omniprésents [23] ». Autrement dit, les insuccès des mathématiciens n’est peut-être pas d’abord liée à la difficulté intrinsèque des problèmes qu’ils tentent de résoudre, mais à l’incomplétude de leurs axiomes, donc aux limites internes de la formalisation mathématique. « En vérité, continue Chaïtin, le fait que de nombreux problèmes mathématiques soient restés non résolus pendant des centaines, voire des milliers d’années conforte mon intuition [24] ».

Il faut donc corriger un lieu commun aussi fréquent que fallacieux : qu’un énoncé soit compréhensible ou sémantiquement signifiant, ne veut pas dire qu’il en existe une démonstration pertinente. Même un énoncé élémentaire, compréhensible par un enfant de douze ans, peut s’avérer indécidable. Par exemple, l’énoncé : « tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers », dit conjecture de Goldbach, est peut-être indécidable. De même la question de savoir s’il existe des nombres parfaits (c’est-à-dire tels que la somme de ses diviseurs soit égale au nombre lui-même) impairs n’a toujours pas été tranchée. De même l’hypothèse de Riemann. La formalisation est débordée par l’intuition, même pour les nombres entiers. Autrement dit, « notre intuition des nombres entiers est loin d’être claire et précise comme nous le pensons tous. Elle est même irrémédiablement limitée, incomplète et vague [25] ».

Pascal Ide

[1] Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach. Les Brins d’une Guirlande Eternelle, Version française Jacqueline Henry et Robert French, Paris, InterÉditions, 1985, p. 19.

[2] Bibliographie secondaire : Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes. Etude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques, coll. « Logique mathématique. Série B », II, Louvain, E. Nauwelaerts, Paris, Gauthiers-Villars, 1957. Ce passionnant ouvrage présente une abondante bibliographie sur le sujet. Il l’aborde du double point de vue philosophique et logique. Sur la légitimité et la situation d’une approche philosophique du théorème de Gödel, cf. la remarque préalable de la conclusion, p. 400 à 402. Cf. du même, « Les limitations des formalismes et leur signification philosophique », Dialectica, 14 (1960) ; « La forme et le sens », Sylvain Auroux (éd.), Encyclopédie philosophique universelle. 1. , Paris, p.u.f., 1989. Ernest Nagel, James R. Newmann, Kurt Gödel et Jean-Yves Girard, Le théorème de Gödel, Paris, Seuil, 1989. Pour une interprétation philosophique et théologique, cf. Thierry Magnin, L’expérience de l’incomplétude. Le scientifique et le théologien en quête d’origine, Paris, Lethielleux, 2011. Cf. aussi Charles de Koninck, The Hollow Universe, in Œuvres de Charles De Koninck. Tome 1. Philosophie de la nature et des sciences, éd. Yves Larochelle, Laval, Presses de l’Université Laval, 2 vol., vol. 1, 2009, p. 385, note 23.

[3] Raconté par Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie. La fabrication du Réel, coll. « Folio » n° 366, Paris, Gallimard, 1998, p. 537.

[4] Pour le détail, vous pouvez vous référer aux ouvrages classiques de Blanché ou de Kleene. Jean Ladrière fait aussi une présentation historique très claire de l’apparition des systèmes formels.

[5] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 51-52.

[6] Ibid., p. 40.

[7] L’exposé technique est donné par Jean Ladrière, Ibid., chapitre 3. Si l’on veut un énoncé formel, exposé en logique symbolique, on peut se reporter à la p. 130. Le mécanisme général de la démonstration de Gödel est esquissé p. 102 à 104 ; un résumé du mémoire de Gödel sur les propositions indécidables est donné p. 445-454 (en note I). Enfin, différents exposés non-techniques du théorème de Gödel sont donnés en note II (p. 455-471), dont l’un sous forme non symbolique et très originale, l’exposé de Findlay (p. 466-470). Nous y renvoyons.

[8] Ibid., p. 93.

[9] Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, p. 19.

[10] Ibid., p. 403.

[11] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 403.

[12] Pour un exposé absolument informel, renvoyons à l’ouvrage de Hofstadter cité ci-dessus.

[13] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 317. Souligné par moi.

[14] Cf. Ernest Nagel et J. R. Newman, Gödel’s Proof, New York, New York University Press, 1958.

[15] Ernest Nagel et J. R. Newman, Gödel’s Proof, New York, New York University, 1958.

[16] Robert Blanché, La logique et son histoire, Paris, 1970, p. 361.

[17] Anton Dimitriu, « Le problème des paradoxes logico-mathématiques », in Scientia, Juillet-août 1968, p. 4-5.

[18] Ibid.

[19] Roger Caratini, L’année de la science 1990 (troisième année), Paris, Robert Laffont, 1989, p. 324.

[20] Jean-Paul Delahaye, « La conjecture de Syracuse », in Pour la science n° 247, mai 1998, p. 100 à 105. Donne une bibliographie.

[21] Jean-Paul Delahaye, « Une extension spectaculaire du théorème de Gödel l’équation de Chaïtin », in La Recherche, n° 200, vol. 19 (juin 1988), p. 860-862.

[22] Ce nom vient de Diophante d’Alexandrie, célèbre mathématicien grec de l’Antiquité (iiie siècle) il s’agit d’une équation qui ne fait intervenir que des nombres entiers et les opérations d’addition, de multiplication et d’élévation à la puissance.

[23] Gregory Chaitin, « Le hasard en théorie des nombres », in Pour la science, n° 131, septembre 1988, p. 82 à 87, ici p. 86. Voir cet article pour une première approche technique de la démonstration.

[24] Ibid.

[25] Jean-Paul Delahaye, « Une extension spectaculaire du théorème de Gödel l’équation de Chaitin », art. cité, p. 862.

30.1.2020
 

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