Comment voir clair dans la forêt des écrits appartenant à la mouvance New Age qui continuent à se multiplier ? Le théologien orthodoxe Serge Boulgakov (1871-1944) dont la pensée puissante et audacieuse connaît de près les grands penseurs gnostiques, comme Jakob Böhme ou Rudolf Steiner (le fondateur de l’anthroposophie), propose un précieux discernement en évaluant la gnose [1]. Le terme sera explicité au quatrième point ; Boulgakov parle aussi volontiers d’« occultisme », sans introduire de nuance entre les deux termes. La justesse et l’actualité de ce diagnostic qui fut porté il y a plus d’un siècle, en 1916 [2] atteste combien la tentation gnostique est de toutes les époques.
Je systématiserai les critères de discernement en six points répartis en deux pôles : la vision gnostique (1) et L’homme gnostique (2).
1) La vision gnostique
- Cette vision est immanentiste. En effet, selon la vision occulte, l’homme est composé de plusieurs « corps » et appartient à « plusieurs mondes ou ‘plans’ ». De plus, « en passant d’un monde inférieur à un monde supérieur, l’homme finit par parvenir au monde divin ». En regard, le Dieu biblique est à la fois immanent au monde et transcendant. Donc, en occultant (sic !) la transcendance, la perspective occulte est partielle et, si elle se propose comme totale, erronée.
- La gnose est hiérarchiste. Elle valorise l’intérêt pour les « sphères supérieures », les « hiérarchies », les « êtres d’autres mondes ». Or, ces entités ne sont pas Dieu et donc, bien que supérieures, sont immanentes à la création. Ainsi, « le principe du hiérarchisme, sur lequel l’occultisme insiste tant, ne serait fondé que si Dieu entrait dans la hiérarchie, pour en former le sommet, de telle sorte qu’elle constituerait une échelle réelle et naturelle pour monter vers Dieu ».
- La théorie gnostique est évolutionniste. Non seulement la divinité évolue, et cela en passant par le monde (c’est le cas dans la gnose hégélienne), mais le monde et le sujet lui-même évoluent. « L’homme d’aujourd’hui correspond au stade actuel de l’évolution de la terre. Les étapes précédentes étaient spirituellement et physiquement différentes de la présente. Les étapes suivantes le seront encore davantage. L’homme n’est qu’un maillon, il n’avait pas toujours existé et il s’agit de le dépasser ». Il s’en suit « un poly-cosmisme et un poly-anthropisme » : les mondes se succèdent et les hommes passent dans un autre état. Dans le christianisme, il y a bien une évolution infinie, mais au sein de la même espèce humaine, à jamais indépassable. D’une part, l’évolution est infinie dans la sainteté, c’est-à-dire dans la charité et la sagesse, qui unissent au Dieu d’amour et de lumière. Mais, d’autre part, nul saut en dehors de la nature humaine n’est envisageable : il n’est ni possible, ni utile (en termes philosophiques, le progrès concerne non pas notre substance, mais notre agir). D’ailleurs, si Jésus, qui est vrai Dieu et vrai homme est désormais assis à la droite du Père (cf. Credo de Nicée ; Ép 1,20 ; 2,6), la perfection même de la nature humaine est présente au sein même de l’éternité trinitaire.
2) L’homme gnostique
Tournons-nous maintenant de la doctrine occulte vers le sujet qui y adhère.
- Cette vision est gnostique. Le substantif grec gnôsis signifie « connaissance ». La révélation chrétienne articule la foi théologale, qui est une lumière surnaturelle provenant de Dieu, et la raison, qui est une lumière provenant de notre nature humaine. Mais la perspective gnostique réduit le savoir sur Dieu à ce que l’homme peut en connaître par ses propres forces, c’est-à-dire par sa seule raison : « Pour le gnosticisme théosophique […], tout est par principe connaissable, dieu et le monde. Il ne reste aucune place pour la révélation et la foi ». Conséquence : « La théosophie [et toute approche gnostique], lorsqu’elle l’avoue plus franchement, prétend remplacer la religion, en représenter le succédané gnostique » ; l’occultisme prétent « supplanter entièrement la foi par la connaissance ». Ajoutons : cette volonté de (tout) savoir efface tout mystère.
Boulgakov affine précieusement le diagnostic en relevant deux autres mécanismes de la gnose :
- Un premier mécanisme est psychologique. En tout homme est présent un désir naturel de voir Dieu qui le prépare au double don gratuit de la Révélation et de la foi [3]. Or, la gnose « exploite la curiosité mystique », c’est-à-dire le dynamisme intérieur qui nous tourne vers Dieu. Autrement dit, l’occultisme recycle ce désir et le détourne de la foi auquel il est destiné. Boulgakov concède même la possibilité d’une révélation accordée par un ange à une personne singulière : « Quand même il serait possible et il aurait lieu, le commerce avec des êtres d’autres mondes peut non seulement ne pas rapprocher de Dieu, mais encore étouffer la foi religieuse ».
- Un deuxième mécanisme est spirituel. Le théologien orthodoxe parle des « inquisitions lucifériennes de l’intelligence froide et sans amour » et du « culte de Lucifer, plus ou moins commun à toutes les variantes de l’occultisme ». Or, Lucifer pèche par orgueil. Donc, la tentation gnostique est d’abord une tentation orgueilleuse. Mais, tout à l’inverse, la foi chrétienne est humble. Un signe en est l’esprit d’enfance (cf. Lc 18,17) : « Un caractère enfantin est propre à la foi, non comme absence de maturité, mais comme qualité positive » (souligné par l’auteur).
Précisons contre une interprétation qui pourrait susciter des craintes immodérées : hors un éventuel culte explicite à Satan, la gnose est luciférienne non pas au sens où son contenu serait intégralement inspiré par le démon ou sa simple lecture, voire la rencontre avec des gnostiques, pourraient conduire à des infestations démoniaques, mais au sens où elle est en partie inspirée par l’orgueil qui veut s’arroger le privilège de la science divine – « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (cité sans la référence : Gn 3,6. Souligné par moi) – et se refuse à l’humble agenouillement de la foi – « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jn 20,29). De ce point de vue, d’autres doctrines, qui abolissent la foi au nom du primat absolutisé de la raison, peuvent aussi être qualifiées de lucifériennes. Et rappelons aussi que, plus qu’un contact physique, la véritable porte d’entrée du démon est l’orgueil. Encore le terme d’entrée doit-il être bien compris : personne, hors Dieu et moi-même, ne peut avoir accès à mon cœur, entendu comme le « mystère intérieur de l’homme [4] ».
Ces mises en garde sont d’autant plus précieuses que Boulgakov non seulement connaît ces courants gnostiques, mais que, avec audace, il n’hésite pas à leur emprunter telle ou telle de ses intuitions – ce qui montre aussi leur réel intérêt. Discerner n’est pas critiquer unilatéralement, mais opérer une distinction entre ce qui est vrai et ce qui est erroné.
Pascal Ide
[1] Cf. Serge Boulgakov, La lumière sans déclin, trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990, p. 46-48.
[2] L’ouvrage fut achevé en 1916, en pleine première guerre mondiale, et publié l’année suivante à Moscou, entre les deux révolutions de février et d’octobre 1917. « Cet ouvrage en est quelque sorte son bilan philosophique, à la veille de son ordination comme prêtre. Il y analyse sous l’éclairage chrétien et, dit-il, ‘en liaison avec la vie dans l’Orthodoxie’, les idées les plus marquantes sur Dieu, sur le monde sur l’homme, exposées depuis les Grecs jusqu’aux modernes (en passant par la Cabbale et les ‘mystiques’ comme Boehme, Eckhart…) » (Note du traducteur, p. 7).
[3] Cf. l’œuvre considérable d’Henri de Lubac, notamment Surnaturel, Paris, Aubier, 1946 ; Le mystère du surnaturel, coll. « Théologie » n° 64, Paris, Aubier, 1964.
[4] Jean-Paul II, Lettre encyclique Redemptor Hominis, 4 mars 1979, n. 8, § 2. Le pape polonais parle aussi de « la sphère la plus profonde de l’homme, nous voulons dire la sphère du cœur de l’homme » (n. 10, § 3).