La dynamique du don 3/5

Pascal Ide, « La dynamique du don », Pour l’Unité, n° 132, avril-juin 2003, p. 6-17.

Le Père Pascal Ide, de la communauté de l’Emmanuel, a participé au pèlerinage du 4 août 2002 dans le Périgord. Nous vous proposons la totalité de sa conférence sur le don de soi dans ce numéro (en 5 parties pour le site pascalide.fr). Nous avons souhaité garder son style oral.

Le second moment du don : le don à soi-même :

Abordons maintenant le deuxième point. Il ne s’agit pas uniquement de savoir si nous recevons, mais aussi d’accueillir et de s’approprier tout ce que nous pouvons recevoir.

Recevoir, c’est déjà remercier. Cependant, il faut éviter de remercier trop vite. Je n’aime pas trop les mercis donnés à la volée, du style : « C’était génial… » Ces mercis n’apportent rien et sont même, à la limite, manipulateurs. Il existe d’ailleurs une façon de remercier qui nous rend assez contents de nous. Les vrais mercis non manipulateurs sont ceux qui expriment la raison de la gratitude. Par exemple, après une conférence : « Merci, parce que telle chose m’a fait du bien. Merci, parce que j’ai pu prendre conscience de cela… » Pour y arriver, cela suppose de descendre en soi-même et de savoir exactement pourquoi on a été touché. On évite ainsi de prendre en otage celui qu’on a remercié.

Ce qui est important dans nos vies, ce n’est pas seulement de recevoir et de remercier, mais d’intérioriser ce que nous recevons. Comme dit l’Écriture : « Prenez garde à la manière dont vous écoutez ». Prenez garde à la manière dont vous recevez car il y a plusieurs manières de recevoir. Actuellement, vous pouvez recevoir ce que je vous dis en pensant : « Bon, c’est intéressant ». C’est votre intelligence qui reçoit et vous comptez le nombre d’informations que je vous donne. Quand on est face à une personne, comment la reçoit-on ? On peut simplement être attiré parce que la personne est séduisante. On est alors touché au niveau de la sensibilité. On peut être touché au niveau de l’intelligence : « C’est intéressant ». On peut être touché au niveau de sa volonté : « Ça me permet d’aller en avant ». Ou bien, on peut être touché au plus profond de soi-même, au niveau de son cœur : alors, et alors seulement, nous accueillons l’autre comme une personne, comme un don. La grande question, mes amis, est de savoir à quel niveau nous recevons les choses.

Avez-vous remarqué qu’avec des émissions de télévision comme, par exemple « L’île de la tentation » ou d’autres de ce style, nous vivons dans un monde de la sensation ? Cette perception s’est reportée sur les J.M.J. Un journaliste commentait : « Ce fut un grand moment d’émotion. ». On bien : « Nous avons vécu un moment intense ». Mais quand on vit des grands moments intenses d’émotions, à quel niveau reçoit-on les choses ? On les reçoit au niveau le plus superficiel, à savoir la sensibilité et l’affectivité. D’autres peuvent recevoir les choses de manière intellectuelle, avec sa seule intelligence, – tel est mon grand risque, – parce qu’elles sont intéressantes. Là non plus, on ne se laisse pas toucher au cœur : la réalité, la rencontre ne descend pas au plus profond de soi-même.

Mais que veut dire « se laisser toucher au cœur » ? Se laisser toucher au plus intime de nous-même, là où Dieu demeure. Prenons l’épisode de Zachée sur son sycomore (cf. Lc 19, 1-10). Il rencontre Jésus du haut de son arbre, qui lui dit : « Aujourd’hui, Zachée, je descends chez toi ». C’est une parole merveilleuse qui signifie : « Je descends dans ton cœur ». Zachée se laisse rencontrer par Jésus au fond de son cœur et il change d’attitude. Combien de temps passons-nous par jour dans notre cœur, chers amis ? Jean Guitton disait que l’on pense à peu près vingt minutes par jour. Certains diront que c’est encore trop généreux ! Combien de fois par jour nous réagissons au lieu d’agir ? Quand nous réagissons, ce n’est pas notre cœur qui parle, et nos réactions deviennent alors souvent superficielles. Alors, pour que notre cœur fonctionne bien, sachons de temps en temps, entre le stimulus et la réponse, appuyez sur la touche « pause », pour que les choses puissent descendre en nous et nous toucher au cœur.

Je prends un exemple. Un papa permet à sa fille de quinze ans d’aller à une soirée. Il lui dit : « Bon, je veux bien que tu ailles en soirée, mais je veux que tu rentres à minuit ». Le papa, dans le salon, attend sa fille avec une confiance moyenne. Arrive minuit : personne. Minuit et demi : toujours personne. La colère monte. Il va chercher une feuille, et se dit : « Bon, j’ai quelques petites choses à dire à ma fille. Ce n’est pas la première fois qu’elle me fait le coup ! » Une heure du matin : elle n’est toujours pas là. Alors, il commence à écrire. À une heure et demi, toujours personne, et il a fini d’écrire ce qu’il avait à lui dire. « Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? » Il retourne la feuille et se dit : « Mais, qu’est-ce que ma fille serait en droit d’attendre de moi ? » Il commence alors à écrire et, surprise, il écrit autrement plus long que ce qu’il a écrit à sa fille. Celle-ci arrive à plus de deux heures passées, et il lui dit alors : « Ma chérie, j’ai des choses à te dire… » Et de fait, il lui dit tous ses manquements de père et tout ce qu’il regrette. Ce père, en appuyant sur la touche « pause », au lieu de simplement réagir et d’agresser, a d’abord réfléchi… Il est bien entendu important, surtout aujourd’hui, que les pères donnent la loi et qu’ils énoncent eux-mêmes le bien pour leurs enfants. Mais il est aussi important qu’ils le fassent pour eux-mêmes. Qu’ils partent d’eux-même, qu’ils voient leurs défaillances, non pas par réaction ou par culpabilité, mais par amour, parce que les pères ne sont pas le Père des cieux. En agissant ainsi, le père a pris le temps de descendre en lui-même.

Et nous, combien de temps par jour prenons-nous pour descendre en nous-mêmes ? Notre vie – et c’est un des plus grands problèmes du monde contemporain -, notre vie nous rend superficiels en permanence. Nous manquons cruellement d’intériorité. Cela tient notamment au bruit. Certains jeunes sont dépendants de la musique, ils en écoutent plus de huit heures par jour. La musique drogue d’ailleurs davantage que les images. Ils sont véritablement accro de certains types de musique et généralement pas de celle de Mozart ou de Bach. Et ces musiques nous placent en permanence à la superficie de nous-mêmes et nous empêchent de descendre en nous-mêmes.

Pour recevoir, il faut d’abord creuser notre cœur. Combien de minutes de silence prenez-vous chaque jour, mes amis ? Il y 1440 minutes dans une journée – j’ai fait le calcul pour vous ! Prendre un quart d’heure, c’est donc prendre un pour cent de notre temps. Un quart d’heure de silence pour descendre en vous. Je ne parle même pas de la prière. Je parle de descendre en vous. Combien de temps prenez-vous avec vous-mêmes tous les jours ? Comme il est important d’apprendre à être bon ami de soi-même. J’oserais vous dire que si vous voulez véritablement grandir dans le don de vous-mêmes, il faut d’abord commencer par le don à vous-mêmes. J’entends dans vos têtes les objections qui s’entrechoquent : « Ça, c’est bien une parole de curé qui n’a vraiment rien à d’autre à faire qu’à prendre du temps avec lui-même. Mon père, venez à la maison, vous allez voir le temps que j’ai pour moi, une fois que je me suis occupé des autres ! » Cependant, j’insiste : vous pouvez et vous devez prendre du temps avec vous. Par exemple, quand vous sortez, vous pouvez vous dire : « Ce temps-là, je vais le prendre pour vraiment goûter les choses, pour moi. » Ne pas faire autre chose, mais prendre du temps où on est bon ami de soi-même.

S’aimer soi-même :

Donc accueillir, c’est prendre aussi du temps où l’on découvre à quel point il importe que nous soyons ami de nous-même. Notre plus proche prochain, c’est nous. Je pense – c’est une supputation et vous pouvez ne pas être d’accord – que la première question que Dieu nous posera en arrivant au ciel, ne sera pas : « T’es-tu donné aux autres ? », mais sera : « T’es-tu aimé toi-même ? » Y-a-t-il une seule personne parmi vous qui voudrait être aimée par quelqu’un qui se hait ? Cette question permet de se rendre compte que l’amour de soi n’est pas si inutile que cela. Nous sommes terriblement lucides sur les défauts des autres quand nous les détestons en nous-mêmes. Nos exhortations sont merveilleusement convaincantes quand nous repérons chez autrui ce que nous voudrions effacer chez nous. D’où l’importance et l’urgence très grande que nous nous aimions de plus en plus. C’est un long chemin que l’estime de soi. Rappelez-vous la dernière parole du Journal d’un curé de campagne de ce cher Bernanos : « Il est plus facile qu’on le croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. » C’est le genre de phrase qu’il faudrait méditer tous les jours. Et comme disait un jour quelqu’un : « le Journal d’un curé de campagne fait partie de ces livres qu’on devrait lire une fois par an ».

Il est important de prendre des moments de silence et d’intériorité pour une autre raison. L’intériorité est le lieu de la rencontre de Dieu. Une des principales armes du démon contre nous est de nous laisser à la superficie de nous-même. L’Adversaire ne veut pas que nous prenions du temps pour descendre en nous. En effet, il n’a pas accès à notre cœur. D’abord, à notre volonté : le démon ne peut pas nous forcer à faire quelque chose car il n’a pas de pouvoir sur notre volonté. Ensuite, à notre intelligence : il ne sait pas ce qui se passe au fond de nos cœurs. Seuls Dieu et moi avons accès à notre libre volonté et à notre esprit. C’est pour cela que l’ange de ténèbres n’aime pas notre intériorité. Vous aurez sûrement remarqué que dès que vous prenez un quart d’heure de prière, c’est fou le nombre de choses urgentes qui soudain se présentent à notre mémoire. Conséquence : on ne prie pas ! Ou, on prévoit un quart d’heure, puis le temps se réduit à dix minutes, et à la fin c’est carrément 30 secondes et 4 dixièmes ! Comme disait le curé d’Ars : « Dans la prière, c’est toujours les dernières minutes les plus difficiles ». Oui, la prière n’est pas facile, c’est pourquoi un article du Catéchisme de l’Église catholique s’intitule : « Le combat de la prière » (§§ 2725 à 2745). C’est un combat que de s’arracher à ce que l’on fait, à l’extérieur, pour retrouver la source intérieure. Pourtant, qu’elle est précieuse.

Donc rentrer en soi-même est essentiel dans notre cheminement spirituel avec Dieu. Dans la parabole de l’enfant prodigue (cf. Lc 15, 11-32), le moment charnière, que souvent on néglige, se situe au verset 17. Il y est dit que le fils prodigue « rentre en lui-même ». Dans le dessin animé des studios Disney, Le roi lion, le jeune lion quitte son pays, oublie complètement son père et, symboliquement, change de nourriture : de carnivore, il devient frugivore, mange des insectes. Bref, il perd son identité. Puis arrive le moment décisif. Le jeune lion s’enfuit dans la nuit et tout à coup il tombe sur une flaque d’eau. En regardant dedans, il se voit, autrement dit, comme l’enfant prodigue, « il rentre en lui-même ». Or, au moment où il se voit lui-même, la flaque d’eau se brouille et que voit-il ? Son père. Autrement dit, plus ancien, plus grand que lui. Déjà, dans l’Évangile, l’enfant prodigue, quand il descend en lui-même, rencontre plus grand que lui : il se souvient de la maison de son père et de la bonté de celui-ci. Dans notre intériorité, nous rencontrons celui dont saint Augustin disait qu’il est « plus intime à moi-même que moi-même » : Dieu.

Pascal Ide

17.8.2019
 

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