La détraditionalisation, drame de notre temps ?

Si notre époque se traduit par différents traits désormais bien connus – l’hyperconsommation, au point que la « consoculture » s’étend à la religion [1] ; le scepticisme [2] ; l’immédiateté [3] ; la difficulté d’être soi [4] ? ». Mais, pour le théologien Henri-Jérôme Gagey, la note caractéristique de notre monde actuel est encore davantage la détraditionalisation. Il oppose « le monde de la tradition » qui est « le monde d’avant la modernité » d’avec le monde de la modernité. Le premier « est un donné stable, dans lequel toute réalité, en vertu de son poids propre, doit pouvoir trouver sa place et y demeurer. Un trésor de sagesse, conservé par des autorités, des anciens, dit la vérité du monde et se donne comme fondamentalement immuable. La solution d’une crise est normalement le retour à la situation antérieure à la crise et au trouble qu’elle introduit ». Or, « cette stabilité du monde de la tradition […] va être attaquée à la racine par la lente émergence du principe moderne qu’on peut décrire comme la mise en œuvre d’une raison critique qui entend se libérer des aspects aliénants de la tradition pour faire advenir un monde plus rationnel. C’est un processus lent qui va s’accélérer du xive au xixe siècle et se radicaliser au cours du xxe siècle pour donner naissance à ce qu’on appelle la postmodernité ou l’ultra-modernité que la modernité a remporté une victoire définitive sur la tradition en la dépouillant de son autorité indiscutable [5] ». Pour le montrer, l’auteur se fonde sur deux données philosophiques : le doute méthodique instauré par Descartes ; la critique par Kant de l’hétéronomie et l’appel lancé par les Lumières à « penser par soi-même ».

Le diagnostic dicte le remède. Soulignant à loisir la rupture, le professeur d’anthropologie théologique souligne la nécessité de se créer, d’« inventer la société », c’est-à-dire des « ‘savoir-vivre’ dans les domaines les plus fondamentaux de l’existence » : « La seule manière de résister aux comportements que la société nous impose et qui font de nous des consommateurs addictifs, c’est d’inventer et de proposer de nouveaux ‘arts de vivre’ [6] ». Mais, étrangement, l’auteur note à la suite d’un sociologue américain des religions que, depuis l’origine, les premiers chrétiens répondirent au défi de la société d’alors par la créativité (elle ne date donc pas d’aujourd’hui !), par « la mise en œuvre inventive de pratiques sociales qui donnaient à leur vision de l’humain une forme de réalisation concrète et efficiente dans la cité [7] ». Et de donner deux exemples : la protection des femmes contre les abus (par la mise en place d’un double interdit : l’infanticide des petites filles et de la pratique de l’avortement) et la compassion, la solidarité (lors des grandes épidémies qui ravagèrent l’empire romain à la fin du iie et au début du iiie siècle). L’auteur montre ainsi l’effet civilisateur spécifique du christianisme par la manière dont ses pratiques sociales innovantes, qui sont le fruit de la foi chrétienne, façonnèrent la culture.

 

À légitimement vouloir être novateur, l’ancien doyen du Theologicum n’est-il pas conservateur ? Un signe : il parle de « la nécessité de fonctionnements ecclésiaux moins décalés par rapport aux exigences de la culture contemporaine n’est pas à sous-estimer, pour faire face à la situation au niveau requis », et d’ajouter en note : « C’est ce que montre la manière dont le pape François a entrepris de reposer la question de l’admission des divorcés remariés aux sacrements [8] ».

Pascal Ide

[1] Cf. l’ouvrage du théologien américain Vincent J. Miller, Consuming Religion. Christian Faith and Practice in a Consumer Culture, New York-London, Continuum, 2005.

[2] Aujourd’hui, nulle vérité n’est acquise « si elle n’a subi l’épreuve de la discussion et de l’argumentation » (Paul Valadier, « Chances du message chrétien dans le monde de demain », Concilium, 224 [1992], p. 143-152, ici p. 147).

[3] « L’écrasement de toutes les médiations non rentables » (Henri-Jérôme Gagey, « Face à la crise anthropologique contemporaine sur les ressources de l’Église », La documentation catholique, 2516 [octobre 2014], p. 116-125, ici p. 120) se traduit par exemple dans le fait que nul jour ne se distingue plus dans le calendrier, car tout doit être rentable.

[4] « Le déclin de la tradition se paye en difficulté d’être soi. La société d’après la religion […] est une société psychiquement épuisante pour les individus, où rien ne les secourt ni ne les appuie plus face à la question qui leur est retournée de toutes parts en permanence : pourquoi moi ? Pourquoi naître maintenant quand personne ne m’attendait ? Que me veut-on ? Que faire de ma vie quand je suis seul à la décider ? » (Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, Gallimard, 1985, p. 302)

[5] Henri-Jérôme Gagey, « Face à la crise anthropologique contemporaine sur les ressources de l’Église », p. 118.

[6] Ibid., p. 125.

[7] Ibid., p. 124. Cf. Rodney Stark, The Rise of Christianity, Sans Francisco, Harper, 1997 : L’essor du christianisme. Un sociologue revisiter l’histoire du christianisme des premiers siècles, trad., Excelsis, 2013 : Le triomphe de la raison. Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du christianisme, Paris, Presses de la Renaissance, 2006.

[8] Henri-Jérôme Gagey, « Face à la crise anthropologique contemporaine sur les ressources de l’Église », p. 117, et note 5.

17.5.2024
 

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