La destruction créatrice. Un modèle pour affronter les crises au sein des mouvements et des communautés 2/2

3) Quelques remèdes

Le mal dicte le remède… à l’envers. En posant les principaux diagnostics, nous avons déjà proposé quelques traitements. Sans les répéter, allons au cœur.

a) Distinguer le charisme et l’idéologie du charisme

Bruni invite à « établir une distinction entre le charisme et l’idéologie du charisme ». En effet, le charisme « vient dans le monde comme une anti-idole » ; mais le risque est grand que la communauté confonde le charisme et les œuvres qui l’incarnent, l’idéal et l’expérience réelle qui est vécue. Dès lors, « on tombe dans l’idolâtrie lorsque cette distance s’efface et que l’idéal finit par coïncider avec les œuvres » (p. 16).

b) Retarder l’institutionnalisation

« Un bon conseil aux fondateurs de communautés pourrait se résumer ainsi : au lieu d’accélérer le processus de transformation de votre communauté en organisation, comme vous en avez spontanément envie, faites tout pour le ralentir » (p. 95).

c) En douceur

Il s’agit de « procéder en douceur », sans « se précipiter, en impliquant et en activant les lieux où la créativité est à l’œuvre, ‘aux confins de l’empire’ ». Sans oublier de travailler à la structure : non pour l’appesantir, mais pour « lui redonner du souffle » (p. 146).

d) Se laisser toucher

Bruni donne un certain nombre de conseils concrets au fondateur ou au responsable actuel qu’il suffit de lire :

 

« Avant toute chose, il se doit de résister, de toutes ses forces, à la tentation tenace de s’isoler […]. Il s’efforcera de demeurer présent lors des repas communs et lors des messes du peuple, de continuer à étreindre et à embrasser les pauvres véritables et pas seulement ceux dont il entend parler. Il veillera à ne pas tomber dans le pièce invisible des privilèges (qui sont de plus en plus restreints), des dispenses de travaux et de devoirs valables pour tous, tels que laver la vaisselle, faire les courses ou repasser les chemises. La fraternité se transforme en idologie dès lors que l’on s’en sert pour ne plus avoir à éplucher les oignons ou à récurer la salle de bains, lorsque le désir de ‘donner sa vie’ pour se frères ne se traduit plus en ‘coup de serpillière’ sur le sol » (p. 95-96).

e) Rajeunir

C’est le conseil que Jésus donne à Nicodème : « de vieux, redevenir enfant. On peut devenir adulte tout en restant enfant, et l’on peut grandir en humanité en demeurant au sein d’une OMI en crise, sans pour autant céder au cynisme » (p. 58).

f) Déléguer et décentraliser

« La délégation et la décentralisation du pouvoir sont des opérations délicates et cruciales au sein de toute organisation ». Bruni ne fait que mettre en œuvre la juste compréhension du principe de subsidiarité. Il l’illustre aussi par un épisode riche de sens raconté qui eut lieu pendant l’exode dans le désert : le conseil que Jéthro, le beau-père de Moïse, lui donna. Il vit son gendre débordé et épuisé par sa mission (cf. Ex 18,7 s) [1]. Il lui conseilla alors de déléguer et décentraliser : « Choisis-toi parmi tout le peuple des hommes capables, craignant Dieu, sûrs, incorruptibles, et établis-les sur eux comme chefs de milliers, chefs de centaines, chefs de cinquantaines et chefs de dizaines ». Et Moïse « fit tout ce qu’il [Jéthro] lui avait dit » (v. 21.24). Ce fut « la première réforme sociale dans l’organisation du peuple d’Israël » (p. 68).

Un autre point vaut d’être noté : le père de Çippora est étranger et d’une autre tradition religieuse que le peuple d’Israël. La sagesse peut donc venir d’ailleurs, d’une autre personne que la communauté. « Les communautés dénuées d’un regard autre que leur vision ‘de l’intérieur’, sont rarement des lieux de salut », commente Luigino Bruni (p. 70).

Par ailleurs, dans le livre des Nombres relate un épisode similaire où Moïse réunit soixante-dix anciens du peuple. Or, il ajoute que le Seigneur « prit de l’Esprit qui reposait sur lui [Moïse] pour le mettre sur les soixante-dix anciens. Quand l’Esprit reposa sur eux, ils prophétisèrent » (Nb 11,25). Ainsi, pour une communauté, « la source du pouvoir et de la sagesse ne réside pas dans le talent du prophète, mais dans l’esprit qu’il a reçu » (p. 73), que le prophète soit le fondateur ou l’un des responsables délégués. Ainsi, si le don est reçu, il y a vraie délégation ; mais s’il n’est pas reçu et trouve sa source dans le délégué, il y a fausse délégation. Par voie de conséquence, la vie ne circule plus, la structure se rigidifie et la hiérarchie se durcit.

Toutefois, Apôtres comme Moïse doivent veiller à ne pas profiter de la délégation pour sombrer dans l’erreur contraire de l’activisme omnicontrôlant qui est la séparation d’avec les membres de la communauté (des employés, du peuple, etc.) dont le paragraphe « Se laisser toucher » offrait un certain nombre de pare-feux.

4) Évaluation critique

Affirmer aujourd’hui que les communautés nouvelles sont en crise n’est plus vraiment un scoop ! Toutefois, le projecteur a surtout été braqué sur les abus des fondateurs et les manipulations induites par tels ou tels membres particulièrement charismatiques. Donc, sur les dysfonctionnements individuels. Il est temps que l’on se penche sur les maladies plus collectives – ce que Jean-Paul II appelait « les structures de péché » et demanderait à être relu à la lumière de la systémique. De ce point de vue, Luigino Bruni propose une passionnante grille des lecture des communautés en crise. Elle mériterait d’être diffusée, développée et illustrée.

Nous ne reviendrons pas sur ses acquis. En revanche, nous pointerons une limite du propos. Le contraire d’une erreur est l’erreur contraire. Or, Bruni ne cesse d’opposer de manière binaire deux modèles d’OMI, vivante et en crise, voire malade. Ne serait-il pas victime d’une pensée trop polaire ? Un signe en est que, nous l’avons vu, il affirme en passant que la logique de la communauté malade est « masculine » (p. 22). Est-ce à dire que les valeurs masculine sont par essence mauvaises ? Ne serait-ce pas plutôt leur excès machiste ou viriliste ? Par ailleurs, les valeurs féminines ne sont-elles pas aussi victimes de leur excès (comme nous pâtissions, dans les sociétés patriarcales, de leur défaut), ainsi que nous commençons à le percevoir dans notre civilisation occidentale devenue massivement féministe ? Ces questions ouvrent à une proposition à mon sens plus équilibrée : ne faudrait-il pas proposer un modèle de communauté saine qui conjuguerait masculin et féminin, en l’occurrence, pour reprendre le dipôle fondamental, structure et flux – conjurant ainsi les deux extrêmes que sont le trop de masculin, c’est-à-dire d’organisation, autant que le trop de féminin, c’est-à-dire de fluidité ? Rappelons que l’exemplaire ultime, la vie trinitaire, conjugue la taxis, « l’ordre » qu’atteste la monarchie du Père, avec la périchorésis, la circumincessio qu’est la danse des Personnes divines.

Concrètement, il conviendrait donc de distinguer deux types opposés de maladies dans nos OMI – même si l’un prédomine largement, notamment dans l’Église catholique, celle que décrit Luigino Bruni : il s’agit de l’excès d’organisation. Mais certaines communautés peuvent aussi pécher par défaut d’organisation. Tel est le cas, lorsqu’elles refusent d’avoir des statuts canoniques reconnus par l’évêque ou par un Dicastère romain, ou lorsque, en en possédant un, elle ne l’appliquent pas de manière rigoureuse. Hors de l’Église catholique, si les églises protestantes réformées ou orthodoxes peuvent elles aussi pâtir d’une organisation trop pesante, les communautés évangéliques, elles, fautent plutôt par fluidité excessive et par dissémination éphémère.

5) Relecture à la lumière du don

Enfin, l’intuition centrale du livre mérite d’être relue et approfondie à la lumière de la dynamique du don. En effet, Bruni affirme avec profondeur que c’est au moment de sa plus grande vitalité que l’OMI entre dans la crise. Pourquoi ? Comment le comprendre ? Et, plus encore, le discerner et y remédier ? Faut-il relire ce paradoxe d’une manière dialectique (au sens hégélien) comme le travail du négatif, ce qui risque de dramatiser et, pire, de pérenniser la crise ? Je fais l’hypothèse que la crise naît lorsque la structure, dont nous devons répéter qu’elle est nécessaire, se déconnecte de sa source. Et si elle est inapparente, c’est parce que, si le moteur d’un bateau est silencieux, il faut du temps pour que les navigants se rendent compte qu’il s’est arrêté et qu’il court encore longtemps sur son aire avant de s’arrêter. Bruni développe l’analogie parlante avec une personne talentueuse comme un écrivain à succès :

 

« Le succès peut en arriver à dévorer le talent. L’écrivain cesse de se nourrir de biodiversité lorsque, rassuré et comblé par sa propre réussite, il commence à se nourrir de lui-même […]. Il feuillette les livres des autres auteurs en partant de la dernière page, cherchant son nom dans l’indice des citations […]. Il ne ressent plus le besoin d’apprendre, d’écouter, de se laisser remettre en question par la critique, celle de ses confrères et de son public, et tombe alors dans le piège de l’autoréférence » (p. 53).

 

Reprenons la logique ternaire du don : réception, appropriation, donation. La réception constitue le flux entrant et la donation le flux sortant. Or, en intériorisant le don, l’appropriation engendre une structure, une organisation. Disons-le à partir d’une autre image, géométrique : le flux est comme une ligne droite ou un ensemble de lignes droites ; en s’appropriant ce flux, en rendant propre ce qui est commun-iqué, l’organisation courbe ce flux et en la courbant, engendre un cercle. L’on peut voir dans cette figure circulaire une fermeture ; mais ce serait nier qu’elle s’est reçue de la ligne et en vit ; ce serait aussi nier qu’elle ne s’est pas contentée de répéter, mais a inventé du neuf : une forme qu’est le cercle et, plus encore, l’introduction d’une nouvelle dimension qu’est la surface. L’appropriation-intériorisation a enrichi la 1-D de la ligne par la 2-D de la surface.

Nous pouvons tirer plusieurs conséquences de cette trop brève relecture.

  1. Le flux est premier. De même que la ligne droite engendre la ligne courbe et ultimement circulaire, de même est-ce le charisme qui est la source permanente d’une communauté nouvelle.
  2. La structure est aussi incontournable que nécessaire. Elle est obligatoirement engendrée par le flux qui, par nature, cherche à s’organiser localement non pas seulement pour individuer, concentrer et conserver son énergie, mais pour innover. En fait, la raison ultime de l’individuation organisée ne peut se comprendre que dans le cadre de la dynamique quaternaire du don et demande donc d’enrichir la rythmique ternaire en introduisant le dipôle du donateur et du récepteur, donc en accordant la primauté au donateur sur le récepteur. Alors, l’on comprend que l’organisation naît de la réception qui, s’appropriant le don, n’a d’autre finalité que de rendre par action de grâce dans une initiative aussi gratuite que novatrice le don qui fut gratuitement à son origine.
  3. Alors que nous avons spontanément tendance à identifier vie et flux (et la féminisation du propos de Bruni n’est pas sans tomber dans ce travers unilatéral), il faut affirmer que c’est l’ensemble des deux, flux et organisation, qui constitue l’organisme vivant. Certes, existent des êtres organiques qui n’ont presque pas de structure (les unicellulaires, procaryotes ou eucaryotes, les bryophytes, etc.) ; mais ils demeurent élémentaires. Très vite, « la vie » va inventer des structures (le bois et le système vasculaire chez les végétaux, la chitine et l’exosquelette chez les animaux). En tout cas, des êtres animés sans flux ne sont plus traversés par la matière, l’énergie et l’information et donc sont en réalité morts.
  4. Désormais il est possible de comprendre l’invisibilité, l’indiscernabilité de la crise à l’origine. En effet, la plupart des crises provient d’un excès pondéral de structure. Mais celle-ci a constitué des réserves et parfois d’importantes réserves d’énergie (tel est le rôle des graisses ; c’est ce que signale l’image du bateau courant sur son aire). Aussi, en perpétuant les mêmes actes, en voyant encore des fruits, l’OMI peut-elle encore se croire vivante, c’est-à-dire informée par le flux du charisme originaire. Le torrent peut couler encore longtemps après que la source se soit tarie; certaines galaxies brillent encore dans notre ciel alors qu’elles se sont éteintes voici des milliards d’années…

Pascal Ide

[1] Bruni aurait aussi pu convoquer l’épisode riche de sens de l’institution des diacres par les Apôtres (cf. Ac 7,1 s).

10.8.2021
 

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