La classification des jeux : jeux ludiques et les jeux agonistiques

Contrairement à ce que l’on pourrait croire et non sans paradoxe, une activité aussi légère que le jeu a depuis longtemps attiré l’attention très sérieuse des chercheurs en psychologie sociale ou en anthropologie [1]. Ils le décrivent, plus qu’ils ne le définissent, par différentes notes. Par exemple, les trois suivantes [2] : activité accomplie intentionnellement (volontairement) par amusement [3], et donc, intrinsèquement motivante [4] ; centrée sur l’instant présent (et détachant jusqu’à l’absorption) [5] ; hautement interactive (le jeu exclut donc la télévision ou la lecture d’un livre) [6].

 

Le point qui nous intéresse ici est la répartition des jeux en deux catégories : les jeux ludiques et les jeux agonistiques. Les premiers sont accomplis pour le plaisir et les seconds pour le défi ou la compétition. Sont par exemple ludiques, les rencontres, les échanges humoristiques, et sont agonistiques les sports ou les jeux (au sens étroit du terme comme les échecs ou le bridge).

Assurément, cette classification correspond bien à la réalité. Pourtant, les critères avancés sont insuffisants. Souvent, l’on oppose le jeu ludique au jeu agonistique comme ce qui est arbitraire et irrationnel [7] à ce qui est réglé et rationnel [8]. Mais les plaisanteries elles-mêmes ne sont pas sans obéir à certaines normes et épousent une logique subtile (par exemple, de provocation), alors que les jeux sont sans enjeux, de sorte qu’ils suivent la raison tout en étant sans raison (d’être), c’est-à-dire gratuits.

Plus encore, la taxinomie interroge triplement. D’abord, une distinction logique doit être exclusive. Or, les deux catégories se recouvrent partiellement : le défi est plaisant et c’est même parce qu’il suscite la joie, celle de la victoire, qu’il est relevé. Ensuite, une distinction rigoureuse doit être exhaustive. Or, pourquoi ne trouverait-on pas d’autres motivations que le plaisir et la compétition ? Si l’on convoque par exemple l’ennéagramme qui propose une classification en neuf types, le type 7 est animé par la recherche du plaisir et le type 3 par celle de la réussite. Il demeure donc 7 autres types dont les motivations sont différentes. Enfin, une distinction adéquate procède par bivium que l’on peut ultimement formaliser par deux critères homogènes mutuellement excluants. Tel est par exemple le cas du couple actif (ce qui est principe de mouvement) – passif (ce qui est terme de mouvement). Or, pour être clairs, les deux fins « plaisir » et « défi » semblent disparates et non pas opposés.

 

Nous répondrons que, malgré l’apparence, la distinction entre les deux formes majeures de jeu recouvre la différence anthropologique des deux affectivités, concupiscible et irascible. Comment s’en étonner ? En effet, le jeu dans toute son extension générique est une activité de détente ou de délassement ; or, c’est le plaisir qui dilate et détend ; il est donc un acte qui, au moins en sa finalité, mobilise l’affectivité sensible. Comme celle-ci se distingue en deux espèces, il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve des jeux qui relèvent de l’une ou l’autre de ces espèces : le concupiscible pour le jeu ludique et l’irascible pour le jeu agonistique.

Ensuite, le concupiscible est à l’irascible ce que la facilité est à l’arduité, ce que le 100 mètres plat est au 110 mètres haie ; or, l’amusement est suscité par un bien directement accessible, alors que la compétition introduit des obstacles entre le sujet et les biens à acquérir.

Enfin, cette distinction présente une valeur heuristique. Elle permet par exemple de comprendre pourquoi l’on trouve plus de rationalité, donc plus de règles, dans les jeux compétitifs : renonçant temporairement à la jouissance immédiate, l’irascible est plus proche de la raison. Elle permet aussi d’élucider l’objection selon laquelle le gagnant est lui aussi motivé par le plaisir, celui de triompher et de vaincre : bien qu’ontologiquement supérieur, l’irascible trouve son terme là où il puisait son principe, le concupiscible [9].

Pascal Ide

[1] Cf. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, 1949, trad. Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1972, coll. « Tel » n° 130, 1988. Pour une application à la théologie, avec une bibliographie renouvelée : François Euvé, Penser la création comme jeu, coll. « Cogitatio fidei » n° 219, Paris, Le Cerf, 2000.

[2] Cf. Van Vleet & Feeney, “Play behavior and playfulness in adulthood”, Social and Personality Psychology Compass, 9 (2015) n° 11, p. 630-643.

[3] Cf. Maintemelis et Ronson, 2006

[4] Cf. Petelczyc, 2018

[5] Cf. Csikszentmihalyi, 1975

[6] Cf. Petelczyc, 2018

[7] Barnett, 2007 ; Martin et Ford, 2018

[8] Cf. Abramis, 1990

[9] Sur toute cette riche doctrine, je renvoie aux analyses de saint Thomas d’Aquin dans Somme de théologie, Ia, q. 81, a. 2 ; Ia-IIæ, q. 23, a. 1 ; 25, a. 1.

12.11.2025
 

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