La charité, un acte, une vertu, une puissance (4e dimanche du Temps Ordinaire — Année C, 30 janvier 2022)

Vous venez d’entendre saint Paul parler de l’amour. Pourtant, autrefois, l’on parlait d’hymne à la charité. S’agit-il d’une simple querelle de noms ou bien y a-t-il un véritable enjeu ? À cette occasion, nous allons voir ce qu’est la charité : un acte, une vertu, une puissance.

 

  1. Si vous êtes entomologiste et trouvez une nouvelle espèce de papillon de nuit, vous lui donnerez un nouveau nom pour ne pas la confondre avec d’autres. Mais vous n’allez pas vous réveiller demain matin en inventant un mot pour dire « liberté » ou « nature ». Pour désigner les réalités courantes ou profondes, le langage nous précède et nous héritons de sa sagesse.

Pourtant, il y a une exception de taille à cette loi. Quand les évangélistes ont voulu exprimer le cœur de la Révélation – « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16) –, ils ont inventé un nouveau mot. Pourtant, ils avaient le choix. Alors que le français n’a qu’un seul terme pour dire l’amour, le grec (l’Évangile est écrit en grec) en dispose de trois : éros (l’amour-désir), philia (l’amour d’amitié) et storgè (surtout l’amour des parents pour leurs enfants). Eh bien, les évangélistes ont inventé un quatrième qui n’existait pas auparavant, au moins sous cette forme : agapè. Pourquoi ? Parce que, en Jésus, nous avons découvert une toute nouvelle manière d’aimer. La nouveauté du mot manifeste la nouveauté du contenu.

En effet, spontanément, en quoi consiste l’amour pour nous ? Aimer, c’est être incliné vers quelque chose qui nous apparaît bon. Si la tarte au citron est le dessert préféré des Français, c’est parce qu’elle doit leur sembler bonne. Si quelqu’un nous est sympathique, nous allons volontiers vers lui. Donc, la valeur de la chose ou de la personne précède l’amour (l’éros, chez les Grecs, ce qui ne se réduit pas seulement à ce que nous appelons érotisme) et le suscite. L’amour est donc un sentiment, quelque chose de passif en moi qui s’éveille quand je suis attiré par une valeur. Une autre conséquence est que cette forme d’amour divise le monde en ceux qui nous sont aimables ou peu aimables, sympathiques ou peu sympathiques, selon que nous avons ou non des affinités. L’amour-attrait n’est jamais universel.

L’agapè est toute différente. « Dieu prouve son amour [agapè] pour nous, en ce que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). Il faut prendre toute la mesure de la parole de saint Paul : être pécheur, c’est choisir de s’éloigner de Dieu, et même de nous opposer à lui. L’Apôtre nous dit donc que la preuve que Dieu nous aime est qu’il nous aime au moment où nous sommes le moins aimables. Savez-vous qui Jésus appelle « Ami » ? Ce n’est pas Marie, ni un de ses fidèles Apôtres. Jésus réserve ce nom à Judas au moment où il le trahit : « Ami, fais ta besogne » (Mt 26,50). Et il le prouve : il se laisse embrasser par lui après l’Agonie au Jardin des oliviers, lui donnant ainsi de communier au sang de sa Passion.

Donc, l’agapè n’aime pas une personne parce qu’elle est bonne, mais pour qu’elle soit bonne. Autrement dit, elle cherche le bien de l’autre. Pour le chrétien, la charité n’est pas passive, n’est pas un sentiment, c’est un acte. Elle transforme celui qui aime comme celui qui est aimé : elle les rend meilleurs. Deuxième conséquence : nous pouvons chercher le bien de tout le monde, par exemple en priant pour une personne qui pourtant nous boude, en lui disant une parole aimable ou en lui souriant. Dès lors, tout homme, même lointain, est mon prochain. Contrairement à l’amour-attrait, l’agapè est donc universelle.

 

  1. L’amour n’est pas seulement un acte, c’est une vertu.

Le « muscle » du courage s’exerce au quotidien. L’entraînement – ce « spirit building » – permet d’acquérir des automatismes vertueux. Restons sur le terrain militaire avec qui cueillit le fruit d’une vie de courage et de don de soi dans l’instant héroïque de sa mort. Lors d’une opération en Algérie, en juillet 1957, le capitaine Gérard de Cathelineau fouille un village de Kabylie, accompagné d’un adjudant, lorsqu’il découvre une cache. L’adjudant marche devant lui. Soudain, un rebelle qui se terrait dans l’abri surgit et décharge son arme. Que fait Cathelineau ? Que devrait faire un bon soldat ?

L’entraînement lui a appris à réagir promptement, sans être paralysé par le tir et le bruit des armes à feu, en se jetant à terre pour se protéger. Tout au contraire, le capitaine se place entre le gendarme et l’arme ennemie, spontanément, sans réfléchir, pour le protéger. Son corps, devenu bouclier, est criblé de balles. Il s’effondre sur son soldat, le protégeant jusqu’au bout. Cette réaction spontanée dit quel sens de l’autre (l’autre qui passe en premier) avait peu à peu habité son âme, au point de devenir cette seconde nature. De fait, à 22 ans, il écrivait déjà : « Quand je fais le fou, c’est pour donner le change. Je rêve d’épopées, de sacrifices, de donner mon sang pour une belle cause, dans un vaste horizon ». A la même époque, il faisait cette prière : « Permettez, Sainte Vierge Marie, que je sois toute ma vie le serviteur de Dieu, et sans hésitation, le défenseur de toutes les causes saintes, à l’instar de mes ancêtres ».

 

« Son dernier geste pour garer derrière lui, au moment du danger imminent, un de ses hommes, et s’exposer ainsi le premier à la balle meurtrière, est trop grand et trop sublime pour qu’il soit besoin de le commenter. Ce fut de sa part un geste instinctif, mais combien révélateur de l’habitude qu’il avait contractée de soumettre toute sa vie au précepte du Christ : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ [1] ».

 

Prenons un exemple plus proche de nous ! Les fiancés sont souvent inquiets de savoir s’ils sont amoureux de leur fiancé ou si celui-ci est encore ou aussi amoureux qu’eux. Ce faisant, ils se prennent le pouls affectif et se tournent vers eux. De fait, il est tellement agréable de se sentir amoureux et de sentir la passion de l’autre. A minima, on pourrait dire la même chose dans les grandes amitiés. Selon moi, la préparation au mariage consiste à passer de cet amour passif à la charité active, de l’amour au fond centré sur soi (on est amoureux de l’amour plus que de l’être aimé !) à la charité centrée sur l’autre. Et je les invite à s’entraîner. Avant la rencontre (de chaque côté de la table, afin de prendre le temps d’échanger en profondeur et en qualité !), s’engager à écouter et non pas seulement se raconter, à vouloir le bien de l’autre et non pas seulement se sentir bien. Et après la rencontre, se demander non pas si l’on s’est senti aimé, mais si l’on a effectivement aimé l’autre, en prenant soin de lui (s’il le demande !). L’autre jour, une fiancée qui, depuis la préparation au mariage, était dans des yoyos affectifs permanents m’a dit, avec un sourire ensoleillé : « Ça y est ! Je sens que désormais je m’attache. À force de poser des petits actes d’amour, d’arrêter de me regarder pour regarder mon fiancé, je sens en moi une affection paisible, durable, confiante ».

Ainsi, il ne s’agit pas d’opposer la charité à l’amour-attrait ou l’amour-sentiment, mais de les placer dans le bon ordre. Ce qui est premier, ce n’est pas de ressentir, mais d’agir. Alors, en nous entraînant, quand la charité commence à devenir une vertu, nous éprouverons une joie nouvelle, beaucoup plus profonde et plus durable.

 

  1. La charité n’est pas seulement un acte ou une vertu qui me transforme. Elle est une puissance qui transforme le monde.

La semaine dernière, nous avons entendu la superbe comparaison que faisait saint Paul entre l’Église et le corps humain, au chapitre 12 de la première épître aux Corinthiens. L’hymne à la charité que nous méditons aujourd’hui est le chapitre suivant. Et le chapitre 14 parlera des ministères et des charismes dans l’Église. Ainsi, la charité est au centre de cette méditation de l’Église. Et elle est au cœur de la lettre parce qu’elle est au cœur de l’Église.

Nous le savons, notre cœur est, très symboliquement, au milieu de notre corps qu’il irrigue tout entier : chaque minute, la totalité de notre sang passe par lui pour être redirigé vers chacune de nos cellules, ainsi que nous le disions dans notre précédente méditation. Nous savons aussi aujourd’hui que le cœur déborde notre corps et rayonne : alors qu’il est quatre fois moins lourd que notre cerveau, il rayonne quatre fois plus, émettant l’équivalent d’une lampe de cent watts !

Il en est de même pour l’Église. Ce qui rayonne dans l’Église et, au-delà d’elle, dans le monde, c’est son cœur, c’est-à-dire notre charité. L’an dernier, selon l’ONG évangélique Portes ouvertes, « plus de 360 millions de chrétiens » (catholiques, orthodoxes, protestants, baptistes, évangéliques, pentecôtistes…), de 76 pays ont été « fortement persécutés et discriminés ». Parmi ceux-ci, 5.898 chrétiens ont été tués, 16 par jour, en grande majorité, d’ailleurs, au Nigéria [2]. Et parmi ces chrétiens, un certain nombre sont des martyrs, c’est-à-dire des personnes qui ont versé leur sang par charité pour le Christ et pour leurs bourreaux. Ils ont ainsi témoigné par leur amour. « Il n’y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13).

« Dans le cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’amour », disait la sainte patronne des missions ou la patronne secondaire de notre pays, sainte Thérèse de Lisieux. Et nous ?

Je connais une personne qui a pris pour résolution de méditer chaque jour l’un des quinze actes de la charité qu’égrène saint Paul. Le méditer pour en vivre dans la journée. Elle me disait : « Aujourd’hui, je médite sur : ‘la charité prend patience’. Cela tombe bien, mon aîné m’a particulièrement essorillé les nerfs ce matin ! »

Saint Thomas d’Aquin, que nous fêtions vendredi dernier, commente l’hymne à la charité en mettant en exergue les deux premiers actes qui, pour lui, résument tous les autres : « La charité est patiente et serviable ». En effet, observe le saint dominicain, la patience supporte tous les maux et le service accomplit tous les biens. Voulons-nous savoir si nous aimons de charité ? Posons-nous deux questions : supportons-nous avec patience les casse-pieds ? rendons-nous service à ceux qui nous entourent, sympathiques ou moins sympathiques ? Si, par impossible, la réponse est négative, nous saurons ainsi comment nous entraîner !

 

« La charité de Dieu a été répandue en nos cœurs par l’Esprit qui nous a été donné » (Rm 5,5). Esprit-Saint, Toi qui es l’Amour du Père et du Fils, convertit nos cœurs à la « vraie charité » (collecte de la messe). Donne-nous, à l’école de Jésus, de ne pas tant chercher à être aimé qu’à aimer, de nous entraîner à toujours plus nous centrer sur l’autre de manière désintéressée, à devenir patient et serviable.

Pascal Ide

[1] Cf. Michel Gasnier, Un officier français : le capitaine Gérard de Cathelineau, 1921-1957, Paris, NEL, 1960.

[2] Pour le détail, cf. https://fr.aleteia.org/2022/01/20/plus-de-360-millions-de-chretiens-sont-persecutes-a-travers-le-monde/

30.1.2022
 

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