Jean-Paul II, Le Père riche en miséricorde. Introduction à la lecture de l’encyclique 4/5

Chapitre 4

La parabole de l’enfant prodigue

Après le passage obligé et enrichissant de l’Ancien Testament, Jean-Paul II va maintenant approfondir grâce au Nouveau Testament ce qu’est la miséricorde du Père, la nature de cette miséricorde de Dieu. Par la même occasion, se trouvera confiné une nouvelle fois que le Père est vraiment riche en miséricorde. Le chapitre se développe en deux numéros.

1) Introduction : intention de ce chapitre (n. 5, § 1 et 2)

Le Saint-Père assure la transition avec le chapitre précédent : au total c’est tout le passage de l’Ancien Testament à la nouvelle Alliance et leur articulation qui est ici en jeu. Or, celle-ci comporte une double face : continuité et rupture, nouveauté.

a) La continuité de l’Ancien Testament au Nouveau Testament (§ 1)

Dès le début du Nouveau Testament, l’enseignement de l’Ancienne Alliance est repris : la miséricorde de Dieu est chantée. En effet, le thème de la miséricorde est central dans les deux premiers cantiques qui ouvrent l’Évangile, et en l’occurrence l’Évangile de l’enfance, dès avant la naissance du Christ : le Magnificat de Marie et le Benedictus de Zacharie [1]. Les notes montrent que les deux visages plus maternel et plus masculin de la miséricorde développés par les deux mots principaux désignant la miséricorde (hesed et rahamim) se retrouvent dans les deux cantiques.

b) La nouveauté du Nouveau Testament (§ 2)

L’enseignement du Christ sur la Nouveau Testament présente une double particularité ou nouveauté par rapport à celui donné avant : la simplification et l’approfondissement. Et cela est surtout net dans la parabole de l’enfant prodigue. C’est là son appellation classique, même si elle est discutable, car elle ne prend pas en compte le second fils dont la présence est aussi importante que celle du premier si on veut tirer tout l’enseignement de cette parabole ; mais cette appellation habituelle est d’autant plus justifiée que Jean-Paul II portera toute son attention sur le premier fils dans sa relation à son père puisque son but n’est que de montrer la miséricorde du Père, pas faire l’exégèse de toute la parabole et de là l’exposé de la relation de Jésus avec les Gentils et les Juifs : en effet, le fils aîné symbolise le pharisien au respect rigide de la Loi qui n’a pas su reconnaître tout l’amour du Père, la nouveauté de sa révélation, bien qu’ayant toujours demeuré avec lui.

Notez dans la dernière phrase une confirmation de la méthode de Jean-Paul II : plus s’attacher aux réalités qu’aux mots qui ne sont que les serviteurs de la connaissance. Cela est d’autant plus urgent que cette parabole nous parle constamment de la miséricorde sans jamais employer le terme (cf. aussi § 6, première phrase). Et c’est là d’ailleurs une nouvelle différence avec l’Ancien Testament. Présence plus verbale de la miséricorde dans l’Ancien Testament, présence plus réelle de celle-ci dans le Nouveau Testament.

2) L’enseignement de la parabole sur la miséricorde (§ 3 à la fin du n. 6)

Jean-Paul II va décrire successivement les comportements du fils prodigue puis du père : le premier nous montre d’une part la condition de la miséricorde, ce qui l’appelle et d’autre part les relations existant entre justice et miséricorde ; l’attitude du père, quant à elle, nous fait entrer de plein pied dans l’essence de la miséricorde.

Ce faisant, Jean-Paul II se contente de suivre le déroulement linéaire de la parabole.

a) Le comportement de l’enfant prodigue dans son éloignement (fin du n. 5)

1’) Et d’abord dans son état de séparation (§ 3 et 4)

Il présente un double aspect : l’un volontaire (actif) et l’autre subi (passif) ; les deux représentant une véritable misère rappelant les deux visages de la misère déjà décrits plus haut par Jean-Paul II : celle du péché et celle de la peine.

a’) La rupture volontairement consommée (§ 3, début)

C’est elle que raconte le début de la parabole : abandon de la maison paternelle et vie dépravée. Or, ce péché ne lui est pas propre mais d’une part, il existe chez l’homme de tous les temps ; en particulier, ce fut le péché d’Adam qui perd l’héritage donné par Dieu (en quittant la maison du Père). Et il est extrêmement profond de voir dans cette parabole une reprise du récit de la chute, piste que Jean-Paul II ne développe pas et ne fait que suggérer en passant.

D’autre part, ce péché est similaire au péché d’Israël rompant l’alliance d’amour avec Dieu. Donc la parabole de l’enfant prodigue peut se lire comme histoire aussi bien de toute l’humanité que du peuple élu.

b’) L’état de rupture subi et la misère qui en est la conséquence (§ 3, à partir de « Le fils… » et § 4)

Après la lecture du texte qui insiste sur la misère matérielle (§ 3, fin), Jean-Paul II commente (§ 4). Nous allons développer pour en montrer toute la profondeur.

Jean-Paul II distingue les deux types de bien que l’enfant prodigue avait en partage dans la maison de son père : les biens matériels et le bien spirituel de sa dignité de fils. Or, pour être infiniment plus précieux, ce second bien est plus caché. C’est pour cela que le fils ne s’était pas rendu compte de ce qu’il avait perdu avant même de dilapider son patrimoine, à savoir sa dignité de fils. De ce point de vue, l’attitude du fils aîné est révélatrice, car lui aussi ignorait le bonheur d’être dans la maison paternelle (« Mais ne sais-tu pas que tout ce qui est à toi est à moi ? »).

D’où la double misère de l’enfant prodigue : matérielle et spirituelle. Mais, de même qu’il n’avait pas primitivement conscience de son bien spirituel, de même ne perçoit-il pas immédiatement la profondeur de sa misère qui est le « caractère filial gâché ». Cependant, mystérieuse fécondité du dépouillement matériel, cette misère va être pour le fils l’occasion de redécouvrir le bien de sa dignité de fils. Car elle demeure présente, mais voilée, cachée, dit Jean-Paul II. Pourquoi ? Il ne le dit pas, mais c’est là une intuition patristique profonde : l’homme porte gravé en sa mémoire et au plus profond de son être le souvenir de sa création à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, v. 26).

2’) Ensuite, la décision du retour (§ 5 et 6)
a’) Exposé (§ 5)

Maintenant on voit s’éveiller dans le cœur de l’enfant prodigue le sens de la misère spirituelle qui est la conscience de la dignité perdue de fils.

C’est en effet ce que montre sa prière : l’enfant prodigue y dit sa double misère, matérielle (sa faim) sans doute ; mais aussi et d’abord, qu’il ne mérite plus d’être appelé fils mais mercenaire. Cette dernière conscience est elle-même double : celle du bien spirituel de la filiation et celle de la perte. Or la misère physique est l’occasion mais non le contenu essentiel de la prière. Il y a une pédagogie du besoin matériel à l’égard de la soif spirituelle.

Quel riche enseignement pour nous ! Combien souvent le chemin de notre retour à Dieu passe aussi par ce dépouillement matériel (maladie, épreuve financière, etc…) qui nous redonne soudain le sens de l’essentiel et du relatif. De même, n’ayons pas honte de crier vers Dieu d’abord pour nos demandes matérielles. Jésus, véritable visage de la miséricorde du Père, a-t-il jamais refusé une seule demande qui lui était faite ? Il sait bien comment l’homme est fait et qu’il ne peut que petit à petit s’élever des besoins matériels aux spirituels : c’est là une loi de la nature humaine. Et toutes ses paraboles le montrent très attentifs à partir des humbles images journalières pour hisser l’esprit de l’homme vers le Père.

b’) Conséquence : les relations de la justice et de la miséricorde (§ 6)

La thèse, énoncée par les deux premières phrases est que cette parabole décrit la relation de la justice et de la miséricorde avec grande précision.

Le reste du § 6 l’établit.

  1. Principe (troisième phrase) :

Pour le montrer, Jean-Paul II présuppose ce qu’il a dit dans le numéro précédent (§ 11) mais qu’il approfondit considérablement.

Jean-Paul II résume cette relation en une phrase : « l’amour se transforme en miséricorde lorsqu’il faut dépasser la norme de la justice, précise et souvent trop stricte ». Autrement dit, miséricorde et justice sont donc toutes deux des expressions de l’amour et différent en ceci : la justice est l’amour donné selon la stricte mesure et la miséricorde selon la surabondance, la gratuité dépassant la mesure.

Avant de poursuivre, illustrons cette doctrine capitale avec un texte de S. Thomas qui lui donne une singulière profondeur. Il y montre en quel sens la miséricorde précède toujours l’ordre de la justice.

 

« En effet, Dieu ne peut pas faire quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse et à sa bonté, et c’est de cette manière, comme nous l’avons dit que quelque chose est dû à Dieu. De même, quoi qu’il fasse dans les créatures, il le fait toujours selon l’ordre et la mesure convenables; c’est en quoi consiste la raison de justice. Et ainsi est-il nécessaire qu’en toute œuvre de Dieu se rencontre la justice.

« Mais l’œuvre de la justice divine présuppose toujours une œuvre de miséricorde et se fonde sur elle. Car rien n’est dû à la créature, si ce n’est en raison de quelque chose qui préexiste en elle, ou que l’on considère tout d’abord en elle; et si cela est dû à la créature, ce sera en raison d’un présupposé encore antérieur. Ne pouvant aller ainsi à l’infini, on doit arriver à quelque chose qui dépend de la seule bonté de la volonté divine, laquelle est la fin ultime. Comme si l’on disait qu’avoir des mains est dû à l’homme en vue de son âme raisonnable ; avoir une âme lui est dû pour qu’il soit un homme, mais être un homme, cela n’a pas d’autre raison que la bonté divine. En toute œuvre de Dieu apparaît donc, comme sa racine première, la miséricorde. La vertu de ce principe se retrouve dans tout ce qui en dérive, et même là elle agit plus fortement, comme la cause première a une influence plus forte que la cause seconde. Pour cette même raison, quand il s’agit de ce qui est dû à quelque créature, Dieu, dans sa surabondante bonté, dispense des biens plus que n’exige la proportion de la chose. En effet, ce qui sera suffisant pour observer l’ordre de la justice est au-dessous de ce que confère la bonté divine, laquelle dépasse toute la proportion de la créature [2] ».

 

Retenons donc bien que la justice ne s’oppose pas à l’amour mais en est l’expression mesurée. Par ailleurs, la miséricorde n’est pas un à côté de la justice, mais n’existe que si la norme de la justice est remplie. Par exemple, faire de l’apostolat avec un main d’œuvre bénévole en coulant le marché (cassettes vendues à prix coûtant, etc…) et les autres entreprises qui l’occunet et ont besoin de payer leurs employés est oublier l’ordre de la justice. De même un père de famille qui passerait son temps à distribuer généreusement son argent et son temps sans en garder assez pour sa femme et ses enfants ne ferait pas œuvre de miséricorde, car il oublierait ses devoirs de justice.

Une bonne illustration de la relation justice – miséricorde est livrée par la parabole des ouvriers de la onzième heure : les ouvriers de la première heure ne sont pas privés de ce qui leur est dû en justice ; quant à ceux de la onzième heure, ils sont payés au-delà, selon la mesure débordante de la miséricorde. Et le maître de la vigne n’a pas d’autre raison à avancer que sa bonté et la gratuité de sa générosité. Rappelons seulement le mot si profond de Pascal : « Je voudrais savoir d’où cet animal (l’homme) qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère [3] ».

  1. Application à la parabole (fin du §) :

Or, l’enfant prodigue a conscience qu’il ne peut revenir dans la maison paternelle qu’à titre de mercenaire, et non comme fils. En effet, il a dilapidé les biens matériels que son père lui avait donnés et il doit essayer dans la mesure du possible de les retrouver. Or, c’est

b) Le comportement du père de l’enfant prodigue (n. 6)

1’) Thèse (§ 1, première phrase)

Le père de l’enfant prodigue nous dit la miséricorde du Père.

2’) Preuve : le fait de la miséricorde (§ 1, fin et 2)

Le raisonnement est très clairement posé par Jean-Paul II : « la figure du père de famille nous révèle Dieu comme Père » : c’est en effet tout le sens, toute la finalité de l’analogie de la parabole. Or, « le comportement du père de la parabole » retrouve « les différents aspects de la vision vétérotestamentaire de la miséricorde ». En effet, son attitude intérieure se traduit par sa manière d’agir. Et celle-ci nous livre une synthèse nouvelle de ce que l’Ancien Testament dit de la miséricorde. Pour le montrer, rappelons-nous que celle-ci intègre deux aspects complémentaires : l’effectif et l’affectif.

a’) La miséricorde effective ou la fidélité (hesed) (§ 1, fin)

Or, en premier lieu, « le père de l’enfant prodigue est fidèle à sa paternité », donc à son amour pour ses fils. Une double preuve est donnée par son attitude extérieure qui, on l’a dit, est signe de son attitude intérieure : la promptitude de son accueil et plus encore, la fête (en effet, la fête est signe de la joie intérieure ; et la joie est le fruit de la présence de celui que l’on aime et qui est donc toujours aimé ; c’est donc que le fils est toujours aussi chéri de son père qui lui est demeuré fidèle).

b’) La miséricorde affection ou la pitié (rahamim ) (§ 2)

En effet, il est dit que le père fut pris de pitié ce qui est une affection, un sentiment profond ; et plus loin, on voit un autre sentiment l’envahir, une joie immense. Or, cette attitude est le fruit : certes de sa générosité mais aussi, plus profondément, de ce que le bien de la dignité de son fils est sauvé. Cette joie est le signe de la présence de ce bien toujours là.

  1. Bonaventure, saint franciscain qui a vécu au treizième siècle, lisait dans l’émotion du père de l’enfant prodigue toute la bonté de Dieu et l’éclairait par la parole du Cantique des Cantiques 2, v. 6 : « son bras était sous ma tête, sa droite l’embrassait ». (ce en quoi il voyait aussi une prophétie et une allégorie de l’Incarnation par laquelle le Fils embrasse la nature humaine).

Un signe en est qu’intentionnellement, la parabole de l’enfant prodigue se trouve réunie dans le même chapitre 15, à deux autres paraboles ayant aussi trait à la miséricorde : on les appelles d’ailleurs « les trois paraboles de la miséricorde ». Mais ces autres paraboles mettent en relief la même joie et ont pour objet la fidélité, un bien perdu et retrouvé. C’est donc que la joie du père de l’enfant prodigue a aussi pour objet la dignité de l’humanité du fils perdu et retrouvé.

Il faudrait détailler ici la conception que Jean-Paul II se fait de la miséricorde. Mais il sera plus clair de le réaliser en conclusion où nous pourrons tenter une synthèse incluant les autres éléments glanés en cours de route.

c’) Relation entre ces deux aspects

Connectons enfin les deux aspects de la miséricorde (ce que font les deux dernières phrases du §) : la miséricorde du Père présente deux aspects : l’un, plus essentiel et plus fondamental qui est fidélité et l’autre plus maternel à type de joyeuse émotion ; or, celles-ci ont pour objet la dignité du fils qui est sauvée et, plus, retrouvée. C’est donc que la miséricorde (comme fidélité) a pour objet aussi cette humanité, cette dignité humaine retrouvée. Elle est cette fidélité sans aucune défaillance au bien même qu’est l’homme et sa dignité, soit toujours présente soit perdue et retrouvée.

3’) Exposé : nature de la miséricorde (§ 3 à 5)

Ayant vu que le Père est riche en miséricorde, Jean-Paul II creuse encore davantage (« Allons plus loin… ») et se demande ce qu’est la nature (et la racine) de la miséricorde. En fait, pour montrer que le Père est miséricordieux, le Saint-Père a déjà fait appel à une première notion de la miséricorde : celle qui ressort du chapitre 3, de l’étude de l’Ancien Testament. Mais elle demeure encore descriptive et éclatée entre deux concepts.

a’) Conception adéquate de la miséricorde (§ 3)

1’’) Thèse

La miséricorde, dit Jean-Paul II au milieu du §, « a la forme intérieure de l’amour ». Autrement dit, la miséricorde est identiquement la charité, l’agapè.

2’’) Preuve

En effet, la charité se reconnaît à un certain nombre de caractéristiques que donne le célèbre hymne à la charité (I Corinthiens 13, notamment les v. 4 à 7) : en particulier, elle est « longanime (c’est à dire patiente), ne tient pas compte du mal, met sa joie dans la vérité, elle supporte tout. et enfin ne passe jamais.

Or, telles sont justement les notes distinctives de la miséricorde. Le § les donne en relation avec les qualités de la charité : elle est patiente puisqu’elle ne se met pas en colère face au mal (cf. avant, par exemple, n. 4, § 6) ; elle dure à jamais puisqu’elle est fidèle (c’est l’aspect hesed) ; et elle est joyeuse, donc émotionnellement riche (c’est l’aspect rahamim) ; plus précisément encore, à l’instar de la charité qui « se réjouit de la vérité », la miséricorde (selon le développement que donne le § 2 de l’aspect rahamim ) se réjouit de la vérité : par exemple le père est dans la joie pour une double raison, qui est la présence d’un double bien : le bien de la filiation demeurée intacte (et c’est la vérité de la filiation conservée) et ce bien qu’est la prise de conscience de l’enfant prodigue de la vérité de sa dignité de fils ( et en ce sens le fils n’est pas seulement conservé mais revenu à la vie). Enfin, la miséricorde se penche sur chaque misère de chaque enfant prodigue : elle est universelle comme la charité qui « supporte tout ».

b’) Conception erronée de la miséricorde (§ 4)

Elle va permettre une utile mise au point.

1’’) Exposé

Selon ce préjugé qui n’est pas rare, la miséricorde est vue comme « une relation d’inégalité entre celui qui l’offre et celui qui la reçoit ». Conséquence : comme l’égalité fait partie de la dignité de l’homme, la miséricorde offense la dignité de l’homme qui en est l’objet.

Et en effet, dans le langage courant, l’expression « faire miséricorde » a souvent quelque chose de condescendant et de méprisant.

– Critique de la cause de ce préjugé, nous dit Jean-Paul II au début du § 4, tient en un regard extérieur sur la miséricorde. Or, la parabole de l’enfant prodigue « ne peut être saisi ‘de l’extérieur’ ».

– Critique du préjugé même (à partir de « La parabole… ») : la relation de miséricorde loin d’abaisser l’homme se fonde au contraire sur la conscience de sa dignité unique, puisque nous avons vu que justement l’effet de la miséricorde dans l’enfant prodigue est la découverte en lui de la vérité de son être.

2’’) Conséquence

Notez la définition qu’en passant Jean-Paul II donne de l’humilité : « l’acceptation de la vérité authentique de son être ». Alors que nous confondons souvent l’humilité avec la modestie ou l’effacement. En effet, celles-ci peuvent être une sous-évaluation de ce qui est vrai, un défaut de vérité. Si l’on a trois talents, il est aussi contraire à la vérité et donc à l’humilité de dire que l’on a seulement un talent (ou plutôt de les conserver jalousement, alors que le talent est fait pour fructifier : tel est l’un des sens de la parabole des talents) que d’affirmer que l’on en a cinq.

Sainte Thérèse d’Avila disait que « l’humilité c’est accepter les dons que Dieu nous fait ».

c’) Conséquence : la conversion, comme réalisation concrète de la miséricorde (§ 5)

La thèse (deux premières phrases) est que la conversion est l’expression la plus concrète de la miséricorde.

Suit la preuve (fin du § 5). En effet, la miséricorde se déploie soit partiellement dans le regard de compassion soit pleinement quand elle tire le bien du mal quel qu’il soit. Car nous avons vu que la miséricorde est « une puissance particulière de l’amour qui est plus fort que le péché et l’infidélité » (n. 3, § 3) : autrement dit, la miséricorde est la fidélité de l’amour à la vérité de la personne quel que soit le mal qui l’affecte. Mais le seul regard n’est pas efficace pour vaincre le mal.

Or, la conversion est dans sa nature même la transformation de l’homme qui redécouvre le bien qui l’habite, la dignité de fils qui est la sienne : c’est finalement l’histoire de l’enfant prodigue qui est une parabole de conversion.

Voilà pourquoi la conversion est par excellence l’expression de la miséricorde et, celle-ci étant au cœur du message évangélique, « constitue le contenu fondamental du message messianique ». Aussi dévoiler la miséricorde est nécessaire à notre temps, comme nous le reverrons aux chapitres 6 s.

 

 

 

 

Chapitre 5

Le Mystère pascal

0) Introduction

a) Objet

Ce que Jésus a dit en par(ab)ole (chap. 4), il doit maintenant le montrer et d’une certaine manière l’accomplir (aimer jusqu’au bout). Car la parabole de l’enfant prodigue pourrait n’être qu’une belle histoire, mais utopique et impossible : peut-il exister un tel père dont la fidélité ne se dément jamais et qui ressente une telle joie à voir revenir son fils pécheur que cela soit une fête pour lui et qu’il le rétablisse dans sa dignité antérieure ? Or, c’est le mystère pascal qui va nous montrer que la miséricorde du Père n’est pas qu’une pieuse rêverie mais qu’elle est une profonde réalité.

Autrement : après avoir vu avec précision ce qu’était la nature de la miséricorde, le contenu de cette riche réalité à partir de la parabole de l’enfant prodigue (chapitre 4), nous allons maintenant « voir » dans les faits comment elle s’incarne et se réalise. Cela sera l’occasion des élucidations ultimes au sujet de la nature de la miséricorde, tant sa saisie ne s’acquiert pas dans le choc des idées mais dans le contact avec le réel. Or, le lieu par excellence où s’est vécu la miséricorde, la compassion pour les hommes est la Croix et plus précisément le mystère pascal.

b) Plan

Mais à la Croix, la miséricorde fut vécue par deux personnes : d’une part le Christ (en union avec son Père) ; d’autre part, Marie sa Mère ; et si Marie mérite une mention à part, c’est que sa participation à l’œuvre rédemptrice et donc à la compassion est unique (cf. plus loin).

Par ailleurs, le mystère pascal révèle la miséricorde du Père : voilà ce que Jean-Paul II ne va pas cesser de répéter sur tous les tons au point même que cela pourra paraître lassant. Mais c’est sans doute nécessaire tant la mentalité occidentale a été marquée par l’image d’un Père sadique qui, au minimum, laisse mourir son Fils en croix sans intervenir, et au maximum exige de lui cette immolation. C’est par exemple le courroux du Père dont parle le « Minuit chrétiens ». Mais si profonde soit cette représentation en nous, elle est erronée. Le Saint-Père s’efforce énergiquement de la combattre.

Or, le mystère pascal révèle un double aspect de cette miséricorde du Père : d’une part, la miséricorde comme fidélité ; d’autre part, la miséricorde est un amour plus fort que toute espèce de mal (ce que résument le péché et la mort).

D’où le plan suivi par Jean-Paul II :

  1. La croix révèle la miséricorde du Père vue comme fidélité à son dessein (n. 7).
  2. La croix, le mystère pascal révèle la miséricorde du Père vue comme amour plus fort que tout mal (n. 8).
  3. La participation de Marie au mystère pascal (n. 9).

1) La croix révèle la miséricorde du Père (n. 7)

Jean-Paul II donne son intention avant de la développer en y revenant constamment, par de multiples éclairages.

a) Thèse (§ 1)

1’) Énoncé (§ 1, deux premières phrases)

Après avoir vu comment, dès le début de la vie du Christ, cette révélation de la miséricorde est présente (chapitre 2), Jean-Paul II se tourne vers cet événement final (en tous les sens du terme) de la vie du Christ qu’est le mystère pascal et montre qu’il révèle pleinement la vérité sur la miséricorde.

2’) Exposé (§ 1, fin)

Pour cela, le pape va prendre du recul et situer sa thèse dans le cadre plus général du mystère de la rédemption tel qu’il l’avait déjà exposé dans sa première encyclique (au n. 8). Comme dans l’introduction (n. 1, § 2), il articule ainsi ses deux encycliques de manière éclairante.

En effet, le mystère du salut, la rédemption a une fonction de révélation, de dévoilement. En l’occurrence il dévoile et l’homme et Dieu. Donc, la rédemption comporte une double dimension :

L’une, humaine, révèle la grandeur de l’homme. C’est elle qu’a développé la première encyclique.

L’autre, divine, dévoile la profondeur insondable de l’amour du Fils et, au-delà, du Père. C’est ce que va montrer cette encyclique.

Et Jean-Paul II d’évoquer déjà la raison comme en passant à la fin du §. Le mystère pascal manifeste la fidélité absolue de Dieu ; or, on a vu dans les chapitres 2 et 3 que la miséricorde se présentait d’abord comme fidélité. De plus il y a comme une trace de l’ordre qui va suivre, à savoir que la croix montre la miséricorde du Fils puis du Père.

Remarquons toutefois que l’ordre n’est pas aisé à trouver (et celui que nous avons trouvé est discutable) car le pape est ici particulièrement répétitif, pour la raison donnée avant.

La preuve va maintenant occuper les § 2 à 5.

b) Exposé. La Croix révèle la miséricorde du Fils (§ 2 et 3)

Cette miséricorde a un double sens, plus actif et plus réceptif, selon que le complément « du Christ » est pris dans un sens objectif ou subjectif.

1’) Au sens actif (§ 2)

Le Christ fait « appel à la miséricorde ». En effet, à la croix, la souffrance du Christ et sa mort sont atroces. Or, la miséricorde est éveillée par le spectacle de la souffrance de l’homme, surtout si sa générosité pour les hommes est connue (Jean-Paul II aurait d’ailleurs pu ajouter une autre circonstance favorisante : l’innocence injustement condamnée). Aussi le Christ suscite-t-il la compassion et de ce point de vue là la croix révèle la miséricorde, mais celle de l’homme.

Mais Jean-Paul II ne développera cette idée très originale dont il tirera des conclusions pratiques très riches dans les derniers chapitres que plus tard (n. 8, § 4 et 5).

Il est intéressant que le pape commence par cet aspect étonnant de la miséricorde : n’aurait-il pas dû commencer par la miséricorde reçue plutôt que la miséricorde adressée au Christ ? Peut-être Jean-Paul II a-t-il un tel sens de la dignité humaine qu’il voulait d’entrée de jeu lui suggérer la part immense qu’il peut prendre à la rédemption en prenant le Christ lui-même en compassion. Ainsi exorcise-t-il les a priori toujours récurrents selon lesquels la miséricorde rabaisse l’homme.

2’) Au sens réceptif (§ 3)

La Passion du Christ (et celle-ci commence dès le jardin des Oliviers) révèle pleinement aux hommes l’amour du Père.

En effet, par la rédemption le Christ qui « n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous ». Jean-Paul II part le plus souvent de cette parole décisive et difficile de S. Paul pour éclairer le mystère du salut (à rapprocher de Galates 3, v. 13 : « Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous »). Il est à remarquer que le Saint-Père privilégie ainsi une conception substitutive de la rédemption ; mais il l’équilibre, l’enrichit en donnant le primat à l’amour et en faisant appel à la notion de sacrifice.

Or, en se faisant péché pour nous, le Christ révèle totalement et définitivement la plénitude de la justice et de la miséricorde.

D’une part, le Christ exprime la justice absolue de Dieu. En effet, le propre de la justice est de rétablir l’égalité (cf. n. 12, § 3 : « l’essence de la justice » est d’« établir l’égalité ») ; or le Christ « compense » par son sacrifice les péchés de l’homme : justement en s’identifiant au péché par la Croix, puisque c’est l’instrument de supplice réservé aux pêcheurs. Et la compensation étant très réelle, la justice est vraiment accomplie et même en « surabondance ».

D’autre part, le Christ exprime l’amour, la miséricorde de Dieu. En effet, nous avons vu et nous reverrons bien plus précisément à la fin que la miséricorde déborde la justice, d’en être comme la source et le terme. Or, tel est le cas ici : la croix du Christ « naît de l’amour et s’accomplit dans l’amour ». Pourquoi ? Car le propre de la miséricorde est aussi de rétablir l’homme dans sa dignité première de manière plénière, comme nous l’avons vu dans la parabole de l’enfant prodigue ; or, c’est ce qu’accomplit la croix.

Voilà pourquoi « la rédemption » est « révélation de la miséricorde en sa plénitude ». (dernière phrase du §) Mais elle n’exprime pour l’instant que la miséricorde du Christ. Or, il faut aller plus loin.

c) Exposé. La Croix révèle la miséricorde du Père (§ 4 et 5)

Le Christ, à la croix révèle :

1’) Pour le non-croyant (début du § 4)

La solidarité du Christ avec tout homme et cela dans un don désintéressé pour l’homme : cela manifeste donc l’amour du Christ pour l’homme. Mais le non-croyant ne peut lire ici la miséricorde de Dieu : d’une part, car il ne croit pas que Jésus révèle le Père ; d’autre part, il ne peut percevoir que l’amour du Christ est fidélité au dessein créateur.

2’) Pour le croyant (fin du § 4, à partir de « La dimension divine »)

Jean-Paul II fait implicitement appel à une distinction essentielle : l’ordre de la nature (ou de la création) et l’ordre de la grâce. Que révèle la croix ? Certes le Dieu créateur. Or, la création est le don de l’existence aux choses : car seul Dieu est source ultime de l’être (affirmation qui relève autant de la métaphysique que de la foi). Mais aussi et d’abord le Dieu Père riche en miséricorde.

a’) Principe

En effet, le propre de l’amour, dit Jean-Paul II, est de « se donner lui-même ». Voilà pourquoi Dieu n’a pas seulement voulu donner l’existence aux personnes, mais aussi sa vie, la vie divine et trinitaire. Et ce don est « plus profond que celui de la création », pour deux raisons (que recouvre l’allusif : « lien plus profond ») : côté de Dieu, car la création ne met en l’homme en relation qu’avec le Créateur dans l’unité de sa nature alors que la vie divine communiquée l’unit à Dieu en la distinction de ses personnes, donc dans le mystère de l’intimité sa vie. Côté de la créature, la création n’est qu’une relation qui ne modifie pas la nature de l’homme, alors que la vie de fils de Dieu rend l’homme « participant de la nature divine » (II Pierre 1, v. 4), ce qui implique le don de la grâce et donc une transformation, un changement affectant, grandissant la personne de l’intérieur.

Ce point est capital et nous oppose à ce que dit Luther qui a toujours vu dans la grâce, la justification une réalité extérieure à l’homme et qui donc ne le modifie pas. Comme si Dieu sauvait l’homme sans l’homme et comme si la vie divine pouvait demeurer une vie sans être intime à nous-mêmes. En fait Luther voit la justification comme la grâce d’un condamné : celle-ci lui est extérieure et ne le change pas. Tandis que l’Église catholique a toujours tenu que l’amour de Dieu était créateur et que si Dieu dit que l’homme est juste, c’est à dire sauvé et fils de Dieu, l’Esprit-Saint vient se joindre à son esprit (Rm 8), « mon Père et moi venons en lui faire notre demeure ». (Jean ) Car Dieu dit et il fait (cf. Genèse 1 à 2, v. 4).

b’) Application (§ 5)

Mais ce don de la vie divine s’appelle « admirabile commercium », admirable communication de Dieu à l’homme : car il est appelé à participer à la vérité et à l’amour de Dieu.

Or, la croix est donné « l’ultime témoignage de l’admirable alliance de Dieu avec l’humanité » : en effet, cette alliance est universelle, ouverte à tous et elle rétablit l’homme dans sa dignité de fils de Dieu, participant à la vie divine. La croix exprime donc la fidélité du Père à son dessein d’amour.

d) Conclusion récapitulative (§ 6)

La croix parle de la miséricorde du Dieu Père.

Jean-Paul II commence par resituer la croix au sein de tout le mystère pascal qui comporte la passion et la résurrection. Or, nous le verrons plus loin, cette dernière a une fonction révélatrice de la miséricorde importante.

Puis le pape résume l’argument de fond de tout ce numéro. De quoi parle la croix ? Autrement dit, que révèle-t-elle ? Elle « ne cesse jamais de parler de Dieu-Père « qui est toujours fidèle à son amour éternel envers l’homme » : c’est ce que montre la belle parole de Jean 3, v. 16. Or, nous savons que l’essence de la miséricorde est cette fidélité totale de Dieu à son dessein d’amour quel que soit le péché de l’homme, cet amour plus fort que les maux (ainsi que nous allons le voir au n. suivant). Voilà pourquoi la croix révèle la miséricorde du Père (comme fidélité indéfectible).

2) La Croix est un amour plus fort que tout mal (n. 8)

La Croix révèle la miséricorde du Père en exprimant sa fidélité ; mais comment se manifeste cette fidélité ? En ce que l’amour de Dieu demeure même malgré le mal, en particulier ce mal par excellence qu’est le péché, la rupture d’alliance.

Or, cette force de la miséricorde s’exerce à la fois à l’égard des hommes et du Christ :

a) À l’égard des hommes (§ 1 à 3)

Cet amour présente deux faces :

1’) La croix est amour de justice plus fort que le mal (§ 1, sauf la dernière phrase)

En effet, dans le Christ en croix, justice est faite des deux maux radicaux, le péché et la mort :

– du péché : par le sacrifice, l’obéissance et la substitution du Christ (Jean-Paul II ne fait qu’allusion à ces trois processus).

– de la mort : là encore par substitution, puisque celui qui était innocent a été mis à mort comme un coupable.

2’) La croix est amour de miséricorde plus fort que le mal (§ 1, dernière phrase et § 2)
a’) Énoncé (dernière phrase du § 1)

« La miséricorde » est « l’amour qui s’oppose à ce qui constitue la racine même du mal dans l’histoire, le péché et la mort ».

b’) Exposé (§ 2)

En effet, « la croix est le moyen le plus profond pour la divinité de se pencher sur » la souffrance de « l’homme ». Jean-Paul II parle aussi de « toucher sur les blessures de l’homme ». En effet, le Christ s’est laissé crucifié à cause du péché de l’homme. Or, le mal, quel qu’il soit, plonge ses « racines les plus profondes dans le péché et dans la mort ».

Par ailleurs, la croix trouve son achèvement dans la résurrection ; mais celle-ci est victoire définitive sur la mort. C’est donc que la croix est fondement et signe de l’accomplissement eschatologique (au sens propre d’eschaton, dernier ; eschatologique signifie donc : qui anticipe le dernier) qui est la libération de tout mal. La résurrection est nécessaire pour nous dire que cette victoire sur tout mal n’est pas qu’une promesse qui s’accomplira un jour, mais qu’elle est déjà réalisée. Elle est de ce fait plus crédible : la contemplation de la résurrection fortifie donc notre foi.

c’) Précision (§ 3)

Cette manifestation de la miséricorde vaut pour tout le temps de l’Église. En effet, ainsi que le mot l’indique, la miséricorde se définit comme un amour qui est victoire sur le mal. Or, tout le temps de l’Église est marqué par le mal.

b) À l’égard du Christ (§ 4 à 7)

Le Christ lui-même est sujet de la miséricorde ; or il la reçoit et des hommes et de son Père.

1’) Le Christ reçoit la miséricorde de l’homme (§ 4 et 5)
a’) Thèse

Elle est énoncée la dernière phrase du § 3 qui fait transition. Jean-Paul II développe ici l’idée suggérée au n. 7, § 2 : « Dieu révèle aussi particulièrement sa miséricorde lorsqu’il appelle l’homme à exercer sa « miséricorde » envers son propre Fils, envers le Crucifié ».

b’) Exposé (§ 4, première phrase)

Jean-Paul II ne le montre pas parce que c’est une évidence. Si la miséricorde est l’amour touché par le mal affectant d’autrui, comment l’homme ne pourrait-il pas être ému de miséricorde, de compassion pour le Christ, et à cause de la sublimité de sa personne, de son innocence, et à cause du mal si atroce qui l’affecte ? Or, non seulement le Christ se présente comme passivement à la miséricorde de l’homme, mais il la demande, il appelle l’homme à la manifester, car il en a besoin : tout cœur d’homme, surtout s’il souffre, a besoin d’être aimé, souffre de ne pas l’être. Or, le Christ a vécu notre condition d’homme en toutes choses (Hébreux, ).

c’) Conséquence (§ 4, seconde phrase)

Or, agir ainsi respecte la dignité de l’homme au plus haut point.

d’) Confirmation (§ 5, sauf dernière phrase)

C’est le sens des deux paroles centrales du Christ qui sont citées, l’une tirée de la grande fresque du jugement dernier et l’autre des béatitudes. Or, chacune des deux résume ce double mouvement qui est de recevoir la miséricorde et de la donner ; et tout échange implique une communication bilatérale, ce qui est l’essence même de la miséricorde, comme nous l’avons dit en passant.

e’) Conséquence (§ 5, dernière phrase)

Et cet échange de la miséricorde est l’essence même de l’Évangile (étymologiquement : Bonne Nouvelle). En effet, il nous révèle que Dieu est Trinité et c’est là la mission même du Christ. Jean-Paul II le montre en une formule fort dense et un peu mystérieuse : cet échange montre « l’inscrutable unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, en qui l’amour, concernant la justice, donne naissance à la miséricorde qui, à son tour, révèle la perfection de la justice ».

2’) Le Christ reçoit la miséricorde du Père (§ 6 et 7)

Précisément, la résurrection révèle définitivement la miséricorde du Père. Cela va nous permettre de compléter la révélation de la miséricorde d’un double point de vue :

a’) Exposé (§ 6)

En effet, le Père a ressuscité le Christ par amour et miséricorde : en effet, la miséricorde est un amour plus fort que la mort, et la résurrection est par essence la victoire sur la mort. Or, le Christ a été ressuscité parce qu’il a accepté la croix. C’est donc que la croix là encore révèle l’amour miséricordieux du Père. Intuition étonnante : le Fils en sa résurrection a expérimenté la miséricorde non seulement de l’homme mais d’abord de son Père.

b’) Conséquence (§ 7)

De là le Christ devient à son tour la « source inépuisable de la miséricorde ». Et sa miséricorde, si elle n’est pas encore victoire sur la mort (les hommes meurent toujours), est puissance d’amour plus forte que le péché.

Bref, « le Christ de Pâques est l’incarnation définitive de la miséricorde ».

 

« Ne craignez pas. Cette croix a été mortelle non pour moi mais pour la mort. Ces clous ne me pénètrent pas de douleur, mais d’un amour encore plus profond envers vous. Ces blessures ne provoquent pas mes gémissements, mais elles vous font entrer davantage dans mon cœur. L’écartèlement de mon corps vous ouvre mes bras. Mon sang n’est pas perdu pour moi, mais il est versé pour votre rançon [4] ».

3) La Mère de la miséricorde (n. 9)

Il nous reste à voir la place que Marie a joué dans la miséricorde dans le mystère pascal.

Marie entretient une double relation à la miséricorde : d’abord, elle la connaît et cela, de connaissance expérimentale ; ensuite et à cause de cette connaissance de l’intérieur, elle la vit, l’exerce. Ce sont un peu les deux temps que tout homme est appelé à vivre : impossible d’être miséricordieux sans avoir d’abord été miséricordié et savoir alors que l’on n’est pas supérieur à celui à qui l’on porte la miséricorde. Sinon on court fort le risque d’être compatissant de manière condescendante et de tomber dans la conception inégalitaire de la miséricorde que Jean-Paul II écartait vigoureusement comme caricaturale (n. 6, § 4).

a) Marie a reçu la miséricorde (§ 1 à 3)

1’) Preuve

Elle l’a confessée des lèvres (§ 1). Mais si Marie peut ainsi chanté et donc manifesté à l’extérieur la miséricorde, c’est d’abord parce qu’elle l’a vécue, expérimentée de l’intérieur (§ 2).

a’) Marie a proclamé cette miséricorde (§ 1)

En effet, Marie a chanté la miséricorde dans son Magnificat : « Sa miséricorde s’étend de génération en génération ». Or, la miséricorde ne peut toucher toutes les générations de toutes les époques que par le mystère pascal (parce qu’il les marque « d’un sceau », selon la parole de II Co) : cette miséricorde est donc une réalité à la fois historique et eschatologique (d’eschaton : dernier ; on entend donc par eschatologique ce qui sera réalisé pleinement à la fin des temps).

En conséquence le Magnificat ne prend toute sa réalité qu’avec le mystère pascal : c’est un chant pascal [5]

b’) Marie a expérimenté la miséricorde (§ 2)

1’’) Thèse ((§ 2, première partie de la première phrase)

Marie a non seulement expérimenté la miséricorde, mais elle l’a expérimentée de manière exceptionnelle, unique : « Marie est aussi celle qui, d’une manière particulière et exceptionnelle – plus qu’aucune autre – a expérimenté la miséricorde ».

2’’) Conséquence (suite du § 2, jusqu’à )

Jean-Paul II commence par en tirer une conséquence : Marie a pu participer de manière unique à la révélation de la miséricorde qui s’est effectuée à la Croix. En effet, comme on l’a vu, seul le miséricordié peut exercer la miséricorde : on ne peut donner que ce que l’on a reçu, à moins de courir le risque de la condescendance.

Inversement, on pourrait faire de cette conséquence une preuve par les effets : car si Marie a participé à la miséricorde de la Croix, c’est qu’elle l’a déjà vécue à une profondeur unique.

3’’) Preuve (fin du § 2, à partir de « Personne… »)

En fait, personne mieux que Marie n’a compris le mystère de la Croix (Jean-Paul II ne le montre pas : il faudra attendre sept ans, son encyclique sur Marie pour qu’il explique pourquoi. Mais cette notion est suffisamment attestée dans la Tradition et d’abord dans l’Écriture : Jean 19, v. 25 à 27). Or, la Croix est le lieu par excellence de la miséricorde ou mieux encore, comme le dit le Saint-Père, du « ‘baiser’ donné par la miséricorde à la justice ».

c’) Conclusion (§ 3, première phrase)

Comme il arrive souvent chez Jean-Paul II, ce ne sont pas les dernières phrases des § mais les premières qui récapitulent les développements antérieurs : « Marie est donc celle qui connaît le plus à fond le mystère de la miséricorde divine ».

2’) Conséquence : Marie est « Mère de la miséricorde » (§ 3, suite et fin)

Le pape, comme toujours, est attentif à l’enseignement de la liturgie, notamment des titres traditionnels de Marie : c’est là un des lieux de la théologie.

En effet, pour Jean-Paul II, ce titre signifie d’abord non le don que Marie fait de la miséricorde, mais la « préparation particulière de son âme », autrement dit cette qualité de miséricorde qui la dispose à la donner à toutes les générations. Ce terme fait donc le pont entre ces deux aspects de la miséricorde qui sont la miséricorde reçue et la miséricorde donnée. Transition idéale.

b) Marie exerce la miséricorde (§ 4 à 6)

Selon la loi de la dynamique du don (cf. Mt 10,8), ce que Marie a pleinement reçu, elle le donne pleinement et librement.

1’) Énoncé de la raison (§ 4 ?????)

On donne aussi à Marie les titres de Mère du Crucifié et du Ressuscité. Or, elle l’est comme « ayant expérimenté la miséricorde d’une manière exceptionnelle » : ceci est le sens réceptif des § antérieurs ; mais elle est l’est parce qu’elle mérite, c’est à dire qu’elle participe de manière active à la miséricorde : d’abord pour elle ; ensuite pour les autres. Autrement dit car elle exerce la miséricorde pour les hommes. En effet, Marie est celle qui rend proche des hommes l’amour de Dieu (qui est un amour pour les plus pauvres, comme on l’a vu au n. 3, § 1 où le texte de Luc 4 avait déjà été cité) : tel est son rôle propre et qui va maintenant être développé.

2’) Exposé (§ 5 et 6)

Pourquoi Marie est-elle proche des hommes ? Pour répondre à cette question, Jean-Paul II va exposer ce qui caractérise de l’amour miséricordieux de Marie en sa spécificité.

a’) Exposé (§ 5)

Cet amour, cette miséricorde de Marie a ceci de particulier qu’il est maternel. Or, l’amour d’une mère s’accepte plus aisément : il a une proximité unique. Jean-Paul II a cette intuition superbe : « on accepte « plus facilement l’amour miséricordieux de la part d’une mère ». Et d’ajouter que le cœur d’une mère est un grand mystère. Mais, pour comprendre jusqu’au fond comment la miséricorde, l’amour de Marie est si proche de tout homme, il faut faire appel à un écrit ultérieur du Saint-Père.

Commentons ce point très crucial dans la pensée mariale du pape par toute la troisième partie de l’encyclique sur Marie, notamment le n. 45 : « La maternité […] détermine toujours une relation absolument unique […] de la mère avec son enfant et de l’enfant avec sa mère ». Pour le détail renvoyons à ce que nous en disons dans le volume qui est consacré à cette encyclique.

Arrêtez-vous à ce point décisif et méditez-le longuement. Jean-Paul II nous fait là une confidence de grand prix. Le mystère de la miséricorde est un mystère d’amour ; et l’amour engage le plus profond de la personne, la touche au plus intime. Il n’y a pas d’amour, sans contact, toucher immédiat de la personne. L’amour n’est pas à distance et l’amour n’est pas général, il ne s’adresse jamais à un groupe. Or, c’est un des rôles tout particuliers à Marie que d’être cette proximité de l’amour de Dieu. Jésus a accepté cette proximité maternelle qui est devenue miséricorde, compassion à la croix (Marie a éprouvé une très profonde pitié pour Jésus à la croix et elle seule). Pourquoi pas nous, puisque, en Saint Jean, Jésus nous a donné Marie pour mère ; et son plus cher désir de Mère de l’Église est d’être pour chacun de nous présence d’amour miséricordieux et maternel comme elle l’a été pour son Fils.

b’) Confirmation (§ 6)

Le Saint-Père cite en détail un long passage décisif de la Constitution de Vatican II sur l’Église, Lumen Gentium, au chapitre 8 qui est entièrement consacré à Marie dans sa relation avec l’Église. Cela constitue par la même occasion une transition idéale avec les trois chapitres restants, puisqu’il va maintenant être question du don de la miséricorde au monde par la médiation de l’Église.

Cet extrait de Lumen Gentium établit que Marie exerce un rôle maternel à l’égard de l’Église et du monde, notamment depuis la croix. Jean-Paul II développera ce passage clef du Concile pour comprendre le rôle de Marie à l’égard des hommes dans Redemptoris Mater (l’encyclique sur Marie) ; il y dira avec plus de précision encore (ce qui est un véritable progrès dans la continuité) que cette maternité de Marie est une médiation. On peut ajouter ici que c’est un médiation maternelle de miséricorde, d’amour : d’une part, parce que Marie donne la miséricorde, la charité ; d’autre part, parce qu’elle agit par charité. Chez Marie, la miséricorde est donc à la fois cause finale et cause efficiente, origine et terme final, pour le dire en un vocabulaire plus technique mais équivalent : c’est là encore le sens de ce que nous avons appelé la miséricorde reçue et donnée.

Pascal Ide

[1] Bien connus par l’Église qui prie chaque jour ces deux cantiques le premier dans son Office de Vêpres le soir et le second dns son Offices de Laudes le matin.

[2] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 21, a.4, corpus, trad. du Cerf, 1984.

[3] Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, Paris, 1963, n° 149, p. 521.

[4] S. Pierre Chrysologue, Homélie sur le sacrifice spirituel, dans Liturgie des heures, Paris, 1980, t. 2, p. 595.

[5] L’encyclique Redemptoris Mater de 1987 donnera aussi un long développement sur le Magnificat à la fin de sa seconde partie ; mais le point de vue est différent.

14.5.2019
 

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