Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature I-3 Platon

Chapitre 3 La philosophie de la nature de Platon

La réflexion de Platon (428/427 –348/347) sur la nature, précisément sur le cosmos, nous parvient à travers un certain nombre de mythes ayant trait à la structure de la terre (cosmologie) et à son devenir (cosmogonie). Je m’expliquerai plus loin sur la raison d’être de ces mythes.

A) Mythe cosmologique : le Phédon

À la fin du dialogue Phédon (qui, on se rappelle, conte la fin de la vie de Socrate), un mythe explique la structure géographique de la terre [1]. En effet, le dialogue du Phédon traite des âmes humaines et de leurs destinées. En réalité, explique Platon, triple est la Terre : il existe trois terres emboîtées, dont nous ne connaissons que l’intermédiaire où nous vivons. Il y a d’abord une terre supérieure, terre pure ou paradis. Vivant dans une dépression, nous ne pouvons l’apercevoir.

Notre terre visible est une dépression de cette terre supérieure : l’air que nous respirons est comme une sédimentation de l’éther dans lequel se meuvent les astres.

Enfin, la terre inférieure est tout aussi invisible que la terre supérieure. Les fleuves qui disparaissent à nos yeux, ainsi que les gouffres sont la preuve de son existence. Cette terre a un sens moral : c’est la demeure de l’Hadès et du Tartare. Les morts y sont jugés, mais n’y demeurent que les âmes qui sont punies. Des quatre catégories, ceux dont le crime est impardonnable sont précipités dans le Tartare dont ils ne sortiront plus.

B) Mythe cosmogonique : le Politique

Ce mythe du Politique [2] nous parle du devenir de l’homme inscrit dans celui du cos­mos. Dieu conduit le monde tantôt en lui imprimant une rotation directe, tantôt en le lais­sant aller à son propre mouvement qui est opposé. Comme le dit Pierre-Maxime Schuhl, ce jeu divin rappelle celui d’un pendule ou de tout appareil suspendu dont on tordrait les fils qui le soutiennent et qu’on laisserait ensuite aller.

Ce mythe est doué d’un sens cosmologique et anthropologique : le double mouvement symbolise le double mouvement qu’Empédocle attribuait à la Haine et à l’Amitié. Lorsque Dieu fait tourner le monde, celui-ci va dans le bon sens, les réalités et les per­sonnes rajeunissent, dans la joie : c’était l’époque de Cronos où les hommes se lais­saient vivre. Mais cette race disparut, Zeus laissa le monde reprendre son propre mou­vement. Dès lors, le monde inversa son dynamisme et le vieillissement, la souffrance pri­rent le dessus. Durant cette période, l’homme doit apprendre à travailler la nature dé­chue, grâce aux techniques que les dieux, dans leur pitié pour les hommes, lui ont procu­rées. [3]

C) Mythe cosmologique et cosmogonique : le Timée

1) Introduction

C’est principalement dans le dialogue Le Timée que Platon a élaboré sa philosophie de la nature. Le Timée continue La République, puisque ce dernier dialogue est sensé avoir eu lieu la veille du Timée. Celui-ci n’est pas dissocié du Critias. [4] Critias, oncle de Platon et l’un des Trente Tyrans, parle de l’Atlantide dont le puissant empire fut vaincu par les Athéniens. Puis, vainqueurs et vaincus sont engloutis par un cataclysme. Aristote voyait dans ce processus naturel le facteur de renouvellement du monde, le moteur de l’éternel recommencement. Notons qu’il est difficle de savoir si Platon a cru à l’existence historique de la mythique Atlantide et de son orichalque. En tout cas, il est bien certain qu’aujourd’hui l’Atlantide a disparu et qu’on l’a oublié. Du cataclysme, il reste toutes ces petites îles déchiquetées, morcelées [5]. Et, comme le note Jean Brun, « on pourrait dire que les hommes sont à l’image de ces Athéniens qui ont perdu jusqu’au souvenir de leur ancienne patrie ; la tâche de la maïeutique socratique sera de leur faire retrouver la route capable de les conduire vers ce pays originel qu’ils ont perdu. C’est pourquoi, pour Platon, apprendre c’est se ressouvenir : tout savoir est une réminiscence [6] ».

Puis, subitement, Critias laisse la parole à Timée, astronome, pour qu’il retrace la ge­nèse du monde, la cosmogonie et introduise aussi à la cosmologie.

Dernière remarque introductive. L’univers, le réel se répartit en deux zones : ce qui est toujours et ne devient ni ne change et ce qui devient toujours mais n’est pas réellement, car ce n’est qu’une image de l’être. À ce sujet, cette distinction est en régression par rap­port aux acquis du Sophiste qui, distinguant les significations (« genres ») de l’être concé­dait que le mouvement en soit un. Or, seul l’être éternel et intelligible est objet de logos, mais ce qui n’est qu’image de l’être n’accède pas à la plénière limpidité du discours ra­tionnel ; aussi fait-il l’objet d’un mythe vraisemblable.

2) Principe fondamental

Platon ne saurait oublier les acquis des dialogues antérieurs. La conception de l’uni­vers présente dans le Timée se fonde sur une loi ontologique émise par le Gorgias [7] et développée par le Philèbe [8]. Or, le Philèbe lui a appris que le Cosmos doit avoir un compositeur externe (la cause) et deux composants internes (Limite et Illimité). Précisément, les êtres concrets sont des participations limitées des Idées et sont donc des Mixtes d’Illimité et de Limite déterminante qui fixe les mesures à l’imitation du mo­dèle présente dans le matériau changeant. Cette ontologie, comme souvent chez Platon, n’est pas détachable d’une déontologie qui précède et suit car elle est première selon l’ordre d’exécution et dernière dans l’ordre d’exécution. Mais le Philèbe a ajouté au Gorgias la mise en œuvre de la causalité : ce qui devient est toujours sous l’influence d’une cause.

Or, selon les vues tronquées mais justes d’Anaxagore, dont le Phédon se fait l’écho, le Compositeur de l’Univers ne peut qu’être le nous, Esprit gouverneur dont parle le Philèbe. Et l’Esprit n’agit qu’en choisissant le Meilleur. Et l’analyse de l’amour (Lysis, Banquet) montre que le choix du meilleur se fait en fonction de l’amour du premier aimé qu’est le Bien ; mais ce bien est suprême intelligible et Source du réel (La République). Voilà pourquoi le Timée place au principe de l’univers un Démiurge. Dans sa première acception qui est étymologique (dêmos, peuple et érgon, œuvre), le démiourgos signifie celui qui accomplit un service public : devin, médecin, charpentier, etc. [9] L’épigraphie nous montre aussi l’existence de personnages officiels appelés damiorgoi. Platon prend en compte cet arrière-plan pour donner son sens philosophique technique original au terme démiurge [10]. Celui-ci se distingue des dieux inférieurs produits par lui et chargés de la création des êtres mortels. En positif, il est le dieu fabricateur, ouvrier réfléchi et provident [11], principe organisateur du cosmos et auteur de l’Ame du monde [12].

Or, nous avons vu que le principe explicatif était la loi d’imitation à laquelle la genèse du monde ne saurait se soustraire : le principe d’imitation demande que l’on contemple longuement le modèle de ce que l’on veut produire. Voilà pourquoi le Démiurge a dû longuement contempler le Bien, cherchant à produire le meilleur. Voilà pourquoi aussi le Timée a pour intention de montrer comment le choix du Bien et du Meilleur a commandé toute l’organisation de l’Univers : tel est le principe sous-tendant toute l’argumentation. Voilà pourquoi enfin on peut se représenter le cosmos comme le fruit ou mieux l’enfant de deux parents : paternel qui est le démiurge et maternel qui est le réceptacle, c’est-à-dire la matière [13].

En ce sens, ce dialogue constitue une véritable philosophie de la nature, une réelle ré­flexion rationnelle (et symbolique) sur l’ordre du cosmos. Et ce qui en fait la spécificité, ainsi que de toute physique de type platonicien, est le primat accordé au Bien comme moteur, aux causes transcendantes (du haut en bas) et à l’imitation, c’est-à-dire à la cause exemplaire : on retrouve cette même inspiration dans la philosophie de la nature hermétique, mais aussi, à sa manière dans l’ampleur accordée à la physico-mathéma­tique qui fait appel à des principes séparés sans être transcendants, de nature mathé­matique.

En regard, une philosophie de la nature de type aristotélicienne privilégie le Vrai sur le Bien, l’immanence, la cause seconde et la cause efficiente. Ce qui ne nie pas l’interven­tion d’autres modes et espèces de causalité. De plus, le Bien y apparaît comme cause fi­nale et non comme moteur.

3) Développement

Pour imiter le Bien, l’œuvre du Démiurge doit être aussi belle que possible. Or, une œuvre belle est une œuvre qui imite non une partie mais le Tout et est douée d’intelli­gence, donc d’une âme. Mais le monde est produit ; or, ce qui est produit est né et ce qui est né doit être corporel. Voilà pourquoi le monde est composé et d’une âme et d’un corps. Plus simplement : le Démiurge crée, parce qu’il est bon et pour que toutes choses lui ressemblent, autant que possible. Or, il est vivant (doué d’une zoé). Voilà pourquoi il a créé un être un Univers animé.

« Il n’était loisible, ni il ne l’est à l’être le meilleur, de faire autre chose que l’ouvrage le plus beau ; ayant calculé donc, il trouva que des matériaux par nature visibles ne sortirait jamais, dépourvu d’intelligence, un tout qui fût un ouvrage plus beau qu’un tout doué d’intelligence ; et l’intelligence, à son tour, séparée de l’âme, il trouva impossible qu’elle se manifeste chez un sujet. En vertu donc de ce calcul, il installa l’intelligence dans l’âme, puis l’âme dans le corps et construisit l’Univers de manière à réaliser ce qu’il peut y avoir dans la nature de plus beau et de plus excellent comme ouvrage. Ainsi donc, sui­vant un raisonnement vraisemblable, il faut dire que ce monde, vivant donc en vérité d’âme et d’intelligence, c’est par la providence du Dieu qu’il est devenu [14] ».

a) Le monde, corps et âme

Le corps est visible et tangible ; or, c’est la présence du feu qui rend visible et c’est la terre qui rend tangible. Mais, entre les deux extrêmes que sont feu et terre, l’exigence esthétique autant que la mathématique demandent des intermédiaires. Ce sont l’air et l’eau, sachant qu’il existe une progression entre les quatre éléments. Ils viennent ainsi d’être générés au nom du principe d’imitation qui devient un principe de continuité, de genèse continue : le feu est à l’air, ce que l’air est à l’eau ; et l’air est à l’eau ce que l’eau est à la terre. Duhem établit simplement et clairement cette formule énigmatique de prime abord : il faut pour cela, faire appel à la géométrie [15].

Par ailleurs, la figure du corps du monde est sphérique, et son mouvement circulaire. Aussi peut-on dire ce corps divin : « Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours, le cal­cul concernant le Dieu qui attendait d’être ; tout calculé, il le fit bien poli, sans inégalités dans sa surface, en tous ses points équidistante du centre ; ce fut tout, un corps complet, fait de corps au complet [16] ».

Qu’est-il de l’âme du monde ? Cette âme du monde, antérieure à lui, placée au milieu du corps, est faite d’un mélange dialectique de divisible variable et d’indivisible éternel, donc de même et d’autre, tout en demeurant harmonique. En fait, l’âme du monde n’est rien d’autre que le Ciel : c’est ainsi que l’on retrouve ce mixte de même et d’autre dans le double mouvement du cercle extérieur (même) et intérieur (autre) [17]. En effet, l’âme est stable, régulière, à l’image même de la stabilité des Idées qu’elle contemple ; or, la régu­larité des mouvements célestes est similaire à un discours imperturbable.

Si unique est le corps et l’âme, c’est donc que le monde est un Tout, précisément un Tout vivant et intelligent. Puisque Dieu est unique et que l’Univers, qui est fait à son image, doit imiter l’unité divine, Platon refuse donc la thèse de la pluralité des mondes ; il n’y a et il n’y aura jamais qu’un seul monde.

b) Les quatre espèces de vivant

Le modèle est peuplé. Il faut donc que le monde, corps et âme, soit, lui aussi, peuplé qui emplisse les différents milieux de la Terre. Or, quatre sont les milieux à remplir. Quatre seront donc les occupants : les dieux occupent les astres ; les oiseaux occupent le ciel sublunaire (les météorata) ; les poissons occupent le monde aquatique ; enfin, les animaux qui marchent occupent la terre ferme.

c) Les causes

Platon a un sens aigu de la cause finale : le Timée, comme le Phédon, privilégie le rôle joué par la fin qui est le Meilleur. C’est ainsi que le détail du corps s’explique par l’imita­tion du Tout. Pourtant, il reste un inexplicable : le Phédon juxtapose, plus qu’il n’articule l’obtention des fins et le ministère des causes (efficientes), qui peuvent être aveugles ou mécaniques. Mais le Timée estime insuffisant l’appel aux causes finales (et à l’imitation) ; il faut les relayer, les complèter par une autre réalité : le support ou nourrice de la ge­nèse. Mais tout se transforme en tout, le feu devient air et l’air devient terre ou eau. Aussi, le support ne peut être l’un des quatre éléments, mais leur est antérieur dans la notion.

Au total, il y a donc trois genres de causes nécessaires : l’imitation, autrement dit ce qui naît, ou le terminus ad quem ; le support, le réceptacle, c’est-à-dire la matière, le ce en quoi, ou le terminus a quo [18] ; enfin, le modèle, qui est imité et qui joue le rôle de cause exemplaire. En termes imagés, voire mythiques, le réceptacle est mère ou matrice, le modèle, père et la nature copiée, engendrée, l’enfant.

« On sent à quel point l’Indéfini ou Illimité du Philèbe est proche de la Matière prime d’Aristote. Mais on voit ce qui manque à Platon pour admettre l’hylémorphisme : le Modèle se reflète directement dans le Réceptacle qui engendre ainsi la Copie. Le ce en quoi n’est aucunement formé en lui-même : le Modèle est Forme ou Type intelligible, les qualités qui les reflètent ne sont objet que de sensation et d’opinion [19] ».

d) Le temps

Qui ne connaît pas la formule si célèbre du Timée : le temps est « l’imitation mobile de l’éternité » ? Mais il faut la resituer dans son contexte. Plus que jamais joue ici le principe d’imitation : « quand il vit le monde en mouvement et en vie, des dieux éternels devenu pour être le sanctuaire, le père qui l’avait engendré fut saisi d’admiration ; il fut réjoui et il eut l’idée de le porter encore à plus de ressemblance à l’égard de son modèle. De même donc que celui-ci se trouve être un vivant éternel, cet univers de même, autant qu’il était possible, il entreprit de le rendre finalement tel. Ainsi donc, la nature de ce vivant se trouvait être éternelle, et une telle condition, l’adapter en tous points à ce qui est sujet à la naissance n’était évidemment pas possible ; aussi eut-il l’idée de former une sorte d’image mobile de l’éternité, et, tandis qu’il organise le Ciel, il forme, d’après l’éternité immuable en son unité, une image à l’éternel déroulement rythmé par le nombre ; et c’est là ce que nous appelons le Temps [20] ».

Ce sont les planètes qui conservent et mesurent le Temps.

e) L’espace et la constitution des corps premiers

Le Timée, estime un historien des sciences, est le premier traité de chimie [21]. On l’a vu, Platon recueille d’Empédocle la doctrine des quatre éléments. Mais il est aussi au confluent d’une autre tradition, pythagoricienne. Philolaos fait correspondre aux quatre éléments matériels quatre des cinq polyèdres réguliers, donc une forme précise. Au feu correspond le tétraèdre (quatre faces) ; à la terre, le cube (six faces) ; à l’air, l’octaèdre (huit faces) ; à l’eau, l’icosaèdre (vingt faces). Il demeure le dodécaèdre (douze faces qui sont chacune des pentagones) à qui est réservé un destin spécial : « Dieu s’en est servi pour achever le dessin de l’univers ». Plus précisément, le dodécaèdre est, de tous les polyèdres réguliers, le volume le plus proche de la sphère ; or, la sphère a une perfection qui est divine. Voilà pourquoi ce polyèdre joue un rôle dans la fondation de l’univers que l’on doit au Démiurge.

Cette géométrisation des substances primordiales n’est pas propre à Platon ; en re­vanche, ce qui constitue son apport spécifique est d’envisager une genèse : « Pour com­mencer, donc, le feu, la terre, l’eau et l’air sont des corps ; voilà qui est évident, sans doute, et pour quiconque ; or, un corps de toute forme a aussi de la profondeur. Mais la profondeur à son tour, de toute nécessité, est enveloppée par de la surface ; et, quand elle est rectiligne, une surface plane, servant de base, se décompose en triangles. Quand aux triangles, tous ont leur principe dans deux triangles, ayant l’un et l’autre un angle droit, et deux angles aigus : ceux-ci, dans le premier cas, sont deux moitiés d’angle droit adjacentes à des côtés égaux ; dans le second, ils sont de l’angle droit deux por­tions inégales opposées à des côtés inégaux. Voilà quel est le principe du feu et des autres corps, dans notre hypothèse ; à partir de là, nous allons avancer par l’enchaîne­ment nécessaire d’un raisonnement vraisemblable. Veut-on des principes encore plus reculés ? Dieu les connaît, et, parmi les hommes, qui est aimé de lui [22] ».

Quant à la raison d’être de la distinction de ces quatre corps, elle est sans doute esthé­tique, au sens le plus noble du terme : il n’y a pas « quelque part des corps plus beaux que ceux-ci [23] ». Platon n’ignore toutefois pas les raisons plus physiques. Les propriétés des corps sont mises en relation avec leur forme : c’est ainsi que le feu pénètre et dissout les corps, car les particules tétraèdriques présentent des pointes acérées [24]. Avec lo­gique, Platon note que la terre, faite de triangles isocèles, est séparée des trois autres éléments qui sont formés de triangles scalènes.

En tout cas, cette vision de la nature se présente comme un atomisme géométrique : d’une part, les atomes y sont des polyèdres ; d’autre part, c’est à partir de leur agence­ment que se constituent les autres corps [25].

En ce sens, on peut dire que Platon, contrairement à Aristote, s’inscrit dans la lignée de l’atomisme.

D) Conclusion

Un philosophe rationaliste comme Léon Brunschvicg ne pouvait voir dans l’usage du mythe qu’une régression vers une pensée infrarationnelle comme celle d’Hésiode, une démission du pur labeur discursif. Aussi, Brunschvicg traite-t-il le Timée de « roman phy­sique » et préfère-t-il voir en Platon l’initiateur de cette idée promise au plus fécond avenir, celle d’un monde mathématiquement intelligé. Cette interprétation s’impose-t-elle ? Au pays de Comte, sans doute. Point à celui de Pascal et de Bergson. Les mythes sont une partie quantitativement considérable et qualitativement indissociable, significative et im­portante du corpus platonicien. Préférable est l’intuition de Kierkegaard selon laquelle « la mythologie consiste à maintenir l’idée d’éternité dans la catégorie du temps et de l’es­pace [26] ». On retrouve une idée voisine chez Georges Gusdorf dans son ouvrage Mythe et métaphysique.

Appliquons cette intuition à Platon. Pierre-Maxime Schuhl estime que Platon « met très haut l’enthousiasme, qu’il se manifeste sous la forme du délire d’amour, du délire reli­gieux ou du délire poétique. Sous ces trois aspects, il reconnaît l’élan insatisfait qui sou­lève l’individu, l’entraîne vers quelque chose qui le dépasse. Pour exprimer cet au-delà il a recours à des mythes, dont son imagination est prodigue, récits imagés qui expliquent le monde du devenir par des hypothèses vraisemblables, et transposent dans la durée changeante les vérités intemporelles en tentant de respecter les proportions qui font l’armature du modèle intelligible, en prolongeant le raisonnement par un appel à la rê­verie ; œuvres d’art dont la charge affective et le dynamisme incantatoire veulent mettre sur le chemin de la vérité et du salut ; jeux sérieux dont Platon est le tout premier à sentir l’insuffisance et l’inadéquation, car, mieux que personne, il sait qu’il est des vérités que les images ne peuvent exprimer ; d’où une ironie très particulière, sorte d’humour méta­physique, qui alterne avec les exemples qu’il donne de l’ironie socratique ; elle indique qu’il n’est pas dupe lui-même du langage qu’il parle et qu’il doit parler, pour tenter au moins de suggérer l’inexprimable [27] ».

Ainsi le mythe est une manière de combler la distance avec le Bien intelligible, de per­mettre à l’incommunicable de communiquer.

Il n’a de sens que dans une philosophie de la nature de type platonicien où la nature est d’abord sacrement d’un autre non perceptible, où l’invisible importe plus que le vi­sible, où les symboles (comme la bipolarité paternel-maternel) sont prégnants.

Les différentes caractéristiques d’une philosophie de la nature platonicienne :

– primat de la perspective théologique ou transcendante, supérieure ;

– primat du beau, du bien, de la cause finale ;

– primat de la cause exemplaire et des symboles ;

– primat de l’invisible ;

– étroite connexion entre ontologique et déontologique.

Pascal Ide

[1] Phédon, 107 d.

[2] Politique, 268 d et suivants ; cf. Lois, IV, 713 a.

[3] Cf. le mythe de Prométhée et d’Epiméthée (Protagoras, 320 c s).

[4] Je citerai le Timée à partir de l’édition des Œuvres complètes, tome 2. Sur le Timée, cf. Proclus, Commentaires sur le Timée, trad. André-Jean Festugières, Paris, 4 vol., 1966-1968. Alfred Edward Taylor, A Commentatory on Plato’s Timaeus, Oxford, Clarendon Press, 1928 ; Joseph Moreau, L’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, Les Belles Lettres, 1939 ; Luc Brisson, Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Klincksieck, 1974.

[5] Cf. Critias, 111 b.

[6] Jean Brun, Platon et l’Académie, coll. « Que sais-je ? » n° 880, Paris, PUF, 41969, p. 78.

[7] Gorgias, 503.

[8] L’ « être animé » est « le résultat de l’union de l’Infini et du Fini » (32 a, p. 583), c’est-à-dire de l’Illimité et de la Limite.

[9] Cf. Homère, Odyssée, Chant XVII, 382s. Xénophon, Les Mémorables, I, ch. 4, § 7.

[10] A noter cependant que personne ne le suivra, pas même le néoplatonisme qui fait pourtant revivre cette figure (Plotin, Ennéades, II, iii, 18 ou ix, 8).

[11] Platon parle de pronoia de Dieu (30 c).

[12] Cf. Timée, 41 a. À noter qu’il y a certaines divergences d’interprétation. Pour certains auteurs, par exemple Léon Robin, Pierre-Maxime Schuhl (L’œuvre de Platon, Paris, 1954, p. 161), J. Pépin (Théologie cosmique et théologie chrétienne, p. 23-24) ou Victor Goldschmidt, le démiurge est de même nature que le modèle, donc que que le divin, le Nous. Il s’en distingue seulement en ce qu’il en est le principe efficace, son pouvoir causal, son extériorité organisatrice.

[13] Cf. Timée, 50 d.

[14] Timée, 30 a et b, p. 445 et 446.

[15] Cf. Pierre Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, 1913-1949, 10 tomes, vol. 1, chap. 2, I, p.

[16] Timée, 34 a et b, p. 449.

[17] Cf. Timée, 36 c, p. 451.

[18] Pour ce qui est de la théorie platonicienne de la matière, je renvoie aux développements donnés dans le chapitre consacré à la matière.

[19] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, coll. « Cours de philosophie thomiste », Paris, Beauchesne, 1960, p. 132.

[20] Timée, 37 c et d, p. 452.

[21] James Riddick Partington, A History of Chemistry, Londres, MacMillan and Co, vol. 1, 1970, p. 54.

[22] Timée, 53 c et d, p. 473 et 474. Pour la représentation un peu complexe de cette genèse, je renvoie à Bernard Pullman, L’atome dans l’histoire de la pensée humaine, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1995, p. 72.

[23] Timée, 53 e, p. 474.

[24] Timée, 57 a, p. 478.

[25] Cf. Timée, 57 c et ss, p. 478s.

[26] Cité par Jean Wahl, Études kierkaardiennes, Paris, 1938, p. 444.

[27] L’œuvre de Platon, Paris, 1954, p. 6. Cf. aussi Perceval Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Alcan, 1930.

22.2.2021
 

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