Histoire antico-médiévale de l’âme selon Étienne Gilson

Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale. Gifford Lectures (Université d’Abderdeen), coll. « Études de philosophie médiévale » n° 33, Paris, Vrin, 21944, chap. ix : « L’anthropologie chrétienne », p. 175-193. Les paragraphes du texte sont numérotés de 1 à 26. Les brèves phrases introductives en italiques ont été ajoutées pour résumer l’objet (et la thèse) du paragraphe.

0) Intention (§ 1)

Montrer ce qui est spécifique à la vision médiévale, c’est-à-dire chrétienne, de l’homme ; en creux, montrer la différence avec la vision grecque de l’homme.

Pris en soi, l’homme n’est rien de plus que l’un des êtres dont se compose l’univers que nous avons décrit : un analogue de Dieu, doué d’activité et d’efficace causale dans la mesure où il est être et conduit par la providence divine vers la fin qui lui est propre. Sa dépendance à l’égard de Dieu, beaucoup plus intime et radicale que celle de l’homme à l’égard de l’Idée platonicienne, ou que celle du mobile à l’égard du Premier Moteur d’Aristote, entraîne des différences de structure métaphysique par quoi l’homme chrétien va se différencier de l’homme grec plus profondément encore. Ici, et plus peut-être qu’ailleurs, les différences se dissimulent sous l’identité des terminologies et il est nécessaire de regarder de près pour les discerner.

1) Le problème

a) Le fait

1’) Du point de vue doctrinal (§ 2)

La pensée chrétienne a souligné la valeur du corps.

L’une des surprises qui attendent l’historien de la pensée chrétienne est son insistance sur la valeur, la dignité et la perpétuité du corps humain. Presque tout le monde considère la conception chrétienne de l’homme comme un spiritualisme caractérisé. Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? Cultiver son âme, libérer son âme en la purifiant et sauver son âme en la libérant, voilà bien, semble-t-il, la fin propre du christianisme. Ajoutons à cela que le Dieu chrétien est esprit, que l’homme ne peut donc s’unir à Dieu que par l’esprit et qu’en effet c’est bien en esprit et en vérité que Dieu veut être adoré. Comment ne pas attendre, après cela, que des philosophes chrétiens portent tout leur effort sur la partie spirituelle de l’homme, qui est l’âme, et négligent cet élément caduc, opaque à la pensée, aveugle à Dieu, qu’est le corps ? Pourtant, au grand scandale de beaucoup d’historiens et de philosophes, c’est le contraire qui est arrivé. Saint Bonaventure, saint Thomas, Duns Scot, je dirai même saint François d’Assise, sont des hommes qui ont chéri la matière, respecté leur corps, célébré sa haute dignité et n’ont jamais voulu séparer sa destinée de celle de leur âme. Est-il possible de trouver l’explication de ce fait, et que nous apprend-il sur la nature vraie de l’homme chrétien ? [176]

2’) Du point de vue historique (§ 3)

Historiquement, les penseurs chrétiens ont accordé une place de plus en plus importante à Aristote et une place de moins en moins importante Platon.

Le même problème peut être formulé en termes proprement historiques. A première vue, il semble que le platonisme soit la philosophie et particulièrement l’anthropologie naturelle d’un chrétien. Les Pères de l’Église ont pu trouver dans le Phédon la doctrine de la spiritualité de l’âme qui leur était nécessaire, ils y ont encore trouvé plusieurs démonstrations de l’immortalité de l’âme et la conception d’une vie future, avec un ciel et un enfer, des récompenses et des châtiments. Sans le Phédon, le De immortalitate animae de saint Augustin n’existerait certainement pas. Comment se fait-il qu’après avoir suivi si longtemps la tradition platonicienne, les philosophes chrétiens aient progressivement cédé à l’influence croissante d’Aristote et, après de nombreuses hésitations, défini l’âme comme la forme du corps ? C’est qu’ici, plus encore qu’ailleurs, la philosophie chrétienne s’est laissé travailler et conduire du dedans par l’influence régulatrice de la révélation.

b) La cause

1’) Dans l’Écriture (§ 4)

Le cœur du message de l’Évangile est le salut des hommes, et non pas seulement des âmes.

Nous avons plus ou moins oublié le sens original du mot Évangile. Il signifie : la bonne nouvelle. Exactement comme la Bible était le Livre par excellence, l’Évangile apportait aux hommes la Bonne Nouvelle par excellence [1]. L’enseignement de Jésus-Christ annonçait que le Messie était venu, que le salut était proche pour Israël et que les justes étaient appelés à régner avec Dieu. La prédication de Paul allait bientôt rendre clair à tous que le salut du Christ n’était pas réservé aux Juifs, mais s’appliquait à l’humanité entière : riches et pauvres, maîtres et esclaves, savants et ignorants. Ce qu’il nous importe particulièrement de noter, c’est que le salut annoncé par l’Évangile n’était pas seulement le salut des âmes, [177] mais le salut des hommes, c’est-à-dire de chacun de ces êtres individuels, avec leur chair, leurs membres, toute cette structure d’organes corporels sans laquelle chacun d’eux ne se sentirait plus que l’ombre de lui-même et ne serait même plus capable de se concevoir. Lorsque Jésus-Christ annonçait aux Juifs qu’ils régneraient avec lui, c’était bien d’eux qu’il parlait, et non pas seulement de leurs âmes, et il est à peine besoin de rappeler qu’aux yeux de saint Paul la résurrection du Christ était la promesse et la preuve de leur propre résurrection à venir : « Mais si l’on prêche que le Christ est ressuscité d’entre les morts, comment quelques-uns disent-ils parmi vous qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est point ressuscité. Et si le Christ n’est point ressuscité, votre prédication est donc vaine et vaine aussi est votre foi… Si c’est pour cette vie seulement que nous espérons dans le Christ, nous sommes les plus misérables de tous les hommes [2] ». Mais ce n’est pas pour cette vie seulement que le chrétien espère, et c’est pourquoi il est le plus heureux des hommes : « Les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons transformés ; car il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité [3] ».

2’) Application à la philosophie médiévale (§ 5)

Cette doctrine a grandement influencé les premiers chrétiens.

Ce sont là des faits bien connus, mais il semble que l’on ait oublié leur influence sur le développement de la philosophie médiévale. La foi de saint Paul et des premiers chrétiens au salut individuel de l’homme concret impliquait deux conséquences : d’abord, la pérennité et l’éminente valeur de l’individu comme tel. Rien n’exprimera mieux ce sentiment que l’émouvant Mystère de Jésus, où Pascal met à nu cette confiance profonde du chrétien dans la mort d’un Dieu : « Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi ». Et Pascal formule aussitôt après la deuxième conséquence : « C’est moi qui guéris et rends le corps immortel ». Ce dont le Christianisme affirme la valeur et la pérennité, ce n’est pas seulement l’âme, mais l’être concret fait de corps et d’âme que l’on appelle l’homme, parce que c’est l’homme et non pas seulement l’âme que le Christ est venu sauver. Ce que Pascal affirmera au xviie siècle, les auteurs chrétiens l’avaient affirmé déjà dès la fin du iie ou le début du iiie siècle, et ils avaient marqué avec la même force la connexion nécessaire qui lie à la foi en la résurrection des corps la thèse philosophique de l’unité [178] substantielle du composé humain : « Car Dieu a appelé la chair elle-même à la résurrection et il lui promet la vie éternelle. Annoncer à l’homme la bonne nouvelle du salut, c’est, en effet, l’annoncer également à sa chair. Car qu’est-ce que l’homme, sinon un être raisonnable composé d’une âme et d’un corps ? L’âme, prise en elle-même, n’est donc pas l’homme ? Non, mais elle est l’âme de l’homme. Est-ce donc le corps qui est l’homme ? Non, mais on doit dire qu’il est le corps de l’homme. Puis donc que ni l’âme ni le corps pris à part ne sont l’homme, mais que ce que l’on nomme de ce nom est ce qui naît de leur union, lorsque Dieu a appelé l’homme à la résurrection et à la vie, ce n’est pas une de ses parties, mais l’homme total, c’est-à-dire l’âme et le corps, qu’il y a appelé [4] ».

c) Le problème (§ 5)

Comment affirmer à la fois l’importance du corps (attestée par la résurrection des corps) et celle de l’âme (attestée par son immortalité) ?

L’importance fondamentale de cette connexion a été si vivement sentie par les premiers penseurs chrétiens que ce qui nous semble aujourd’hui l’une des pièces essentielles de la philosophie chrétienne leur semblait de peu d’importance. Pour nous, ce qu’il paraît nécessaire d’établir avant tout, c’est l’immortalité de l’âme, gage de notre béatitude future. On surprendrait aujourd’hui beaucoup de chrétiens en leur disant que la croyance en l’immortalité de l’âme chez certains des plus anciens Pères est obscure au point d’être à peu près inexistante. C’est pourtant un fait [5], et il est [179] important de le noter parce qu’il met merveilleusement en relief l’axe central de l’anthropologie chrétienne et la raison de son évolution historique. Au fond, un Christianisme sans immortalité de l’âme n’eût pas été absolument inconcevable, et la preuve en est qu’il a été conçu [6]. Ce qui serait, au contraire, absolument inconcevable, c’est un Christianisme sans résurrection de l’Homme. L’homme meurt, son corps meurt, et rien ne serait irrémédiablement perdu, la Bonne Nouvelle ne serait pas rendue vaine si son âme mourait aussi, pourvu toutefois que l’homme fût assuré de ressusciter, dans son âme et dans son corps, afin de jouir tout entier d’une béatitude éternelle. Rien d’étonnant, par conséquent, que certains Pères aient admis la mort de l’âme et du corps dans l’attente de la résurrection et du jugement. Ce ne fut pourtant là qu’une courte hésitation dans l’histoire de l’anthropologie chrétienne. On comprit très vite, principalement sous l’influence du platonisme, qu’il y avait d’impérieuses raisons philosophiques d’affirmer l’immortalité de l’âme. A partir de ce moment, le problème prit un aspect nouveau, car il s’agissait de trouver une idée de l’homme telle que l’immortalité de son âme y fût concevable en même temps que la destinée future de son corps y fût assurée. La tradition philosophique grecque n’offrait le choix qu’entre deux solutions possibles du problème : celle de Platon et celle d’Aristote ; les penseurs chrétiens essayèrent successivement l’une et l’autre, et c’est seulement après douze siècles d’hésitations que la question trouva sa réponse lorsque, dépassant à la fois Platon et Aristote, la philosophie médiévale révéla son originalité créatrice dans le système de saint Thomas d’Aquin.

2) Solutions insuffisantes

Différentes solutions au problème ont été proposées : d’abord par les deux plus grands philosophes grecs ; puis, dans leur sillage, par deux philosophes musulmans parmi les plus grands ; enfin, toujours sur leur lancée, par les théologiens médiévaux parmi les plus grands. Même si l’ordre paraît (et est) systématique, il est aussi historique (donc narratif). Je privilégie ce dernier ordre pour ne pas multiplier les divisions.

a) La réponse insuffisante de Platon

1’) Exposé de sa réponse (§ 7)

L’homme se définit principalement par son âme qui est l’élément permanent face au corps changeant.

À première vue, nulle philosophie n’était plus pleine de promesses que celle de Platon, ou celle de son disciple Plotin, pour l’avenir de l’anthropologie chrétienne. Selon Platon, l’âme est essentiellement source de mouvement ou même, comme on peut lire dans le Phèdre (246 A), automotrice. De là à conclure que « ce mouvement qui se meut soi-même », et que nous appelons âme, est [180] naturellement doué de vie (Lois, 894 C-895 B), donc par le fait même immortel, il n’y a qu’un pas. C’est ce qui fait que le platonisme se plaît à souligner l’indépendance radicale de l’âme, qui donne la vie, à l’égard du corps, qui la reçoit d’elle. Dans le composée humain, l’âme constitue l’élément permanent, immuable, divin, au lieu que le corps est transitoire, changeant, périssable ; comme un homme est indépendant de son vêtement, survit à celui dont il se dépouille et peut en user plusieurs dans sa vie sans en souffrir, ainsi l’âme se dépouille progressivement du corps par la philosophie et meurt volontairement à la matière, jusqu’à ce que la mort du corps l’en délivre et la laisse vaquer à la contemplation des Idées. Il n’est pas de doctrine où l’indépendance de l’âme à l’égard du corps soit plus fortement soulignée que dans le platonisme, et c’est pourquoi, dès qu’ils sentirent l’importance de l’immortalité de l’âme, les Pères considérèrent naturellement Platon comme un allié.

2’) Reprise par saint Augustin (§ 8)

Augustin reprend Platon en tentant de le corriger par l’affirmation de l’unité de l’homme, âme et corps.

Rien de mieux en ce qui concerne l’âme ; mais que devient l’homme dans le platonisme ? Puisque c’est l’âme seule qui compte, il devient ce que les philosophes de l’Académie, en cela fidèles interprètes de la pensée du maître, définiront « une âme qui se sert de son corps [7] ». Saint Augustin lui-même, bien qu’il se défende contre certaines conséquences des principes fondamentaux du platonisme, a bien vu qu’il ne pouvait refuser d’accepter celle-là. L’homme, dit-il, tel du moins qu’il s’apparaît à lui-même, est « une âme raisonnable, qui se sert d’un corps terrestre et mortel [8] », ou, comme Augustin l’écrit ailleurs, c’est « une âme raisonnable qui a un corps ». Pourtant, on voit bien que le philosophe chrétien sent quelle difficulté se cache sous ces formules, car il ajoute aussitôt que l’âme raisonnable et le corps qu’elle a ne font pas deux personnes distinctes, mais un seul homme [9]. Son intention de sauvegarder l’unité de l’homme n’est donc pas douteuse, mais le peut-il avec ses principes ?

3’) Évaluation critique (§ 9)

Mais la solution d’Augustin ne permet pas de penser l’homme comme unité substantielle d’un corps et d’une âme.

On voit bien qu’il ne le peut pas, à ce fait que la définition augustinienne de l’âme est identique à la définition augustinienne de l’homme. Saint Augustin nous dit que l’homme n’est ni une âme [181] à part, ni un corps à part, mais une âme qui se sert d’un corps. Lorsque nous lui demandons par ailleurs de nous définir l’âme en elle-même, il répond qu’elle est « une substance rationnelle apte à gouverner le corps ››[10]. L’homme n’est donc, finalement que son âme ou, si l’on préfère, c’est l’âme même qui est l’homme. Sans doute, saint Augustin ne serait pas entièrement désarmé contre ce reproche. Il répondrait peut-être qu’une âme n’est âme que si elle a un corps dont elle puisse user et qu’un corps n’est corps que s’il est au service d’une âme, auquel’ cas, en effet, la définition de l’âme seule est équivalente à celle de l’homme tout entier. La vérité n’en est pas moins que ce bloc platonicien, introduit sans adaptation préalable dans la pensée chrétienne, y fait figure d’un corps étranger et que sa présence y soulève des difficultés inconnues au platonisme authentique. Que l’homme de Platon soit son âme, rien de plus naturel, car Platon n’a nul souci d’assurer l’unité ni la permanence du composé humain. Pour lui, l’union de l’âme et du corps est le résultat accidentel d’une chute ; c’est par une violence faite à sa nature que l’âme est enfermée dans le corps comme dans une prison ou dans une tombe, et c’est pourquoi tout l’effort de la philosophie doit tendre à l’en délivrer. Pour un chrétien, au contraire, il est d’abord impossible qu’un état naturel soit le résultat d’une chute, car l’union de l’âme au corps est naturelle et voulue par ce Dieu qui a dit lui-même de ses œuvres qu’elles sont bonnes : et vidit quod erant valde bona [11]. En outre, puisque c’est du salut de l’homme tout entier qu’il s’agit, la philosophie chrétienne ne saurait se proposer de sauver l’âme du corps, mais bien de sauver le corps par l’âme, et, pour qu’il en soit ainsi, il faut nécessairement que l’homme soit un composé substantiel, très différent de la juxtaposition accidentelle imaginée par Platon. C’est ce qui explique d’ailleurs que, si ferme sur l’affirmation de l’unité de l’homme, saint Augustin se reconnaisse incapable de la justifier. L’homme et son corps sont-ils deux chevaux attelés au même char, ou sont-ils unis comme le torse et le tronc d’un centaure, [182] ou l’âme est-elle l’homme au sens où le cavalier suppose sa monture ? Autant de questions auxquelles il refuse de répondre[12] et qui ne sont pour lui que l’occasion d’avouer son embarras.

b) La réponse insuffisante d’Aristote

1’) Exposé de sa réponse (§ 10)

Aristote définit l’âme comme forme du corps et donc montre l’unité de l’homme.

Ainsi, malgré les avantages incontestables qu’il présentait, le platonisme introduisait au sein de la philosophie chrétienne une difficulté latente, mais insurmontable. C’est ce qui permet de comprendre que la définition aristotélicienne de l’âme, si peu chrétienne d’apparence, ait été prise de bonne heure en considération par certains philosophes et théologiens. La chose ne se fit pas sans résistance et l’opposition des platoniciens devait être tenace. Nemesius a laissé une critique sévère de la définition d’Aristote qui, transmise au moyen âge sous l’autorité de Grégoire de Nysse, a exercé une influence profonde et durable sur l’histoire de la controverse [13]. Pourtant, lorsqu’on en arrive au début du xiiie siècle, c’est chose commune de rencontrer cette définition parmi nombre d’autres qui, en quelque sens que ce soit, sont toutes considérées comme acceptables. L’âme, selon Aristote, est l’acte ou la forme du corps organisé, qui a la vie en puissance. La relation de l’âme au corps est donc un cas particulier de la relation plus générale de la forme à la matière. En un sens, la forme et la matière sont séparables, puisque telle forme particulière n’est pas nécessairement destinée par sa nature à informer telle matière particulière, mais, en un autre sens, on doit les dire inséparables, au moins dans les substances concrètes, parce que les formes de ce genre ne sauraient exister à part d’une matière quelconque. L’âme humaine étant précisément une forme de ce genre, on voit immédiatement quels avantages et quels inconvénients il peut y avoir à en donner une telle définition.

2’) Évaluation critique (§ 11 et 12)
a’) En positif (§ 11)

Aristote montre l’unité de l’homme.

Les avantages sont évidents. Pour le philosophe qui s’inspire d’Aristote, l’unité substantielle de l’homme ne soulèvera jamais aucune difficulté, car le corps et l’âme ne sont pas deux substances, mais les deux éléments inséparables d’une seule et même substance. On conçoit aisément que des philosophes chrétiens, préoccupés qu’ils étaient d’assurer la permanence et l’unité du composé humain, se soient sentis rassurés par cette solution du problème. Inversement, il était difficile de concéder à Aristote que l’âme est [183] la forme du corps sans accepter en même temps les conséquences qui découlent nécessairement de ce principe. Or, il se trouve que, comme dans le cas de Platon, certaines de ces conséquences sont inquiétantes pour un philosophe chrétien. On ne peut suivre Platon dans sa démonstration de la substantialité de l’âme sans mettre en danger l’unité de l’homme ; on ne peut suivre Aristote dans sa démonstration de l’unité de l’homme sans mettre en danger, avec la substantialité de l’âme, son immortalité.

b’) En négatif (§ 12)

Aristote met en danger la substantialité de l’âme et donc son immortalité.

Dès lors, en effet, que la réalité concrète est définie comme l’union d’une forme et d’une matière, il devient impossible de considérer l’un de ces deux éléments comme une substance proprement dite. Tant que l’union de l’âme et du corps dure, l’homme dure, car c’est lui qui est la substance ; mais aussitôt que cette union se défait, ce n’est pas seulement l’homme, c’est tout autant son corps et son âme qui cessent de durer. Un cadavre n’est plus un corps humain, c’est de l’organique, en voie de retour à l’inorganique, et quant à l’âme de l’animal, comment survivrait-elle à l’animal, puisqu’elle en fait partie et que cet animal n’existe plus ? Il est vrai qu’Aristote lui-même a senti quelle difficulté sa doctrine soulève en ce qui concerne l’homme. Le fait est d’autant plus remarquable que, chez lui, la théologie au sens chrétien du mot ne joue évidemment aucun rôle. Ce n’est pas parce que Dieu l’a dit aux hommes, c’est parce que l’observation rationnelle le lui fait voir, qu’il sait que l’homme n’est pas un animal comme les autres. Animal raisonnable, l’être humain semble posséder en soi plus que la forme de son corps ; il y a dans l’âme humaine un principe d’opérations indépendant du corps dans son exercice et par conséquent supérieur à ce que serait une simple forme substantielle, c’est l’intellect. Lorsque Aristote en arrive à définir le rapport de cet intellect au corps, son embarras est extrême. Il se demande si l’on peut le définir comme analogue au rapport du pilote à son navire, et ne répond pas [14] ; il ajoute que la nature de cet intellect ne lui est pas encore claire, mais que l’on serait tenté de le considérer comme un autre genre d’âme, le seul qui soit séparé du corps comme l’immortel l’est du mortel [15] ; dans une formule brève et fugitive, il dit encore que cet intellect vient à l’âme « du dehors [16] », ce qui suggère, en effet, la possibilité de son retour ultérieur à sa source et de sa survie. Mais alors que devient [184] l’unité substantielle de l’être humain ? Comment ce qui est forme du corps individuel peut-il être en même temps séparé de ce corps individuel ? C’est un point capital sur lequel Aristote nous laisse sans réponse. Tout porte à croire que, dans sa pensée, l’homme n’est bien que l’union de son âme et du corps dont elle est la forme, et que cet intellect dont il parle est une autre substance intellectuelle, en contact et communication avec notre âme, séparée de notre corps par le fait même qu’elle n’entre pas dans la composition de notre individualité concrète, immortelle par conséquent, mais d’une immortalité qui est sienne et non pas nôtre.

c) La réponse insuffisante des philosophes musulmans

1’) La solution d’Averroès (§ 13)

La solution d’Aristote sera reprise par Averroès qui en tirera la conséquence très problématique du monopsychisme (Gilson ne fait que l’évoquer sans l’énoncer).

Telle sera, en fait, l’interprétation d’Aristote proposée par Averroès, celui qui passera aux yeux du moyen âge pour le Commentateur par excellence. Elle n’est pas sans s’appuyer sur des textes assez forts [17], et l’on ne peut nier qu’elle s’accorde avec l’orientation générale du système, mais elle est strictement inacceptable pour des penseurs chrétiens, car ce que le Christianisme promet à l’homme, c’est son immortalité individuelle et non celle d’une substance séparée qui ne serait pas la sienne. Toute la controverse anti-averroïste menée au xiiie siècle par saint Bonaventure, Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin suffit à prouver l’incompatibilité radicale des deux doctrines, et le fait est si connu des historiens qu’il est superflu d’insister [18]. Ce qu’il importe de noter, au contraire, c’est l’effort des philosophes chrétiens pour sortir des impasses où les engageaient Platon et Aristote, et le résultat de leur effort.

2’) La solution d’Avicenne
a’) Énoncé (§ 14)

Avicenne cherche à sauver de concert l’immortalité platonicienne de l’âme et l’unité aristotélicienne du composé humain.

Si embarrassante que fût la position du problème, on n’eut jamais l’impression qu’elle fût désespérée. Pour mieux dire, il y eut toujours une solution que l’on acceptait faute de mieux et qui permettait d’en attendre une meilleure du progrès de la réflexion philosophique. Saint Augustin était toujours là, maintenant à la fois l’immortalité de l’âme et l’unité de l’homme, et l’on pouvait tenir avec lui les deux bouts de la chaîne sans voir clairement où ils se rejoignent. D’autre part, il se trouvait qu’Avicenne, dont les œuvres traduites en latin se répandirent au début du xiiie siècle, avait dû résoudre pour son propre compte un problème analogue et l’on eut naturellement l’idée de lui emprunter les éléments d’une solution. Gomme son maître Alfarabi, Avicenne croyait que la compilation néo-platonicienne connue sous le nom de Théologie d’Aristote était vraiment une œuvre d’Aristote ; toute sa philo[185]sophie suppose donc un effort pour opérer la synthèse de cet apocryphe avec la doctrine contenue dans les œuvres authentiques d’Aristote, ce qui revenait à tenter la synthèse d’Aristote et de Platon. Or, d’une part, les penseurs chrétiens devaient retrouver avec plaisir chez Avicenne tout ce que, grâce à saint Augustin, leur propre tradition avait assimilé déjà de platonisme ; d’autre part, ce dont ils avaient besoin sur ce point était précisément une doctrine capable de sauver à la fois l’immortalité platonicienne de l’âme et l’unité aristotélicienne du composé humain. Avicenne venait donc à point nommé et c’est ce qui explique la profondeur de son action sur la philosophie chrétienne des xiiie et xive siècles. On essaya donc de le débarrasser des éléments inassimilables au Christianisme qu’il contenait, de réduire ses principes à ceux de saint Augustin et de subordonner à ces principes les éléments aristotéliciens qu’il était nécessaire de garder. Quels furent les résultats de ce travail sur le point qui nous intéresse ?

b’) Exposé (§ 15)

Avicenne distingue substance ou essence et fonction : en elle-même, l’âme est substance ; mais par rapport au corps, elle exerce une fonction, à savoir qu’elle est forme du corps.

En ce qui concerne la définition même de l’âme, il put sembler d’abord que le travail était entièrement fait. Pour Avicenne, deux points de vue sur l’âme sont également possibles. Considérée en elle-même, c’est-à-dire dans son essence, elle est une substance spirituelle, simple, indivisible et par conséquent indestructible ; sous ce rapport, la définition qu’en donne Platon est donc entièrement satisfaisante. Considérée dans son rapport au corps qu’elle anime, on peut dire que la première et la plus fondamentale des fonctions qu’elle y exerce est d’en être la forme ; sous ce rapport, c’est Aristote qui a raison, et l’âme est bien la forme du corps organisé, qui a la vie en puissance. Un exemple simple, emprunté à Avicenne lui-même, fait comprendre aisément le sens de sa doctrine. Je vois un passant, je vous demande ce que c’est, et vous répondez : « C’est un ouvrier ». Supposons que la réponse soit juste et que ce passant soit, en effet, un ouvrier, ce n’est cependant pas une réponse complète, ni même la plus profonde que l’on puisse faire, car avant d’être un ouvrier, ce passant est un homme : il est homme par son essence et ouvrier par sa fonction. Le cas de l’âme est tout semblable. En elle-même, l’âme est une substance qui exerce la fonction de forme, et c’est d’ailleurs pourquoi l’on ne saurait craindre qu’elle soit affectée par la destruction du corps qu’elle anime ; quand le corps meurt, c’est simplement qu’elle cesse d’y exercer ses fonctions [19].

c’) Évaluation critique (§ 16)

En fait, elle est concomittante de la présentation des théologiens médiévaux.

[186] De prime abord, rien de plus satisfaisant pour des chrétiens qu’une telle doctrine. Puisque l’âme est une substance, elle est immortelle ; puisque l’âme est une forme, l’homme est un. En fait, c’est la solution avicennienne du problème que l’on retrouve dans la Somme dite d’Alexandre de Hales, dans le Commentaire de saint Bonaventure sur les Sentences et chez plusieurs théologiens de moindre importance. Pour mieux assurer la substantialité de l’âme, saint Bonaventure renforce même la doctrine d’Avicenne par celle de Gebirol ; il enseigne que l’âme est composée d’une forme et d’une matière incorporelle. Bien qu’il refuse d’admettre cette composition hylémorphique de l’âme, Albert le Grand maintient que sa vraie définition est celle qu’Avicenne en a donnée ; nul n’en comprend mieux que lui le caractère composite et qu’elle représente un effort désespéré pour concilier des inconciliables : « S’il s’agit de définir l’âme en elle-même, écrit-il, nous donnerons raison à Platon ; s’il s’agit, au contraire, de la définir comme forme du corps, nous donnerons raison à Aristote [20] ». La pensée chrétienne incline ici vers un éclectisme facile, mais les éclectismes ne sont jamais faciles qu’en apparence ; ils durent le temps de comprendre la différence entre s’accorder les principes dont on a besoin pour justifier ses conclusions et ne s’accorder que les justifications qui découlent nécessairement des principes. Ici comme ailleurs, c’est le thomisme qui est venu troubler la quiétude des solutions paresseuses et déterminer de nouveaux progrès.

c) La réponse insuffisante des théologiens médiévaux

1’) Énoncé (§ 16)

Ces théologiens (surtout Bonaventure et Albert le Grand) tiennent ensemble Platon (pour l’âme en elle-même) et Aristote (pour l’union de l’âme et du corps).

Au fond, toute la difficulté revient à ceci : l’homme est une unité donnée comme telle, dont c’est l’œuvre propre du philosophe que de rendre compte. Lorsque je dis que je connais, je ne veux pas dire que mon corps connaît par mon âme, ou que mon âme connaît grâce à mon corps, mais que cet être concret que je suis pris dans son unité, exerce l’acte de connaître. Il en est de même si je dis que je vis, ou simplement que je suis : je, ce n’est ni le corps ni l’âme, c’est l’homme. C’est pourquoi l’éclectisme d’Albert le Grand n’est pas vraiment une réponse à la question posée. Tant que les fonctions animatrices de l’âme ne sont pas incluses dans la définition de son essence même, l’union de l’âme et du corps reste un accident sans aucune nécessité métaphysique. En tant que substance, l’âme reste exactement ce qu’elle est, soit qu’elle informe son corps, soit qu’elle ne l’informe pas. Sans doute, on [187] peut essayer de sauver la situation en disant qu’il est « naturel » à l’âme d’être forme du corps ; on peut aller encore plus loin et lui attribuer une sorte d’inclination naturelle vers son corps, mais il reste toujours vrai de dire que l’union avec le corps n’est pas incluse dans l’essence de l’âme en tant qu’âme. Or, s’il en est ainsi, l’homme n’est pas un être par soi, mais un être par accident ; je ne peux plus dire que je suis, ou que je vis, ou que je pense, sans entendre par là que je suis une âme qui est, vit et pense, et qui serait, vivrait, penserait aussi bien ou mieux sans le corps auquel elle est unie. Rien d’étonnant qu’Avicenne ait anticipé la position de Descartes : si l’âme est une substance essentiellement séparable du corps, chaque fois que je dis : je pense, c’est de mon âme seule que j’affirme en concluant : je suis [21].

2’) Évaluation critique (§ 17)

Cet éclectisme, notamment celui d’Albert le Grand ne rend pas compte de l’unité du corps humain : ce n’est ni le corps ni l’âme qui agit, mais c’est le composé, le je humain.

Telle est précisément la raison pour laquelle saint Thomas a dû reprendre la question à pied d’œuvre et en reconstruire complètement la solution. Rarement l’histoire des idées a présenté plus bel exemple d’un effort philosophique typiquement chrétien, parce qu’il n’est jamais mieux apparu que c’est en se faisant plus vraiment philosophie qu’une philosophie devient plus chrétienne. Pourtant, jamais non plus effort philosophique ne fut plus mal récompensé. Et la raison demeure la même. Saint Thomas emploie la terminologie d’Aristote et il use des principes d’Aristote : pour lui, chacun le sait, l’âme se définit comme forme du corps organisé, qui a la vie en puissance ; d’autre part, refusant d’accepter les principes du platonisme, éliminant même de la philosophie médiévale ce que la tradition de saint Augustin y avait introduit de platonisme sur ce point, il prétend maintenir l’immortalité individuelle des âmes, que peut seule justifier la philosophie de Platon. Ne doit-on pas dire, comme on ne s’en est pas fait faute, que c’est le thomisme qui est un éclectisme, et même le pire de tous, puisque c’est un éclectisme incohérent ?

3) Solution déterminante

a) Problème (§ 18)

Thomas n’est-il pas lui aussi éclectique, et de la pire espèce, qui est incohérente ? En effet, il emploie les mots et les principes d’Aristote (âme forme du corps) ; mais il leur donne un sens platonicien (l’âme est une substance immatérielle et immortelle).

Telle est précisément la raison pour laquelle saint Thomas a dû reprendre la question à pied d’œuvre et en reconstruire complètement la solution. Rarement l’histoire des idées a présenté plus bel exemple d’un effort philosophique typiquement chrétien, parce qu’il n’est jamais mieux apparu que c’est en se faisant plus vraiment philosophie qu’une philosophie devient plus chrétienne. Pourtant, jamais non plus effort philosophique ne fut plus mal récompensé. Et la raison demeure la même. Saint Thomas emploie la terminologie d’Aristote et il use des principes d’Aristote : pour lui, chacun le sait, l’âme se définit comme forme du corps organisé, qui a la vie en puissance ; d’autre part, refusant d’accepter les principes du platonisme, éliminant même de la philosophie médiévale ce que la tradition de saint Augustin y avait introduit de platonisme sur ce point, il prétend maintenir l’immortalité individuelle des âmes, que peut seule justifier la philosophie de Platon. Ne doit-on pas dire, comme on ne s’en est pas fait faute, que c’est le thomisme qui est un éclectisme, et même le pire de tous, puisque c’est un éclectisme incohérent ?

b) Énoncé (§ 19)

La réponse est la suivante : la forme qu’est l’âme confère la substantialité.

La seule réponse possible à la question se trouve dans un examen critique des formules dont il use, mais surtout de la signification qu’il leur donne. Pour éclairer d’avance le sens de cette discussion, nous pouvons dire dès à présent que l’âme thomiste n’est ni une substance qui jouerait le rôle de forme, ni une forme qui ne saurait être une substance, mais une forme qui possède et confère la substantialité ; Rien de plus simple, et pourtant on chercherait [188] vainement avant saint Thomas un philosophe qui en ait eu l’idée [22], et l’on trouverait aujourd’hui même bien peu de philosophes qui soient capables d’en expliquer correctement la signification.

c) Exposé historique (§ 20)

Aristote a donné des exemples de formalités fondant la substantialité dans les intelligences séparées.

Pour la comprendre, il y a d’abord lieu de remarquer que, bien qu’elle n’ait pas été découverte par Aristote, cette solution du problème n’est pas en contradiction avec ses principes. Tout au contraire, lorsqu’on objecte que l’âme ne saurait être à la fois substance et forme d’une substance, on oublie qu’il y a dans le péripatétisme authentique des substances qui sont de pures formes. En un sens, on pourrait même dire que plus une forme est purement forme, plus aussi elle est substantielle. C’est parce que la pensée divine est suprêmement immatérielle qu’elle est suprêmement formelle, et c’est parce qu’elle est suprêmement formelle qu’elle est acte pur. Il en est de même, sur un plan inférieur, des Intelligences séparées d’Aristote ; ce sont des formes immatérielles pures de toute matière, et pourtant elles subsistent, ce qui revient à dire qu’elles sont des substances [23]. Pour qui se souvient de ces faits bien connus, le problème apparaît immédiatement susceptible d’une solution différente de celle que l’on attribue à tort à saint Thomas. S’il y a des raisons positives de considérer l’âme comme une substance, rien ne nous empêchera d’admettre en même temps qu’elle soit une forme, puisque c’est, au contraire, sa formalité qui fonde sa substantialité. La question qui se pose est tout autre ; il s’agit de savoir pourquoi cette forme est celle d’un corps, mais non point du tout de savoir. si l’âme est forme, et le premier problème que nous ayons à résoudre est donc celui de sa substantialité. [189]

d) Exposé doctrinal

Gilson progresse dans son exposé en posant trois difficultés

1’) Premier problème : la substantialité de l’âme
a’) Énoncé (§ 21)

L’âme ne peut pas être substantielle, car une substance est nécessairement corporelle.

Par une coïncidence qui n’a rien de fortuit, c’est un texte de saint Augustin que saint Thomas invoque pour appuyer sa démonstration de la substantialité de l’âme, et ce texte affirme précisément que la seule cause qui empêche les hommes d’admettre cette vérité est leur inaptitude à concevoir une substance qui ne soit pas corporelle [24]. En réalité, de saint Augustin à saint Thomas, le problème subit une transposition. Pour le jeune saint Augustin lui-même et ceux qu’il critique au temps de son âge mûr, la question n’est pas de savoir si l’âme est substance, mais bien si l’on peut concevoir une substance non corporelle. Chez saint Thomas, si l’âme existe, son incorporéité ne laisse place à aucun doute, mais il n’en est pas de même de sa substantialité, et c’est sur ce point précis que porte tout l’effort de sa démonstration [25].

b’) Solution

1’’) Principe (§ 22)

Une opération distincte suppose une substance distincte.

Le principe dont elle découle, on semble l’avoir trop peu remarqué, c’est que toute opération distincte suppose une substance distincte. On ne connaît, en effet, les substances qu’à leurs opérations et, inversement, les opérations ne s’expliquent que par les substances. Nous savons ce qu’est l’être, et notamment qu’il est actualité comme par définition ; c’est même là ce que nous avons considéré comme le fondement ultime de la causalité dans les êtres concrets ; en disant que tout être est en tant qu’il est en acte et qu’il n’opère qu’en tant qu’il est en acte, nous avons identifié le principe de l’activité des êtres à leur actualité [26]. Si donc il y a des actes de connaissance intellectuelle, leur cause ne peut être un principe abstrait tel que la pensée en général, ce doit nécessairement être un principe concret, réel et par conséquent subsistant dans une nature déterminée. D’un mot, partout où il y a des actes de pensée, il y a des substances pensantes. Qu’on les nomme du nom que l’on voudra, la chose est sans importance pour la question qui nous occupe. Qu’elles se nomment des pensées (manies) dans [190] la terminologie augustinienne, ou plutôt des intellects (intellectus) dans la terminologie thomiste, ce sont de toute façon des choses qui pensent et dont il reste seulement à préciser la nature.

2’’) Application (§ 23)

Or, certaines opérations (intellectives) sont immatérielles ; elles se fondent donc sur des substances immatérielles. Tel est le cas de l’âme humaine.

Les opérations dont les intellects sont les principes sont des opérations cognitives. Par l’intellect, nous sommes capables de connaître la nature de toutes les choses corporelles ; or, pour pouvoir connaître toutes choses, la première condition est de n’être aucune d’elles en particulier, car si l’intellect possédait une nature corporelle déterminée, il ne serait qu’un corps parmi les autres, limité à son propre mode d’être et incapable d’appréhender des natures différentes de la sienne. Autrement dit, la substance pensante qui connaît les corps ne saurait elle-même être un corps. Il résulte de là que s’il existe tant d’êtres incapables de connaissance, c’est précisément parce qu’ils ne sont rien d’autre que des corps, et que s’il existe des êtres corporels qui pensent, le principe de leur activité cognitive ne se trouve pas dans leur corporéité. C’est pourquoi l’intellect humain, du fait même qu’il est un intellect, doit être considéré comme une substance incorporelle aussi bien dans son être que dans ses opérations [27].

2’) Deuxième problème : la substantialité de l’intellect (§ 24)

Or, ces opérations immatérielles sont celles de la puissance intellectuelle. Par conséquent, le principe intellectif est la forme (substantielle) de l’homme.

S’il en est ainsi, qu’est-ce qui nous interdit d’aller plus loin et d’identifier l’intellect avec l’homme. C’est précisément le fait que les hommes n’accomplissent pas que des opérations intellectuelles. Même si l’on voulait identifier l’homme avec son âme, on se heurterait à une difficulté du même genre. Une telle identification serait possible dans la doctrine de Platon ou dans celle de saint Augustin, parce que, pour ces philosophes, la sensation est une opération propre de l’âme et que le corps n’y joue aucun rôle. C’est pourquoi, d’ailleurs, nous les avons vus définir l’homme comme une âme qui se sert d’un corps [28]. Mais, puisque nous refusons de dissocier l’unité de l’homme en deux moitiés accidentellement unies, il nous faut nécessairement admettre que la forme substantielle que nous avons décrite n’est qu’une partie de l’homme. Tout se passe donc comme si l’homme était composé d’une matière corporelle organisée par une forme et d’une substance intellectuelle qui informe et organise cette matière. Il nous faut donc aller jusque-là pour rester fidèle aux données de notre problème : c’est [191] l’intellect lui-même, substance incorporelle, qui est la forme du corps humain [29].

3’) Troisième problème : la substantialité de l’homme
a’) Énoncé (§ 25)

L’âme humaine (l’intellect) est substance ; et pourtant, elle est forme du corps, les deux constituant un tout substantiel qui est l’homme. Il y a donc contradiction : la partie est identifiée au tout.

C’est ici peut-être que les difficultés internes du thomisme vont sembler le plus insurmontables. Accordons que l’intellect soit une substance incorporelle ; comment peut-il être en même temps partie d’une autre substance et former cependant avec elle un tout qui ne soit pas un composé simplement accidentel ? D’un mot, on ne voit pas comment une doctrine qui commence avec Platon pourra finir avec Aristote, et l’incohérence de l’éclectisme chrétien semble plus menaçante que jamais. Pourtant, la position de saint Thomas est bien différente de celle de ses prédécesseurs, et beaucoup plus favorable. Il ne perd jamais de vue le fait que, de même que c’est l’homme, et non pas une sensibilité, qui sent, c’est l’homme, et non pas un intellect, qui pense. Comme tous les autres faits, celui-là n’a pas à être déduit, mais constaté. Il existe des êtres différents et par conséquent d’autres êtres concevables. Les Intelligences pures sont « des formes subsistantes séparées de tout corps ; les animaux et les plantes sont des formes corporelles non subsistantes ; les hommes sont des formes corporelles subsistantes. Pourquoi ? Précisément parce que ces substances ne peuvent subsister que comme formes de certains corps. » Elles sont des intellects, et par conséquent des substances capables d’appréhender l’intelligible ; en ce sens, rien ne manque à leur substantialité. Mais un intellect sans un corps est comme une main séparée de son corps [30], une partie d’un tout, impuissante et inerte lorsqu’on l’en sépare. Supposons donc simplement qu’il y ait des substances spirituelles trop débiles pour appréhender directement un autre intelligible que celui qui se trouve inclus dans les corps, des intellects tels que les nôtres, c’est-à-dire aveugles et comme éblouis par l’intelligible pur, mais ouverts pourtant à celui qui se trouve engagé dans la matière, il est évident que de telles substances ne pourraient entrer en relation avec le monde des corps que par l’intermédiaire d’un corps; pour appréhender les formes sensibles qu’elles élaboreront en intelligibles, il leur faut elles-mêmes devenir formes d’un corps sensible, descendre en quelque sorte sur le plan de la matière pour communiquer avec elle. Il le leur faut, et c’est [192] là le point essentiel, précisément pour être le genre de substances qu’elles sont [31].

b’) Solution (§ 26)

Gilson répond à l’objection en affirmant que, pour Thomas, la substantialité, comme l’actualité du corps, se reçoit de l’âme.

Pour interpréter correctement le sens de la réponse thomiste, il n’est pas inutile d’observer que son apparente difficulté tient à une illusion dont l’imagination est la cause. En disant que l’homme est une substance concrète et complète en soi, on ne contredit aucunement la thèse qui affirme la substantialité de l’âme. L’erreur d’interprétation que l’on peut commettre sur ce point tient à ce que l’on imagine le corps et l’âme comme deux substances avec lesquelles on tenterait d’en fabriquer une troisième, qui serait l’homme. C’est dans ce cas, en effet, que l’homme thomiste serait une mosaïque de pièces rapportées, les unes empruntées à Platon, les autres à Aristote. En réalité, l’homme chrétien est tout autre chose, car, ainsi que nous aurons bientôt l’occasion de le voir, bien que l’homme seul mérite pleinement le nom de substance, c’est à la substantialité de son âme qu’il doit toute sa substantialité. Car l’âme humaine est acte, donc elle est une chose pour soi et une substance ; le corps, ‘au contraire, bien que l’âme ne puisse développer sans lui la plénitude de son actualité, n’a d’actualité ni de subsistance que celles qu’il reçoit de sa forme, c’est-à-dire de son âme. C’est d’ailleurs pourquoi la corruption du corps ne [193] saurait entraîner celle de l’âme [32], car si le principe qui donne au corps son être actuel s’en retire, le corps se dissout, mais la dissolution de ce qui tient son être de l’âme ne saurait affecter celui de l’âme [33]. La substance homme n’est donc pas une combinaison de deux substances, mais une substance complexe qui doit à l’un seulement de ses principes constitutifs sa substantialité. On aperçoit ici ce que la pensée chrétienne ajoute de signification nouvelle aux formules d’Aristote, même lorsqu’elle les reprend dans leur teneur littérale. Les âmes deviennent des substances immortelles qui ne peuvent développer leur activité sans le concours d’organes sensoriels ; pour obtenir ce concours, elles actualisent une matières [34] ; cette matière n’est un corps que par elles, elles ne sont pourtant elles-mêmes que dans un corps ; l’homme n’est donc ni son corps, puisque le corps ne subsiste que par l’âme, ni son âme, puisqu’elle demeurerait vide dans ce corps ; il est l’unité d’une âme qui substantialise son corps et du corps en qui cette âme subsiste. Par là, nous sommes conduits au seuil d’un nouveau problème, dont la discussion ne sera pas sans jeter quelque lumière sur le sens des conclusions qui précèdent, celui de l’individualité et de la personnalité.

Pascal Ide

[1] Ce point a été bien vu par Henri Ritter, Histoire de la philosophie chrétienne, Paris, Ladrange, 1843, t. I, p. 7-10 ; notamment : « Nous proposant de parler de son influence sur la philosophie, nous devons essayer de nous exprimer clairement sur cette doctrine religieuse (le Christianisme). Nous trouvons l’esprit du Christianisme résumé dans la promesse de la vie éternelle, c’est-à-dire de l’accomplissement de toutes choses par notre réunion spirituelle avec Dieu, c’est-à-dire encore de l’appel fait à tous les êtres raisonnables pour former un État où les créatures subiront une magnifique transfiguration. Si l’on tenait cette formule générale pour trop simple, parce qu’elle ne renferme pas tous les articles fondamentaux de la foi chrétienne, on pourrait examiner si cependant toute la richesse de la doctrine chrétienne, de la vie et de l’aspiration chrétienne n’y est pas comprise ›› (op. cit., p. 8). C`est pourquoi Ritter dit un peu plus loin, et son intuition n’est pas sans profondeur, que le commencement de l’histoire moderne ne pouvait consister que dans une Bonne Nouvelle, c’est-à-dire une promesse, parce qu’il ne pouvait se rencontrer ni sur une route empirique ni sur une route philosophique (Ibid.). On peut, en effet, se demander comment nous apparaîtrait l’Antiquité si nous n’en étions pas séparés, comme nous le sommes, par la Promesse chrétienne ? Il y a une leçon très importante, même pour la métaphysique, à tirer de la simple existence d’une chronologie chrétienne, car elle suppose la reconnaissance, au cours de l’histoire du monde, d’un commencement absolu.

[2] Saint Paul, I Corinth., XV , 12-19.

[3] Op. cit., XV, 52-53.

[4] De resurrectione, VIII, dans Rouët de Journel, Enchiridion patristicum, texte 147, p. 58-59.

[5] On peut noter à ce sujet deux points intéressants : I. Même les Pères qui admettent l’immortalité de l’âme refusent immédiatement- de concéder à Platon que l’âme soit naturellement immortelle. Pour Platon, l’âme est vie ; pour les penseurs chrétiens, si elle est vie, elle est Dieu ; donc l’âme ne peut être immortelle que parce qu’elle a reçu la vie et en vertu d’un décret de Dieu : en ce sens, l’âme humaine ressemble plus aux dieux indestructibles du Timée, indissolubles par décret (Timée, 41 A), qu’à l’âme naturellement immortelle du Phédon. Voir Justin, Dialogue avec Tryphon, VI, 1 ; il reste quelque chose de cette notion chez saint Augustin : E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 69 ; 170, note l, et 186. II. Il est parfois difficile de déterminer si les anciens Pères parlent de l’immortalité de l’âme ressuscitée ou de l’immortalité de l’âme entre la mort du corps et sa résurrection. Les expressions de Justin sont obscures : « De même que l’homme n’existe pas perpétuellement et que le corps ne subsiste pas toujours uni à l’âme, mais que, lorsque cette harmonie doit être détruite, l’âme abandonne le corps et l’homme n’existe plus, de même aussi, lorsque l’âme doit cesser d’être, l’esprit de vie s’échappe d’elle ; l’âme n’existe plus et s’en retourne à son tour là d’où elle avait été tirée. » Justin, op. cit., VI, 2. Si elle n’existe plus du tout, où peut-elle retourner, et Justin veut-il dire seulement qu’elle n’existe plus comme âme ? Il est difficile d’en décider. Même obscurité chez Tatien, Discours aux Grecs, chap. XIII : « L’âme humaine, en soi, n’est pas immortelle, Ô Grecs, elle est mortelle ; mais cette même âme est capable aussi de ne pas mourir. Elle meurt et se dissout avec le corps, si elle ne connaît pas la vérité, mais elle doit ressusciter plus tard, à la fin du monde, pour recevoir avec son corps, en châtiment, la mort dans l’immortalité ; et, d’autre part, elle ne meurt pas, fût-elle dissoute pour un temps, quand elle a acquis la connaissance de Dieu » (trad. Aimé Puech, Paris, Alcan, 1903, p. 125). Il semble difficile de ne pas admettre ici que Tatien croit à une sorte de mort de l’âme, suivie d’une résurrection pour une vie éternelle ou pour une damnation éternelle. Quant à Irénée, il se représente les âmes comme survivant à leur corps, mais les imagine sous l’aspect de fantômes reconnaissables, ces âmes ayant pris la forme de leurs corps comme de l’eau qui a gelé dans un vase (Adversus Haereses, L. II, 19, 16, et L. II, 34, l). Ceci nous conduit à Tertullien, dont le matérialisme radical marque l’extrême limite des variations possibles de la philosophie chrétienne, mais c’en est une forme trop manifestement aberrante pour qu’il y ait lieu d’insister : cf. Tertullien, De anima, Vl.

[6] Il est extrêmement probable que ce que l’on a nommé la doctrine « mortaliste » du xviie siècle n’était primitivement qu’un retour à la position des premiers Pères, et non, comme on semble parfois le croire, une manifestation de l’esprit libertin.

[7] Alfred Edward Taylor, Plato: The Man and His Work, London, Methuen & Cie, 1926n p. 190.

[8] Saint Augustin, De moribus  ecclesiae, L. I, 27, 52 : « Homo igitur, ut homini apparet, anima rationalis est mortali atque terreno utens corpore. ›› Patr. lat., t. 32, col. 1332.

[9] « Quid est homo ? Anima rationalis hahens corpus. Anima rationalis hahens corpus non facit duas personas, sed unum hominem. » (Saint Augustin, In Joan. Evang., XIX, 5, 15 ; Patr. lat., t. 35, col. 1553). Même instance dans cette autre formule : «  homo non est corpus solum, vel anima sola, sed qui ex anima constat et corpore » (De civit. Dei, L. XIII, 24, 2; Patr. lat., t. 41. col. 399.

[10] « Si autem definiri tibi animum vis, et ideo quaeris quid sit animus, facile respondeo. Nam mihi videtur esse substantia quaedam rationis particeps, regendo corpori accommodata. » (Saint Augustin, De quantitate animae, L. XIII, 22; Patr. lat., t. 32, col. 1048). Cette définition sera souvent reprise au moyen âge, surtout parce qu’elle a été reprise par l’apocryphe augustinien : De spiritu et anima, cap. 1 (Patr. lat., t. 40, qui. 781).

[11] Genèse, I, 31. Saint Augustin a fort bien senti le péril auquel le platonisme exposait la pensée chrétienne sur ce point, car il avait sous les yeux l’exemple d’Origène, dont il critique sévèrement la doctrine : De civit. Dei, L. XI, 23, 1-2 ; Patr. lat., t. 41, col. 336-337.

[12] Saint Augustin, De moribus ecclesiae, I, 4, 6 ; Patr. lat., t. 32, col. 1313.

[13] Némésius, évêque d’Émèse (ive – ve siècle), voit dans la définition de l’âme comme forme du corps un danger mortel pour la substantialité de l’âme et par conséquent aussi pour son immortalité. Voir Migne, Patr. gr., t. 40, col. 560 b, c. Sur les traductions latines médiévales de son Premnon physicon, voir Bernhard Geyer (éd.), Friedrich Ueberwegs Grundriss der Geschichte der Philosophie der Patristischen und Scholastischen Zeit., t. II, Berlin, 111928, p. 118.

 

[14] Aristote, De anima, L. I, l, 413 a, 5-9.

[15] Op. cit., L. I, 2; 413 b, 24-27.

[16] De gener. anim., 736 b, 28.

[17] Aristote, De anima, III, 5 ; 430 a, 10-25.

[18] Félix P. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au xiiie siècle, coll. « Les philosophes belges » t. VI, Louvain, Institut Supérieur de Philosophie de l’Université, 1911 ; Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, Paris, Vrin, 1924, p. 16.

[19] On trouvera les textes nécessaires rassemblés dans l’étude de Marie-Dominique Roland-Gosselin, « Sur les relations de l’âme et du corps d’après Avicenne », Mélanges Mandonnet, Paris, Vrin, 1930, t. II, p. 47-54.

[20] « Animam considerando secundum se, consentiemus Platoni ; considerando autem eam secundum formam animationis quam dat corpori, consentiemus-Aristoteli. » (Albert Le Grand, Summa theologica, II, tr. 12, qu. 69, membr. 2, art. 2-.

[21] Voir le curieux texte d’Avicenne, Lib. VI naturalium, pars V, cap. I, cité dans Étienne Gilson, « Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, 4 (1930), p. 40-41.

[22] Il y a lieu pourtant de noter que l’on connaît mal ce que saint Thomas doit aux commentateurs grecs d’Aristote. Peut-être le progrès de l’histoire établira-t-il que tel d’entre eux l’avait devancé sur ce point. On songe naturellement à Jean Philopon, aristotélicien et chrétien, qui semble un prédécesseur- tout désigné de saint Thomas.

[23] Ces Intelligences séparées, formes pures et subsistantes comme telles, ont leur équivalent dans la doctrine thomiste ; ce sont les Anges, qui sont des substances séparées, parce que ce sont des formes séparées. Or, ces formes sont individuelles. Il est vrai que, dans la doctrine thomiste, chaque ange forme une espèce à part. Puisqu’en effet les anges n`y sont pas composés de matière et de forme et que c’est la matière qui est le principe d’individuation, il est impossible qu’il existe deux anges de même espèce (Sum. theol., Ia, q. 50, a. 4, Resp.). Mais cela ne veut pas dire que l’ange thomiste, forme pure, soit une espèce qui ne contiendrait, qu’un individu ; il est un individu qui constitue à lui seul une espèce. Comme on l’a dit très justement : « Un ange ne constitue pas une espèce, au sens logique du mot, mais un véritable individu, quoique unique pour chaque espèce ». A. Forest, La structure métaphysique du concret, p. 120. – Sur la doctrine d’Ibn Gebirol (Avicebron), voir le substantiel chapitre IV du même ouvrage, p. 109-115 ; sur la doctrine de saint Bonaventure, op. cit. p. 116-120, et Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 236-239.

[24] « Quisquis videt mentis naturam et esse substantiam et non corpoream, videteos qui opinantur eam esse corpoream, ab hoc errare, quod adjungunt ei ea sine quibus nullam possunt cogitare naturam, scilicet corporum phantasias. » Saint Augustin, De civitaie Dei, cap. vii. Cité par saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 75, a. 2, Sed contra.

[25] « Natura ergo mentis humanae non solum est incorporea, sed etiam est substantia, scilicet aliquid subsistens. » (Saint Thomas d’Aquin, ibid.). Les derniers mots signifient : une substance, au sens d’être subsistant à part et non au sens de sujet ou support d’un autre être.

[26] « Nihil autem potest per se operari, nisi quod per se subsistit. Non enim estoperari nisi entis in actu. Unde eo modo aliquid operatur quo est ; propter quod nondicimus quod calor calefacit,ised calidum. Relinquitur igitur animam humanam,quae dicitur intellectus, vel mens, esse aliquid incorporeum et subsistens. » (Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 75, a. 2, Resp).

[27] Ceci résout du même coup le fameux problème de « l’âme des bêtes ». Les animaux ont une âme mais cette âme n’est pas un intellect, et par conséquent aussi n’est pas une substance ; c’est pourquoi la question de son immortalité ne se pose pas.

[28] C’est saint Thomas lui-même qui a marqué cette connexion d’idées dont l’importance est fondamentale. Voir Sum. theol., Ia, q. 75, a. 4, Resp.

[29] « Intellectivum ergo principium est forma hominis. » Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 86, a. 1, Sed contra. – « Sic ergo ex ipsa operatione intellectus apparetquod intellectivum principium unitur corpori ut forma. » Ibid., Resp.

[30] Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 75, a. 2. Resp. et ad 1m.

[31] 1. On peut résumer la doctrine en formules plus techniques et, au fond, plus claires. L’être est l’acte même d’exister. En se posant par cet acte, l’être se pose en soi et pour soi. Puisqu’il est, il est par définition lui-même et nul autre : indivisum in se et divisum ab aliis ; on nomme précisément substance l’être conçu dans son unité indivise, et 1’onnomme subsistance la propriété qu’il a d’exister comme substance, c’est-à-dire pour soi et sans dépendance substantielle a l’égard d’un autre être. Ainsi l’acte d’être cause la substance et sa subsistance. Si nous le considérons, en outre, en tant qu’il fait que l’être est tel être plutôt que tel autre, on le nomme acte formel et, considérant à part sa formalité, on dit que l’acte est forme. Par là nous ajoutons à la propriété que nous reconnaissons à l’acte de causer la subsistance celle de déterminer le genre de la substance a titre de forme. Parmi les formes, il en est dont l’actualité est suffisante pour leur permettre de subsister seules, ce sont les formes pures, ou séparées. Il en est d’autres qui ne peuvent exister que dans une matière à laquelle elles communiquent leur actualité : ce sont des formes substantielles. Parmi ces formes substantielles, certaines sont des principes subsistants d’opérations qui leur sont propres, ce sont les âmes raisonnables ; d’autres sont liées à la matière dans leur être et dans leurs opérations, ce sont les formes matérielles. Par conséquent, l’homme est une substance concrète, c’est-à-dire en qui l’on trouve des parties qu’il est légitime de considérer à part ; mais son être est un, d’abord parce que ses parties substantielles : l’âme et le corps, ne sauraient subsister à part ; ensuite parce que c’est par la subsistance d’une seule d’entre elles, l’âme, que la substance homme subsiste. On voit bien la différence du rôle joué par les deux parties, à ce que l’âme, une fois qu’elle a tiré du corps l’aide nécessaire, peut à la rigueur subsister sans lui, comme elle le fait après la mort de l’homme, au lieu qu’en aucun cas le corps ne peut subsister sans l’âme, à laquelle il doit toute son actualité, comme la dissolution du cadavre le prouve.

[32] Voir le texte parfaitement clair où s’exprime pleinement la pensée thomiste sur ce point : « Esse autem convenit per se formae, quae est actus. Unde materia, secundumhoc acquirít esse in actu, quod acquirit formam; secundum hoc autem accidit in eacorruptio, quod separatur forma ab ea. Impossibile est autem quod forma separetura seipsa. Unde impossibile est quod forma subsistens desinat esse. » Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., I, 75, 6, Resp. On voudra bien garder présentes à la mémoire les expressions que nous avons soulignées, car elles sont la clef du problème de l’individuation dont le sens sera discuté dans la prochaine leçon.

[33]  Saint Thomas reconnaît que le problème du mode de connaissance de l’âme après la mort est plus difficile à résoudre dans sa doctrine que dans le platonisme. Pourtant, on doit observer qu’il n’y a aucune difficulté quant à sa subsistance, puisque cette subsistance appartient à l’âme en propre, et qu’elle ne la doit pas au corps. En outre, saint Thomas admet que cette subsistance de l’âme sans son corps, bien que possible, constitue pour elle une manière d’être qui ne lui est pas naturelle (« praeter rationem suae naturae »). Séparée du corps, en effet, elle ne dispose plus que de ses connaissances acquises, ou de celles qu’elle peut recevoir directement de Dieu. L’âme séparée se trouve donc provisoirement dans un état d’attente qui ne prendra fin que lorsque la résurrection des corps la rétablira dans le plein exercice de ses fonctions de forme. Cf. saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., I, 89, 1, Resp. Cont. Gent., II, cap. LXXXI.Quaest. dísp. de anima, art. 15.

[34] « Et ideo ad hoc unitur (anima) corpori ut sie operetur secundum naturam suam. » Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., I, 89, 1, Resp.

 

20.3.2025
 

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