Chapitre 4
Garder la foi accessible à tout le peuple de Dieu
Les trois premiers chapitres concernaient la théologie dogmatique, c’est-à-dire le contenu même de la Révélation (non sans le célébrer liturgiquement). Ce dernier chapitre revient réflexivement sur ce contenu ou cet objet et s’interroge sur l’acte théologique. Et telle est l’intention de la théologie dite fondamentale. En termes plus concrets, qu’est-ce que Nicée m’apprend réflexivement de l’Église qui confesse sa foi ? Ce changement d’objet formel (de perspective) est expliqué par l’introduction qui peut ainsi justifier le plan suivi.
La théologie fondamentale porte sur les conditions de la crédibilité du mystère chrétien, ainsi que va le dire l’introduction. Or, la foi communiquée engage trois instances : un contenu, une source donatrice et un récepteur. Les trois parties traiteront donc successivement :
1) Le contenu : la vérité de la foi salvifique, c’est-à-dire efficiente (1)
2) L’Église comme source ou plutôt médiatrice de cette vérité (2)
3) Le destinataire (3)
0) Introduction [Prélude : le concile de Nicée et les conditions de la crédibilité du mystère chrétien]
1) Objet formel de ce chapitre
- L’idée première et légitime que l’on retient du concile de Nicée est qu’il s’agit d’un conciledogmatiquequi a défendu et précisé la fides quae christologique et trinitaire. Or, il s’agit d’expliquer en ce dernier chapitre comment l’évènement du concile a constitué aussi un certain dispositif institutionnel de l’Église une et catholique pour résoudre un conflit dogmatique dans des conditions qui puissent rendre recevable sa décision. L’examen de théologie fondamentale doit donc compléter l’enquête dogmatique et historique. C’est la fides quae, la vérité salvifique, qui engendre l’adhésion au salut, la fides qua ; mais à Nicée la fides qua elle-même a été mise ici au service de l’accueil et de la compréhension de la fides quae. Or la considération des processus de la fides qua, c’est-à-dire des conditions de définition et de réception de la fides quae, manifeste la nature et le rôle de l’Église. Évidemment, il est clair que l’invention de ce dispositif institutionnel aura été progressive, qu’il n’était pas sorti tout armé comme Athéna de la tête de Zeus, bref que le concept dogmatique de « concile œcuménique » ne pouvait pas être exactement contemporain de l’évènement de 325. Comme nous l’avons expliqué au chapitre II, le lieu par excellence où se rencontrent fides qua et fides quae est le baptême. C’est là que l’individu est incorporé à la foi de l’Église qu’il reçoit de l’Église mère. Dans ce contexte du baptême et de la catéchèse d’initiation, l’Église ancienne a élaboré la règle de foi comme l’abrégé le plus substantiel de la foi. Compte tenu de sa pertinence, elle a été utilisée pour discerner la vérité de la foi face à l’hérésie (Irénée, Tertullien, Origène, par exemple). C’est le précurseur de la position dogmatique du symbole comme résumé des éléments normatifs de la foi. Cette conscience d’une norme (regula ; kănōn) est présente dans la procédure des synodes pré-nicéens qui discernaient la foi.
2) Plan du chapitre
Les retours à la ligne que nous introduisons manifestent l’articulation des trois parties de ce chapitre.
- En se fondant sur les multiples expériences des synodes régionaux ou locaux des IIeet IIIesiècles, on peut toutefois soutenir la thèse dogmatique que c’est une certaine vérité ecclésiologique jugée a priori opératoire qui a été sollicitée pour résoudre le problème d’une vérité trinitaire, christologique et sotériologique menacée d’être altérée, faussée, ou perdue. Les processus de la fides qua manifestent la nature de l’Église. Le Verbe de Dieu devenu chair (Jn 1,14) fait réellement connaître le Père et cette connaissance, par la puissance du Saint Esprit, est confiée à l’Église, chargée de la garder et de la transmettre. Or, cette mission implique que l’Église puisse interpréter les Écritures avec autorité.
Cela manifeste aussi que croire l’Église – comme le professe le Symbole – et croire à son autorité pour définir la doctrine christologique et trinitaire est fondé dans l’acte de foi en Jésus Christ et en la Trinité, en une forme de « priorité » ou de « causalité réciproque », selon l’heureuse expression thomiste [159].
Enfin, la visée ultime de toute cette procédure ecclésiale doit aussi retenir notre attention. Nous posons l’hypothèse que la procédure conciliaire a été mise au service des petits, au service même de la foi des enfants, qui est le paradigme de la foi du vrai disciple aux yeux du Seigneur Jésus, et ainsi de l’annonce de l’Évangile à tous. Cela éclaire le sens du magistère de l’Église, qui vise à une charité de protection à l’endroit du « plus petit » d’entre les « frères » du Christ (cf. Mt 25,40).
[1. La théologie au service de l’intégralité de la vérité salvifique]
Qu’est-ce que le Concile de Nicée nous révèle de la vérité ? La mise en ordre systématique nous obligera à introduire une division au sein d’un paragraphe.
[1.1 Le Christ, la vérité eschatologiquement efficiente]
1) Existence ou présence de la vérité
Si la foi chrétienne donne accès à la vérité qu’est la Personne du Christ, elle donne accès à la connaissance de cette vérité.
- Dans la mesure où Nicée propose une vérité dans des questions attenantes au salut et la distingue de l’erreur, son premier enjeu du point de vue de la théologie fondamentale est celui de la place de la vérité en sotériologie. Cette conviction provient tout d’abord de la forme même de la Révélation, qui, en se laissant transcrire en paroles mises par écrit, manifeste que la dimension de vérité lui est constitutive. La foi chrétienne suppose que la vérité du Christ soit rendue accessible à ses disciples. En effet, le Sauveur est lui-même la vérité : « Je suis le chemin et la vérité et la vie » (Jn 14,6). En christianisme, la vérité est une personne. La vérité n’est plus une simple affaire de logique ou de raisonnements, il n’est pas possible de la posséder, et elle n’est pas séparable des autres attributs identifiés à la personne même du Christ, comme le bien, la justice ou l’amour. Il demeure que l’adhésion au Christ convoque toujours l’intelligence des disciples : « Credo ut intelligam [160]». En effet, il n’est pas imaginable ni cohérent de penser que le Dieu créateur de l’homme intelligent et libre – une des dimensions de la création à l’image et ressemblance du Créateur lui-même (Gn 1,26-27) –, puisse en tant que Dieu sauveur se désintéresser del’accès à la connaissance de sa vérité et de la vérité salutaire.
2) Les caractéristiques de cette vérité
a) Une vérité communautaire, donc ecclésiale
1’) Exposé
De plus, cette vérité du salut possède une dimension communautaire. Nicée est un acte communautaire d’expression de la vérité, afin de la communiquer à toute l’Église. De fait, il n’est pas davantage imaginable ni cohérent de penser que le créateur de la famille humaine, et notamment de sa capacité de communication intelligible à travers les langues (cf. Gn 11,1-9 – la tour de Babel, et Ac 2,1-11 – la Pentecôte) puisse se désintéresser de l’accès communautaire à sa vérité et à la vérité salvifique. C’est pourquoi la désagrégation de l’unité de la foi compromet la force et l’efficacité du salut en Jésus-Christ.
2’) Conséquence sur la nature de l’Église : elle porte la vérité
- Cette place constitutive de la vérité dans le salut rejaillit sur la nature même de l’Église « porteuse de la vérité » (alēthefora). Elle porte un autre qu’elle, le Christ-Vérité, et ne serait pas elle-même sans cela. L’Église est par nécessité d’origine un lieu de recherche, de découverte, de protection et de déploiement de la vérité accomplie dans le Verbe pour le bénéfice personnel et ecclésial de ses disciples et de tous les êtres humains. Elle est aussi un lieu de communion à la force vivifiante de cette vérité, qui circule en elle, tout en irriguant également la recherche de vérité du monde, sa pensée et sa culture [161]. La tradition (transmission) vivifiante de la vérité salutaire elle-même est donc un des sens les plus puissants que puisse revêtir le concept dogmatique de Tradition ecclésiale [162].
b) Une vérité vitale
1’) En négatif : elle refuse le mensonge de l’idolâtrie
- La place capitale de la vérité explique le profond refus de l’idolâtrie dans les Écritures. Le Saint d’Israël est un Dieu qui parle, contrairement aux idoles. « Elles ont une bouche et ne parlent pas », disent les Psaumes (115,5 et 135,15), repris en 1 Co 12,2 : « Lorsque vous étiez païens, vous le savez, vous étiez entraînés irrésistiblement vers les idoles muettes ». En outre, la vérité, la puissance, la justice, la sainteté de Dieu a toujours été conçue, bibliquement, en rapport avec sa prétention d’apporter le salut véritable et universel, alors que les pratiques idolâtres ne prétendent offrir qu’un don partiel et régional. Par ailleurs, puisqu’elle est cette personne qui vient de Dieu et qui est Dieu et Seigneur (cf. Jn 13,14), la vérité du salut doit être reçue, alors que l’idolâtrie construit le divin à partir de l’humain. Le fait que Dieu ne puisse pas être façonné comme une statue d’idole (voir l’ironie de Sg 13,11-19) renvoie à la notion d’autorévélation divine frontalement opposée à l’idée d’autoréalisation si fréquente dans l’offre religieuse, même ancienne, comme en témoigne le gnosticisme désigné par Irénée proprement comme une hérésie et comme la « gnose au nom menteur ». La gnose « ment », elle contredit la notion même de la vérité salvifique, parce qu’elle n’est pas vérité accueillie de Dieu et reçue librement dans l’amour.
2’) En positif : elle requiert la réponse de la foi
Au contraire, par son incarnation, le Verbe de Dieu sollicite l’acte de foi ecclésial et personnel comme une réception dans l’Esprit Saint, par l’intelligence et par tout l’être, des mystères qui sauvent : « Vous adorez celui que vous ne connaissez pas ; nous adorons, nous, ce que nous connaissons parce que le salut vient des juifs » (Jn 4,22). Finalement, Jésus est le Verbe de Dieu, envoyé dans le monde pour une mission de parole, pour une parole de vérité intégrale, qui sollicite la réponse de foi de l’être humain. C’est pourquoi il s’agit là d’une vérité réellement salvifique, eschatologiquementefficiente : « Aujourd’hui tu seras avec moi en paradis » (Lc 23,43). Le choix de Nicée d’exprimer en paroles une vérité intégrale de salut pour tous, à recevoir dans la foi, est fidélité non seulement à la vérité christologique (fides quae) mais bien à la relation personnelle à la vérité qui est le Christ lui-même (fides qua).
c) Une vérité ontologique [1.2 Salut et processus de filiation divine]
La vérité du Christ possède une portée ontologique, si l’on entend l’être comme le symbolon. Celui-ci s’explicite à partir du mystère, c’est-à-dire ce qui manifeste la vérité divine qui, en retour, la fonde.
1’) Exposé
- Cette vérité sotériologique est à prendre au sens le plus fort, ontologique. Sans prétendre offrir une compréhension exhaustive qui porterait atteinte au mystère du salut en tant que mystère, elle donne pourtant accès à la vérité même de la filiation et de la paternité de Dieu. Le Dieu de la vérité a pour ainsi dire voulu mettre les hommes à l’épreuve de la prétentionfiliale, inouïe, de son Fils unique Jésus. La vérité révélée par Dieu se concentre alors dans la vérité de son « Fils » unique. Ce terme ne se réduit pas à une simple métaphore ou une analogie, car ce qui est métaphorique ici ouvre de lui-même au registre de l’ontologie, comme lesymbolon, au sens fort du terme, donne réellement et efficacement accès à la réalité qu’il signifie. Le témoignage du Père donné à Jésus fonde cette vérité : « Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand, parce que tel est le témoignage de Dieu : il a rendu témoignage à son Fils. Celui qui croit dans le Fils de Dieu a le témoignage en lui » (1 Jn 5,9). L’auteur ajoute : « Celui qui ne croit pas Dieu, celui-là fait de Dieu un menteur » (1 Jn 5,10). Nos vieux catéchismes aimaient à formuler cette conviction intime de l’acte de foi des chrétiens, avec une simplicité directe : « Dieu qui ne peut ni se tromper ni nous tromper [163] », où Thomas d’Aquin aurait reconnu ses propres formulations [164].
2’) Conséquence
Ainsi se trouve justifiée l’option ontologique du néologisme de Nicée, l’homoousios, pour prolonger et clarifier la terminologie biblique et hymnique. La confirmation de la vérité ontologique de la filiation divine de Jésus est, comme nous l’avons vu dans le premier et le troisième chapitre, que le rapport de la paternité et de la filiation se trouve mystérieusement inversée entre le divin et l’humain : la paternité humaine et terrestre est devenue une nomination seconde et dérivée de son prototype, Dieu le Père (voir Ep 3,14 ; Mt 23,9). C’est cette vérité de la filiation divine dans laquelle le croyant est invité à entrer qui sous-tend la vérité de l’affiliation baptismale [165]. Être sauvé, selon l’Évangile de Jésus, consiste à entrer dans la pleine vérité de la filiation qui est insérée dans la filiation éternelle du Christ.
[2. La médiation de l’Église et l’inversion de l’enchaînement dogmatique : Trinité, christologie, pneumatologie, ecclésiologie]
La vérité communiquée au Concile de Nicée révèle aussi la nécessaire médiation de l’Église. Ainsi, celle-ci n’est pas seulement le sujet croyant à qui le Christ offre le don de la Vérité (la Révélation), mais aussi comme la médiation entre le Christ et le croyant. Or, triple est le rôle de l’Église dans cette communication de la vérité :
1) Interpréter la vérité : rôle ministériel (2.1)
2) Défendre la vérité : rôle magistériel (2.2)
3) Traduire la vérité (2.3)
[2.1 Les médiations de la foi et le ministère de l’Église]
1) Exposé
- Cette vérité salvifique et efficace est explicitée et communiquée à Nicée par un acte d’interprétation du texte biblique en des termes provenant des hymnes et de la philosophie, et à travers l’exercice de l’intelligence de la foi. En effet, toute l’économie de la Révélation biblique atteste qu’il ne faudrait certainement pas entendre la force de la conviction sur la vérité christologique dans les termes d’un fondamentalisme, pour lequel le sens des Écritures est disponible uniquement de manière immédiate. Car la tradition interprétative de la doctrine ecclésiale et la recherche des théologiens montre, bien au contraire, que la foi a besoin de nombreusesmédiations, à commencer par la première, unique et fondatrice, celle de l’humanité du Fils unique, qu’il tient de Marie. Dieu a disposé que sa vérité divine inouïe ferait mouvement vers l’humanité par la médiation de son Verbe incarné : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le » (Mt 17,5 ; cf. Mt 3,17). En outre, les différents genres littéraires de l’expression de la Révélation que constituent les livres bibliques appellent autant d’économies herméneutiques [166]. Le Symbole, né de la liturgie et proclamé dans un cadre liturgique, témoigne d’ailleurs que la médiation interprétative ne se réduit pas à un commentaire de texte, mais se faitgestis verbisque, là où la foi est vécue dans une communauté de prière et de grâce [167]. Nous le lisons dans le récit de Lc 24, où le Ressuscité lui-même ne se contente pas de s’expliquer par l’exégèse de la Loi et des prophètes, mais aussi, finalement, par sa présence et son autodonation eucharistique, à « la fraction du pain », ainsi que l’expliquait le pape Benoît XVI dans Verbum Domini:
« La Parole et l’Eucharistie sont corrélées intimement au point de ne pouvoir être comprises l’une sans l’autre : la Parole de Dieu se fait chair sacramentelle dans l’évènement eucharistique. L’Eucharistie nous ouvre à l’intelligence de la Sainte Écriture, comme la Sainte Écriture illumine et explique à son tour le Mystère eucharistique. En effet, sans la reconnaissance de la présence réelle du Seigneur dans l’Eucharistie, l’intelligence de l’Écriture demeure incomplète » [168].
2) Conséquence : inversion de l’ordre en théologie fondamentale
- Ainsi, la concaténation ordonnée des mystères telle qu’elle s’offre en dogmatique peut être utilement inversée en théologie fondamentale. C’est par le mystère de l’Église, « le mystère le plus difficile à croire [169]», que se proposent d’abord les mystères inouïs de la foi chrétienne, mystères dont elle dépend logiquement et ontologiquement elle-même. C’est en effet à l’Église d’abord qu’il revient d’établir le régime de crédibilité de l’itinéraire de foi. Évidemment, il existe « un ordre ou une “hiérarchieˮ des vérités de la doctrine catholique, en rapport avec leur rapport différent avec le fondement de la foi chrétienne. [170]» La doctrine christologique, trinitaire et sotériologique du Symbole constitue ce fondement. Cependant, à l’intérieur du nexus mysteriorum des dogmes [171], l’acte d’interprétation du Concile éclaire la participation de l’Église, selon sa place et son rôle spécifiques, à l’ordre du salut.
[2.2 Dissensus et synodalité]
Le deuxième rôle de l’Église est magistériel : au nom de l’étymologie du terme, le document limite le magistère à cette fonction défensive de la foi.
1) Induction
Étant donné le caractère sensible de cette affirmation, le document commence pédagogiquement par une induction à partir de deux exemples.
a) À partir de l’histoire du salut : le « concile de Jérusalem » en Actes 15
- La médiation interprétative de l’Église se manifeste par des arbitrages, en particulier face à des dissensions ou au besoin de traduire le texte sacré. Le « concile de Jérusalem » en Actes 15 témoigne pour la première fois d’un dissensus de doctrine (le rapport des disciples du Christ issus des nations à la Loi mosaïque) et de pratique (circoncision, idolothytes et impudicité), porteur de conflictualité, dont le règlement et la résolution, en forme de consensus ecclésial recouvré, ont procédé d’abord d’un examen par le collège rassemblé des « apôtres et des anciens » (Ac 15,6). Un processus se dégage : on remarque d’abord une succession de témoignages autorisés (Pierre, Paul et Barnabé, Jacques) et accueillis dans une écoute mutuelle [172], un appel à l’autorité de Moïse ensuite, l’institution de messagers mandatés à l’encontre des messagers « sans mandat » (Ac 15,24), et enfin la rédaction d’un écrit prescriptif à remettre officiellement à l’assemblée d’Antioche (Ac 15,30-31) réunie à l’initiative de ces messagers mandatés. Tous sont acteurs, car la question est soumise à toute l’Église de Jérusalem (Ac 15,12) qui est présente durant le déroulement du discernement ecclésial et qui est impliquée dans la décision finale (Ac 15,22) [173]. Le signe de cet aspect communautaire est que les messagers sont envoyés à deux (Ac 15,27). L’essentiel pour notre réflexion est que l’Église assistée de l’Esprit Saint et fonctionnant de manière synodale, s’appuyant sur lesensus fideifidelium [174] et sur l’autorité particulière des apôtres, constitue le mystère vivant et opérant dans lequel le développement doctrinal sur la distinction entre les disciples du Christ issus du peuple juif et ceux issus des nations face à la pratique de la Loi mosaïque a été élaborée. L’arbitrage de foi qui touchait à la visée universelle de Dieu, à l’entrée des nations dans le mystère révélé d’abord à Israël, s’est opéré ici, dans l’échange entre fides qua et fides quae, au sein du mystère dynamique de l’Église.
b) À partir de l’histoire d’Israël : la traduction de la Septante
- Dès les temps qui précédèrent l’incarnation du Verbe, le Peuple Élu avait eu à traiter un problème analogue pour la conservation, mais surtout pour la diffusion de la Révélation dans la diaspora d’Israël et, au-delà, parmi les populations que le N.T. appelle les « prosélytes » (Mt 23,15 et Ac 2,10 et 6,15), et les « craignant-Dieu » (Ac 10,2), d’origine païenne. Il s’agit de cette option fondamentale dont l’origine réelle se perd parmi les légendes (Épître d’Aristéeou Talmud-Soferim1,7), qui autorisa la traduction de la Bible du peuple juif de l’hébreu au grec, et aboutit ainsi à la version alexandrine de la Septante. Car ces traductions, tout comme plus tard le recours au néologisme homoousios, auront impliqué de multiples arbitrages lexicaux pour que les vérités du texte original conçues dans le champ sémantique d’une langue sémitique ne soient pas perdues quand le texte fut transféré dans le champ sémantique d’une langue indo-européenne.
2) Nature du magistère de l’Église
a) En général
- Ces arbitrages expriment la nature même de l’Église et permettent de saisir le sens du magistère qu’elle exerce. Car l’Église est une réalité de grâce inscrite dans l’histoire. Elle est constituée et mue par l’Esprit Saint, celui-là même qui a opéré l’Incarnation du Verbe et qui continue d’opérer l’incorporation des croyants dans le Corps mystique affronté aux joies, aux tentations et aux vicissitudes de l’histoire. Sa mission de salut s’opère non seulement par la prédication, par l’enseignement des Écritures et la célébration des sacrements, mais aussi par le magistère exercé par les évêques, successeurs des apôtres, en communion avec l’évêque de Rome, successeur de Pierre. Ce n’est pas dire que la vérité de la foi serait historique et changeante : c’est dire plutôt que la reconnaissance de la vérité et l’approfondissement de sa compréhension constituent une tâche historique de l’unique Sujet-Église. L’Église ne dispose donc pas de la vérité, qui ne peut être fabriquée, puisqu’il s’agit fondamentalement du Christ lui-même, mais elle la reçoit, la rappelle et l’interprète. Croire avec l’Église signifie pour chaque génération participer à ses efforts incessants pour une compréhension plus profonde et plus complète de la foi. L’obligation de fidélité ne peut être ramenée seulement à une docilité passive : elle est une obligation d’appropriation active pour tous les disciples, avec le soutien et sous la vigilance du magistère vivant du collège des évêques. Ces derniers, s’ils tombent d’accord, détiennent l’autorité pour décider de manière contraignante si une interprétation théologique est fidèle ou non à la source – le Christ et la Tradition apostolique. Le magistère n’ajoute rien à la Révélation accomplie dans le Christ et attestée par les Écritures, sinon les explicitations du développement dogmatique, car l’Église y exerce son rôle d’interprète authentique de la Parole de Dieu dans des actes de fidélité créative à la Révélation [175]: « Ainsi, le jugement concernant l’authenticité dusensus fidelium appartient en dernière analyse, non aux fidèles eux-mêmes ni à la théologie mais au magistère [176] ».
b) Ses deux formes
Le magistère dit ordinaire des successeurs des apôtres consiste en un enseignement habituel, qui élabore continuellement la tradition – déjà désignée dans le Nouveau Testament comme « la saine doctrine » (2 Tm 4,3). Par comparaison, le magistère extraordinaire est rarement exercé, mais il l’est chaque fois qu’une décision de portée doctrinale concernant l’ensemble de l’Église doit être prise, notamment face à une remise en cause par une partie de l’Église. C’est ce qui s’est produit de manière éminente et explicite au Concile Œcuménique de Nicée.
[2.3 Les langues de l’Esprit Saint pour la formation et le renouvellement du consensus]
Le troisième rôle de l’Église est la métaphrase pneumatologique. Ce substantif, que le document ne définit pas, est construit sur le préfixe grec méta, « au-delà ». Il renvoie donc à la capacité interprétative de l’Église dans sa fonction d’enseignement. Et comme la première sous-partie en a parlé en général, cette troisième sous-partie en traite en particulier dans l’application de la Révélation aux différentes cultures, ce qui est une œuvre de traduction. Aussi, cette troisième rôle de l’Église enseignante est-il la traduction dans le langage des différentes cultures.
1) Exposé
- Au fond, la tâche ecclésiale aura donc été d’abord une tâche pneumatologique demétaphrase. Celle-ci opère dans le registre de la traduction, comme la Septante et lestargoumim, qui cherchent la fidélité au texte hébreu en se situant résolument dans les modes de pensée et le génie propres du grec et de l’araméen. On peut supposer que le même processus soit à l’œuvre dans la traduction des paroles de Jésus, prononcées en araméen, dans le grec des évangiles. Il s’agit aussi du travail d’exégèse du texte sacré, commencé avec les midrashim et les écrits des premiers Pères de l’Église. C’est ce double mouvement qui s’épanouit dans les échanges vivants d’un concile œcuménique célébré sous la motion de l’Esprit de Pentecôte, où les locuteurs pouvaient provenir du monde syriaque, ou grec, ou copte, ou latin, et qui aboutit à des définitions qui sont elles-mêmes traduisibles en d’autres langues et formes d’expression. Nous assistons-là à une double audace reçue du Saint-Esprit. D’abord un renforcement de la compréhension de la foi professée à Nicée de la part de ceux qui la proclament avec parrēsia et efficace au bénéfice du peuple de Dieu dans les différents contextes du monde ; ensuite, l’audace dans le Saint-Esprit de la part de ceux qui écoutent (auditus fidei) et reçoivent (obsequium fidei) cette proclamation [177]. Ce mouvement manifeste autant la nature de l’Église que l’identité de l’Esprit de vérité, qui « fait souvenir » des paroles du Christ et guide vers la « vérité tout entière » (Jn 16,13 ; cf. Jn 14,26). Il n’y a rien de surprenant à constater qu’une telle tâche ecclésiologique qui postule les opérations de la troisième personne divine devait remonter depuis l’histoire du salut jusqu’au mystère originaire des relations trinitaires, depuis l’économie jusqu’à l’ontologie divine.
2) Réponse à une objection implicite
L’on pourrait croire que ce langage technique, métaphrastique qu’est homoousios exclut le langage biblique. Et, là encore, le document ouvre à une nouvelle conception de la théologie, qui se prolongera dans la troisième partie : parler aux « plus petits ».
- Dans cette tâche de métaphrase pneumatologique, qui introduit un concept nouveau, inconnu de l’Écriture sainte, le fameuxhomoousios, il est indispensable de noter que les narrations bibliques aussi bien que les métaphores des textes scripturaires ne sont pas abolies ou occultées par les transcriptions spéculatives qui en contractent et en clarifient la substance. La clarification dogmatique ne vaut que si elle conserve l’enracinement qui la vivifie dans l’humus biblique et dans la communion de foi liturgique. C’est clairement le cas dans le texte du Symbole. Dans les circonstances comme celles de la crise arienne, où la Parole de Dieu paraît fournir des appuis ambivalents pour la conservation de la vérité de foi (Lc 18,19 : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul »), il devient nécessaire que l’expression spéculative dirime la dispute exégétique. Cependant, le développement doctrinal, avec la ressource spécifique des néologismes, doit se contenter de désenvelopper les vérités immanentes au langage de révélation, à la manière dont le Christ lui-même explique sa parabole du semeur en Mt 13,3-9 puis 18-23. En ce sens, on ne manquera pas de relever que dans l’histoire de l’Église les néologismes dogmatiques ont été, somme toute, peu nombreux et qu’ils ont correspondu à des nœuds du mystère chrétien vraiment décisifs : « consubstantialité » et « union hypostatique » en christologie ; et dans le domaine trinitaire, « relations subsistantes » et « périchorèse » ; mais également « personne » (prosôponet hypostasis), pour son sens spécifiquement chrétien, en théologie trinitaire, christologie et anthropologie.
[3. Veiller sur le dépôt de la foi : une charité au service des plus petits]
Enfin, le document considère les bénéficiaires de la vérité du Christ. Et, si la vérité exposée au Concile de Nicée s’adresse à tous les fidèles, elle vise en particulier les plus vulnérables que l’Église protège. Tirons-en une conséquence : l’Église protège les plus exposés et se met au service de la foi. Or, « la charité est serviable » (1 Co 13,4) et aime les « plus petits » (Mt 25,31-46). Donc, le Symbole de foi agit au nom de la charité.
Double est cette protection :
1) Ad intra (en interne), vis-à-vis de la vérité, contre l’hérésie (3.1)
2) Ad extra (en externe), vis-à-vis de la liberté, contre l’oppression politique (3.2)
[3.1 La foi unanime du Peuple de Dieu offerte à tous]
1) Preuve
- Le Symbole de foi et les canons adoptés par le Concile de Nicée ne sont pas simplement des actes ecclésiaux d’interprétation, de traduction et de métaphrase, mais ils visent aussi à « garder » ou « veiller sur » (phȳlaxein) le dépôt de la foi transmise par les Apôtres (1 Tm 6,20). Or cette protection s’opère en particulier au bénéfice des plus exposés. De même que, sur le plan de lafides quae, l’homoousiosest le principe et fondement de la koinonia en Christ de tous les êtres humains entre eux, jusqu’au plus petit, de même, sur celui de la fides qua, la décision du Concile de définir une profession de foi commune, protège tous les disciples. En effet, la clarté doctrinale rend la foi capable de résister aux forces du régionalisme culturel absolutisé et de la fracture géopolitique comme à celles de l’hérésie, souvent liée à une forme de subtilité élitiste.
2) Objections
a) Première difficulté : l’ésotérisme
1’) Exposé
- Insistons sur ce dernier aspect. Au IVesiècle, en cette époque de « paix de l’Église », où l’on a risqué l’affadissement de la conviction chrétienne au cours de son extension universelle, les tenants du paganisme antique tentaient au contraire de rendre à celui-ci sa vigueur perdue en soulignant le caractèreaccessible au commun des mortels des dieux de son panthéon, de sa pratique et des coutumes des aïeux. Or la foi prêchée par Jésus aux simples n’est pas une foi simpliste. Les paraboles et autres sentences, ou certaines déclarations johanniques comme le magistral : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jn 10,30), témoignent du fait que l’accès au mystère de Dieu est au moins paradoxal. Ni ce que le dogme appellera la Trinité, ni l’union hypostatique, énoncée au concile de Chalcédoine, ni le duothélisme dynamique sauvegardé par la sotériologie de Maxime le Confesseur, ne sauraient passer pour des propositions simples.
2’) Réponse
Cependant, le christianisme ne s’est jamais réputé lui-même pour un ésotérisme réservé à une élite d’initiés. Le Christ l’affirme dans une déclaration fondamentale : « J’ai parlé ouvertement au monde ; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où tous les Juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroges-tu ? Interroge sur ce que je leur ai dit ceux qui m’ont entendu ; voici, ceux-là savent ce que j’ai dit » (Jn 18,20).
b) Deuxième difficulté et réponse
Même la discipline mystagogique de l’arcane, pendant un moment du paléo-christianisme, n’indiquait pas une préoccupation jalouse du secret, mais la prise en compte du sérieux et des étapes de l’initiation chrétienne. Et avec le passage des siècles il semble bien que la foi chrétienne ait pleinement assumé son style décidément exotérique et populaire. Au fond, tout chrétien, en traçant sur soi-même le signe de la croix, exprime de manière adéquate et pleine le cœur de la foi trinitaire et pascale [178]. Le peuple de Dieu tout entier doit donner raison de sa foi et de son espérance (cf. 1 P 3,5) : en ce sens il est théologien [179].
3) Confirmation
a) Exposé
- Dans le même sens, l’exercice du Magistère, tel qu’il se réalise au concile de Nicée, et qui confère à l’enseignement de l’Église « catholique » un style authentiquement public et institutionnel, institue par là même une égalité de tous vis-à-vis du contenu de la foi. Le credo liturgique, pratiqué par tous les membres du Corps mystique, au sein d’une liturgie publique et commune, formera comme une pierre de touche pour lacontesseratio(le lien d’hospitalité) de la communion ecclésiale, chère à Tertullien [180]. Le bien commun de la Révélation y est réellement mis « à la disposition » de tous les fidèles, comme le confirme la doctrine catholique de l’infaillibilité in credendo du peuple des baptisés : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2,20.27), ne peut se tromper dans la foi. [181] » Les évêques ont un rôle spécifique dans la définition de la foi mais ne peuvent l’assumer sans être dans la communion ecclésiale de tout le Peuple de Dieu [182].
b) Conséquence
En ce sens, la Loi nouvelle du N.T. revêt les caractéristiques de la Loi ancienne, dont on ne mesure pas assez d’ordinaire la dimension publique : puisque la loi est solennellement promulguée, elle est connue par tous comme une loi divine. Ainsi, même les chefs sont tenus par la publicité de la Loi à ses observances. L’« acception des personnes », souvent repérée et dénoncée dans la Torah, y apparaîtra plus aisément de manière objective comme une faute contre la dignité égale des enfants de Dieu (cf. Lv 19,5 ; Dt 10,17 ; Ac 10,34 ; Rm 2,11).
[3.2 La protection de la foi face au pouvoir politique]
De manière assez étonnante, le titre de la sous-partie dit le contraire du contenu de ce paragraphe qui montre, tout au contraire que l’empereur Constantin, donc le pouvoir politique, a protégé la foi ou plutôt sa condition qu’est la liberté de l’Église. Il fait donc de la paix constantinienne un exemple positif de protection exercée par l’autorité politique versus l’oppression politique qu’est le césaropapisme.
1) Protection vis-à-vis de l’extérieur : le pouvoir politique
a) Exposé
- Ainsi, le concile de Nicée, avec tout ce qu’il doit à l’initiative de l’empereur Constantin, aura représenté néanmoins une pierre milliaire dans le long chemin vers lalibertas Ecclesiae, laquelle est partout une garantie de protection pour la foi des simples et des plus vulnérables devant la puissance politique. Sans doute, naît au même moment un mouvement concurrent vers ce qui sera nommé le « césaropapisme », et qui est une tentation rémanente parmi les Églises chrétiennes. Alors faut-il identifier en ce concile les prémices d’une garantie ecclésiale pour la liberté de conscience des petits, ou celles d’une instrumentalisation politique de la religion du Christ ?
b) Objection
Il est vrai qu’on fait souvent valoir, aujourd’hui, la préoccupation politique de l’empereur Constantin ; on souligne que le concile de Nicée était entre autres destiné à célébrer le vingtième anniversaire de son règne, et l’on insinue même, dans certains cas, que la profession de foi adoptée par Nicée entendait avant tout restaurer la concorde au sein de l’Empire. De même, on reproche à la notion d’hérésie d’être associée au pouvoir répressif de l’État confessionnel.
c) Réponse
Sans pouvoir entrer dans un traitement complet de ces questions complexes dans les limites du présent document, nous pouvons pourtant distinguer ici les formes d’unité et les objectifs, l’unité de la foi entre les Chrétiens et l’unité des citoyens. D’un côté, en effet, le monothéisme trinitaire de Nicée, dans sa vérité dogmatique, ne permettait justement pas d’honorer aussi bien que l’arianisme la prétention du Basileus d’être le symbole étatique et religieux de l’unité romaine et de jeter les fondements d’un ordre théologico-politique stricto sensu [183]. D’un autre côté, sans la vigilance magistérielle de l’Église apostolique assistée par le Saint-Esprit face à la résistance à l’inouï de la Révélation qu’est l’hérésie, les mystères de la foi communiqués par l’autorévélation du Verbe incarné, crucifié et ressuscité, n’auraient pas résisté à l’éclatement et à la cacophonie.
2) Protection vis-à-vis de l’intérieur : l’Église protège la foi des petits
- La protection de la foi de tous, ainsi que l’importance de l’écoute de la voix même des derniers et des moins écoutés, se manifeste dans le fait que Nicée n’ait précisément pas suivi le chemin de l’arianisme. En effet, saint Jérôme souligne la majorité numérique des ariens et le nombre lui aussi très majoritaire des évêques acquis à l’arianisme. Historiquement, il s’agit sans doute de nuancer la lecture de Jérôme, parce que la plupart des évêques et des chrétiens n’optaient pas directement pour l’arianisme, mais étaient plutôt hésitants devant une terminologie qui ne se trouvait pas dans le N. T. Cela dit, comme s’était produit un effet de force engagé par l’autorité politique, le Concile a permis de sauvegarder lesensus fidelium [184]qui habitait le peuple de Dieu. En ce sens, on peut dire que la profession de foi de Nicée est un écho fidèle vécu dans l’Église de l’exultation du Christ : « Je te loue Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance » (Mt 11,25-26).
Pascal Ide (pour la présentation et le plan)