Une théologie du « rendez-vous ». Une nouvelle forme de la charité fraternelle selon sainte Élisabeth de la Trinité

« Pense à moi, je penserai à toi [1] ».

Un des aspects du génie carmélitain est d’unir la présence de Dieu et la présence du prochain, l’amour du Tout-Autre et l’amour de l’autre. Si tous les Saints du Carmel l’ont vécu, sainte Élisabeth de la Trinité a aussi pensé et approfondi cette unité des deux amours qui n’en sont qu’un dans ce qu’on pourrait appeler une « théologie du rendez-vous ». Selon un génie proprement féminin, elle le fait très concrètement et très théologiquement tout ensemble. Pour le montrer, je partirai de cette expression et en élaborerai le contenu.

1) Le fait

a) Quelques exemples

Le terme de « rendez-vous » est en effet souvent sous la plume de la sainte carmélite, et presque exclusivement dans ses lettres, ce qui se comprend bien. Élisabeth donne des rendez-vous à ceux qu’elle aime, pour qui elle prie. Par exemple :

 

« À Dieu, Framboise aimée, je ne puis plus continuer. Et dans le silence de nos rendez-vous, tu devineras, tu comprendras ce que je ne te dis pas. Je t’embrasse. Je t’aime comme une mère fait avec son petit enfant. À Dieu, ma toute-petite [2] ».

 

Autre exemple, tiré d’une lettre à Françoise de Sourdon (celle qu’elle surnomme sa « Framboise chérie ») :

 

« Je suis contente que tu n’oublies pas notre rendez-vous du soir, n’est-ce pas, ma chérie, tu me sens tout près, tout près comme ici sur la terrasse quand tu me fais ces confidences que j’aime tant [3] ».

b) Caractéristiques du rendez-vous

Bien entendu, ce rendez-vous n’est pas physique. Voilà pourquoi il se fait dans « le silence », comme le dit la Sainte de Dijon dans un texte déjà cité [4].

Pourtant, cette présence est bien réelle, sans « distance, ni séparation », comme dit Élisabeth [5]. Dans la lettre 65 citée ci-dessus, elle n’hésite pas à comparer cette présence à la présence corporelle sur la terrasse. Mais c’est l’amour d’Élisabeth qui, de manière générale, est très incarné. Dans cette même lettre, elle prend le temps de décrire sa chambre. En effet, explique-t-elle : « il faut que je te raconte ma chambre pour que tu puisses bien suivre ta Sabeth, puisque c’est là que s’écoule la plus grande partie de mes journées [6] ».

Élisabeth est demeurée fidèle à cette communion de présence, à ce rendez-vous d’amour toute sa vie. Songeons au rendez-vous de prière avec Françoise de Sourdon, à huit heures du soir, après complies, au moment du « grand silence » [7].

2) La finalité

Ce rendez-vous réalise la présence de ceux qui s’aiment en Dieu et par Dieu.

Il a d’abord pour but de toujours plus nous unir à Jésus, à son Mystère et à sa Mission rédemptrice. Continuons une citation commencée ci-dessus : « Vendredi je vous donne rendez-vous au pied de la Croix jusqu’à 3 heures, il faut que nous mourions avec Lui [8] ». Et quelques lignes avant, la sainte de Dijon écrit : « laissons-nous crucifier avec notre Bien-Aimé, c’est si bon de souffrir pour Lui [9] ! »

Pour autant, ce rendez-vous ne nie pas l’amitié et son désir d’unité. En effet, aimer l’autre, c’est vouloir pour l’autre le meilleur bien. Aussi Élisabeth écrit-elle à madame de Sourdon : « si vous le voulez bien, je vous donne rendez-vous en Celui qui est Tout, Lui demandant de vous faire sentir les douceurs de sa présence et de sa divine intimité [10] ! »

3) Les fondements

En effet, l’amour veut la présence, puisqu’il veut la communion, l’unité : « Mardi, union encore plus », écrit-elle étonnamment à la fin d’une lettre à sa sœur, comme en post-scriptum [11]. Mais comment faire lorsque l’ami n’est pas physiquement présent ? Il semble que Dieu permette une présence d’un type particulier. Cette théologie du rendez-vous est une théologie de la présence.

Comprenons bien en quoi consiste cette présence. La comparaison avec les autres formes de présence d’amour peut éclairer. Il y a bien sûr la présence sensible, physique. Il y a d’ailleurs divers degrés de présence corporelle, selon les sens mobilisés : l’ouïe par le téléphone et, plus encore, par le portable qui rend partout l’autre présent ; la vue, soit indirectement, avec un délai, par la vidéo, soit, en direct, notamment par la webcam ; enfin le toucher qui est la présence physique de l’autre.

Mais qu’en est-il lorsque les corps ne sont plus en présence ? Au plan de l’amour naturel, ceux qui s’aiment sont mutuellement l’un à l’autre par la mémoire, c’est-à-dire par la représentation Déjà Thomas notait que l’inhabitation, l’inhésion mutuelle est un effet de l’amour. L’aimé habite dans le cœur de l’aimant. Mais cette présence est celle du souvenir.

Il semble que, lorsque les amis sont éloignés, l’amour surnaturel de charité rend possible un mode plus profond et très réel de présence qu’ignore l’amour seulement humain. En quoi consiste ce mode de présence ? Ce n’est pas un mode de présence par la médiation du sacrement, comme Élisabeth le dit explicitement :

 

« Voyez-vous, écrit-elle à Marguerite Gollot qui ne reçoit pas la Communion, Il n’a pas besoin du Sacrement pour venir à vous ; chaque matin je fais mon action de grâces avec vous ; unissez-vous à moi de 7 à 8, voulez-vous ? Puis à 1 heure je vous retrouve au pied de la Croix où nous nous sommes donné notre pieux rendez-vous [12] ».

 

La carmélitaine ne fait pas non plus appel à la communion des saints. Alors ? « Pour Élisabeth de la Trinité, l’inhabitation de Dieu appelle une sorte d’inhabitation du prochain [13] ». Le fondement est la théologie de la présence trinitaire et christologique.

a) Fondement trinitaire

Cette possible inhabitation du prochain dans l’âme qui l’aime est rendue possible par la présence divine. En effet, la Sainte Trinité demeure dans l’âme par la grâce : voilà l’immense nouveauté – la vérité inouïe – révélée par le Christ (cf. Jn 17,24) et effectuée par la grâce baptismale. Élisabeth, dont le nom de religion est tellement signifiant, est pénétré vitalement de cette vérité théologale qui affleure constamment dans ses écrits : « La Trinité, voilà notre demeure, notre ‘chez nous’, la maison paternelle d’où nous ne devons jamais sortir [14] ». « C’est dans ‘ce petit ciel’ qu’Il s’est fait au centre de notre âme que nous devons le chercher et surtout que nous devons demeurer [15] ». Or, en Dieu, par Dieu, nous avons tout : le prochain, à l’image de Dieu, surtout celui qui prie, vit en présence de Dieu. En effet, la personne qui prie avec nous est « près du bon Dieu » : « Que c’est bon, écrit-elle à Marie-Louise Maurel, n’est-ce pas, de prier l’une pour l’autre, de se donner rendez-vous près du bon Dieu : là il n’y a plus ni distance, ni séparation [16] !… » Donc, par Dieu, toute personne se trouve dans notre cœur. Bref, nous sommes unis par Dieu et en Dieu, puisque « Celui que je possède en moi demeure en elle », en l’occurrence sa maman [17].

Élisabeth a même l’audace d’appeler Dieu le Rendez-Vous. On pourrait presque dire que si nous avons beaucoup de rendez-vous, Dieu seul est le Rendez-vous, il est Rendez-vous, par essence ! « je n’irai plus jamais en vos belles montagnes, écrit-elle à madame de Sourdon, mais par l’âme et le cœur je vous y suivrai, demandant à Celui qui est notre ‘Rendez-vous’ de nous attirer sur ces autres montagnes [18] ». Le « Mystère » divin, trinitaire est « le Rendez-vous de nos âmes [19] ». Notez à nouveau la majuscule.

On peut encore l’expliquer d’une autre manière, à partir du mystère de la communion, de l’unité qui est la grande œuvre de l’amour : « nous entrerons au plus intime de nous-mêmes, là où demeurent le Père, le Fils et l’Esprit Saint et en Eux nous serons tout une ». Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter aussitôt, très concrète : « Je vous donne un rendez-vous tout spécial le soir à 5 heures pendant notre oraison, voulez-vous [20] ? »

b) Fondement eschatologique

Enfin, Élisabeth explique ce mystère de communion de présence à partir de la communion des Saints pleinement vécue au Ciel : « Il me semble, écrit-elle à sa mère, que je t’aime comme on aime au Ciel, qu’il ne peut y avoir de séparation [21] ». Au point finalement que cette présence si intime sur terre est encore plus vraie au Ciel et donc est une anticipation de la présence de toutes les âmes au Ciel. C’est pour cela qu’Élisabeth peut écrire à sa mère : « Si j’étais partie pour le Ciel, comme j’aurais vécu avec toi ! Jamais je ne t’aurais quittée ; et je t’aurais fait sentir la présence de ta petite Sabeth [22] ! » De même : « Que j’aime ces rendez-vous du soir : c’est comme le prélude de cette communion qui s’établira entre nos âmes, du Ciel à la terre [23] ».

c) Fondement christologique

Le fondement est aussi et peut-être encore davantage christologique. En effet, c’est près de Jésus que l’on se rencontre, que l’on peut se donner rendez-vous. « Donnons-nous rendez-vous près de Lui, écrit-elle à Marie-Louise Maurel, n’est-ce pas [24] ? » Et elle ajoute aussitôt, ce qui montre bien que la médiation s’opère par Jésus : « Parlez-Lui quelquefois de notre amie Élisabeth qui, elle, aime tant lui parler de sa chère Marie-Louise ! »

Plus encore, il ne s’agit pas d’un rendez-vous auprès du Verbe incarné remonté dans la gloire du Ciel, mais d’un rendez-vous avec Jésus durant sa vie publique. « Vendredi, écrit Élisabeth à Marguerite Gollot, je vous donne rendez-vous au pied de la Croix jusqu’à 3 heures [25] ». D’ailleurs, sainte Faustine donnait aussi rendez-vous à trois heures.

d) Fondement anthropologique : l’amour

Mais le premier fondement, très humain et très divinisé, de cette théologie du rendez-vous est d’abord le cœur débordant d’amour et de tendresse d’Élisabeth. La théologie du rendez-vous est d’abord et avant tout une théologie très concrète de l’amour. La religieuse sait que l’amour veut la présence et même la fusion : « nous demeurons fusionnées toutes deux », dit-elle à sa Framboise chérie [26]. Qu’il est beau cet aveu qui échappe à Élisabeth écrivant sa dernière lettre à Françoise : « Et ce soit je ne puis me décider à te quitter [27] ».

De même que l’amour est concret, de même le rendez-vous est précis. Par son lieu. D’autant qu’Élisabeth a des lieux de rendez-vous de prédilection. « Au pied de sa Croix, où Il m’a tant donné, je te donne rendez-vous, écrit-eglle à sa sœur [28] ». Ou bien la Sainte Trinité : « ma Guite chérie, je te donne rendez-vous dans le mystère des Trois [29] ». Par son temps : « N’oubliez pas, écrit-elle à Marguerite Gollot, nos rendez-vous de 7 à 8, de 1 à 2 et, voulez-vous, encore de 5 à 6 pendant mon oraison du soir [30] ? » Par son acte, par exemple le mystère de la foi qu’elle médite : « Prends ton Crucifix, écrit-elle à sa sœur, regarde, écoute. Tu sais que c’est là notre rendez-vous [31] ».

Voilà pourquoi, enfin, ce rendez-vous dure jusqu’après la mort. Car Élisabeth sait qu’elle sera encore plus unie à ceux et celles qu’elle aime, dans l’amour. Voici ce qu’écrit Élisabeth à Marie-Louise Hallo, sa « seconde maman » :

 

« J’ai l’espérance d’être ce soir dans ‘cette grande multitude’ que saint Jean vit devant le trône de l’Agneau, le servant nuit et jour dans son temple. Je vous donne rendez-vous dans ce beau chapitre de l’Apocalypse et dans le dernier […]. Comme je penserai à vous, chère maman, à ma petite sœur Marie-Louise, sous la clarté de ce Foyer d’amour ! Vous m’y serez bien présente [32] ».

4) Conclusion

Le rendez-vous est un mode de présence autre que le mode physique par présence corporelle et seulement de souvenir par présence de mémoire ; il s’agit d’une présence réelle, actuelle, quoique non sensible, non perceptible, dans la foi, en quelque sorte : aussi réaliste que l’amour et aussi caché que la foi.

On a trop souvent considéré la vie spirituelle avant tout comme une perte de tous les attachements humains, et des plus difficiles de tous qui sont les attachements aux personnes, au profit de Celui qui est Tout. Mais ce n’est dire que la moitié de la vérité, et la moins positive, la plus triste. Élisabeth tient un langage autrement réaliste et tonifiant, sans pour autant exclure le paradoxe. Voici par exemple ce qu’elle écrit à sa mère dont elle sait combien son entrée au Camel fut une souffrance  :

 

« Le Carmel, c’est comme le Ciel, il faut se séparer de tout pour posséder Celui qui est Tout. Il me semble que je t’aime comme on aime au Ciel, qu’il ne peut plus y avoir de séparation entre ma petite maman et moi, puisque Celui que je possède en moi demeure en elle, nous sommes ainsi tout près [33] ! »

Pascal Ide

[1] Jésus à sainte Catherine de Sienne, rapporté par Raymond de Capoue, Vie, I, chap. 10. Cité par la Bienheureuse Élisabeth de la Trinité, Lettre 129, 25-7-1902, in Œuvres complètes, éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf, 1991, p. 415. Je m’inspire d’un bel article de Gilbert Narcisse, « Le rendez-vous de Dieu », Carmel. Élisabeth, louange de la Trinité, 96 (2000) n° 2, p. 47-53.

[2] La grandeur de notre vocation, n. 13, p. 139. C’est moi qui souligne.

[3] Lettre 65, 21 à 24-6-1901, p. 318. Souligné dans le texte.

[4] La grandeur de notre vocation, n. 13, p. 139.

[5] Lettre 34, 28-9-1900, p. 269. Cf. aussi Lettre 80 bis, 1-8-1901 (?), p. 337 : « plus de séparation ».

[6] Lettre 65, 21 à 24-6-1901, p. 317.

[7] Cf. Lettre 65 en 1901, jusqu’à la Lettre 310 en 1906, en passant par les Lettres 98 et 105.

[8] Lettre 42, 30-3-1901, p. 283.

[9] Ibid.

[10] Lettre 129, 25-7-1902, p. 416.

[11] Lettre 97, 10-10-1901, p. 378.

[12] Lettre 42, 30-3-1901, p. 283.

[13] « Le rendez-vous de Dieu », art. cité, p. 48.

[14] Le Ciel dans la foi, n. 2, p. 99.

[15] Le Ciel dans la foi, n. 33, p. 120.

[16] Lettre 34, 28-9-1900, p. 269.

[17] Lettre 170, vers le 13-8-1903, p. 489.

[18] Lettre 181, p. . C’est moi qui souligne.

[19] Lettre 252, fin 12-1905, p. 638.

[20] Lettre 252, fin 12-1905, p. 638. Souligné dans le texte.

[21] Lettre 170, vers le 13-8-1903, p. 489.

[22] Lettre 266, 15-4-1903, p. 669.

[23] La grandeur de notre vocation, n. 1, p. 133. C’est aussi, on le sait, la lettre 310 à Françoise de Sourdon, 9-9-1906, la dernière qu’Élisabeth lui ait écrite, p. 750-751.

[24] Lettre 35, 7-10-1900, p. 271.

[25] Lettre 42, 30-3-1901, p. 283.

[26] La grandeur de notre vocation, n. 1, p. 133.

[27] La grandeur de notre vocation, n. 13, p. 139.

[28] Lettre 80 bis, 1-8-1901 (?), p. 337.

[29] Lettre 119, peu avant le 15-6-1902, p. 405.

[30] Lettre 44, 7-4-1901, p. 287.

[31] Lettre 93, 12-9-1901, p. 371.

[32] Lettre 341, 11-1906, p. 797.

[33] Lettre 170, vers le 13-8-1903, p. 489.

13.6.2019
 

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