Une personnalité narcissique dans Harry Potter

La saga de Joan K. Rowling, Harry Potter, met en scène une personnalité non seulement narcissique, mais aussi perverse, exceptionnellement dangereuse dans le personnage de Voldemort. Le choix de cette série au succès mondial agacera, voire inquiètera certains, soit qu’ils estiment le sujet qu’est la PN trop sérieux pour faire appel à une œuvre de détente (mais c’est oublier combien l’univers de Harry Potter est dramatique, voire de plus en plus sombre), soit qu’ils pensent que le genre littéraire du fantastique est suspect (et je ne peux mieux faire que de les renvoyer à la thèse d’Irène Fernandez [4]).

La description « clinique » et l’évolution de Tom Jedusor, qui changera son nom en Voldemort, sont contées dans le sixième volume de la franchise, en cinq épisodes successifs [5] où Harry, le jeune sorcier de Poudlard, avec l’aide du maître expérimenté qu’est Albus Dumbledore, voyage, grâce à la pensine, dans le passé du « plus dangereux mage noir de tous les temps » (xiii, p. 306).

Égrenons différents signes révélateurs du narcissisme de Jedusor, alias Voldemort : une image excessivement valorisée de sa « grandeur » (xx, p. 489) ; d’où l’acceptation immédiate qu’il est un sorcier et « quelqu’un d’exceptionnel » (xiii, p. 301, 306) ; d’où le besoin d’aller « plus loin que quiconque » (xxiii, p. 552), donc la conviction intime qu’il est supérieur à tous les autres ; d’où la décision de changer de nom (xx, p. 488) ; d’où la décision de s’inventer un ennemi à sa mesure (xxiii, p. 560-561) ; de fait, il est surdoué, aussi beau et séduisant qu’intelligent et apte au commandement ; une volonté très précoce de « domination » et de « cruauté » (xiii, p. 307), s’exerçant d’abord sur les animaux (xiii, p. 297) ; à côté de cette ambition démesurée, une avidité elle aussi sans limite (xx, p. 485) ; une totale insensibilité (xxiii, p. 558-559), là encore apparue très tôt (xiii, p. 296) ; une tendance paranoïaque à la méfiance (xiii, p. 299 et s) ; l’absence de gratitude (xiii, p. 304) ; une transgression constante, depuis le mensonge (par exemple, xx, p. 490 s), jusqu’au vol et enfin à l’assassinat ; l’indépendance absolue, même vis-à-vis d’une substance comme un elixir d’immortalité (xxiii, p. 553) ; d’où l’absence de toute amitié, n’acceptant que des relations de soumission et d’admiration à son égard (xiii, p. 308) ; d’où la rupture avec l’origine dans l’acte symbolique et terrifiant du parricide (xvii, p. 407-408) ; d’où la multiplication des masques et des rôles, dictateur ou flatteur (xvii, p. 410 ; xx, p. 477) ; d’où la volonté d’avoir accès à toutes les informations et, une fois possédées, de ne les partager qu’avec parcimonie et parasitage (xvii, p. 410) ; d’où la manipulation constante, experte et l’induction d’une intense culpabilité chez celui qu’il manipule (cf. l’exemple très inquiétant avec le professeur Sulghorn : xvii, p. 411-412) ; d’où l’irréversibilité de ce tableau (xx, p. 492) ; etc. Ajoutons que, selon l’idée brillamment illustrée par Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray, le jeune homme a progressivement changé de visage, effaçant le « séduisant Tom Jedusor » pour laisser place aux « traits […] brûlés, brouillés », tourmentés, ravagés de Voldemort, et bientôt ceux du serpent (xx, p. 487) [6].

Le roman apporte aussi quelques éléments sur les mécanismes d’apparition mystérieuse de la PN. Assurément, le passé de Voldemort est traumatique : abandonné par son père et orphelin de mère, il a passé son enfance dans un orphelinat (xiii, p. 296). De plus, son histoire est préparée non pas en une génération, mais en plusieurs, au minimum trois (d’où l’importance de remonter jusqu’au grand-père de Jedusor : chap. xiii). Mais on est en droit de se demander si ce personnage n’est pas aussi et même d’abord une personne, c’est-à-dire un être libre et responsable de ses choix, en l’occurrence, radicalement mauvais. En effet, les voyages successifs dans la pensine permettent d’accéder aux épisodes importants de la vie de Voldemort. Or, ils montrent que Jedusor opère des décisions successives qui l’enferment de plus en plus et intentionnellement, dans ce choix de mort : face à la bifurcation décisive entre vie et mort, entre amour et violence, il opte systématiquement, mais librement pour le deuxième membre de l’alternative. Voire, ces options ont quelque chose de satanique. « Son orgueil, sa foi en sa propre supériorité » (xxiii, p. 555) s’accompagnent d’une fascination pour la mort et le scellement de chacun des choix d’Horcruxes par un sacrifice. Qu’il est significatif que la caractéristique la plus profonde et la plus constante – du premier au dernier volume [7] – de Voldemort soit son incapacité à comprendre l’amour, au nom de ce que l’amour est faible (xx, p. 490 s ; xxiii, p. 560-562).

En contrepoint, Harry Potter et plus encore Albus Dumbledore attestent que l’on peut être aussi doué que Voldemort, sans pour autant s’adorer soi-même et obliger le monde entier à le prosterner aussi. Deux signes parmi d’autres : Albus et Harry ne sont pas tentés par le pouvoir [8] ; ils reconnaissent leurs limites, le directeur de Poudlard avouant qu’il peut se « tromper comme n’importe qui d’autre » (x, p. 220) et son disciple de même – d’ailleurs, au grand soulagement de son maître bien-aimé, qui n’ignore pas combien est grande la tentation de détourner un talent pour se servir et asservir (xx, p. 473-474).

Ainsi, ce roman éprouvant, mais éclairant, permet à un très large public d’accéder à la compréhension du profil et de la genèse d’une PN particulièrement toxique : Celui-dont-on-doit-taire-le-nom.

Pascal Ide

[4] Cf. Irène Fernandez, Mythe, raison ardente. Imagination et réalité selon C. S. Lewis, Genève, Ad Solem, 2005.

[5] Joan K. Rowling, Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2005, chap. 10 (« La maison des Gaunt »), 13 (« Le secret de Jedusor »), 17 (« Un souvenir brumeux »), 20 (« La requête de Lord Voldemort ») et 23 (« Les Horcruxes »). Nous citerons dans le texte, faisant se suivre le numéro du chapitre et la pagination).

[6] « Voldemort semblait devenir de moins en moins humain […] et sa transformation ne pouvait s’expliquer à mes yeux que par la mutilation qu’avait subie son âme, au-delà des limites de ce qu’on appelle habituellement le royaume du Mal » (xxiii, p. 552).

[7] Cf. Joan K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, xvii, trad. Jean-François Ménard, coll. « Folio-Junior », Paris, Gallimard-Jeunesse, 1998, p. 292-293 ; Harry Potter et les Reliques de la Mort, xxxvi, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2007, p. 789.

[8] Même si la conception que Rowling a de la « pureté » (xxiii, p. 562) me paraît plus ontologique, c’est-à-dire liée l’être, donc infravolontaire (en l’occurrence inaccessible à la tentation), qu’éthique, c’est-à-dire liée au choix, donc libre.

12.12.2017
 

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