Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes

 

 

Une lecture polysémique de la nature.

Trois propositions pour un discours des méthodes

Pascal Ide, « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016), p. 77-119.

« La philosophie naturelle se vit attribuer la plus petite part dans le soin des hommes. Et, pourtant, c’est elle qu’il faut regarder comme la grande mère des sciences 1 ».

« Nous avons perdu toute la poésie de l’univers 2 ».

« L’entièreté de ce monde sensible est comme un livre écrit par le doigt de Dieu 3 ».

L’intelligence de la nature 4 se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’un côté, la lecture qui est donnée du cosmos est exclusivement scientifique ; le seul discours audible, reçu, relève des sciences empirico-formelles. Et même si ces propos plus théoriques sont maintenant presque toujours doublés de discours d’ordre pratique qui relèvent de la responsabilité éthique (précisément, écologique), les seconds s’étayent sur les premiers. Je retiendrai deux signes révélateurs de cette univocisation de l’approche cosmologique. Pendant des siècles, la nature fut l’objet d’études précises et précieuses de la part des philosophes qui, d’ailleurs, ne distinguaient pas, comme on le fait aujourd’hui, philosophie et sciences de la nature. Depuis quelques décennies – pour se limiter à la France 5 –, les chaires de philosophie de la nature se sont raréfiées, au point de disparaître totalement au profit de chaires de philosophie des sciences – ce qui délivre un double enseignement implicite : seule la science est habilitée à parler de la nature de manière rigoureuse, les anciennes cosmologies philosophiques sont discréditées ; la philosophie est dépossédée d’un contenu propre, pour en demeurer à un discours réflexif sur les conclusions des sciences, l’épistémologie, les méthodes, etc. Corrélatif de cet effacement institutionnel, se rencontre la quasi-disparition des colloques de philosophie de la nature 6. En fait, cet effondrement ne date pas d’aujourd’hui : « Si l’on s’en tient à la conception qui semble prévaloir aujourd’hui, la philosophie de la nature a pratiquement cessé d’exister – dit Norbert A. Luyten voici une soixantaine d’années. On est assez généralement d’avis que la science de la nature s’est très avantageusement substituée à la philosophie de la nature. L’étude de la nature est laissée à la seule science, tandis que le rôle de la philosophie se réduit à être une théorie de la science 7 ». Et l’auteur illustre son propos en observant que le xie Congrès international de philosophie où il intervient, en 1953, le programme ne laisse aucune place à la philosophie de la nature, mais bien à la philosophie des sciences de la nature, alors que le congrès précédent, daté de 1948, avait réservé une section à cette même cosmologie philosophique 8. Enfin, l’affaissement institutionnel s’accompagne d’un appauvrissement éditorial, non pas absolu, mais relatif : livres et articles continuent à paraître en philosophie de la nature ut sic 9 ; mais cette littérature paraît indigente comparativement aux ouvrages ou aux manuels d’épistémologie ou d’histoire de la philosophie des sciences et, bien entendu, la bibliographie étrangère, par exemple, anglophone 10 ou, moins connue, italophone 11, en cosmologie philosophique.

Pourtant, cette centration privilégiée (mais, répétons-le, non exclusive) sur l’approche scientifique n’appauvrit-elle pas notre compréhension de la nature et ne mérite-t-elle pas de tomber sous le coup de la critique aristotélicienne qui, voici vingt-quatre siècles, notait déjà avec finesse le risque d’univocisation des perspectives 12, ce que l’on pourrait appeler la « blessure par monisme méthodologique » 13 ?

Surtout, de l’autre côté, les discours sur la nature demeurent multiples : scientifique, philosophique, écologique 14, poétique 15 ou, plus généralement esthétique (pour autant que le terme de « discours » soit adéquat 16) 17, mythologique et métaphorique 18, psychologique (et psychanalytique)19, théologique 20, voire mystique 21. Selon une répartition qui ne se superpose pas avec la précédente, on pourrait aussi distinguer et opposer des approches atomistique et holistique, mécaniste et finaliste, etc., de la nature. Certes, cette multiplicité d’approches est parfois pratiquée par une même personne ou un même ouvrage 22, mais elle n’est pas théorisée. Plus encore, elle est au minimum juxtaposée et au maximum opposée. Enfin, elle est explicitement dévaluée en faveur du discours paradigmatique qui est le seul à détenir le privilège de la rigueur, voire de l’accès au vrai : la science formalisée. Bien entendu, nul n’ignore l’existence d’une diversité de paroles sur la nature. Même un prix Nobel de physique s’extasie devant un coucher de soleil sans chercher à faire la théorie optique de la polychromie du paysage… Mais, pour en demeurer au seul registre esthétique, est-il si accidentel (au sens où Aristote disait que c’est par accident que le maçon – dont le propre est de construire une maison – est blanc) qu’un scientifique soit aussi artiste ? 23 Longue est la liste des poètes qui célèbrent l’univers en prenant en compte les données scientifiques et celle des scientifiques qui poétisent 24. Pour qu’ancienne soit la tradition de la poésie scientifique 25, cette veine est loin d’être tarie 26 : que l’on songe, entre beaucoup, à l’œuvre du poète écossais contemporain Kenneth White, qui chante l’océan, les vents, les roches et les oiseaux, tout en se voulant théoricien de la « géopoétique » 27. Or, répétons-le, cette diversité de discours cosmologiques n’est ni honorée ni pensée comme telle dans les institutions, les colloques ou les publications 28.

En défendant résolument une approche polysémique du cosmos, le risque est grand de passer du Charybde de l’univocisme du discours scientifique au Scylla de l’équivocité d’une pluralité éclatée des paroles sur la nature. L’intention de cet article est donc de proposer un principe d’organisation de ces lectures. Après un bref panorama historique de l’état de la question (première partie), une triple démarche, progressivement élargissante, cherchera à intégrer les différentes approches de la nature (deuxième à quatrième parties).

1) Parcours historique

Considérons le déploiement historique de la diversité des discours sur la nature. Ce panorama, nécessairement très elliptique, simplificateur et incomplet, concerne le seul Occident (et le Proche Orient ancien).

L’histoire commence à Sumer. La cosmologie aussi. L’Égypte ne possède pas de cos­mogénèse unifiée 29, mais la Mésopotamie en a élaboré une, à l’occasion des généalo­gies des dieux 30. Si l’on ne saurait contester le caractère rigoureux des observations faites par les astronomes sumériens, et bientôt babyloniens, en revanche, leur discours mêle les données factuelles et les interprétations mythiques 31. Ce sera l’œuvre des philosophes grecs de patiemment découdre le tissu trop serré du logos et du muthos – pour garder une place aux deux chez Platon, et écarter le second chez Aristote. Certes, la perspective hellène ne se cantonne pas à une visée strictement cosmologique (les visées religieuse et anthropologique y trouvent leur place, diversement, ainsi qu’on le redira), elle demeure néanmoins cosmocentrée, au sens où « une communion perpétuelle existe entre l’homme et la nature 32 » : celle-ci constitue, selon les Anciens, la notion englobante à partir de laquelle les réalités humaines et religieuses sont mesurées. Toutefois, si les présocratiques sont presque tous l’auteur d’un Péri Phuséos 33, leurs cosmologies sont non seulement disparates, mais aussi opposées, ainsi que le détaillera la deuxième partie de l’article. Enfin, l’on doit, aux Grecs comme aux Latins, une approche poétique de la nature – par exemple, idéalisée chez un Virgile – qui ne fait pas nombre avec le discours philosophique.

À l’époque patristique puis médiévale, ces propos philosophiques et poétiques vont s’enrichir 34 d’un discours théologique, précisément d’une théologie non pas de la nature, mais de la création 35. En effet, le cosmos n’est plus le concept enveloppant : il est lui-même devenu l’œuvre d’un Dieu qui s’en distingue et toutefois lui est présent, comme le Donateur dans le libre don qu’il fait aux êtres. Donc, loin d’adhérer à la posture du philosophe chrétien Nicolas Malebranche, pour qui la nature est une idée antichrétienne, impossible à acclimater 36, les Pères puis les Docteurs médiévaux proposent une réflexion inédite sur le cosmos 37.

La nature ou l’univers des Anciens qui s’est mué en création dans la perspective chrétienne (et plus généralement monothéiste, biblique et musulmane), devient monde à l’époque moderne 38. Certes, Isaac Newton intitule son grand traité de mécanique Philosophiæ naturalis principia mathematica (1687) et les philosophes de l’âge classique écrivent encore des traités de philosophie de la nature. Toutefois, le discours sur celle-ci devient de plus en plus l’apanage des seuls savants qui, bientôt, s’appelleront chercheurs 39. Mais un phénomène se fait jour : à côté de la science officielle que l’on peut caractériser d’un mot trop rapide par son mécanisme 40, se lèvent par réaction d’autres types d’approche de la nature, d’ordre poétique, apologétique, symbolique, philosophique. Notamment, à l’époque romantique et dans cette ambiance, il naît une vaste réflexion philosophique au nom révélateur : la Naturphilosophie. Si le romantisme, en Europe occidentale, constitue un courant littéraire et artistique, il prend, en Allemagne, une figure inédite, d’ordre philosophique, voire scientifique (par exemple chez un Gœthe et un Schelling) 41.

Cette situation d’éclatement se poursuit à l’époque contemporaine. Assurément, l’approche des sciences de la nature – amplifiée par une réussite technique de plus en plus spectaculaire – domine largement, ainsi que l’introduction l’accréditait. Néanmoins, les autres visées – même la Naturphilosophie 42 – ne disparaissent pas pour autant. Surtout, il se produit deux grandes nouveautés : le développement massif du discours écologique ; l’introduction tout aussi imposante de schèmes d’origine orientaliste, croisant un fond occidental gnostique qui a ressurgi à la Renaissance. Ces deux approches cosmologiques se nourrissent toujours de la réaction très précoce vis-à-vis de la réduction de la matière à la quantité et à la passivité, d’où découle la domination de l’esprit de plus en plus identifié à sa spontanéité – sous l’égide de la parole fameuse de Descartes : « nous rendre comme maîtres et pos­sesseurs de la nature 43 ».

Parallèlement à ce déclin de la philosophie de la nature, nous observons aussi un progressif désintérêt de la théologie, tant catholique 44 que protestante 45 à l’égard de la nature et même de la création – au point que l’on a pu parler d’une « cécité à la nature de la part de la théologie moderne 46 ». Il faut mettre à part l’orthodoxie dont l’intérêt pour le cosmos ne s’est jamais démenti, y compris en France 47. Côté catholique, Karl Rahner parle (et sa parole est performative et pas seulement informative !) explicitement d’un « tournant anthropologique » de la théologie 48 et l’un de ses disciples, Jean-Baptiste Metz, a écrit un ouvrage dont on ne doit pas sous-estimer l’influence : L’anthropocentrique chrétienne 49. Côté protestant, on ne saurait non plus minimiser l’impact de Karl Barth qui a tout recentré sur le Christ et la Parole, disqualifiant la théologie de la création au profit d’une théologie du salut. Pour ne citer que deux autres auteurs parmi les plus importants : « C’et seulement par l’incarnation du Christ que nous avons le droit d’appeler à la vie naturelle et de vivre la vie naturelle elle-même 50 » ; « On ne peut pas s’éclairer à la lumière électrique et utiliser un poste de radio, recourir en cas de maladie à des traitements médicamenteux et cliniques modernes et, en même temps, croire au monde des esprits et aux miracles du Nouveau Testament 51 ». De manière corrélative, toutes les questions posées par la théologie qui touchent de loin ou de près la matière se trouvent fragilisées ou mises de côté. Un exemple parmi beaucoup d’autres 52 est la tendance actuelle à « réinterpréter le dogme de la virginité perpétuelle de Marie pour en faire une virginité ‘spirituelle’, c’est-à-dire l’absence de tout péché 53 », et à refuser de considérer la virginité matérielle 54. Il faudrait aussi ajouter la présence, voire la croissance, des approches religieuses fondamentalistes de la nature – notamment musulmanes, concordiste 55 ou discordiste 56, ou New age, de type concordiste 57 – qui non seulement se proposent comme vision alternative, mais se posent aussi parfois en s’opposant, c’est-à-dire se prétendent être l’unique analyse adéquate du monde 58.

Le parcours, qu’il conviendrait de grandement préciser, et même de corriger, atteste du moins la tension entre l’unité prétendue des discours sur la nature et leur pluralité réelle. Partant de cette tension qui incline soit vers l’univocité, soit vers l’équivocité, nous allons maintenant tenter de résoudre, en remontant, pededentim, vers une unité non pas uniforme, mais riche de cette diversité.

2) Un discours intégrateur

a) Proposition

Partons d’un des tout premiers constats, aussi troublant qu’indubitable : l’hétérogénéité, voire l’incompatibilité, des cosmologies grecques. Certes, au premier livre de sa Physique ou de sa Métaphysique, Aristote propose une lecture organisée des penseurs qui l’ont précédé en affirmant que les présocratiques ont progressivement découvert les diverses causes rendant compte du réel 59 : matérielle, formelle, efficiente – laissant à Socrate et Platon le privilège d’avoir pleinement perçu l’importance de la finalité 60. Toutefois, il ne manifeste pas une générosité similaire à l’égard de tous les penseurs qui l’ont précédé. Notamment, il s’oppose farouchement aux pythagoriciens 61 et aux atomistes 62. Limitons-nous à ceux-ci. Démocrite d’Abdère et Leucippe de Milet – dont le Stagirite rapproche Anaxagore de Clazomènes 63 – expliquent la constitution et la mobilité des êtres naturels à partir de principes indivisibles, les a-tomoi. Or, une telle interprétation récuse l’ordre, la finalité et le devenir substantiel 64.

Cette opposition forte est elle-même signifiante. Nous faisons l’hypothèse qu’elle dessine trois configurations possibles de la cosmologie, selon que celle-ci valorise :

1. la substance individuelle (les processus naturels naissent de, et tendent vers, des individualités identifiables, à la fois relativement séparées les unes des autres et unifiées en elles-mêmes – peu importe ici que ces individualités substantielles soient analysées en termes de matière et forme, structure et contenu, apparition et profondeur, parties et tout, etc.) ;

2. les éléments composants les êtres naturels (vide et plein, être et non-être 65 sont les principes expliquant autant leur constitution que leur modification par agrégation et séparation) ;

3. le tout harmonieux (qu’elle soit comprise à partir d’un principe immanent ou d’un principe transcendant, la totalité devient l’être par excellence rendant compte des individus présents dans la nature).

On qualifiera ces perspectives cosmologiques respectivement de : 1. substantialiste 66 ou ousiologique (d’ousia, « substance ») ; 2. atomistique ou stœchiologique (de stoikéion, « élément » 67) ; 3. systémique ou holistique (de holos, « tout »).

b) Illustration

Avant même que n’advienne Socrate, ces trois modèles ou paradigmes se dessinent : autre l’approche naturaliste des milésiens centrés sur la substance, autre celle, mécaniste, des ab­déritains, centrés sur les atomes, autre celle, métaphysique, de Parménide d’Élée, centrée sur l’Être et mystique, des Pythagoriciens, centrée sur le nombre comme harmonie. L’on retrouve la même tripolarité avec Aristote (pour qui l’ousia est l’être premier), les Épicuriens (qui sont atomistes), Platon (dont le Timée ou la problématique de l’anima mundi offrent une vision systémique de la nature – de pair avec les Stoïciens avec la thèse d’un logos animant le cosmos, mais dans une perspective immanentiste et matérialiste).

Partant de là, il serait possible de montrer en détail que, quelle que soit la sophistication des constructions, les cosmologies philosophiques – et même scientifiques – médiévales, modernes et contemporaines, ont toujours émargé à l’une de ces trois représentations. Par exemple, l’opposition majuscule entre la physique initiée par Galilée et la Naturphilosophie (qu’exemplifient par exemple les deux conceptions contrastées de l’optique défendues par Newton et par Gœthe) incarne celle d’une vision atomistique et d’une vision holistique de la nature – la physique et la métaphysique élaborées par le Leibniz de la maturité constituant un moyen terme relevant d’une approche substantielle (ce qui sera précisé plus loin). Aujourd’hui, la perspective atomiste et mécaniste est largement majoritaire au sein des sciences de la nature. Mais elle exclut de moins en moins une approche ousiologique, par exemple à travers les théories morphologiques 68. En outre, elle engendre réactivement, ainsi qu’on l’a dit, une cosmologie systémique 69, voire moniste 70, plébiscitée par un public toujours plus large 71.

De prime abord, ces trois visions sont exclusives l’une de l’autre. Par exemple, le holisme (comme celui de la lecture globalisante du Monde promu par Teilhard de Chardin 72 ou l’ontologie du process élaborée avec brio par Alfred North Whitehead 73) ne paraît pas compatible avec une philosophie de la substance : « Le réalisme est inconciliable avec le refus des substance, qui à chaque instant sont entièrement présentes (c’est-à-dire qui n’ont pas de parties temporelles), tout comme l’essentialisme et le holisme sont inconciliables 74 ». L’unique perspective recevable est-elle holistique, ainsi que semble l’affirmer un spécialiste de l’hermétisme : « Les philosophes de la nature sont tous plus ou moins des théosophes 75 » ? Plus encore, l’option première en faveur soit de l’élément, soit de la substance, soit du tout, loin d’être indifférente, engendre de nombreuses conséquences en cascade et des cosmologies apparemment incompatibles. En voici quatre exemples. La finalité est, dans la première vision, absente, déconstruite en ses causes efficientes 76, dans la deuxième, présente de manière immanente à chaque individualité et dans la troisième, présente d’une manière coextensive au tout de l’univers. L’esprit est, selon une approche atomistique, déconstruite, selon une approche substantialiste, honorée comme hiérarchiquement supérieure à la matière en quelques catégories d’êtres (hommes, substances séparées), selon une approche holistique, notifiée comme ubiquitaire (panpsychisme) et nivelée. Ces cosmologies opinent vers une certaine conception de Dieu : athée dans la perspective atomistique, transcendante ou monothéiste dans la perspective ousiologique, immanente ou panthéiste dans la perspective systémique. 77

c) Unification

Faut-il opposer ou du moins juxtaposer ces trois approches ? Inévitable est la tension et même l’opposition, historique et doctrinale, entre elles – tant un seul esprit humain est voué à la finitude et donc à la partialité. Mais cette tension devient féconde si elle est dépassée et intégrée dans une vision qui les héberge et, plus encore, les noue du dedans 78. Autrement dit, notre hypothèse est que la contradiction de ces cosmologies n’est qu’apparente et est résorbable, de jure et de facto.

En droit, car une est la nature ; unifié devrait donc être le discours sur celle-ci. Plus précisément, la distinction des trois perspectives se fonde sur un triple constat de sens commun : 1. nous observons dans le monde des entités et des événements distincts ; 2. ces entités et ces événements peuvent se décomposer en unités plus élémentaires ; 3. ces entités et ces événements sont corrélés entre elles et forment un tout unifié plus ou moins harmonieux. De plus, bien que tripartite, cette typologie est exhaustive. En effet, si l’on adopte le point de vue du sens commun, la substance apparaît comme « ce qui possède l’être [habens esse] 79 », autrement dit comme une individualité présentant une indépendance entitative et opérative – signalée par une séparation plus ou moins facilement repérable 80. Or, d’une part, étant matérielle et même créée, la substance (l’étant subsistant) est complexe, c’est-à-dire composée d’éléments ; d’autre part, ne pouvant contracter en elle-même l’intégralité des possibles, elle est connectée, synchroniquement et diachroniquement, au reste de l’univers en devenir. Quoi qu’il en soit de cette interprétation qui valorise implicitement la place de l’entité intermédiaire, à savoir l’ousia, il demeure le constat, là encore de sens commun, selon lequel existe un en-deçà et un au-delà de cet individu, prétendu tel ou réel, quand bien même, celui-ci se résoudrait, dans une analyse ultérieure, en ses composants internes ou, dans une synthèse elle aussi postérieure, en ses connexions externes.

En fait, car les chercheurs ne peuvent totalement exclure les autres approches, même s’ils en privilégient une sur les autres et ne théorisent pas cette approche intégrale. Par exemple, Aristote, dont on a rappelé la rude polémique contre les atomistes, élabore une doctrine de l’élément au point de lui consacrer un des premiers chapitres de sa « bibliothèque de l’être » 81. Certains penseurs ont cherché, au moins tendanciellement, à synthétiser ces points de vue. Ce grand harmonisateur que fut Leibniz a ainsi nourri le projet de réconcilier Épicure (« Quand j’étais jeune, j’étais atomiste »), Aristote (les formes substantielles) et Platon (les monades) 82. De même, si cloisonnées soient les disciplines scientifiques, les sciences du vivant abordent aujourd’hui celui-ci autant à partir de ses éléments (par exemple en génétique, en biologie moléculaire ou en biochimie), qu’à partir de son unité (par exemple en physiologie ou en paléontologie) et à partir de son lien avec le milieu (en écologie). Pourtant, le postulat bernardien d’une compréhension du tout à partir des éléments (les lois biologiques sont reconductibles à la des lois physicochimiques) n’est pas encore assez équilibré par une méta-loi ousiologique affirmait que les éléments s’agrègent en une unité et une identité substantielle inédite en sa configuration et en son activité, et par une autre méta-loi, systémique, selon laquelle ces unités s’organisent et entrent en interaction cybernétique constituant un tout dynamiquement articulé ébauchant, dans ce processus d’autocontrôle, une réflexivité. Aujourd’hui, les philosophes qui me paraissent aller plus loin dans cette direction est Edgar Morin 83 – non sans diluer la substance dans la relation, donc dans l’élément ou le tout – et Gilbert Simondon – mais dans le seul domaine de la technique où il discerne dans son évolution la progressive prise en compte des trois pôles : « élément », « individu », « ensemble » 84.

d) Hypothèse

Il resterait à élaborer une philosophie de la nature qui non seulement affirmerait l’articulation tripartite, mais en rendrait compte du dedans, montrant combien ces trois « dimensions » ou « perspectives » s’appellent l’une l’autre – et cela à partir de l’étant subsistant dans sa double connexion à ses éléments constitutifs et aux autres substances. Une piste me semble être offerte par la dynamique du don. Si, de prime abord, le lieu propre du don est l’homme, les échanges interpersonnels, il n’est pas interdit d’élargir son application au cosmos 85, selon une méthode analogique que thématisera la troisième partie de cet article : la théologie ne fait-elle d’ailleurs pas largement usage de ce terme pour explorer le troisième pôle, Dieu, en son économie et même en son immanence – restant sauve la major dissimilitudo ? Or, le don, compris dans son intégralité dynamique, se déploie en trois facettes qui sont aussi trois moments : la réception (don pour soi) ; l’autopossession (don à soi) ; la donation (don de soi) 86 – que je formalise par les formules « don 1 », « don 2 » et « don 3 ». Le plus souvent, ce développement épouse successivement les trois extases du temps : la réception ouvre au don originaire qui est passé, parce qu’il précède toujours ma conscience ; l’appropriation intériorisante s’achève dans l’autopossession qui s’effectue dans le présent de la présence à soi ; la donation de soi ne trouve à s’achever que dans la communion qui, déjà donnée est promise, et donc toujours à-venir. Peu importe ici le détail. L’essentiel est la connexion bijective qu’il est possible d’établir avec les trois perspectives : l’élément précède, ontologiquement et chronologiquement, la constitution de l’individu naturel ; la substance est présence à soi, si ébauchée soit son intériorisation (au minimum entitative 87) ; le tout, dynamiquement considéré comme interconnexion qui suppose l’intervention responsable de l’homme, succède à l’achèvement dramatiquement espérée. Enfin, en corrélant – au minimum par appropriation trinitaire – chaque moment du don avec les Personnes divines, il n’est pas impossible d’articuler ces approches en une cosmologie trinitaire : d’un mot, l’origine est appropriée au Père, la substance configurée au Fils et la connexion-communication à l’Esprit 88. Pour l’instant, une telle cosmologie manque encore cruellement aux passionnantes ébauches d’ontologie trinitaire 89 et leur permettrait de moins oblitérer la substance en la réinterprétant : non pas seulement en l’ouvrant dynamiquement en aval aux autres et en amont, à son Origine – ce que les docteurs médiévaux ont clairement thématisé –, mais en corrélant cette double ouverture – ce qu’ils ont très peu vu, séparant trop le plan catégorial du plan transcendantal. Une telle approche, pour ne pas être suspecte de violer le principe de NOMA, suppose que soit élaborée une méthode qui articule raison et foi et distingue en unissant les chemins du savoir et les degrés de l’être (cf. troisième partie) 90.

Cette proposition de vision unifiée de la nature n’apporte pas seulement le bénéfice spéculatif d’une contemplation harmonisant des approches (scientifiques, philosophiques) qui s’ignorent, voire se méprisent ; elle permet aussi d’héberger nombre de propositions aujourd’hui nomades, d’offrir des critères de discernement et d’enrichir en retour des cosmologies occidentales encore trop monolithiques. L’on sait, par exemple, le succès croissant de médecines alternatives et des thérapies brèves ; or, un certain nombre des premières sont inspirées par les cosmologies chinoise ou indienne 91 et des secondes par les « croyances du New Age 92 ». Si l’on est prêt, en théorie, à respecter ces visions du monde, au nom de la tolérance universelle à l’égard des cultures, en pratique, il n’en est rien : la médecine classique voit encore d’un œil très soupçonneux ces médecines, et leur corrélat cosmologique, qui correspondent si peu à nos standards rationnels. Inversement, nombre de psychothérapies brèves consentent à des modèles anthropologiques non-dualistes et en font la clé interprétative (erronée) obligée de l’efficacité (bien réelle) de leur méthode 93. Or, focalisées sur l’harmonie entre l’homme et la nature, les cosmologies orientales, notamment celles d’Asie du Sud-Est et la vision nouvelâgiste, entrent dans le cadre des visions holistiques du cosmos. Inversement, mécaniste, notre science cartésienne privilégie l’analyse (au sens étymologique) physico-chimique des structures et des processus. Par conséquent, une vision intégrale de la nature – une vision qui honorerait autant l’approche élémentariste ou atomistique qu’une approche globale ou systémique, par la médiation de l’approche individualiste ou substantialiste – permettrait d’inclure la vérité présente dans chacune de ces médecines, psychothérapies, anthropologies et cosmologies, et de sortir des unilatéralismes exclusifs qui conduisent à de stériles conflits et d’épuisantes oscillations 94. Plus encore, elle conjure le risque évoqué ci-dessus et nullement illusoire, d’idolâtrie, présente dans les approches atomistiques (adorant le pouvoir de l’homme) et holistiques (adorant le pouvoir de la nature) 95.

e) Synthèse

Un tableau condensera les principales conclusions de cette première mise en ordre 96 :

Perspectives sur la nature

Perspective atomistique ou stœchiologique

Perspective substantialiste ou ousiologique

Perspective systémique ou holistique

Description

Privilégie l’élémentaire, c’est-à-dire ce qui compose la substance

Privilégie l’individualité subsistante

Privilégie le tout, c’est-à-dire l’interaction des individus

Notion clé

L’élément

La substance

L’unitotalité 97

Illustration chez les Grecs

Démocrite et Épicure

Aristote

Les Stoïciens

Une illustration en sciences

L’approche mécaniste

L’approche morphologique

L’approche écologique

Extase du temps valorisée

Passé

Présent

Avenir

Logique implicite du don

Le don pour soi ou réception du don originaire

Le don à soi ou autopossession par appropriation de l’origine

Le don de soi ou ouverture à la communion par répétition de l’origine

Valorisation d’un des « pôles »

L’homme

Dieu

La nature

f) Complément

Pour pertinente qu’elle soit, cette tripartition n’est pas exclusive d’autres typologies internes au discours rigoureux sur la nature 98. Nous souhaiterions en évoquer une, du fait de son importance structurante et de la difficulté à en proposer une vision synthétique. Il serait commode de la qualifier du nom de ses plus illustres représentants : cosmologie d’inspiration platonicienne et cosmologie aristotélicienne. Si les historiens reconnaissent à l’occasion que cette bipolarité rend volontiers compte de la diversité des philosophies 99 et même des théologies 100, les spécialistes en histoire des sciences ne semblent pas l’avoir pris en compte, tant le discours scientifique paraît, du dehors, univoque et consensuel 101. Quoi qu’il en soit de cette extension, il est incontestable que les pensées de sensibilité platonicienne et celles de sensibilité aristotélicienne proposent deux regards contrastés sur la nature. D’un mot, une pensée aristotélico-thomiste octroie plus à l’ordre des causes secondes, sans sacrifier la transcendance de la Cause première ; une pensée platonico-augustinienne octroie plus à l’ordre de la cause première, demeurant sauve la consistance des causes secondes (notamment la liberté de la créature humaine). Et comme, inévitablement (!), l’expression même de cette différence emprunte à l’un des lexiques, celle qui vient d’être proposée convoque le lexique plus aristotélicien ; nous le complétons donc par une explicitation inspiré du lexique platonicien : le premier type de polarité (aristotélico-thomiste) accorde davantage au fini, sans offusquer le primat de l’infini, alors que le second (platonico-augustinien) célèbre instinctivement l’infini, sans pour autant nier la finitude des étants. Autrement dit, « entre deux solutions d’un même problème, une doctrine augustinienne inclinera spontanément vers celle qui accorde moins à la nature et plus à Dieu 102 » et une doctrine thomasienne opinera vers celle qui donne plus à la créature qu’à l’action immédiate de Dieu.

Toutefois, ne caricaturons pas : équilibrées 103, ces deux formae mentis affirment que tout l’effet créé surgit du Créateur et du créé totus ab utroque ; plus encore, toutes deux hiérarchisent les causalités finie et infinie en allouant la primauté à l’Infinité de la Cause première. Selon une image qu’entérine la fresque de l’École d’Athènes que Raphaël Sanzio dédie à la raison dans la chambre de la Signature, une pensée aristotélicienne est plus horizontale alors qu’une pensée platonicienne est plus verticale 104. Une telle polarisation se traduira par exemple dans la manière de concevoir la matière 105. Spontanément, une cosmologie aristotélicienne l’envisage pour elle-même – peu importe ici que la matière compose ou non avec un autre principe comme la structure ou la forme (au sens de morphè) qui l’actue, l’essentiel est que cet autre soit un coprincipe de même valence ontologique, donc de nature sensible. Inversement, une cosmologie platonicienne considère la matière comme le signe d’un au-delà, d’une Idée dont elle participe, donc à partir du couple catégoriel sensible-intelligible, visible-invisible. Pour la première, la vérité de la nature est immanente, pour la seconde transcendante. Alors que, avec la science mécaniste initiée avec Galilée, Bacon, Descartes et Newton, la perspective aristotélicienne l’emporte, il est significatif que, en contraste, plus que par réaction, la perspective platonicienne continue à nourrir la Naturphilosophie – par exemple chez Hölderlin 106 –, mais aussi tout un courant anglais 107 que le succès de l’empirisme a conduit à trop minimiser 108. Un témoin parmi beaucoup est l’ecclésiastique anglican Thomas Traherne (1637-1574) 109 pour qui le monde fini est le témoin de l’infinie beauté de Dieu : « Le monde est un miroir d’infinie beauté, pourtant nul homme ne le voit. C’est un Temple de Majesté, pourtant nul homme ne le considère. C’est une région de Lumière et la Paix, pourvu que l’homme ne les trouble. C’est le Paradis de Dieu 110 ». Certes, le premier courant fut plutôt fertile en chercheurs et le second en poètes de la nature ; mais, contre le risque de valoriser celui-là contre celui-ci, il faudrait rappeler les prétentions du courant platonicien à être scientifiques : ici s’enracine la polémique de Gœthe (mais aussi de Hegel 111) contre Newton. De plus, un astrophysicien poète déjà cité distingue « deux sortes de poètes scientifiques : ceux qui imitent, et ceux qui inventent » ; or, si les premiers « ont engendré le courant de la poésie dite didactique », les seconds « inventent le monde », sont « des rêveurs d’Univers » dont l’« intuition étrangement devineresse » les avertit de « certaines ‘vérités’ sur l’univers ». Par exemple, « dans un texte prémonitoire de 1848 intitulé Eurêka, [Edgar Poe] a résolu pour la première fois une énigme scientifique, celle du noir de la nuit 112 ».

La profondeur – plus que la radicalité – des différences entre ces deux types de cosmologie, ainsi que leur constance dans le temps, malgré les tentatives répétées de surmonter cette tension (déjà Platon notait cette alternance des chants des « Muses d’Ionie et de Sicile 113 »), invitent à souligner leur irréductibilité, voire à convertir la polarité prétendument insurmontable en loi paradoxale de l’esprit humain 114. Pourtant, toujours au nom de l’unicité de la vérité objective, je plaiderai en faveur d’une possible réconciliation de ces deux ambiances cosmologiques – sans m’illusionner sur mon appartenance préférentielle à l’une d’entre elles et donc sur la potentielle objection qui naîtra de cet impensé relevant de la polarité opposée ! Une direction, pour autant que je l’aperçoive, me semble promise par une philosophie de l’amour-don et, plus particulièrement, une cosmologie qui ferait rimer éros et cosmos. Reprenons la trichotomie rythmée du don ébauchée ci-dessus : une sensibilité platonicienne concède plus au don pour soi (don 1), restant sauf le don à soi (don 2), alors qu’une sensibilité aristotélicienne concède plus à l’autopossession (don 2), restant sauf son enracinement (fondateur) dans l’origine (don 1). De plus, la première polarité souligne le passage de la réception (don 1) à la donation (don 3), en soulignant le moins possible l’identité à soi (don 2), alors que la seconde polarité valorise celle-ci, et donc l’intériorisation de la source (don 1), comme sa transformation en autodonation (don 3). Par conséquent, l’élaboration d’une ontologie et d’une cosmologie du don qui déploierait pleinement ces trois aspects, structurels et dynamiques, serait à même, au moins tendanciellement, d’honorer les ressources propres aux visions inspirées par la verticalité platonicienne et l’immanence aristotélicienne.

De nouveau, un tableau résumera cette analyse.

Type de polarité intellectuelle

Polarité aristotélicienne

Polarité platonicienne

Critère métaphysique

Primat accordé aux causes secondes, restant sauve la transcendance de la Cause première

Primat accordé à la Cause première, restant sauve la consistance des causes secondes

Image clé

Valorise l’horizontalité

Valorise la verticalité

Quelques exemples de philosophes et théologiens (opposés termes à termes)

Aristote, Emmanuel Kant, Paul Ricœur, Thomas Hobbes, Saint Thomas d’Aquin, Karl Rahner, Benoît XVI

Platon, René Descartes, Emmanuel Levinas, Jean-Jacques Rousseau, Saint Augustin, Hans Urs von Balthasar, Jean-Paul II

Regard sur la nature

La nature en sa structure visible

La nature, miroir de l’invisible

Illustration en sciences

Le mécanisme

La Naturphilosophie

Valorisation des moments de la dynamique du don

Tendance à souligner le don 2, l’intériorisation du don 1

et sa transformation en don 3

Tendance à effacer le don 1

Tendance à souligner le don 1 et à souligner le passage du don 1 au don 3

Tendance à effacer le don 2

Corrélation avec la tripartition des visions de la nature

Spontanément en phase avec la vision substantialiste

Spontanément en phase avec la vision systémique

3) L’induction analogique

La répartition qui vient d’être proposée est interne à la philosophie de la nature et aux sciences de la nature. Elle pourrait, idéalement, organiser sinon une réconciliation, du moins un dialogue, entre courants trop habitués à se poser en s’opposant, à se dévisager en se défigurant, au lieu de se juxtaposer et de s’envisager, bientôt de se compléter, dans une vision unifiée qui n’est aujourd’hui – et peut-être ne sera jamais, étant donné la puissance de ce qu’Aristote appelle « accoutumance » 115 – qu’utopiquement visée. Mais la diversité des discours sur le monde englobe aussi des objets formels, voire des lumières 116, extérieurs soit à la philosophie, soit à la science, à savoir ceux de la théologie. Il s’agit donc désormais d’articuler trois approches : scientifique, philosophique et théologique.

a) Refus

Si l’on se refuse aux trois postures extrêmes et unilatérales que sont le scientisme, exclusif de toute philosophie 117 comme de toute théologie, le philosophisme et le fidéisme – cette dernière ayant été illustrée ci-dessus dans sa figure contemporaine qu’est le fondamentalisme –, la position aujourd’hui la plus souvent adoptée est celle, épistémologique, du pluralisme et celle, éthique, de la tolérance. Elle fut systématisée par un chercheur de renom, professeur à l’Université de Harvard, biologiste, géologue et historien des sciences, autant que vulgarisateur, Stephen Jay Gould, sous le nom de principe de NOMA : construit sur l’acrostiche approximatif Non-Overlapping Magisteria, ce que l’on peut traduire « non-empiètement des magistères », il s’applique notamment aux relations entre sciences, philosophie et religion, mais aussi à la poésie ou à la politique. « Un magistère est un domaine où une certaine forme d’enseignement détient les outils appropriés pour tenir un discours valable et apporter des solutions 118 ». Le principe se subdivise en deux thèses. Au lieu de les énoncer en général, voyons comment elles se formulent concrètement dans le cas des relations entre science et religion :

« Premièrement, ces deux domaines sont d’égale valeur et aussi nécessaires l’un que l’autre à toute existence humaine accomplie ; deuxièmement, ils restent distincts quant à leur logique et entièrement séparés quant à leurs styles de recherche, même si nous devons étroitement intégrer les perspectives des deux magistères pour élaborer la riche et pleine conception de l’existence que l’on désigne traditionnellement comme ‘sagesse’ 119 ».

Cette épistémologie dualiste – qui se rencontre par exemple chez Paul Ricœur en son dialogue avec Jean-Pierre Changeux dans La nature et la règle 120 – puise ses origines lointaines dans la séparation entre sciences et métaphysique opérée par Pierre Duhem 121, sur laquelle se sont explicitement alignés le philosophe Jacques Maritain 122, le théologien Réginald Garrigou-Lagrange 123 et, aujourd’hui, l’historien des sciences et épistémologue Paul Feyerabend. Si pacifiante soit cette proposition, elle se satisfait au fond d’une juxtaposition des discours et renonce à une véritable réconciliation, à une unification respectueuse de la pluralité des champs épistémologiques. Or, l’expérience montre que, sans une telle harmonisation, la juxtaposition se transforme tôt ou tard en opposition. La synthèse opérée par le « et » est toujours temporaire et se dégrade en un unilatéralisme ou une oscillation indéfinie, tant qu’une proposition de synthèse, pour temporaire qu’elle soit, ne vient pas penser le lien que la conjonction de coordination se contente de nommer, autrement dit ne permet pas de passer du constat de l’existence d’une connexion à l’objectivation de son essence 124. Une nouvelle fois s’applique le principe mis en œuvre dans la deuxième partie : une est la vérité, ce qui peut s’interpréter de manière non dialectique (« le vrai est le tout »), à partir de la coextensivité de l’ens, de l’unum et du verum. Si je le dis à partir de la typologie fameuse élaborée par Ian Barbour en vue de décrire les relations entre science et théologie – conflit, indépendance, dialogue et intégration – 125, je refuse le conflit (le dualisme), l’indépendance (le principe de NOMA) et même le dialogue qui en demeure à une juxtaposition respectueuse des discours à travers la rencontre bienveillante des discoureurs, pour leur préférer l’intégration 126 et en proposer une ébauche de méthode.

b) Proposition

Je ne m’attarderai pas sur la distinction des deux discours rationnels, scientifique et philosophique. Je fais une proposition détaillée ailleurs 127. De manière générale, leur répartition recouvre diverses distinctions célèbres : science et sagesse (Aristote), ratio inferior et ratio superior (saint Augustin), esprit de géométrie et esprit de finesse (Pascal), deuxième et troisième genres de connaissance, c’est-à-dire connaissance des rapports et des essences (Spinoza), Verstand et Vernunft (Hegel), connaissance notionnelle et connaissance réelle (Newman), pensée noétique et pensée pneumatique (Blondel), etc. Bien que, à l’évidence, ces couples ne se recouvrent que partiellement, néanmoins, ils convergent vers un point nodal qui connecte et hiérarchise.

Me concentrant sur l’articulation des démarches philosophique et théologique, je souhaiterais seulement faire une proposition inédite de méthode pour les unifier dans le respect de leur diversité : l’induction analogique 128. Elle est appelée induction en ce qu’elle est une argumentation qui part de l’observation des faits pour en extraire une loi universelle. Elle est qualifiée d’analogique parce que cette argumentation parcourt les différents degrés d’être. En effet, cet organon établit la proposition (une loi prédique toujours une propriété d’un sujet) à partir d’un ensemble non pas d’individus de même valence ontologique, mais de grands genres hiérarchiquement ordonnés, par exemple, les êtres inertes et les vivants, les êtres corporels et spirituels (au sens d’immatériels). Or, appartenant à des degrés diversifiés d’êtres, une propriété est diversement réalisée et participée ; elle n’en demeure pas moins une dans cette variété. L’analogie unifiant la diversité sans l’effacer, une telle démarche inductive est donc analogique 129.

Parcourant l’intégralité (au moins générique) des degrés d’être, l’induction analogique est complète. L’induction classique se fonde sur l’énumération des singuliers ; or, les individus sont indéfinissables et indéfinis ; par conséquent, cet argument est toujours menacé (comment suis-je assuré, après avoir observé mille cygnes blancs que le mille-et-unième ne sera pas noir ?), fragilité qui fait les choux gras de toutes les critiques de la méthode inductive 130. En revanche, l’induction analogique se fonde sur des genres universels se fonde sur une échelle dont la certitude se fonde sur la connaissance la plus commune, voire est proportionnelle à cette universalité 131. La distinction (qui, de plus, est une hiérarchie) entre minéraux et végétaux est plus assurée que celle résidant entre deux espèces de nésosubsilicates ou de rhopalocères.

L’induction analogique se distingue d’une autre manière de l’induction au sens classique, telle qu’elle est employée en science (mais aussi, ponctuellement, en philosophie). Alors que celle-ci opère sur un même plan, dans un même ordre d’étants et d’événements (tout métal chauffé se dilate), celle-là elle se déploie sur des plans étagés. Aussi peut-on qualifier cette induction de verticale, par opposition avec l’induction qui, collectant les individus d’une même espèce et les événements singuliers de même ordre, est horizontale. On reprochera à ces qualificatifs leur caractère trop imagé. Mais, plus que de simples représentations, ne s’agit-il pas de symboles ou de schèmes qui, loin d’exclure le conceptuel, l’incluent en le conjuguant au sensible ? 132 Cette induction peut donc indifféremment être dite analogique, graduelle ou verticale.

Or, et c’est le point où nous souhaitions accéder, loin d’être homogène, cette induction analogique fait appel à deux sources de vérité différentes : en s’élevant sur l’échelle des étants, elle convoque la vérité qui sourd de la création et que scrute la lumière de la raison ; en partant de Dieu et de Dieu en sa vie intime unitrine, elle convoque la vérité qu’il nous communique par sa Révélation et qu’accueille la lumière de la foi. C’est ici que le symbole de la verticalité ou de l’échelle prend tout son intérêt : à l’instar de l’échelle qui se monte et se descend, l’axe vertical se parcourt en deux directions opposées. De même, l’induction verticale est à la fois ascendante 133, quand elle est philosophique et descendante, quand elle est théologique.

c) Illustration

Les explications qui précèdent demeurent abstraites, voire paraissent dessiner un cadre a priori. En réalité, elles se fondent sur de multiples observations et donc sur… une induction qui, elle, est horizontale ! Empruntons un exemple à saint Thomas d’Aquin. Il met en œuvre cette induction au début d’un chapitre célèbre de la Contra gentiles pour établir « comment il faut entendre la génération en Dieu ».

« 1. Il nous faut partir de ce principe, que, dans les choses, on trouve la diversité des modes d’émanation [diversus emanationis modus] selon la diversité des natures ; et plus une nature est élevée, plus ce qui émane d’elle lui est intérieur [quanto aliqua natura est altior, tanto id quod ex ea emanat, magis ei est intimum].

2. Dans toutes les choses, en effet, les corps inanimés tiennent la dernière place [infimum locum] ; il ne peut y avoir d’émanation en eux que par action de l’un d’entre eux sur un autre. Ainsi le feu est engendré du feu quand un corps étranger est altéré par le feu et réduit à la qualité et à l’espèce du feu.

3. Parmi les corps animés, les plantes tiennent la prochaine place ; en elles, déjà, l’émanation procède à partir de l’intérieur [ex interiori] : la sève intérieure se transforme en graine, et la graine, confiée à la terre, grandit en plante. Nous avons là le premier degré de vie, le propre des vivants étant de se mouvoir eux-mêmes à l’action ; quant aux êtres qui ne peuvent agir que sur d’autres êtres extérieurs, la vie leur fait totalement défaut. La preuve de la vie chez les plantes, c’est que ce qui est en eux se meut à une certaine forme [id quod in ipsis est, movet ad aliquam formam]. Et pourtant la vie des plantes est imparfaite ; sans doute, l’émanation se fait en elles à partir du dedans, mais ce qui sort peu à peu des profondeurs de la plante lui est au terme totalement extérieur : la sève qui sourd de l’arbre s’épanouit d’abord en fleur, puis dans un fruit, distinct de l’arbre, mais qui lui reste encore attaché ; une fois mûr, ce fruit se détache complètement et, tombant à terre, produit de par sa puissance séminale une nouvelle plante. Il apparaît d’ailleurs, à qui examine attentivement la chose, que cette émanation a son principe à l’extérieur [ab exteriori] : c’est en effet de la terre d’où elle tire sa nourriture que la plante, grâce à ses racines, puise sa sève intérieure [humor intrinsecus].

4. Un degré plus haut que la vie des plantes, se situe la vie de l’âme sensitive ; l’émanation qui lui est propre, bien qu’elle commence à l’extérieur, se termine à l’intérieur [etsi ab exteriori incipiat, in interiori terminatur], et plus avant portera son émanation, plus intérieur sera ce terme. Le sensible extérieur imprime en effet sa forme dans les sens extérieurs ; de là il passe dans l’imagination, puis enfin dans le trésor de la mémoire. Cependant, à chaque progrès d’une émanation de ce genre, principe et terme relèvent de puissances différentes, aucune puissance sensible ne pouvant se réfléchir en elle-même. Ce degré de vie est donc plus élevée que la vie des plantes, dans la mesure où son opération est contenue davantage dans l’intimité [magis in intimis continetur] [du vivant]. Mais ce n’est pas là pourtant une vie totalement parfaite, puisque cette émanation passe toujours d’un [être] dans une autre.

5. Le degré suprême et parfait [supremus et perfectus gradus] de la vie, c’est donc celui de l’intelligence. L’intelligence, en effet, peut se réfléchir sur elle-même et se connaître elle-même. Cependant, même dans cette vie intellectuelle, il y a des degrés divers. L’intelligence humaine par exemple, tout en ayant la possibilité de se connaître elle-même, tire pourtant de l’extérieur [ab extrinseco] le point de départ de sa connaissance, puisqu’elle ne peut penser sans image, comme nous l’avons montré plus haut [cf. L. II, chap. 60].

6. La vie intellectuelle est donc plus parfaite chez les anges, puisque leur intelligence, pour prendre conscience d’elle-même, ne procède pas de quelque chose d’extérieur, mais se connaît elle-même par soi [per se cognoscit seipsum] [cf. L. II, chap. 96 s]. Pourtant, la vie des anges n’atteint pas encore l’ultime perfection : bien que l’idée conçue soit en eux totalement intérieure [omnino intrinseca], cette idée n’est pas leur substance, puisque, nous l’avons démontré [cf. L. II, chap. 52], connaître et être ne sont pas en eux identiques.

7. Le plus haut degré de perfection de la vie [Ultima igitur perfectio vitae] appartient donc à Dieu en qui l’acte d’intellection n’est pas autre [aliud] de l’acte d’être, comme nous l’avons montré [cf. L. I, chap. 45] ; et il faut donc que l’intention de l’intellect [intentio intellecta] soit, en Dieu, l’essence divine elle-même 134 ».

Commentons brièvement ce texte, non pas quant à son intention, ni même quant au contenu comme tel, mais quant à la méthode suivie.

1. L’Aquinate établit la présence d’une intentio, c’est-à-dire d’un verbe, en Dieu en parcourant les degrés d’étants. En effet, il emploie les termes de « gradus » (3, 4, 5, 7) et de « res » (1, 2), ce dernier vocable prenant son acception non pas banale – qui est confinée au créé, voire aux êtres non-personnels, voire aux êtres inanimés –, mais métaphysique, à savoir transcendantale : res est la passio entis qui dit l’être en tant qu’il possède une essence 135.

2. Ce passage de degré en degré est une ascension. En effet, Thomas affirme qu’il passe d’un degré qualifié d’inférieur à un degré supérieur. Il le souligne même avec une particulière insistance puisqu’il scande chaque pas en utilisant une expression empruntée à ce registre ascensionnel : « infimum locum » pour les êtres inorganiques (2) ; « proximum locum » pour les plantes (3) ; « Ultra plantarum vero vitam, altior gradus » pour les animaux (4) ; « supremus […] gradus vitae » pour les intelligences (humaines, angéliques et divine) (5).

3. Cette gradation ascendante est nommée à partir d’un schème emprunté au registre spatial, mais auquel Thomas accorde un sens analogue, de portée métaphysique. Cela apparaît particulièrement à partir de l’intelligence où il exprime clairement l’équivalence entre degré et perfection : « supremus et perfectus gradus vitae ». Désormais, l’image topographique laisse même place (!) au concept de « perfection » qui apparaît à trois reprises (5, 6, 7). D’ailleurs, l’autre terme employé par le même chapitre et appartenant au lexique local – en fait, il s’agit d’un couple de termes spatiaux : « intérieur » et « extérieur » – possède lui aussi un fort contenu notionnel et d’ailleurs analogique.

4. Les degrés ainsi parcourus passent en revue les six grandes catégories d’être : les êtres inertes ou minéraux – appelés ici « corps inanimés » –, les végétaux – appelés ici « plantes » –, les animaux – nommés non pas comme tels, mais à partir de leur principe qu’est « l’âme sensitive » –, les hommes – dénommés ici à partir de la caractéristique étudiée, « l’intelligence humaine » –, les substances séparées – appelés ici selon le nom que leur accorde la Révélation biblique, « anges » – et Dieu – ici intitulé selon le nom que lui accordent les religions 136. On notera que, même si Thomas n’est en rien soupçonnable de souscrire à l’hénothéisme (Dieu n’est pas seulement au « degré suprême », mais il est « parfait »), et encore moins d’entrer dans les cadres de l’ontothéologie 137, il n’est en rien gêné de le situer au terme de l’échelle ascendante : pour être transcendant l’Ipsum esse subsistens n’est pas « au-delà » ou en rupture, comme l’affirment les approches privilégiant l’apophatisme 138.

5. La démarche suivie par le Docteur angélique est strictement ascendante et en rien descendante. Déjà, l’échelle par laquelle l’esprit humain monte jusqu’à Dieu ne requiert pas les yeux de la foi. Néanmoins, notre théologien ne conclut pas sa voie en induisant la prolation d’un étant-Dieu distinct : il ne prétend donc en rien démontrer rationnellement la procession éternelle du Verbe divin ni, plus généralement, la présence de trois Personnes en Dieu 139. En effet, toute la seconde partie du chapitre est éclairée par la lumière de la foi. La titulature du chapitre n’affirme-t-elle pas avec précision son contenu, elle qui énonce « Quomodo accipienda sit generatio in divinis » 140 et non pas « Utrum accipienda sit… » ? Quoi qu’il en soit, nulle part dans ce chapitre, Thomas ne repart de l’affirmation trinitaire pour illuminer par exemple la fécondité de l’acte intellectuel.

En fait, si pertinente soit cette démarche, l’Ange de l’École ne l’a guère utilisée, ou plutôt en a fait un usage ciblé : pour la connaissance de réalités non sensibles (l’âme intellective, la créature spirituelle, Dieu en son essence, Dieu en sa vie trinitaire) auxquelles notre intellect n’est pas naturellement adapté 141. Plus encore, il n’a jamais théorisé cette induction élargissante, et notamment analysé sa nature (s’agit-il d’une induction au sens propre ?), décrit sa configuration (étant graduée et ascendante, sa formulation est-elle nécessairement progressive, sous forme comparative ?) et, a fortiori, évalué son degré de certitude (à partir du moment où tous les degrés sans exception sont parcourus, sa conclusion est-elle assurée ?) 142. Enfin, jusqu’à plus ample informé, saint Thomas n’a jamais fait usage, comme tel, d’une induction par voie descendante. Son aristotélisme lui interdit de parcourir cette voie dialectique du haut vers le bas 143. En revanche, un philosophe et théologien qui a constamment cherché à conjoindre la double tradition aristotélicienne et platonicienne, a identifié dans ce double chemin le « rythme fondamental, Urrhythmus » de la pensée : Erich Przywara, dans son œuvre majeure Analogia entis 144. Dans son sillage, Hans Urs von Balthasar a mis en œuvre cette double démarche, ascendante et descendante, mais sans jamais en faire la théorie 145.

Enfin, cette méthode, au sens le plus étymologique du terme 146, présente aussi le mérite d’épouser en la formalisant la démarche implicitement suivie par nombre de théologiens, c’est-à-dire d’hommes de foi qui sont aussi des hommes de la raison. Thomas d’Aquin n’échappe pas à ce constat. Nous disions plus haut qu’il n’explore jamais la voie descendante ; il faudrait préciser : in actu signato. En revanche, il ne cesse de la parcourir in actu exercito. Pour le montrer en détail, il faudrait faire acte d’histoire de la philosophie et montrer combien la « philosophie chrétienne » 147 ne fut pas seulement une philosophie exercée, à la Faculté des Arts, par des chrétiens qui honoraient la raison humaine selon son régime propre, mais une philosophie qui a reçu de la foi une information neuve, des concepts et des énoncés inédits. Pour en rester à l’exemple illustré par le passage de la Contra gentiles, S. Thomas a élaboré une philosophie du verbe comme fécondité intime de l’intelligence sous l’impulsion de la Révélation ; or, une telle philosophie est absente de la pensée grecque et n’aurait peut-être pas été découverte sans la stimulation et la stella rectrix 148 de la théologie trinitaire du Verbe 149. Enfin, une théologie chrétienne adéquate appelle une philosophie, plus encore, est génératrice de philosophie 150.

d) Deux premières difficultés

1. Une première difficulté ne manquera pas de se lever. L’induction démontre une proposition unique, par exemple, « le chien aboie » : même si elle passe des singuliers à l’universel, ces singuliers (Médor, Mirza, Milou, etc.) sont homogènes à la conclusion, car ils individuent l’espèce universelle (le chien, l’espèce canine) dont on démontre telle propriété ou tel accident (l’aboiement). Mais ici, la proposition varie à chaque degré, puisqu’il s’agit justement d’une montée, d’une gradation. Par conséquent, non seulement on ne saurait parler d’induction, mais la notion même de démonstration paraît défaillir, faute d’unification de la problématique ou de la conclusion. Ce qui fait la force de la méthode, fait donc aussi sa faiblesse : en parcourant verticalement les degrés d’être, les propositions se modifient.

Cette aporie mériterait une longue discussion, car elle interroge la nature même du type d’argumentation ici mise en œuvre. Tout d’abord, écartons le cas où l’induction établit une proposition unique, même si elle est réalisée analogiquement. Tel est le cas pour toutes les propriétés transcendantales. Par exemple, l’on peut établir que tout étant est beau, en passant en revue tous les degrés d’être, de l’inerte à Dieu, donc par induction graduelle ; or, l’énoncé n’a nul besoin de correctif, à partir du moment où l’on se souvient que le prédicat (« beau ») est attribué de manière analogique. Une telle induction peut d’ailleurs s’étendre au-delà du cercle des transcendantaux classiques 151 à toute propriété coextensive à l’être 152. Dans son unique ouvrage de pure philosophie, La vérité, Hans Urs von Balthasar parcourt en détail tous les degrés d’être, inertes, végétaux, animaux, humains, angéliques et jusqu’au Créateur, pour démontrer que l’être est mystère, ou plutôt que tout étant est mystérieux, autrement dit qu’il est composé de fond et d’apparition 153. Il introduit ainsi un nouveau transcendantal, le mystère 154, tout en ménageant soigneusement la gradation analogique entre chaque niveau d’être (le paragraphe s’intitule : « Les niveaux de l’intimité »). D’un mot, il aboutit à un énoncé unique, mais non univoque. Mais que dire lorsque la conclusion n’est plus ni univoque, ni unique, et varie à chaque étape ?

Répondre qu’il s’agit d’une induction analogique ne suffit pas, car l’objection se fonde sur le partim diversae (le dissemblable) caractéristique de l’analogie : la disparité des propositions égrenant chaque degré interdit de conclure. De plus, la conclusion d’un raisonnement doit présenter un sens univoque, pour ne pas sombrer dans le flou, voire l’arbitraire de la polysémie. Objecter à cette réponse qu’elle oublie la seconde caractéristique de l’analogie qu’est le partim non diversae (le semblable) ne suffit pas non plus, car toute l’originalité de l’argument réside dans la portée graduée de cet élargissement ou de cette intensification non univoque. La seule solution consiste donc à joindre ces deux traits en une formulation sans ambivalence. Or, c’est ce que permet la formulation comparative : « Plus…, plus… ». Une induction graduelle doit donc établir un énoncé lui-même gradué. Tel est justement le cas de la thèse défendue par Thomas : « quanto aliqua natura est altior, tanto id quod ex ea emanat, magis ei est intimum ». En portant sur l’intensification, la formulation intègre la gradation et fait porter la démonstration sur celle-ci. On pourrait donc trouver encore d’autres équivalent à l’appellation « induction analogique », comme induction élargissante (induction par élargissement) ou induction par intensification.

2. L’induction analogique suscitera aussi des résistances dans un contexte de laïcité de neutralité et sous l’influence du soupçon qui a conduit à déplacer la question du « quoi ? (qu’est-ce qui est dit ?) » au « qui ? (qui parle ?) » : comment être assuré que, dans la démarche ascendante, le philosophe qui se laisse guider par la lumière de la foi, ne procède pas par projection ? À trop souligner la continuité, ne risque-t-on pas de manquer le nécessaire hiatus entre moment philosophique et moment théologique ?

Et si, plus que de projection, il s’agissait d’anticipation ? Or, la démarche considérée comme paradigmatique de la rationalité, à savoir le discours scientifique, ne cesse de procéder par anticipation. Cela est vrai de la théorie scientifique ; mais cela est aussi vrai de la loi scientifique : certes, elle est établit par induction, mais les étapes du protocole expérimental ne sont construites qu’en vue de tester une hypothèse qui prévient le résultat effectif. Ainsi, loin de nier l’anticipation, la rationalité l’inclut, en la doublant de la validation apportée par l’expérience (d’ailleurs jamais disjointe de la formalisation mathématique). Mutatis mutandis, on pourrait donc dire que la démarche descendante d’un philosophe qui non seulement étudie le donné révélé (une telle étude est aussi effectuée, hors toute confession et toute conviction religieuses, par un philosophe des religions), mais accepte la lumière de foi sur ce donné, ne devient philosophique que lorsque son discours, en ses prémisses et ses conclusions, ne fait appel qu’aux seules ressources des sens et de l’intelligence. Loin d’être limitée à la foi, la belle parole que Blaise Pascal met dans la bouche de Jésus s’adressant au fidèle : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé 155 », peut et doit être étendue à toute quête rationnelle : « On voit d’abord le Graal, puis on le cherche 156 » ; « Atteignez d’abord, vous approcherez ensuite 157 ».

Ainsi, l’élaboration logique de ce double processus, analogique 158 (ascendant) et catalogique (descendant) – que symbolise l’échelle 159 –, requerrait de complexifier le schéma encore trop unilatéral du cheminement humain vers la vérité, en articulant la recherche et la découverte, selon un va-et-vient qui n’a rien d’un nouveau cercle herméneutique 160.

e) Synthèse

Proposons derechef une synthèse sous forme de matrice, la dernière colonne étant réservée à la méthode proposée pour unifier les discours sur la nature :

Nom de la méthode

Induction horizontale

Induction ascendante

Induction analogique

Description du mouvement

Horizontal

Vertical ascendant

Vertical ascendant (analogie) et descendant (catalogie)

Relation à l’être

Demeure dans le même degré d’être

Monte les différents degrés d’être

S’élève de l’être infime et descend de l’Être ultime

Relation à l’universel

Passage des singuliers à l’universel

Passage du moins universel au plus universel

Outre la montée, descente de l’Universel concret divin aux universels abstraits

Lumières chez le sujet connaissant

L’expérience et la raison

L’expérience et la raison

L’expérience, la raison et la foi

Relation de la conclusion aux prémisses

Univoque

Analogique

Sur-analogique 161

Application aux discours sur la nature

Constante en sciences et plus ou moins fréquente en philosophie

Réservée aux sagesses philosophique et théologique

Englobe toutes les approches, scientifique, philosophique et théologique

Quoi qu’il en soit du détail de ces questions et de ces difficultés, cette méthode scalaire cesse de séparer, voire de dialectiser, approches rationnelles (scientifique et philosophique) et approche théologique. L’application à la nature est immédiate et ne requiert pas de développements. Contentons-nous de l’illustrer. En fait, dans l’exemple tiré de la Summa contra Gentiles, la nature était largement convoquée, non pas à côté de, mais en continuité avec l’esprit humain (qui, pour un médiéval, est intérieur au cosmos) et Dieu même. Cette (dé)marche analogique est peut-être davantage empruntée par les poètes ou les mystiques. Elle n’en a pas moins de valeur, ni même de rigueur. Par exemple, même s’il ne la formalise pas, l’essayiste français Charles Péguy en est particulièrement familier, lui qui fait de la nature non pas une métaphore heureuse de la liberté et de la grâce, mais un premier degré permettant de s’élever vers les ordres supérieurs, en même temps que, en retour, la grâce éclaire de manière neuve les possibles déposés dans le cosmos. Ainsi la belle image de l’eau en sa capacité ou non de mouiller (« la mouillature ») : les choses, les esprits et les cœurs (en relation avec la grâce) 162. De même, il est possible de proposer une compréhension des quatre états de la matière qui, partant de l’ordre des corps (ici, il s’agit d’états étudiés avec précision dans la chimie des matériaux), s’élève de manière analogique à leur vécu anthropologique 163 et, à rebours, descend de manière catalogique de leur correspondant théologique exposée de manière diachronique, donc narrative 164.

f) Deux autres difficultés

Deux difficultés vont permettre de préciser encore cet outil qu’est l’induction analogique.

On objectera d’abord à cette induction une différence incommensurable entre la nature et l’esprit. En effet, l’analogie scelle même et autre ou, plus rigoureusement, voit la diversité au sein de l’unité 165. Or, plus que les Anciens et les médiévaux, nous savons que, pour l’homme, le temps est le « prénom de l’être » 166, ou plutôt son verbe, alors que, pour la nature, il en est à peine un adjectif. Comparativement, le saut entre les deux ordres pascaliens de l’esprit et de la charité est encore plus grand ; mais il est corrigé par le renversement de l’ascension en descente. Ici, tout au contraire, l’on monte de la nature vers l’esprit.

On pourrait déjà répondre que le double mouvement vertical est aussi interne à la distinction de la nature et de l’esprit : si l’Ancien et le médiéval envisagent l’esprit comme l’achèvement de la nature, tout au contraire, le moderne considère la nature comme une ébauche de l’esprit 167. Mais l’on peut et doit dire plus, en nous opposant à la seconde prémisse. De prime abord, cette interprétation anhistorique de la nature semble coller avec la conception moderne qui oppose nature et esprit comme nécessité et liberté, donc comme écoulement (cosmologique) et histoire. Mais, justement, cette cosmologie pâtit de ce qu’il y a de plus obsolète dans les sciences, à savoir son mécanicisme : depuis un siècle et demi, il est progressivement apparu que les phénomènes naturels étaient eux-mêmes soumis à une forme particulière d’historicité, touchant non seulement les êtres vivants (les théories évolutionnistes), mais les êtres inorganiques du mésocosme – géologiques (la tectonique des plaques) et météorologiques – et du macrocosme (théorie cosmologique standard) 168. « La philosophie de la nature repose désormais sur le principe que tout doit être compris comme le fruit d’une histoire – affirme Jean-Michel Maldamé. La notion de genésis, sous la forme francisée de genèse, s’impose en tout domaine : cosmogenèse, biogenèse et anthropogenèse 169 ». Je ne parle bien entendu pas de l’histoire des sciences de la nature (dont l’enseignement est, avec l’épistémologie, le plus sûr antidote au scientisme encore régnant), mais de l’histoire de la nature elle-même. Je ne parle pas non plus d’une pseudo-histoire circulaire, ni même d’une pseudo-histoire linéaire, déterministe, mais d’une histoire événementielle, c’est-à-dire d’une durée ponctuée de surprises (catastrophes), multipliant les bifurcations, transie de contingence (externe, surgissant de la potentialité de la matière que jamais la forme ne réduit totalement à l’acte), inventive de nouveautés et en grande partie imprévisible sur le long terme, et même parfois sur le court terme (processus sensible aux conditions initiales). Je ne parle pas enfin de l’histoire immanente aux seuls processus cosmiques, mais d’une histoire racontée par l’homme. « Les histoires ne sont pas vécues mais racontées 170. » Paul Ricœur a démontré avec vigueur que notre identité n’advient à l’ipséité que par la narration 171. Or, aujourd’hui, Michel Serres affirme avec force : « Plus que jamais la science peut se raconter 172 ». Tandis que, non sans idéologie, les prophètes de la postmodernité proclament la fin des grands récits (humains) 173, la nature, elle, les légitime donc, non sans ironie, dans sa sphère propre. En effet, alors que, à l’époque de l’Encyclopédie, Diderot et D’Alembert, qui ont recruté les meilleurs savants et techniciens, ont rangé les articles sur les sciences selon l’ordre le plus extrinsèque qui soit, l’ordre alphabétique, nous savons aujourd’hui que les réalités naturelles s’organisent dans le temps. De plus, nous sommes désormais capables de dater, plus ou moins précisément, les événements jalonnant cette histoire. En outre, cet ordonnancement couvre la longue durée et même la durée maximale, puisqu’elle peut partir du Big Bang (voici environ 13,7 milliards d’années), c’est-à-dire du commencement de l’univers. Enfin, alors que les Grecs ont découvert le concept, donc l’universel, la science actuelle montre que les structures comme les processus universels s’enracinent dans des « singularités initiales », autant en cosmologie qu’en biologie : conformément à son étymologie, le genre est engendré. Tout universale est concretum en son origine. Donc, la nature peut et doit même se décrire, voire se définir, comme un grand récit 174. D’ailleurs, loin d’être séparés les axes diachroniques et synchroniques s’éclairent mutuellement selon la loi de projection ontochronique comme selon celle du déploiement progressif. Un exemple entre mille : le triple mouvement, local (physique), qualitatif (chimique) et quantitatif (biologique), qu’Aristote distinguait synchroniquement 175, l’animal l’intériorise progressivement et successivement en acquérant la locomotion, puis la thermorégulation, et enfin, la viviparité, qui sont autant de progrès dans l’autonomie à l’égard du milieu 176.

On pourrait adresser une deuxième objection à l’induction analogique : en se fondant sur l’épagogè thématisée par l’Organon, ne fait-elle pas davantage droit à la polarité aristotélicienne qu’à la polarité platonicienne dont la deuxième partie montrait aussi l’importance ? D’abord, Platon n’ignore pas cette voie analogique et catalogique, lui qui proposait de monter et descendre l’échelle des êtres, selon une dialectique ascendante et descendante. Plus encore, l’induction élargissante ne se réduit pas à une démarche épistémologique ; elle lui conjoint une démarche ontologique. Ce n’est pas seulement l’esprit qui monte les différents degrés de l’étant à la rencontre de l’esprit puis de l’Être subsistant, mais c’est ceux-ci mêmes qui se manifestent dans la profondeur de chaque étant. Montrons-le à partir de l’exemple de la matière esquissé en deuxième partie et, par là, illustrons une nouvelle fois cette unification tendancielle des polarités platonicienne et aristotélicienne.

1. Ramenée à son squelette, à sa trop sèche armature conceptuelle, une direction réconciliatrice me semble être la suivante. a. La pensée platonico-augustinienne, telle qu’elle se déploie par exemple dans les cosmologies métaphysiques anglaises ou dans la philosophie de la vie du dernier Michel Henry, entrelace deux principes qui nouent rythmiquement les trois ordres de Pascal (les trois sphères d’existence de Kierkegaard, etc.) : le visible est signe de (révèle, manifeste, exprime, etc.) l’invisible ; l’invisible immanent est signe de (révèle, manifeste, exprime, etc.) l’Invisible transcendant autant qu’immanent. Ce double principe emboîté ouvre sur une conclusion qui devient un troisième principe (principié) : la matière (entendue comme individu matériel déjà actué) est ultimement une trace, voire, si on adjoint à cette parole son efficace, comme un sacrement, du Dieu créateur se livrant gratuitement dans sa création. b. En regard, la pensée aristotélico-thomasienne, telle qu’elle se déploie dans les cosmologies non-gnostiques d’une Naturphilosophie éclairée par la métaphysique de l’être (de Franz von Baader 177 à Hans André), entrelace non plus trois, mais quatre principes dont le dernier est la conséquence nécessaire des trois premiers : la forme actualise la matière en se communiquant à cette matière dont elle reçoit en retour l’individuation, c’est-à-dire la subsistance ou la capacité à posséder l’être (habens esse) ; « forma dat esse », au sens précis non cajétanien où l’esse actualise l’ens matériel et donc réduit à l’acte sa matière prime par la médiation déterminative et mesurante de la forme substantielle 178 ; première créature ou premier effet de l’Ipsum esse subsistens 179, l’être (esse), simple et complet, ne peut toutefois subsister hors de Dieu que dans une substance composée 180 ; donc, la matière visible qui reçoit et individue la forme qui l’actue atteste ainsi l’acte divin qui donne d’exister aux étants librement et donc par amour 181.

2. La convergence des deux visions apparaît encore mieux si l’on double les concepts, de schèmes spatiaux, dont la fonction n’est pas seulement d’aider l’intelligence en lui proposant un support imaginatif (nous en demeurerions à la sphère de la Vorstellung fustigée par Hegel), mais d’exprimer quelque chose de la structure essentielle de l’étant naturel qui, étant matériel, s’étend dans l’espace (ce qui permet de passer de la métaphore à l’analogie) 182. a. La cosmologie augustinienne se symbolise spontanément soit, de manière linéaire, selon un étagement vertical d’où l’on s’élève du plus visible à l’invisible, soit, de manière circulaire, selon une structure en oignon dans laquelle on passe du plus extérieur (qui est aussi le plus visible ou le plus sensible) au plus intérieur (qui est aussi le plus caché et est ultimement divin), par la zone intermédiaire (qui est celle de l’invisible immanent à chaque réalité matérielle, même non humaine). Toutefois, au nom de la tripartition augustinienne extérieur-inférieur-supérieur 183, ce schéma doit être complété d’un second qui introduit la troisième dimension : l’invisible au second degré (l’Archi-Vie de Michel Henry) n’échappe au péril du monisme qu’en étant extérieur et supérieur à la pointe de l’esprit, tout en lui demeurant plus intime 184.

b. Moins spontanément, mais tout aussi adéquatement, la cosmologie thomasienne se symbolise elle aussi selon ce double schéma. Cette transposition suppose une triple opération. La première est la traduction de la distinction aristotélicienne actu-potentielle (ici hylémorphique) dans les termes de la schématique verticale selon l’équivalence suivante : la donation est à la réception ce que le haut est au bas ; or, la forme se communique, autrement dit se donne, à la matière qui la reçoit le plus possible 185. La deuxième est la relecture de la distinction substance-accidents (dont le premier est la quantité, donc l’extension) à partir de la distinction fond-apparition 186, qui, sans rien perdre de la perfection créée qu’offre la subsistance (l’autopossession), l’ouvre dynamiquement (et, ultimement, historiquement), à son expression accidentelle puis opérative (et, ultimement, événementielle) ; voire, cette ouverture précédente s’effectuant en aval, une métaphysique de la substance comme être (esse) invite à la doubler d’une ouverture en amont, mais s’effectuant sur un autre plan : la participation de l’être fini ou, mieux, subsistant en une nature déterminée, à l’Être même subsistant 187. La troisième est la traduction, là encore schématique, de cette distinction épiphanique ou, mieux, ontophanique, dans la symbolique spatiale non plus linéaire, mais radiaire, de la périphérie et du centre 188. Croisée avec la deuxième opération (la double ouverture de la substance qui, grâce à la donation réflexive ou l’autopossession, la fluidifie sans la liquéfier, c’est-à-dire sans la transformer en pur flux 189), cette deuxième traduction invite à un dédoublement du centre : le noyau propre à la créature (l’être) est, selon un mot affectionné de Pierre Teilhard de Chardin, « surcentré » 190. Voire, en couplant ces dernières réflexions avec ce qui fut dit plus haut sur la forme transmettant l’être à la matière, l’on pourrait dire que l’étant se structure de manière comme spiralée 191.

Quoi qu’il en soit du détail technique de cette analyse, elle montre que les cosmologies de polarité platonicienne et de polarité aristotélicienne peuvent, à l’instar de la triple approche élémentariste, substantialiste et systémique, se réconcilier dans le cadre d’une métaphysique qui pense l’être comme amour-don (plus précisément comme amour interprété à partir de la rythmique réception-intériorisation-donation).

4) Un discours symbolique

Les mises en ordre proposées par les deuxième et troisième parties prennent en compte les discours élémentariste, ousiologique et holistique, ainsi que les perspectives philosophique, scientifique et théologique. Toutefois, si unificatrices soient-elles, ces propositions laissent de côté un certain nombre d’autres approches cosmologiques légitimes : écologique, poétique ou, plus généralement esthétique, mythologique et métaphorique, psychologique. Est-il possible d’organiser cette pluralité sans, une nouvelle fois, écraser la diversité des discours ? Autrement dit, peut-on rendre compte de cette richesse en en manifestant l’ordre, voire la complémentarité ? D’ailleurs, la liste des perspectives ici distinguées est-elle exhaustive ? Mais comment s’en assurer sans un principe de distinction ?

a) La polysémie de la nature à la lumière de la classification aristotélicienne des savoirs

L’on pourrait faire appel à l’antique tripartition aristotélicienne des savoirs : théorétique, pratique et poïétique 192 ; voire, aux subdivisions proposées par le même philosophe, notamment au sein des disciplines théorétiques (spéculatives ou contemplatives), en physique, mathématique et métaphysique 193 – sans oublier les croisements 194. Ces distinctions sont précieuses et permettent une classification pertinente des approches de la nature :

1. L’approche théorétique de la nature correspond aux discours scientifiques et philosophique sur la nature. Limitons notre commentaire aux premiers. Même si la presque totalité des recherches sur l’inerte comme sur le vivant présentent une intention pratique (et est même tenue à montrer son utilité, ne serait-ce que pour être financée), les sciences de la nature ont pour objet un inopérable 195, c’est-à-dire sur un objet dont l’intelligibilité les précède – ce qu’atteste, de la manière la plus patente, la résistance à la saisie immédiate et même prolongée (toutes les tentatives pour unifier les quatre forces fondamentales ou interactions élémentaires de la nature échouent à être validées, malgré les moyens considérables mis en œuvre 196). Même si toutes les recherches font appel à l’expérience (l’observation) et la plupart à l’expérimentation, donc à un outillage, même si la définition de l’objet inclut le moyen qui a permis de le définir, à savoir la technique, l’instrumentation (dans l’ordre des disciplines ouvrières) ne constitue pas l’intelligibilité de l’objet exploré, mais la présuppose. Même si le chercheur professe un kantisme de principe, il ne le vit pas : la stabilité inouïe des structures du cosmos et la régularité stupéfiante de ses processus ne sont pas la seule projection des catégories de son entendement. Surtout, nulle vocation de chercheur – surtout habité par une intuition – n’a jamais été motivée par la recherche de lois nécessaires immanentes à son psychisme 197. Nous reviendrons plus bas sur ce point. Je ne souhaite ici que relever la contradiction performative de celui qui nie in actu exercito – c’est-à-dire dans sa vie de chercheur – ce qu’il affirme in actu signato – c’est-à-dire dans son discours 198.

2. Cette approche théorétique de la nature se subdivise-t-elle selon la typologie tripartite des savoirs spéculatifs, physique, mathématique et métaphysique ? De prime abord, la réponse est négative : aujourd’hui, il n’y a d’approche physique (au sens scientifique) que mathématisée ; surtout, la physique a justement pour objet les êtres naturels, c’est-à-dire muables, donc matériels, alors que la métaphysique a pour objet ce qui est séparé de la matière, donc immobile. Pourtant, la cosmologie philosophique n’est pas formalisée 199. L’on peut donc distinguer une approche seulement et proprement physique (au sens aristotélicien, faisant appel à un mode d’abstraction différent de la mathématique) d’une approche physico-mathématique. Ensuite, même si l’étant naturel est l’objet propre et immédiat des sciences de la nature et de la philosophie de la nature, il peut faire l’objet d’une considération métaphysique. L’histoire l’atteste, qu’il s’agisse des métaphysiques de l’esprit – les deux plus fameuses élaborations sont celles de Schelling et de Hegel – ou même des métaphysiques de l’être – un Maurice Blondel, dans l’optique qui est la sienne, a ébauché une approche plus métaphysique que physique du cosmos, qui attend toujours d’être explicitée 200 ; dans la continuité de la métaphysique aristotélicienne de la distinction actu-potentielle et de celle thomasienne de l’actus essendi, mais aussi du meilleur de la Naturphilosophie, au croisement avec les sciences actuelles, notamment physiques et biologiques, le botaniste et philosophe contemporain Hans André a élaboré une cosmologie proprement métaphysique 201, saluée avec enthousiasme par Gustav Siewerth. Il conviendrait de traduire cette donnée historique en doctrine, par exemple en montrant s’il est légitime et fécond d’approche la nature à partir de l’acte d’être 202 ou des transcendantaux 203. D’ailleurs, les Anciens, qui distinguaient aussi les objets formels sans les cloisonner, n’éprouvaient pas notre crainte à faire de la physique un chemin vers Dieu 204. Enfin, quoi qu’il en soit des conditions épistémologiques d’une telle cosmologie métaphysique – si l’on peut oser un tel oxymore –, elle pourrait aisément s’intégrer dans la démarche inductive analogique esquissée au troisième paragraphe.

3. L’approche pratique ou éthique de la nature correspond à l’actuel discours écologique. Cette reconduction suppose seulement d’élargir la conception classique de la morale en l’étendant des personnes aux choses – ce que Hans Jonas a rendu possible, dans l’optique déontologique qui est la sienne, en élevant la responsabilité qu’a l’homme à l’égard de la nature au niveau d’un nouvel impératif catégorique 205.

4. Y a-t-il place pour une approche poïétique de la nature ? Elle ne paraît pas faire partie de l’inventaire proposé ci-dessus. En effet, la technique n’intervient qu’à titre de moyens, aujourd’hui nécessaires, pour recueillir l’objet et le modéliser, comme aide obligée autant de l’expérience ou de l’expérimentation (la dimension empirique) que de la mathématisation (la dimension formelle), mais non au titre de finalité. Mais la poïésis se réduit-elle à la tekhnè ? Pas plus aujourd’hui que pour les Anciens. Le troisième type de disciplines englobe la technique et l’esthétique, les arts serviles et les beaux arts – peu importe ici la raison profonde de leur distinction : la finalité (l’utile ou le beau), la connaissance du réel (savoir-faire ou intuition créatrice), l’objet (répété ou unique), etc. –. Dès lors, la tripartition du Stagirite permet de donner sa place et rendre hommage à une approche esthétique et artistique de la nature.

La proposition aristotélicienne met en évidence que les typologies présentées par les deuxième et troisième parties de l’article demeurent internes aux approches théorétiques ou spéculatives de la nature et les englobe dans une classification plus vaste. Toutefois, ces deux distributions emboîtées (théorétique-éthique-poïétique, physique-mathématique-métaphysique), pour encyclopédiques et exhaustives qu’elles fussent dans l’esprit de leur auteur et pour pertinentes qu’elles soient pour notre temps, présentent une double limite.

La première concerne le contenu. Elles ne rendent pas compte de tous les types de regards listés ci-dessus : qu’en est-il des discours symbolique, mythologique, psychologique ? D’ailleurs, l’approche esthétique de la nature est-elle intégralement identifiable à son approche artistique : si peu sont aptes à composer un oratorio comme La création de Haydn, chacun s’émerveille face à l’harmonie du cosmos et transmet son enthousiasme. Or, en laissant ces autres discours sur le bord du chemin, la classification suscite une suspicion qui s’élargit à sa totalité et à sa raison d’être : du cœur doit jaillir, en droit sinon en fait, toute l’organisation. La proposition de répartition sera complète ou ne sera pas.

La seconde limite concerne l’ordre. Ces typologies juxtaposent les savoirs et les attitudes sans rendre compte de leur articulation et de leur complémentarité. Pour employer le lexique hégélien, elles relèvent d’une pensée de l’entendement et non d’une pensée de la raison. Or, l’expérience montre que, loin d’être extérieur aux autres savoirs, celui qui naît de l’éblouissement leur est intimement uni 206. Ici, le discours doit laisser place aux témoignages 207, dont la liste pourrait être allongée indéfiniment. Régine Pernoud raconte un souvenir d’enfance au mois d’août, dans les Alpes de Haute-Provence : « Au-dessus de nous dans le ciel, des myriades d’étoiles. Nous restions des heures à regarder les étoiles filantes. C’est à ce moment-là que la faculté d’émerveillement s’est éveillée en moi 208 ». Si cette attestation est extrinsèque (l’émerveillement face à la nature prépare la célèbre médiéviste à son intérêt plein de saveur pour un autre champ épistémique, les vies des personnages dont elle a proposé des récits autorisés), d’autres témoignages montrent une corrélation intrinsèque, c’est-à-dire interne à l’objet qu’est ici le cosmos 209. Qui ignore le mot d’Albert Einstein : « Ce qu’il y a d’incompréhensible est que le monde soit compréhensible 210 » ? « Que de métaphysique pour un lopin de bouse ! », s’exclamait l’entomologiste Jean Henri Fabre 211. Un autre naturaliste majeur, Konrad Lorenz, affirmait : « Je me sens soudain saisi de cet étonnement devant les choses familières qui est source de philosophie 212 ». Ainsi, nombreux sont les grands scientifiques qui sont conduits par leur admiration de la nature, notamment face à son intelligibilité. Loin d’être des commencements, ces puissantes émotions qui sont aussi des expériences (donc des connaissances) sont d’abord des origines, autrement dit une fondation qui, inépuisable, ne cesse de nourrir la quête souvent âpre du philocosme. Citons à nouveau l’inventeur de la théorie de la relativité : « Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints 213 ». Comment rendre compte de la continuité sans continuisme entre cette approche, qui ne demeure pas toujours préréflexive, et les approches discursives, parfois fort élaborées, des sciences, de l’écologie, et des sagesses (philosophique et théologique) ?

b) La polysémie de la nature à la lumière des transcendantaux

Il apparaît d’emblée que les discours symbolique ou psychologique sur la nature mobilisent une approche autre, plus subjective, émotionnelle, imaginative, voire plus corporelle. Faudrait-il distinguer approche objective et approche subjective du cosmos ? Outre qu’une telle répartition perpétue la dichotomie si caractéristique de la pensée et de la pratique occidentale, alors que nous sommes en train d’harmoniser les perspectives, elle est pour le moins polysémique : subjective signifie « ce qui est relatif à un sujet », ici connaissant (mais alors, toute connaissance est subjective, puisqu’elle est un acte du sujet) ou « ce qui relativise l’objet », ici connu (auquel cas, on aurait tendance à opposer l’approche scientifique et écologique, voire, pour certains, les approches philosophique et théologique – que l’on emprunte ou non la démarche scalaire –, aux autres approches, artistique, symbolique, psychologique, à cause de l’absence de procédure rationnelle universalisable, au moins en apparence). Et une telle dichotomie ruine toute l’intention de cet article. Pourtant, cette distinction comporte une vérité indubitable : le sujet, en ses différentes capacités ou facultés, est très diversement impliqué selon les approches. La pondération d’affectivité, d’imagination ou d’intelligence discursive, varie considérablement d’une approche scientifique à une approche poétique. Il faudra en rendre compte. Toutefois, pour conjurer le risque de relativisation des discours non discursifs, voire non conceptuels, il convient de convoquer une perspective objective. Nous développerons surtout ce deuxième point qui nous paraît le plus décisif 214.

1. On l’a noté, c’est l’homme tout entier qui fait face à la nature : pas seulement ses sens (externes et internes), sa raison et sa liberté responsable, mais aussi son affectivité et son imagination (entendue au sens anglais de « imagination » dans sa différence avec « fantasy » 215), voire son cœur (entendu au sens biblique d’homme intérieur, repris philosophiquement). Or, si sens et raison conduisent à un discours conceptualisé, voire formalisé, les autres facultés de l’homme ne sont pas étrangères à la connaissance sans pour autant passer par la médiation du discours ; plus encore, elles symbolisent avec son intelligence pour engendrer une approche spécifique qui dit aussi quelque chose de la nature. C’est ce type de parole qui jaillit spontanément de l’émotion d’admiration et dont le précédent paragraphe offrait quelques exemples. C’est aussi le discours plus élaboré que l’on rencontre dans l’approche psychologique, esthétique, poétique. Mais peut-on parler de discours ? Se fondant sur le concept thomasien de connaissance par connaturalité et s’inspirant du mot de Jean de saint Thomas – élaboré dans le cadre de la connaissance fruitive de la mystique – selon lequel « l’amour passe en condition d’objet [amor transit in conditionem objecti] 216 », Jacques Maritain a élaboré une épistémologie qui fait droit à la capacité cognitive induite par l’affectivité 217. Mais celle-ci se contente-t-elle de disposer à la connaissance – « On n’entre dans la vérité que par la charité [Quia non intratur in veritatem nisi per caritatem] 218 » – ? Un courant mystique chrétien 219 a développé avec audace une identification entre connaissance et amour : « Lorsque nous aimons les choses célestes que nous entendons, nous connaissons déjà les choses aimées, car l’amour même est connaissance [amor ipse notitia est] 220 » ; « L’amour lui-même est une intelligence [Amor ipse intellectus est] 221 ». Il serait heureux et fécond d’étendre cette « intelligence d’amour 222 » à la connaissance de la nature 223. De son côté, tout un courant anglais (de Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth à Clive Stapes Lewis 224 et John Ronald Reuel Tolkien, en passant par des auteurs moins connus comme Kathleen Raine 225) a établi que, loin de nier la raison 226, l’imaginaire la dispose sans la nécessiter à cet « élargissement » cher à Benoît XVI 227.

Quoi qu’il en soit du détail de ces pistes (affectivité, amour, imagination, raison élargie) – auxquelles il faut ajouter une troisième, celle du cœur comme unité fontale des puissances 228, autrement dit le cœur comme symbole 229), elles conduisent toutes à légitimer un accès à la nature autre que celui de la raison discursive 230.

2. Si l’on est prêt à reconnaître l’existence d’une pluralité de discours sur la nature, voire leur ouverture potentielle à un dire qui déborde la subjectivité individuelle de celui qui la profère, une question demeure : celle de leur articulation. Gaston Bachelard, soucieux d’éviter ce qu’il appelle les « obstacles épistémologiques » engendrés par une projection indue des images sur les concepts 231, est conduit à les séparer exagérément, donc à établir une disjonction entre le monde du poème (que néanmoins il explore assidûment) et celui du théorème (qui est celui de la science). En multipliant les noms de syndrome liés à l’hypertrophie ou à l’atrophie d’un des aspects de l’élément en son vécu psychanalytique, le philosophe français prétend à une approche universelle – ne parle-t-il pas de « fonder une métaphysique de l’imagination 232 » ? –. Toutefois, il imperméabilise soigneusement les sphères subjectives et objectives, perpétuant ainsi le dualisme cartésien et succombant au travers ci-dessus critiqué de la juxtaposition des discours ?

L’organisation de ceux-ci doit passer par une voie non pas d’abord subjective comme celle qui fut empruntée, mais objective. Pour cela, je convoquerai l’articulation des transcendantaux (au sens médiéval d’acolytes de l’être) : vrai, bien, beau. Toutefois, les nomenclatures usuelles les accolent de manière seulement logique ; or, la périchorésis des transcendantaux requiert une taxis interne au réel. De plus, lorsqu’elles honorent la beauté, elles lui accordent l’ultime place 233 ; or, certes, le beau constitue pour une part le couronnement et donc l’achèvement des propriétés de l’être, mais il en est aussi l’origine et « l’élément permanent » 234. En effet, tout étant, en tant qu’il se manifeste, est une pure merveille imméritée. Or, la beauté suscite un enthousiasme, un émerveillement et une joie imprenable – qui en est l’existential. Elle est donc l’être en tant qu’il se montre à partir de lui-même, sans rien qui l’exige (du côté du donateur) ni l’impose (du côté du récepteur) 235. Si beauté rime avec gratuité, il est la source des autres transcendantaux : non seulement il les précède et les fonde, mais il conjure le risque d’identifier la vérité à l’intrusion violente et le bien à la loi glaciale 236.

Or, le spectacle de la nature suscite bien souvent cet éblouissement et fait monter du cœur une hymne de gratitude 237, par exemple chez un Hugues de Saint-Victor qui, aussi enthousiaste qu’Abélard était critique 238, a intégralement consacré un ouvrage, le De tribus diebus, à une description enflammée du monde visible 239, ou un Paul Claudel qui écrivait admirablement : « La parole créée est cela en quoi toutes choses créées sont faites à l’homme donnables 240 ». Dès lors, l’approche esthétique du cosmos cesse d’être un appendice, pour devenir partie intégrante du discours cosmologique, plus encore, son narthex obligé. De même que nul chercheur en sciences naturelles ne se lancerait à la quête acharnée et souvent ascétique du vrai sans être appelé, consciemment ou non, par l’émerveillement de sa beauté, ainsi que l’attestaient les témoignages ci-dessus 241, de même, nul militant écologique ne se croiserait pour défendre la nature s’il n’avait été bouleversé par son miracle vulnérable.

Une illustration parmi beaucoup d’une triple approche de la nature à partir des passiones entis se rencontre chez un auteur déjà cité, C.S. Lewis, par exemple dans ses fameuses Chronicles of Narnia.

« Le concept de nature chez Lewis est tripartite. Il consiste en une appréciation romantique de la beauté sauvage, en une acceptation rationnelle du surnaturel et en une prise de conscience réaliste de la corruption et de la destruction ultime de notre système actuel. Il conçoit Dieu comme un Créateur, un Rédempteur et un Père généreux qui est à la fois tout-puissant, omniscient et omniprésent. Le Dieu d’amour personnel, qui est simultanément un roi redoutable, a le pouvoir de se révéler lui-même à sa création en revêtant une forme incarnée. La conception qu’a Lewis de l’humanité est fondée sur la relation de l’homme à Dieu. Par conséquent, elle est empreinte d’une crainte révérencielle tout en étant exigeante. L’homme est enclin au péché ; cela l’empêche de jouir pleinement et parfaitement de sa communion avec Dieu. L’homme devrait résister aux tromperies du mal et laisser l’amour déterminer son comportement envers Dieu, autrui et les animaux. L’homme ressuscité pourra goûter la vie éternelle d’une relation sans heurt avec Dieu. Ces trois concepts nous sont présentés de manière imagée et sous forme mythologique dans les contes de Narnia 242 ».

Les trois regards lewisiens sur le cosmos sont implicitement corrélés aux trois transcendantaux, de surcroît selon l’ordre : la beauté (« appréciation romantique de la beauté sauvage »), la vérité (« acceptation rationnelle du surnaturel ») et le bien (« prise de conscience réaliste de la corruption et de la destruction ultime »).

3. Cette relecture de la polysémie du cosmos à partir des transcendantaux, eux-mêmes relus à l’école de Balthasar, n’a pas manifesté toutes ses richesses. Certes, le théologien lucernois n’a pas élaboré de cosmologie, ni philosophique, ni même théologique 243. Mais, lecteur assidu de Gœthe, il ne pouvait qu’y aspirer ardemment 244. Ayant ébauché le programme d’une esthétique cosmologique (ou mieux, cosmique), restent à esquisser ceux d’une dramatique cosmique et d’une cosmo-logique.

Une herméneutique de la nature à partir du bien ne s’épuise pas dans l’écologie ou l’éthique de la nature. Balthasar enrichit la notion de bonum et propose de le remplacer par celui de drame. En effet, l’une des lois dirigeant la pensée balthasa­rienne et lui permettant de conjurer le risque d’algébrose (Jousse) minant la théologie de ces derniers siècles est le principe dialogique et personnaliste 245. Or, le concept très général de bien s’incarne dans le jeu des relations humaines. Par ailleurs, si la notion de « drame » est première, donc indéfinissable, elle peut toutefois être décrite : le drame est la re­présentation théâtrale d’une action humaine ; par ailleurs, il se distingue de la comédie qui anesthésie le mal, et de la tragédie qui succombe à celui-ci ou l’affronte sans pouvoir le surmonter 246. Voilà pourquoi la théologie sous l’angle du bien se traduit en Theodramatik dans le vocabulaire concret de Balthasar.

Mais peut-on transférer cette réinterprétation du monde des personnes au monde des êtres naturels qui ne sont pas des agents libres ? Tout d’abord, il s’agit ici de comprendre la nature non pas au sens antico-médiéval de tout englobant l’homme, ni au sens moderne d’ensemble des êtres intramondains dénués de raison et pris isolément, mais au sens contemporain de totalité articulée en connexion intime et vitale avec l’anthropos ; or, ces relations sont agonistiques depuis l’origine, ainsi que le montre une histoire dénuée de préjugés anti-bibliques ou anti-occidentaux. Ensuite, la nature fut longtemps personnalisée dans les lectures symbolique et mythologique, et la poésie, comme les féeries 247 actuelles, sont loin d’avoir renoncé à cette vision prétendument archaïque ; or, là encore, la mythologie met en scène des tensions polémiques (au sens étymologique) externes et, plus encore, internes au cosmos. Un exemple célèbre parmi beaucoup est le mythe d’origine le plus fameux et peut-être le plus répandu dans le Proche-Orient ancien, l’épopée akkadienne Enuma Elish : cette théomachie est en réalité une cosmomachie faisant appel aux éléments violents de la nature et se soldant par la mort et la disparition de certains, ici, de la mer primordiale 248. Enfin, la dichotomie introduite entre la nature et la liberté nous a rendus aveugles et sourds au problème du mal présent dans l’univers, pour ne plus le prédiquer que de l’être humain. Je ne parle pas ici des pertes et de la souffrance que le prédateur humain inflige du dehors aux entités naturelles, inertes ou vivantes, et qui nourrit une rhétorique écologique non dénuée de pathos et d’idéologie, mais du mal interne à la nature, antérieur à toute apparition d’agents intelligents : à travers « toutes les beautés de la nature, l’homme perçoit, tantôt plus légère, tantôt plus forte, la plainte mélancolique de la nature 249 ». Significative est, de ce point de vue, la réinterprétation des phénomènes naturels à laquelle se livre systématiquement l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : opposée à toute théodicée, elle neutralise aussi toute compréhension du mal cosmologique qui est privation d’ordre, de forme et donc de téléologie 250. Tout aussi éloquent est l’intérêt massif des courants hermétistes pour cette problématique trop oubliée du drame, voire du scandale, que constitue la présence du mal – apparemment gratuit – dans le cosmos, d’autant plus que, par exemple pour la théosophie, la nature est non seulement un être vivant, mais une personne 251 ; dès lors, la nature devient, à l’instar de l’homme, une dramatis persona. Peu importe ici le détail, le déchiffrage agathologique de la nature relue en clé dramatique intègre les approches non seulement écologique, mais mythologique, voire symbolique 252.

4. Peut-on pousser notre prolongement de l’opus magnum de Balthasar et l’appliquer au verum ? De prime abord, l’approche « logique » de la nature, la cosmo-logie, s’identifie à ce que les deuxième et troisième parties ont tenté d’articuler.

Ajoutons qu’il faut l’enrichir de ce qui a été dit sur l’approche symbolique ou ontophanique. Or, la conjugaison des discours à partir des transcendantaux n’offre pas de clé pour intégrer cette lecture plus platonicienne, qui fait de la nature le témoin de l’invisible, à une lecture plus aristotélicienne, qui l’analyse en sa constitution immanente. Nous ferons une proposition en ce sens au terme de cette quatrième partie.

5. Pourtant, si suggestive, pertinente et englobante soit cette répartition à partir des transcendantaux, elle pèche encore par une articulation insuffisante. D’abord, elle uniformise trop la démarche esthétique. En effet, l’attitude émotionnelle d’admiration et le retentissement psychologique, tous deux sources de paroles, sont irréductibles à l’approche proprement artistique et mythopoïétique, non seulement au nom de la diversité des types de « discours », mais au nom de la posture fondamentale que ceux-ci présupposent : autre l’éblouissement auroral de l’esprit face à la saisissante beauté de la nature qui se donne, autre la réponse artistique de l’homme dans une œuvre qui cherche à l’égaler, au sens blondélien du terme. Dit plus simplement, dans le premier cas, l’esprit (le cœur, au sens retenu plus haut) est réceptif, dans le second, il est créatif, c’est-à-dire émissif ou datif. Ensuite, la signification du beau ne s’épuise pas dans l’émerveillement face à la gratuité ; il dit aussi la splendeur de la vérité. Voilà pourquoi l’expérience du kalos est une voie privilégiée pour connaître Dieu 253. « La nature peut éveiller des sentiments, voire des conversions radicales 254 », ce qui ne va jamais sans accès au vrai et au bien. Ainsi, recueillant la part de sens contenue dans l’interprétation téléologique de l’esthétique, il faut affirmer que la beauté n’est pas seulement la source des transcendantaux, mais aussi leur achèvement.

L’irréductible dédoublement de ces définitions ne doit-elle pas conduire à un dédoublement des approches ? Dès lors, ne faut-il pas passer d’une grille ternaire à une grille quaternaire ? Aussi ferai-je une ultime proposition de lecture unitive qui inclura la précédente tripartition dans une quadriparition plus vaste : la triple approche cosmo-logique (centrée sur le vrai), dramatique (centrée sur le bien) et esthétique (centrée sur le beau activement célébré et « créé ») est précédée et préparée par une expérience esthétique (centrée sur le beau reçu et éprouvé en sa donation originaire, riche de vérité et de bonté). Dans l’ordre, quadruple est la parole (et donc le sens) de la nature : esthético-émotionnel, cosmo-logique, écologico-dramatique, esthético-artistique.

Cette polysémie combine deux distinctions. La première, englobante, est donc celle de la réception et de l’émission. Réceptif, l’homme est d’abord le bénéficiaire, et donc le terme, d’une nature qui l’enchante ; précisons qu’il est réceptif et non passif, car cet accueil requiert une ouverture et une spontanéité, donc une activité. Émissif, l’homme est ensuite le donateur, et donc le principe, des sens, d’une initiative qui le porte à son tour vers la nature ; précisons qu’il est émissif ou datif et non créateur, car, toujours second, cet engagement sensé garde la trace de la réceptivité première. Sans détailler, indiquons qu’il est possible de rendre compte de cette respiration de réception et donation à partir du couple néo-platonicien de l’exitus (prohodos) – qui est sortie hors du principe – et du reditus (épistrophè) – qui est conversion vers-dans le même principe – 255. Cette dynamique métaphysique impersonnelle, dont la liberté n’est qu’une modalité d’application, peut s’enrichir du couple phénoménologique de l’appel et de la réponse : la nature qui émeut l’homme, appelle celui-ci à répondre.

La seconde distinction est interne à chaque moment. Nous ne croyons pas nécessaire de réfracter le premier volet (réceptif) en trois rayons. En effet, le prime ébranlement causé par le don spectaculaire de la nature est un éblouissement pour sa beauté, contenant le souci qui conduit à en prendre soin avec bonté et l’étonnement qui conduit à rechercher la vérité. Voilà pourquoi Jean-Louis Chrétien parle d’effroi – et non d’abord d’émerveillement – du beau 256 ; dans cet effroi, l’inquiétude du bien et du vrai sont en attente. Voilà aussi pourquoi nous parlons de moment « esthético-émotionnel ». Voilà pourquoi enfin, nous incluons en ce premier moment les approches psychologiques de la nature – tant l’actus hominis, l’acte psychologique, opère toujours par la médiation de l’émotion. L’ordre objectif des transcendantaux rend compte de cette expérience subjective : le « se-montrer » (pulchrum) fonde les deux autres autocommunications du « se-donner » (bonum) et du « se-dire » (verum), et dans cet ordre 257.

Ce que le premier volet (l’appel de la nature) contient de manière enveloppée, le second volet (la réponse à cet appel) le déplie, selon la triple approche cosmo-logique, écologico-dramatique et esthético-artistique, qui n’est pas tant une triple voie qu’une unique voie, dont la gratitude pourrait être l’existential. Cette triple réponse – qui suit un ordre qui est en miroir avec celui du premier volet – se répartit en fonction des capacités mobilisées et, plus encore, des finalités poursuivies : la contemplation, à la responsabilité écologique et à la création esthétique 258.

Une dernière raison 259 pourrait confirmer cette double distinction conduisant à une quadripartition. En effet, on doit au christianisme l’image de la nature comme livre 260 de sorte que l’on peut parler du double livre de la nature et de l’Écriture. Or, depuis et avec les Pères de l’Église 261, on distingue un quadruple sens de l’Écriture. Ainsi, le parallèle entre le livre de la nature et le livre l’Écriture conduit à faire l’hypothèse d’une convergence entre lecture polysémique de la nature et lecture polyédrique de l’Écriture. Plus encore, de même que les quatre sens de la nature se fondent sur une réceptivité première à laquelle répondent les trois sens émissifs, de même le quadruple sens de l’Écriture se fonde sur le don du sens littéral qui ouvre un triple sens spirituel – allégorique (ou mystique), tropologique (ou moral) et anagogique (ou eschatologique) – où se devinent notamment les trois transcendantaux. L’exposer en détail requerrait un nouvel article, celui-ci n’ayant que déjà trop éprouvé la patience du lecteur… 262

Pourquoi ne pas rêver que, dans le sillage de ce que le théologien suisse a opéré pour Dieu, s’édifie une Trilogie cosmologique 263 qui réenchanterait la nature, sans rien perdre des approches multiples et aujourd’hui éclatées ? Un nouveau tableau résumera les différents discours cosmologiques. Selon la méthode progressivement élargissante suivie par l’article, cette présentation synoptique englobe la deuxième approche 264 – en l’occurrence, elle s’identifie à la troisième colonne en sa totalité.

Approches de la nature

Esthético-émotionnelle

Cosmo-logique

Écologico-dramatique

Esthético-artistique

Fondement subjectif (les « facultés » de l’homme)

Affectivité, connectée aux autres facultés

Sens et intelligence contemplative

Liberté

Cœur (affectivité, imagination, intelligence, volonté-amour)

Fondement objectif (les transcendantaux)

Beau initial enveloppant bien et vrai

Vrai

Bien

Beau final

Correspondance avec la tripartition aristotélicienne des savoirs

Disciplines théorétiques

Disciplines pratiques

Disciplines poïétiques

Correspondance avec la Trilogie balthasarienne

Cosmologique

Dramatique cosmologique

Esthétique cosmologique

Application : les « discours » sur la nature

Parole émerveillée, doxologie, psychologie de la nature

Sciences de la nature, philosophie de la nature, théologie de la création

Écologie, service de la nature

Poésie, discours symbolique, mythologie, liturgie

5) Conclusion

Si, il y a trois siècles, la science se lamentait de la philosophie de la nature qui régnait – « Il y a trop de tintamarre, là-dedans, trop de brouillamini 265 » –, aujourd’hui, elle se plaint tout au contraire de son absence – « La science n’a pas la philosophie qu’elle mérite 266 ». Pour le même philosophe français 267, derrière l’ensevelissement de la philosophie discréditée par le progrès scientifique 268, se dessine en fait une recomposition du discours philosophique, voire de la rationalité et de l’expérience : « Les sciences physiques contemporaines auraient besoin, pour recevoir leurs justes valeurs philosophiques, de philosophes anabaptistes qui abjureraient en même temps leurs connaissance rationnelles élémentaires et leurs connaissances communes pour aborder à la fois une nouvelle pensée et une nouvelle expérience 269 ».

Les hypothèses lancées par cet article comporte bien des lacunes et des limites : dans l’information, dans la matière (d’autres types d’approches du cosmos pourraient être prises en compte) et dans l’argumentation. Son intention n’était pas de faire œuvre d’érudition (d’autres en sont beaucoup plus capables), mais de défendre une position – relégitimer une pluralité de discours, ou plutôt un discours pluriel, sur la nature – et de soumettre à la sagacité du lecteur une intuition, ou plutôt trois propositions de synthèses (résumées chacune en un tableau). En effet, après un bref parcours historique, nous avons abouti à un paradoxe : d’un côté, la pauvreté du discours usuel sur la nature (concrètement réduit à ce que nous en disent les sciences dites naturelles) ; de l’autre, la multiplicité des approches réelles : mécaniste, holistique, poétique, écologique, théologique, etc. (première partie). Pour rendre compte de cette riche diversité et l’organiser, nous avons procédé à une intégration par élargissement graduel, proposant trois classifications engrénées les unes dans les autres : la première, interne à la cosmologie philosophique ou aux sciences naturelles (deuxième partie) ; la deuxième, englobant toutes les approches théorétiques de la nature, scientifiques, philosophique et théologique (troisième partie) ; la troisième, dans un dernier zoom arrière, prenant en compte la diversité encore plus grande des approches autres que spéculatives, notamment émotionnelle, psychologique, dramatique, écologique, artistique, mythologique (quatrième partie) 270.

Notre intention étant de proposer un modèle unifiant de la pluralité foisonnante des discours sur la nature, il convient pour finir de s’interroger réflexivement sur le type d’unité mis en jeu. Tentant de rendre compte du même objet naturel à partir de la triple perspective complémentaire, atomiste, substantialiste et systémique, l’unité interne à la à la cosmologie philosophique ou aux sciences de la nature est univoque ; il en est de même de l’unification tendancielle des polarités platonicienne et aristotélicienne (deuxième partie). Cherchant à rendre compte d’une diversité d’êtres s’échelonnant selon de multiples degrés, la deuxième unification est analogique, jusque dans son nom (induction analogique), cette analogie enveloppant aussi une catalogie ; il en est de même de l’unification diachronique qui croise cette unification scalaire, la confirme et l’enrichit (troisième partie). Enfin, visant à expliquer une multiplicité encore plus vaste d’approches étroitement connectées dans la circulation ordonnée des transcendantaux, la troisième unification convoque une sur-analogie non plus seulement catégoriale, mais transcendantale, que l’on qualifiera de symbolique au sens étymologique du terme (quatrième partie). On pourrait enfin se demander ce qui coud ensemble ces trois chemins unificateurs. J’émettrais l’hypothèse suivante qui appellerait d’ultérieurs développements en métaphysique : la largeur de l’approche univoque (stœchio-ousiologico-holistique !), la hauteur de l’approche ana-cata-logique, inséparable de la longueur de sa projection ontochronique, et la profondeur de l’approche transcendantale, trouvent leur synthèse dans le « supertranscendantal » qu’est l’amour-don 271 ou plutôt dans l’être comme amour 272.

Pascal Ide

Résumé

Le discours sur la nature est aujourd’hui dans une situation paradoxale : d’un côté, il est presque exclusivement scientifique ; de l’autre, les approches du cosmos demeurent multiples : certes scientifique, mais aussi philosophique, écologique, esthétique, psychologique, théologique, etc. L’article se propose d’accueillir cette diversité (polysémie) et d’en offrir une vision synthétique. Après un bref parcours historique (première partie), il progresse en trois temps, de plus en plus englobants, ponctués par des tableaux récapitulatifs. La première unification, univoque, qui concerne les cosmologies philosophiques et les sciences de la nature, s’organisent autour de trois perspectives complémentaires, atomiste, substantialiste et holistique (deuxième partie). La deuxième, analogique et catalogique, englobe aussi les cosmologies théologiques à partir de l’induction analogique (troisième partie). Enfin, la troisième unification, suranalogique et symbolique, connecte les approches restantes, notamment psychologique, écologique, esthétique, à partir de la circulation ordonnée des transcendantaux (quatrième partie).

Termes-clés

Nature, sciences de la nature, cosmologie philosophique, cosmologie théologique, unité, méthode, transdisciplinarité, atome, substance, holistique, induction, analogie, symbolique, transcendantaux, être comme amour.

1 Francis Bacon, Novum organum, trad. Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1986, I, Aph. 79, p. 139.

2 Simone Weil, Cahiers, tome 6, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, vol. 3, 2002, p. 251.

3 « Universus mundus iste sensilis quasi quidam liber est scriptus digito Dei » : Hugues de Saint-Victor, De tribus diebus, éd. Dominique Poirel, Hugonis de Sancto Victore opera, tome 2, coll. « CCCM » n° 177, Turnhout, Brepols, 2002, p. 9.

4 Je précise d’emblée que j’entends le terme si polysémique de nature en l’un de ses sens les plus triviaux qui est extensif : l’ensemble des réalités extérieures à l’être humain et dont il n’est pas l’auteur. Cette définition rejoint celle d’Alfred North Whitehead : « La nature est ce dont nous avons l’expérience dans la perception par les sens » (Le concept de nature, trad. J. Bouchement, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2006, p. 39. Trad. retouchée conformément à la suggestion d’Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, 2002, p. 45). Elle se distingue donc de l’homme, des artefacts et de Dieu. Pourtant, à l’occasion et en le précisant, il m’arrivera d’y inclure l’homme en sa naturalité.

5 Ce n’est pas le cas à l’Université catholique de Louvain où Alexandre Guay assure un enseignement de philosophie de la nature (cf. http ://www.uclouvain.be/cours-2013-LFILO1210).

6 Quelques exceptions : Emmanuel Brochier, à qui l’on doit une thèse de philosophie remarquée sur la cosmologie d’Aristote (Thomas d’Aquin physicien. Étude du Commentaire thomasien sur la Physique et de ses sources rushdienne et albertinienne, décembre 2010, Sorbonne, à paraître), organise chaque année une journée d’étude consacrée à la philosophie de la nature, dans le cadre la SIPR (Société Internationale de Philosophie Réaliste) ; Miguel Espinoza, Maitre de Conférences à Strasbourg (cf. plus bas), anime aussi un Cercle de philosophie de la nature (« Circulo di filosofia della naturalezza ») qui réunit une centaine d’enseignants chercheurs du monde entier, possède une revue électronique, Scripta Philosophiæ Naturalis (http://scriptaphilosophiaenaturalis.wordpress.com/), et a organisé le premier symposium à l’EHESS les 4 et 5 mars 2010.

7 Norbert A. Luyten, « Caractère philosophique de la psychologie », dans Actes du xie Congrès international de philosophie, Bruxelles, 20-26 août 1953, vol. VII. Psychologie philosophique, Amsterdam, North-Holland Publishing Company et Louvain, E. Nauwelaerts, 1953, p. 7-11. L’on rencontre le même diagnostic à la même époque chez Maurice Merleau-Ponty : « L’abandon où est tombée la philosophie de la nature en­veloppe une certaine conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme. En revenant à la philosophie de la nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépon­dérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste” (Résumés de cours 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968, p. 91).

8 Cf. Proceedings of the Tenth International Congres of Philosophy, Amsterdam, 11-18 août 1948, Library of the Xth International Congress of Philosophy, vol. 1, fasc. II, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1949, p. 801-875.

9 À côté des traductions récentes d’ouvrages classiques – par exemple : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. II. Philosophie de la nature, trad. Bernard Bourgeois, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2004 ; Paul Feyerabend, Einführung in die Naturphilosophie ?, Braunschweig, 1974 : Philosophie de la nature, trad. Matthieu Dumont et Arthur Lochman, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2014. Rappelons que cette œuvre inachevée s’arrête aux présocratiques –, des éditions d’inédits – par exemple : Charles de Koninck, Le cosmos, 1936, dans Œuvres de Charles De Koninck. Tome 1. Philosophie de la nature et des sciences, éd. Yves Larochelle, Laval, Presses de l’Université Laval, 2 vol., vol. 1, 2009 ; Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, Dominique Séglard éd., coll. « Traces écrites », Paris, Seuil, 1995 –, des essais historiques, parcourant toute l’histoire de la philosophie de la nature – par exemple : France Farago, La nature, coll. « U/Philosophie », Paris, Armand Colin, 2000 ; Luciano Boi (éd), Science et philosophie de la nature. Un nouveau dialogue, Peter Lang, 2000 ; Bertrand Saint-Sernin, « Les philosophies de la nature », in Didier Andler, Anne Fagot-Largeault, Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences, coll. « Essais » n° 405 et 406, Paris, Folio, 2002, t. 1, p. 32-128 ; Michel Blay, Dieu, la nature et l’homme. L’originalité de l’Occident, coll. « Le temps des idées », Paris, Armand Collin, 2013 – ou des monographies sur des auteurs se centrant sur un auteur – par exemple : Leo J. Elders (éd.), La philosophie de la nature de saint Thomas, Actes du symposium sur la pensée de Saint Thomas tenu à Rolduc, les 7 et 8 novembre 1981, Studi Tomistici, n° 18, Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1982 ; Id., La philosophie de la nature de saint Thomas d’Aquin. Philosophie générale de la nature, cosmologie, Philosophie du vivant, Anthropologie philosophique, « Croire et savoir » n° 19, Paris, Téqui, 1994 ; Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, coll. « Philosophies », Paris, p.u.f, 1997 ; Pierre Kerszberg, Kant et la nature. La nature à l’épreuve de la critique, coll. « L’âne d’or », Paris, Les Belles Lettres, 1999 –, les ouvrages frontières – par exemple : Claudine Tiercelin, Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaque, 2011 –, des écrits épistémologiques sur le statut de la philosophie de cette discipline – par exemple, Jean Ladrière, « Une philosophie de la nature aujourd’hui », Pierre Colin (éd.), De la nature. De la physique classique au souci écologique, coll. « Philosophie » n° 14, Paris, Beauchesne, 1992, p. 63-93 – Bertrand Saint-Sernin, « Y a-t-il place, aujourd’hui, pour une philosophie de la nature ? », Bulletin de la Société française de philosophie, Paris, Vrin, 1999 ; Id., « Légitimité et existence de la philosophie de la nature », Philosophie de la nature. Revue de métaphysique et de morale, juillet-septembre 2004, p. 331-342 –, on trouve quelques articles – par exemple : Éric Weil, « De la nature », Philosophie et réalité. Derniers essais et conférences, coll. « Bibliothèque d’Archives de Philosophie » n° 37, Paris, Beauchesne, 1982, p. 343-364 – ou livres stimulants en ce domaine – par exemple, le collectif publié par Michel Bastit, Études de cosmologie philosophique, coll. « Ouverture philosophique », Paris, L’Harmattan, 2013 ; Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002 ; Michael Esfeld, Physique et métaphysique. Une introduction à la philosophie de la nature, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011 ; Miguel Espinoza, La philosophie de la nature, Paris, Ellipse, 2000.

10 Cf., par exemple, Michael Esfeld, Physique et métaphysique, p. 141-158. Cf. aussi un certain nombre d’articles dans Soazig Le Bihan, Guido Bacciagaluppi et Anouk Barberousse (éds.), Précis de philosophie de la physique, Paris, Vuibert 2013.

11 En sus de leur production propre (souvent dans la ligne de la philosophie thomasienne), les italiens traduisent nombre d’ouvrages : Mariano Artigas et Juan José Sanguinetti, Filosofia de la naturaleza, Pamplona, Universidad de Navarra, 21989 : Filosofia della natura, trad., Firenze, Le Monnier, 1989 ; Evandro Agazzi, Filosofia della natura. Scienza e cosmologia, Casale Monferrato (AI), Piemme, 1995 ; Gianfranco Basti, Filosofia della natura e della scienza. I fondamenti, Roma, Lateran University Press, 2002 ; Lorella Congiunti, Lineamenti di filosofia della natura, coll. « Filosofia manuali », Roma, Urbaniana University Press, 2010 ; Roberto Coggi, La filosofia della natura. Cio che la scienza non dice, Bologna, Ed. Studio Domenicano, 1996 ; Paul Haffner, Mystery of Creation, Lemonister, Gracewing, 1995 : Il mistero della creazione, trad., Roma, LEV, 1999 ; Enrique López-Dóriga, L’universo di Newton e di Einstein. Introduzione alla filosofia della natura, Milano, Paoline, 1991 ; Battista Mondin, Epistemologia e cosmologia. 2. Manuale di filosofia sistematica, Bologna, Ed. Studio Domenicano, 1997 ; Rafael Pascual, Filosofia della natura. Note per le lezioni, Roma, Ateneo Pontificio Regina Apostoloum, 2004 ; Juan José Sanguinetti, La filosofia del cosmo in Tommaso d’Aquino, Milano, Ares, 1986 ; Filippo Selvaggi, Cosmologia, Roma, Gregoriana, 1962 (en latin) ; Filosofia del mondo. Cosmologia filosofica, Roma, Gregoriana, 1985 ; Bernard Van Hagens, Filosofia della natura, Roma, Urbaniana University Press, 1983.

12 Cf. Aristote, Métaphysique, alpha, 3. Cité plus bas.

13 Cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, rééd. avec préface, 2013, p. 172-175.

14 Pour une première approche, très documentée, cf. Gérald Hess, Éthiques de la nature. Éthique et philosophie morale, Paris, p.u.f., 2013. Pour un premier accès aux textes d’origine anglo-saxonne, cf. Hicham-Stéphane Afeissa (ed.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.

15 Une illustration exemplaire est offerte par Paul Claudel. Les notations sur la nature sont omniprésentes et réparties dans toute son œuvre. Elles se concentrent toutefois avec un rare bonheur dans l’Art poétique (1907), où il propose une théorie de la « co-naissance » qui est autant anthropologique que cosmologique (Traité de la co-naissance au monde et de soi-même, dans Œuvres poétique, Jacques Petit [éd.], coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 149-220), quelques poèmes en prose de Connaissance de l’Est (1900, publié dans Œuvres poétiques, p. 22-120) et deux brefs essais de Figures et Paraboles : La légende de Prâktriti (1932) et Ossements (1936) (Paul Claudel, Œuvres en prose, Jacques Petit et Charles Galpérine [éd.], coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, respectivement p. 944-968, et p. 969-981). Cf. Frederik Jacobus Johannes Buytendijk et Hans André, « La valeur biologique de l’Art poétique de Claudel », Vues sur la psychologie animale. Cahier de philosophie de la nature, n° 4, Paris, Vrin, 1930, p. 127-136 ; Claude-Pierre Pérez, Le visible et l’invisible. Pour une archéologie de la poétique claudélienne, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, Les Belles Lettres, 1998 ; « Claudel rue Buffon. Sur une ‘biologie claudélienne’ », Alliage, 37-38 (1998). Texte disponible en ligne : http ://www.tribunes.com/tribune/alliage/37-38/perez.htm Repris dans Jean-Marc Lévy-Leblond (éd.), L’écrit de la science, Euroscientia Conferences, Nice, 12-14 mars 1998, p. 233-244.

16 De ce point de vue, nous adhérons aux considérations très fines de Jacques Maritain qui fait de la poésie (entendue au sens générique, inspiré des grecs, d’art, mais art au service de la fin au-delà de la fin qu’est la beauté) un savoir, mais un savoir non-discursif, non-conceptuel, qui pâtit le monde et le soi (cf. L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, chap. 3-5 ; cf. Pascal Ide, La triple apparition de la beauté, Paris, Ad Solem, 2014, à paraître).

17 Cf., par exemple, dans la lignée de René Thom, Jean Petitot, Morphologie et esthétique. La forme et le sens chez Gœthe, Lessing, Lévi-Strauss, Kant, Valéry, Husserl, Eco, Proust, Stendhal, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.

18 Nous préciserons plus bas. Enregistrons ici l’heureux diagnostic de l’historien des sciences Jean-François Stoffel Il est « courant de rendre la science responsable du ‘désenchantement du monde’ en disant que les nouvelles théories ne permettent plus ces lectures métaphoriques qui, précédemment, avaient un sens ». Le constat dicte le remède : « Au lieu de proclamer la non-réceptivité des théories modernes à l’égard des lectures métaphoriques et analogiques, ne serait-il pas plus juste de dire que, au contraire, notre façon moderne de les interpréter, c’est précisément de refuser de telles interprétations ? Pour le dire autrement, si notre nouveau cosmos est à nos yeux froid, sans gloire et sans romantisme, n’est-ce pas imputable davantage à l’absence de nouveaux Dante et Milton qu’à l’émergence d’une nouvelle cosmologie (G. Holton) ? » (Compte rendu de l’ouvrage de Rémi Brague, La sagesse du monde, in Revue philosophique de Louvain, 98 [2000], p. 603-610, ici p. 609).

19 Je songe ici principalement à l’approche inédite et féconde de Gaston Bachelard qui classe son étude en fonction 1. des quatre éléments – dans l’ordre chronologique : le feu (La psychanalyse du feu, coll. « Folio essais » n° 25, Paris, Gallimard, 1949), l’eau (L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1941), l’air (L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1948) et enfin la terre (La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1946 ; La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948 ), de nouveau le feu (dans son autobiographie La flamme d’une chandelle, coll. « Quadrige » n° 52, Paris, p.u.f., 1996 ; à quoi il faut ajouter l’œuvre posthume éditée par sa fille Suzanne Bachelard : Fragments d’une poétique du feu, Paris, p.u.f., 1988) –, mais aussi 2. de l’espace (La poétique de l’espace, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 101981 ; Paysages. Étude pour quinze burins d’Albert Flocon, Paris, p.u.f., 1950) et 3. du temps (L’intuition de l’instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Stock, 1932 ; La Dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936) qui sont structurants de notre compréhension de la nature. En fait, malgré l’intention énoncée – « Nous emprunterons alors la plupart de nos arguments à la Psychologie des profondeurs », (La poétique de la rêverie, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 1971, p. 17) –, le propos de Bachelard dépasse de beaucoup la psychanalyse freudienne et même la psychanalyse jungienne – « nous allons réunir et compléter les observations de C. G. Jung en attirant l’attention sur la faiblesse des explications rationnelles » (La Psychanalyse du feu, coll. « Folio Essais », Paris, Gallimard, 1985, p. 47), et propose des jalons essentiels pour une approche littéraire de la nature.

20 Ce discours sera illustré dans les première et troisième parties de l’article.

21 J’illustrerai les autres discours plus loin. Limitons-nous pour lors au dernier. La théologie mystique de saint Jean de la Croix est saturée de références aux quatre éléments, au point qu’on a pu en proposer une étude systématique (cf. Pierre Gouraud, La gloire et la glorification de l’univers chez saint Jean de la Croix, coll. « Théologie historique » n° 107, Paris, Beauchesne, 1998, surtout p. 178-246). De même, si la référence à la cosmologie antico-médiévale, notamment des éléments, est patente dans le Cantique des créatures de saint François d’Assise, elle est là encore, loin d’être accidentelle et juxtaposée (cf. Éloi Leclerc, Le Cantique des créatures. Une lecture de saint François d’Assise, Paris, DDB, 1988). Dans ces deux cas, l’appel au chant des créatures (cf. l’ouvrage éponyme de Hélène et Jean Bastaire, Le chant des créatures, Paris, Le Cerf, 1996) déborde largement la simple pédagogie par métaphore au sens nominal (aristotélicien) – qui impose un sens extrinsèque au cosmos –, comme celle déployée avec créativité par un saint François de Sales, pour relever de l’analogie – plus précisément, ce que la troisième partie appellera l’induction analogique – qui s’élève du sens propre à la nature vers l’homme et, selon une major dissimilitudo, Dieu – ou de la métaphore vive qui, pour Paul Ricœur, est le lieu de l’innovation sémantique (La métaphore vive, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 1975, coll. « Points Essais », 1997).

22 Un bel exemple de cette polyphonie est l’ouvrage d’un professeur de philosophie à l’Université de Fribourg, François-Xavier Puttalaz, et d’un guide de montagne, François Perraudin : Montagne et philosophie. Une initiation aux grands philosophes, Genève, Slatkine, 2012. Cette rencontre improbable étonnera moins si l’on sait que François-Xavier Puttalaz est suisse, amateur de courses en montagne et spécialiste de la pensée franciscaine.

23 Victor Hugo s’est interrogé sur ce fait dans son William Shakespeare, Paris, Librairie internationale, Lacroix, Verboeckhoven, 1864, chap. 3 : « L’art et la science », rééd. séparément avec ce titre, Paris, Actes Sud, 1985.

24 Cf. les différents auteurs dont l’astrophysicien français Jean-Pierre Luminet – qui est aussi un poète : cf. Elle, suivi de Rythmes, Paris, Guy Chambelland, 1980 ; Griphes, suivi de Topiques, Manoir de Pron, Gérard Oberlé, 1989 ; Noir Soleil, Paris, Le cherche midi éditeur, 1993 ; Itinéraire céleste, Paris, Le cherche midi éditeur, 2004 ; La Nature des choses, Paris, Le cherche midi éditeur, 2012 ; Un trou énorme dans le ciel, Éd. Bruno Doucey, 2014 – nous offre une anthologie profuse – Les poètes et l’univers. Anthologie, coll. « Espaces », Paris, Le cherche midi éditeur, 1996 : tout le texte, et donc toutes les poésies, sont accessibles sur le site : http ://www.luth.obspm.fr/~luminet/Books/intro.html. Cette liste doit être enrichie des auteurs cités p. 14, note 11.

25 Pour une première approche en français, cf., par ordre chronologique : René Ghil, De la poésie scientifique, Paris, Gastein-Serge, 1909 ; La tradition de poésie scientifique, Paris, Société littéraire de France, 1920 ; Les Dates et les Œuvres. Symbolisme et poésie scientifique, Paris, G. Crès, 1922 ; Casimir Alexandre Fusil, La poésie scientifique de 1750 à nos jours. Son élaboration, sa constitution, Paris, Éd. Scientifica, 1928 ; Albert Marie Schmidt, La poésie scientifique en France au xvie siècle. Peletier, Ronsard, Scève, Baïf, Belleau, Du Bartas, les Cosmologues, les Hermétistes, Lausanne, Rencontre, 1970 ; Jean-Marc Lévy-Leblond, « De la science à la littérature et retour. Le miroir, la cornue et la pierre de touche, ou : que peut la littérature pour la science ? », La pierre de touche. La science à l’épreuve…, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1996, p. 183-218.

26 Cf., par exemple, John Updike, Facing Nature, New York, John Knopf, 1985 : La condition naturelle, trad. Alain Suied, coll. « Du monde entier », Paris, Gallimard, 1988, par exemple « Sept odes à des processus naturels ».

27 Pour une introduction autobiographique à son œuvre foisonnante, cf. Kenneth White, Le poète cosmographe. Vers un nouvel espace culturel. Entretiens, 1976-1986, trad. Marie-Claude White, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1987. Pour une introduction plus distanciée, cf., par exemple, Laurent Margantin (éd.), Kenneth White et la géopoétique, Paris, L’Harmattan 2006.

28 Une exception doit être faite à l’égard des expositions qui, souvent, conjuguent des approches scientifiques (grand public), écologiques, esthétiques, voire mythologiques. Un exemple entre mille : La Beauté animale, Grand Palais, Paris, Exposition du 14 mars 2012 au 16 juillet 2012.

29 Cf. John Wilson, « Egypt », art. cité, p. 53 et 59. Cf. Jan Assmann, Ma’at. Gerechtigkeit und Unsterblichkeit im Alten ägypten, München, Beck, 1990, p. 166 ; Erik Hornung, Geist der Pharaonenzeit, München, Deutscher Taschenbuch, 1992, p. 33.

30 Cf. James B. Pritchard éd., Ancient Near Eastern Texts relating to the Old Testament, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1950. Cf. Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 604-653.

31 Cf. Pierre Martin de Viviès, Apocalypses et cosmologie du salut, coll. « Lectio divina » n° 191, Paris, Le Cerf, 2002. Bien qu’ancien et vulgarisateur, l’ouvrage de l’assyriologue américain Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer (1956 : trad. Josette Hesse et al., Paris, Arthaud, 1975, Flammarion, 1998), demeure toujours valable.

32 Louis Ménard, De la morale avant les philosophes, Paris, Didot, 1860, p. 22.

33 « Les Anciens ont tous intitulé leurs œuvres De la nature » (Galien, Les éléments selon Hippocrate, I, 9, cité par Jean-Paul Dumont [éd.], Les présocratiques, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 217).

34 Cette interprétation continuiste demande à être nuancée : les premiers Pères ont résisté à la théologie cosmique païenne et on retrouve encore cette défiance, par exemple au début de l’Examéron de saint Ambroise, ainsi que Jean Pépin l’a montré avec minutie dans Théologie cosmique et théologie chrétienne, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1964.

35 Il faudrait faire mention des commentaires des deux premiers chapitres de la Genèse (depuis le De Genesi ad litteram de saint Augustin jusqu’à l’Hexaméron de saint Bonaventure), les commentaires philosophiques du Timée de Platon, des Quæstiones naturales de Sénèque et de l’Histoire naturelle de Pline, les commentaires théologiques du Super sentitiis de Pierre Lombard, sans oublier les exposés ex ufficio sur la doctrine de la création dont l’exemple le plus illustre réside dans les pages, nombreuses et substantielles, que saint Thomas d’Aquin lui consacre dans ses deux Sommes : Summa contra gentiles, L. II en entier ; Summa theologiae, Ia, q. 44-119.

36 Cf. Henri Gouhier, La philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, Paris, Vrin, 1926, « La nature chrétienne », p. 393-397.

37 Cf., par exemple, Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale. Gifford Lectures (Université d’Abderdeen), coll. « Études de philosophie médiévale » n° 33, Paris, Vrin, 21944, chap. xviii : « Le Moyen-Âge et la nature », p. 345-364.

38 Sur la distinction fameuse entre l’univers antico-médiéval et le monde moderne, les étapes de ce passage décisif, cf. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. Raïssa Tarr, Paris, p.u.f., 1962, et coll. « tel », Paris, Gallimard, 1973.

39 Rappelons que l’on doit à un philosophe, qui est aussi mathématicien, physicien, apologète, le premier traité de science digne de ce nom : sur la preuve de l’existence du vide : Blaise Pascal, Expériences nouvelles touchant le vide, in Œuvres complètes, Éd. Jacques Chevalier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 360-370. Sur cet article scientifique avant la lettre, cf. Catherine Chevalley, « Nature et loi dans la philosophie moderne », in Denis Kambouchner (éd.), Notions de philosophie, coll. « Folio-Essais », Paris, Gallimard, tome 1, 1995, p. 127-230 ; cf. aussi Id., Pascal. Contingences et probabilités, coll. « Philosophies », Paris, p.u.f., 1995.

40 Cf. Jean Ladrière, « La perspective mécaniciste », Revue Philosophique de Louvain, 86 (1988), numéro consacré au tricentenaire de la publication des Philosophiæ Naturalis Principa Mathematica d’Isaac Newton, p. 538-562. Le philosophe de Louvain énonce quatre caractéristiques actuelles du mécanicisme du point de vue épistémologique.

41 Cf. la présentation très pédagogique d’Antoine Faivre, « La philosophie de la nature dans le romantisme allemand », Yvon Belaval (éd.), Histoire de la philosophie. III. Du xixe siècle à nos jours, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1974, p. 14-45. Bibliographie in situ. Pour un exposé plus détaillé, cf. George Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale. XII. Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985. L’ouvrage par ailleurs intéressant d’André Stanguennec (La philosophie romantique allemande. Un philosopher infini, coll. « Bibliothèque des Philosophies », Paris, Vrin, 2011, p. 70-82. Bibliographie française actualisée) consacre à peine treize pages à ce sujet. Pour un accès à quelques textes fondamentaux en français, cf. Charles Le Blanc, Laurent Margantin et Olivier Schefer (trad. et éd.), La forme poétique du monde. Anthologie de textes du romantisme allemand, Paris, José Corti, 2003.

42 Cf., plus bas, ce qui sera dit de Hans André.

43 René Descartes, Discours de la méthode, 6e partie, in Œuvres et Lettres, André Bridoux (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1953, p. 168. On objectera que le philosophe français fait précéder l’expression « maîtres et pos­sesseurs de la nature » d’un « comme » de modestie qui l’atténue. D’abord, le contexte montre que Descartes en appelle à une véritable subversion de l’articulation théorie-pratique : la hiérarchie contemplation-action s’inverse et donc se renverse. Au-delà de cette première différence, c’est la distinction entre nature (ici la science physique) et art (ici la mécanique), là encore structurante dans la perspective antique et médiévale, qui s’exténue : « Toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Les principes de la philosophie, 4ème partie, § 203, p. 666). Ensuite, la modestie de la formule cartésienne concerne la réalisation, non le projet. De fait, les siècles qui suivront appliqueront amplement cette parole et en révéleront ainsi rétrospectivement le caractère programmatique. Cf. Pascal Ide, « L’homme vulnérable et capable. Une alternative au dilemme puissance-fragilité », Sens ou Non-sens de la Fragilité Humaine dans la Société Européenne Contemporaine, Colloque, Parlement Européen, Bruxelles, vendredi 21 octobre 2011, Fragilité, où est ta victoire ? Étude plurifocale. Un maillon clé au sein d’une anthropologie postmoderne, Bernard Ars (éd.), coll. « Recherches morales », Paris, Le Cerf, 2013, p. 31-88, 1e partie : « Le modèle de la maîtrise ».

44 Cf., pour un premier état de la question, cf. Olivier Landron, « La théologie de la nature en France au xxe siècle », Studia Universitatis Babes-Bolyal. Theologia Graeco-Catholica Varadiensis, LIII (2008) 2, p. 111-120. Pour un approfondissement, on peut consulter aux bulletins suivants : Christoph Theobald, « La théologie de la création en question », Recherches de Science Religieuse, 81 (1993) n° 4, p. 613-641 ; Alexandre Ganoczy, Recherches de Science Religieuse, 94 (2006) n° 2, p. 193-214 ; François Euvé, « La théologie et les sciences de la nature dans le monde anglophone », Recherches de Science Religieuse, 96 (2008) n° 3, p. 459-478 ; Id., « Théologie de la nature », Recherches de science religieuse. Dossier : La théologie de la nature en débat, 98 (2010) n° 2, p. 267-290. Par ailleurs, trois revues spécialisées traitent des relations sciences et foi, donc aussi de la vision chrétienne de la nature : Zygon (1966 s), Science and Christian Belief (1989 s), Theology and Science (2003 s)

45 Cf. Gérard Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique. III. L’affirmation de la foi. 1. Cosmologie théologique. Sciences et philosophie de la nature, Paris, Le Cerf et Genève, Labor et Fides, 1996, p. 54-57 et p. 152-159.

46 Hans-Georg Fritsche, Lehrbuch der Dogmatik. II. Lehre von Gott und der Schöpfung. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, tome 2, 1967, p. 309.

47 Cf., notamment, Olivier Clément, « Le sens de la terre (Notes de cosmologie orthodoxe) », Contacts, 59-60 (1967), p. 252-323. Repris presque intégralement dans la deuxième partie de l’ouvrage Le Christ terre des vivants. Le « Corps » spirituel. Le sens de la terre. Essais théologiques, coll. « Spiritualité orientale » n° 17, Bellefontaine, Abbaye de Bellefontaine, 1976.

48 Cf., plus généralement, le diagnostic d’Adolphe Gesché, Le cosmos, Paris, Le Cerf, 1994, p. 23-24.

49 Cf. Johannes Baptist Metz, Christliche Anthropozentrik. Über die Denkform des Thomas von Aquin, München, Kösel, 1962 : L’anthropocentrique chrétienne. Pour une interprétation ouverte de la philosophie de saint Thomas, trad. Michel Louis, Tours-Paris, Mame, 1968.

50 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, trad. Lore Jeanneret, Labor et Fides, Genève, 1997, p. 115.

51 Rudolf Bultmann, « Nouveau Testament et mythologie », 1942, L’interprétation du Nouveau Testament, trad. Odette Laffoucrière, Paris, Aubier, 1955, p. 139-183, ici p. 143.

52 En voici une liste non limitative : l’incarnation en sa dimension corporelle, le péché originel en son historicité, les fins dernières (la résurrection des corps), la théologie du cosmos, un autre dogme marial, l’Assomption, la prise en compte du corps dans la sacramentaire, la « théologie du corps » et de la sexualité élaborée par Jean Paul II, sans parler des nombreuses questions de théologie morale spéciale, notamment en bioéthique, autour du début et de la fin de vie, mais aussi autour de la contraception.

53 François Refoulé, Les frères et sœurs de Jésus, Paris, DDB, 1995, p. 114.

54 Cf., le premier travail en ce sens : Albert Mitterer, Dogma und Biologie der heiligen Familie. Nach dem Weltbild des Hl. Thomas von Aquin und dem der Gegenwart, Wien, Herder, 1952, p. 122-129 (critiques de René Laurentin, Le mystère de la naissance virginale, tirage privé, 1955 ; Jean-Hervé Nicolas, La virginité de Marie, coll. « Collectanae Friburgensia » n° 34, Fribourg, Éd. Universitaires, 1962). Entre autres, aujourd’hui : Jean Galot, « La virginité de Marie et la naissance de Jésus », Nouvelle revue théologique, 82 (1960), p. 449-469 ; Dominique Cerbeleaud, Marie. Un parcours dogmatique, coll. « Cogitatio Fidei » n° 232, Paris, Le Cerf, 2003, p. 67, n. 2 : il cite, allant dans le même sens que lui, notamment Karl Rahner et Leo Scheffczyk ; Jean-Pierre Torrel, La Vierge Marie dans la foi catholique, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 2010, p. 102-103. Sur un état de la question très érudit (plus de 300 exemples) des opinions théologiques actuelles sur la virginité de Marie, cf. Johann Roten, « État actuel de la question sur la virginité de Marie », Jean Longère (éd.), La virginité de Marie. Communications présentées à la 53e session de la Société française d’études mariales, Issoudun, septembre 1997, coll. « Études mariales », Paris, Médiaspaul, 1998, p. 221-265.

55 La tendance concordiste prétend que tout ce que la science a laborieusement démontré, était déjà écrit dans le Coran. Par exemple, un médecin français, converti à l’Islam, a rédigé un ouvrage pour montrer que les paroles du Coran sur la cosmogenèse, mais aussi sur la botanique, la zoologie, la biologie humaine, ne contiennent « aucune affirmation qui pût être critiquable du point de vue scientifique à l’époque moderne ». Trois exemples. Une Sourate affirme : « Votre Seigneur est Dieu qui créa les cieux et la terre en six jours » (Sourate 7, verset 54) ; or, « jour » peut se traduire aussi par 1 000 ans, voire 50 000 ans. Au commencement, il y a la « fumée » (Sourate 41, verset 11) ; or, ce mot peut s’appliquer à la matière primordiale. On peut aussi lire qu’au début se produisit une « extension du Ciel » (Sourate 41, verset 11) ; or, la théorie du Big Bang parle d’une expansion de l’Univers. Le plus terrifiant est le succès d’un ouvrage qui date d’il y a presque quarante ans et qui est pourtant toujours et souvent réédité (cf. Maurice Bucaille, La Bible, le Coran et la science, Paris, Sehers, 1976, format poche, 152011).

56 La tendance discordiste, encore plus radicale, affirme tout au contraire que rien, dans ce que la science moderne écrit n’est vrai et seul le Coran enseigne la vérité sur le cosmos. En 2007, un gros ouvrage de 900 pages, rédigé par un prédicateur turc, fondamentaliste musulman, sous un pseudonyme (son véritable nom est Adnan Oktar), fut envoyé gratuitement à de très nombreux lycées, collèges, médias, laboratoires de recherche et sociétés savantes, en France à en Europe. Or, en multipliant les planches illustrées (pas moins de 500) qui comparent fossiles et espèces actuelles, ce livre prétend montrer que les espèces n’évoluent pas. Plus généralement, la science, singulièrement la théorie darwinienne de la sélection naturelle, est la cause de tous les maux du siècle dernier, des méfaits du capitalisme aux camps de concentration. Un argument parmi beaucoup : Darwin défend la lutte pour la vie ; or, cette concurrence est au cœur du capitalisme (cf. Harun Yahya, Atlas de la création, trad., Istanbul, Global, 2006).

57 Cette convergence méthodologiquement erronée entre « philosophie » New Age et science, alimentée par un prosélytisme mal éclairé, s’exerce dans deux directions.

Selon une première direction, on peut tirer l’interprétation des données scientifiques dans le sens New Age. Par exemple, l’archéologue Graham Hancock a écrit un énorme ouvrage pour montrer que l’art préhistorique est né de transes chamaniques. L’argumentation est la suivante : les grottes ornées au Paléolithique en France et en Espagne sont ornées par des figures mi-humaines et mi-animales ; or, les chamanes ont la capacité de se transformer en animal. En particulier, des personnages peints au Drakensberg en Afrique australe et l’homme de la « scène au puits » à Lascaux présentent quatre doigts ; or, un oiseau possède ce nombre de doigts ; donc, ces théranthropes attestent l’origine chamanique de l’art ancestral. L’auteur s’inscrit dans le sillage de l’archéologue sud-africain David Lewis-Williams, et y ajoute son expérience de l’ayahuasca, une drogue sud-américaine devenue à la mode chez les adeptes du New Age (cf. Graham Hancock, Surnaturel. Rencontres avec les premiers enseignants de l’humanité, trad. Sylvain Tristan, Monaco, Alphée/Jean-Paul Bertrand, 2009).

Dans le sens contraire, certains enrôlent les théories scientifiques (le plus souvent, il s’agit de la physique quantique) au service des thèses monistes. Un exemple parmi beaucoup est offert par le livre d’un endocrinologue indien, auteur à succès qui prétend prouver que la guérison est une question de conscience, donc de volonté. Le raisonnement est le suivant : notre corps est régi par des phénomènes quantiques (d’où le titre de l’ouvrage), harmonieux quand il est en santé et disharmonieux quand il est malade ; or, ceux-ci peuvent être mobilisés par notre conscience, si l’on fait appel aux médecines dites alternatives, non à la médecine traditionnelle (cf. Deepak Chopra, Le corps quantique. Trouver la santé aux confins du corps et de l’esprit, trad. Nicole Romain-Hartvic, Paris, InterÉditions, 1990, 22014. Cf., du même, Un corps sans âge, un esprit immortel. L’alternative quantique à la vieillesse, trad. Bernard Sigaud, Paris, InterÉditions, 1994).

58 Cf., dans l’autre sens, Dominique Terre-Fornaciarri, Les sirènes de l’irrationnel, Paris, Albin Michel, 1991 ; Alexandre Moatti, Alterscience. Postures, dogmes, idéologies, Paris, Odile Jacob, 2013.

59 Bien évidemment, cette systématisation en quatre causes, pour être fidèle à l’esprit d’Aristote, ne se trouve pas dans la lettre (cf. Michel Bastit, Les quatre causes de l’être selon la philosophie première d’Aristote, coll. « Aristote – Traductions et Études », Leuven, Peeters, 2002).

60 Assurément, on a reproché au Stagirite de ne pas avoir assez respecté les pensées et de les avoir lues à partir de ses propres catégories. Comme si ce n’était pas le cas de tous les génies… Comme si ceux-ci, en inventant l’histoire, n’en révélait pas aussi les questionnements les plus profonds : Aristote, observe José Lorite Mena, a cherché à « saisir le dynamisme interne de la recherche de ces philosophes, la vie de leur esprit » (Pourquoi la métaphysique ? La voie de la Sagesse selon Aristote, Paris, Téqui, s. d., p. 37). Cette herméneutique n’a d’ailleurs pas manqué de fécondité, même pour les études historiques actuelles : celles d’Aristote ont « abouti souvent à des interprétations remarquables, auxquelles on aurait mauvaise grâce de reprocher leur inexactitude historique, puisqu’elles ne vi­sent pas à rapporter des arguments ‘articulés’, mais à chercher derrière eux les motiva­tions par essence cachées » (Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1962, p. 86).

61 Cf., par exemple

62 Cela est particulièrement vrai dans le traité (équivalent à ce que serait aujourd’hui notre chimie) De la génération et de la corruption, I, 2.

63 Cf. Aristote, Physiques, III, 4, 203 a 19 s.

64 Cf. Aristote, De la génération des animaux, V, 8, 789 b 3-15 ; De la génération et de la corruption, I, 2, 317 a 17-22. Cf. aussi la critique classique de Cicéron (De natura Deorum, II, 37).

65 Cf. Aristote, Métaphysique, A, 4, 985 b 4-6.

66 L’épithète présente malheureusement une connotation négative, notamment depuis les critères acerbes que Gaston Bachelard adresse au substantialisme qui, malgré son ingénuité (supposée), exerce une telle influence, qu’on puisse dire de lui qu’il est « la seule philosophie innée » (La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1938, 81972, p. 132) – sans parler de la crise du concept de substance dans la philosophie continentale contemporaine.

67 Le substantif stœchiologie désigne, selon le Littré, l’« étude des différents états et des diverses actions des éléments » ; en revanche, l’adjectif semble être un néologisme. Quoi qu’il en soit, le nom appartient au champ de la science et son usage se trouve donc étendu à la philosophie.

68 Notre époque se caractérise, notamment, par l’apparition d’un certain nombre de nouvelles disciplines scientifiques – quatre illustrations parmi les plus marquantes : la théorie des catastrophes de René Thom, la théorie fractale de Benoît Mandelbrot, la théorie des structures dissipatives d’Ilya Prigogine, la théorie du chaos déterministe initiée par Henri Poincaré, puis le météorologiste Edward Lorenz – que l’on peut regrouper sous le terme générique de théories morphologiques (cf. Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993).

69 Cf. Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes (1968), trad. Jean-Benoist Chabrol, Paris, Dunod, 1980 ; cf. Edgar Morin cité plus loin. On peut en rapprocher les théories de la complexité (cf. Henri Atlan, L’organisation biologique et la Théorie de l’information, Paris, Hermann, 1972 ; Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, 1979 ; À tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, 1986 ; Tout, non, peut-être. Éducation et vérité, Paris, Seuil, 1991. Cf. assi Lambros Couloubaritsis, La philosophie face à la question de la complexité. Le défi majeur du 21e siècle. 1. Complexités intuitive, archaïque et historique, Bruxelles, Ousia, 2014), qui s’inspirent aussi d’Edgar Morin (« De la complexité complexus », Françoise Fogelman Soulié (éd.), Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, colloque de Cerisy, coll. « La couleur des idées », Paris, Le Seuil, 1991, p. 283-296). Cf. la systématisation de Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, coll. « Systèmes-Décisions », Paris, p.u.f., 41994.

70 Elle est illustrée par des groupes – notamment la gnose de Princeton (présentée par Raymond Ruyer, dans un ouvrage éponyme vite devenu un bestseller : La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion, coll. « Évolutions », Paris, Fayard, 1974 ; cf. Id., Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970) et le Colloque de Cordoue (cf. Science et conscience. Les deux lectures de l’univers, Paris, Stock, Colloque de Cordoue, France Culture, 1980) – et par des individus emblématiques – comme Fritjof Capra dans un ouvrage publié en 43 éditions et traduit en 23 langues (Le Tao de la physique. Une exploration des parallèles entre la physique moderne et le mysticisme oriental, 1975, trad., Paris, Éd. Sand, 1985 ; dernière éd. mise à jour, Paris, Tchou, 2006) ou David Bohm (cf., par exemple, David Bohm, La plénitude de l’univers, trad. Tchalaï Unger, Paris, Monaco, Le Rocher, 1977).

71 Par le biais du concept d’harmonie, on peut en rapprocher le néopythagorisme. Cf. l’historique argumenté et érudit de Leo Spitzer, L’harmonie du monde. Histoire d’une idée, trad. Gilles Firmin, coll. « Philosophie imaginaire », Paris, Éd. De l’éclat, 2012. Une des figures actuelles encore trop ignorée de cette approche de la nature est Simone Weil : cf. l’étude programmatique de Jean-Luc Périllié, « Le pythagorisme de Simone Weil », Emmanuel Gabellieri et François L’Yvonnet (éds.), Simone Weil, Paris, L’Herne, 2014, p. 145-157. Il faudrait aussi évoquer les cosmologies orientales qui, toutes, placent l’harmonie au centre de leur contemplation et de leur pratique.

72 « Rien n’este compréhensible dans le Monde qu’à partir du Tout, dans le Tout » (Pierre Teilhard de Chardin, « Mon Univers », 1924, Science et Christ. Œuvres, Paris, Seuil, tome ix, 1965, p. 72).

73 Cf., avant tout, Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Gifford Lectures delivered in the University of Edinburg during the session 1927-1928, New York, The Free Press, 1929, éd. définitive, 1978 : Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. Daniel Charles, Maurice Elie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Robert Sasso et Arnaud Villani, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1995.

74 Fernando Inciarte, First Principles, Substance and Action. Studies in Aristotle and Aristotelianism, Lourdes Flamarique (éd.), coll. « Studien und Materalien zur Geschichte der Philosophie » n° 69, Hildesheim-Zürich-New York, G. Olms, 2005, p. 148. Cf. chap. 4 : « The Unity of Aristotle’s Metaphysics ».

75 Antoine Faivre, « La philosophie de la nature dans le romantisme allemand », p. 14. Cf. Id., Philosophie de la nature. Physique sacrée et théosophie. xviiie xixe, Paris, Albin Michel, 1995.

76 Cf. Jean Ladrière, « La perspective mécaniciste », p. 557.

77 Est-il opportun d’ajouter que ces philosophies de la nature se répartissent selon qu’elles valorisent – c’est-à-dire mettent à la première place, sans pourtant exclure – l’un des trois types d’étant qui sont l’objet des ontologies régionales : Dieu selon le point de vue substantialiste ; la nature selon le point de vue holistique ; l’homme selon le point de vue stœchiologique – l’atomisme (des grecs Démocrite et Épicure et du latin Lucrèce) exprime « la volonté d’atomiser la nature pour la rendre perméable à l’esprit humain », autrement dit signale l’intention « de rendre l’homme à lui-même, lui apprendre la liberté » (Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 90 et 93), ce qui deviendra la maîtrise cartésienne du monde – ?

78 Cette vision cosmologique dont il sera proposé plus bas une ébauche, du côté de l’objet connu, suppose aussi, du côté du sujet connaissant, une logique adéquate qui enrichirait et compléterait la logique exclusive et analytique d’Aristote, par une démarche synthétique et inclusive de la contradiction et qui reprendrait le meilleur de la dialectique hégélienne de la raison en la purifiant de son idéalisme et d’une négativité offusquant le fini. En voici trois illustrations parmi d’autres :

1. la dynamique des apories développée par Philippe Caspar : ébauchée dans ses travaux dès 1985 (L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux et Namur, Culture et Vérité, 1985, p. 281 s ; La saisie du zygote humain par l’esprit. Origine et postérité de l’ontogenèse aristotélicienne, coll. « Le Sycomore », Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, 1987, p. 485 s), traversant toute son œuvre (cf., par exemple, la reprise synthétique et systématique dans « Dynamique des apories et statut de l’œuf humain fécondé », Nova et Vetera, 68 [1993] n° 4, p. 304-309) et réflexivement déployée dans un article de 1997 (« La place centrale de l’homme dans les sciences biologiques contemporaines. Essai d’interprétation à la lumière de la méthode de la dynamique des apories », Anthropotès, 13 [1997], p. 12 50).

2. la dialectique élaborée par André Marc : hors la mise en œuvre dans sa trilogie d’anthropologie (Psychologie réflexive. Tome 1. La connaissance. Tome 2. La volonté et l’esprit, Bruxelles, Éd. Universelle, Paris, DDB, 1949), de métaphysique (Dialectique de l’affirmation. Essai de métaphysique réflexive, coll. « Museum Lessianum – section philosophique » n° 36, Bruxelles, Éd. Universelle, Paris, DDB, 1959) et d’éthique (Dialectique de l’agir, Lyon-Paris, Emmanuel Vitte, 1954), cf. les deux écrits de réflexion méthodologique : un très précieux article Méthode et dialectique » (Aspects de la dialectique, Paris, DDB, 1956, p. 9-99) et l’ouvrage L’être et l’esprit (Paris-Louvain, DDB, 1958) ;

3. surtout, la méthode d’immanence déployée par Maurice Blondel – son article princeps de « logique » (« Principe élémentaire d’une logique de la vie morale », Œuvres complètes. Tome 2. 1888-1913. La philosophe de l’action et la crise moderniste, éd. Claude Troisfontaines, Paris, p.u.f., 1997, p. 367-386) et, encore davantage, la fine articulation de la la pensée noétique et de la pensée pneumatique (cf. La Pensée. I. La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1934 ; Paris, p.u.f., 21948, Excursus 7 : « Explication et justification des termes noétique et pneumatique », p. 237-240 ; La Pensée. II. Les responsabilités de la pensée et la possibilité de son achèvement, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1934 ; Paris, p.u.f., 21948, « Quatrième partie : Dualité de la pensée », p. 15-109 ; « Pensée et esprit », p. 315-330).

79 Cette profonde définition, trop méconnue, est énoncée par S. Thomas dans son commentaire de la Métaphysique d’Aristote : « Nam ens dicitur quasi esse habens, hoc autem solum est substantia, quae subsistit. Accidentia autem dicuntur entia, non quia sunt, sed quia magis ipsis aliquid est » (S. Thomae Aquinatis, In duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, L. XII, l. 1, n. 4, éd. M.-R. Cathala, Torino-Roma, Marietti, 1950, n. 2419, p. 567. C’est moi qui souligne).

80 Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail. Pour une discussion argumentée des questions que cette simple présentation peut susciter, cf. la féconde lecture croisée d’Aristote et de la philosophie analytique opérée par Michel Bastit, dans La substance, Paris, Presses de l’IPC, 2012.

81 Cf. Aristote, Métaphysique, Delta, 3.

82 Précisément, si Wilhelm Gottfried Leibniz s’opposa fermement à l’existence des atomes (lettre à Foucher de janvier 1692 ; mais il y adhéra dans sa jeunesse : « Quand j’étais jeune je donnais aussi dans le Vuide et dans les Atomes » (lettre à Huygens d’avril 1692).

83 Edgar Morin, Méthode en 6 volumes, édités au Seuil, Paris : 1. La Nature de la nature, 1977, coll. « Points-Essais », 1981. II. La Vie de la vie, 1980, coll. « Points-Essais », 1985. III. La Connaissance de la connaissance, 1986, coll. « Points-Essais », 1992. IV. Les Idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, 1991. V. L’humanité de l’humanité, 2001. VI. Éthique, 2004.

84 Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, coll. « Philosophie », Paris, Aubier, 22012, 61-102.

85 J’ai tenté un tel élargissement dans une relecture de la cosmologie philosophique du philosophe de Laval, Charles de Koninck – Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Laval théologique et philosophique, 66 (2010) n° 3, p. 459-601 – et, pour elle-même, en général – Id., « La nature humaine, fondement de la morale », Coll., Handicap, clonage… La dignité humaine en question, Actes du colloque de bioéthique de Paray-le-Monial de mai 2003, Paris, L’Emmanuel, 2004, p. 79-155, ici p. 149-152 – et surtout en zoologie – Id., « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, L’Emmanuel, 2014, p. 9-101 ; « Peut-on parler d’un don chez le vivant non-humain ? », Culture du don. Utopie ou réalisme prophétique ?, Institut Catholique de Toulouse, Séminaire interdisciplinaire, Faculté de Théologie, 6 et 7 janvier 2014, à paraître.

86 Une première approche philosophique est proposée dans Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997 ; Id., « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique. Sortir de l’école unique, 5 (1998), p. 29-48. Une première application à la cosmologie se trouve dans les trois articles de la note précédente. Une confirmation et un prolongement théologiques sont offerts par l’anthropologie de Jean-Paul II : Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163. Ils sont développés dans Pascal Ide, Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Leuven, Peeters, 2013, p. 513-518 notamment.

87 Dans la perspective physique de l’hylémorphisme développée par Aristote, relue dans la perspective métaphysique de l’actus essendi développée par Thomas d’Aquin (tel qu’il est interprété par Cornelio Fabro, Étienne Gilson, Gustav Siewerth, Louis De Raeymaeker, Heinrich Beck ou Eudualdo Forment), autant la matière quantitativement étendue (materia signata) est juxtaposition de parties extérieures les unes aux autres, autant la forme (substantielle), même des êtres inertes et, parmi ceux-ci, des éléments, possède une intériorité (en rien réflexive) qui lui permet de se communiquer à la totalité de la matière première – qu’elle détermine, unifie et surtout à qui elle transmet l’acte d’être (forma dat esse) – et donc de la pénétrer.

88 Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 45, a. 7 (cf. Ibid., q. 93, a. 6) ; S. Thomas s’inspire lui-même ici de la théorie générale de S. Augustin sur les vestiges trinitaires et de l’une de ses typologies particulières (cf. De Trinitate, L. VI, 10, PL 42, 932). Si notre proposition recouvre ce que Thomas dit du Fils et, plus encore, de l’Esprit, il est toutefois révélateur que la proposition diverge sur l’appropriation au Père : pour notre auteur, la créature est vestige du Père en tant qu’elle « subsiste en son être [subsistit in suo esse] » et non pas en tant qu’elle est originée. Pourtant, il ajoute : « en tant que substance créée, elle représente sa cause et son principe, et ainsi elle manifeste [demonstrat] la personne du Père qui est un principe n’ayant pas de principe ». Ne pourrait-on proposer une corrélation autre, voire plus adéquate ? En effet, la créature « représente sa cause », donc le Père, en tant qu’elle est « créée », et non seulement en tant que « substance ». Dès lors, il est plus idoine de corréler à la première Personne divine la substance en tant qu’origine et à la deuxième la substance en tant que principe, mais dans le Principe, c’est-à-dire possédant réellement sa subsistance, mais en la recevant d’un autre. Le choix opéré par l’Aquinate entre les deux interprétations du vestige trinitaire n’est-il pas révélateur d’une vision seulement catégoriale et donc horizontale de la substance, comme le suggérait le texte ?

89 Il est hors de question de proposer une bibliographie exhaustive sur cette thématique encore presque ignorée des philosophes et des théologiens français. Cf. l’ouvrage programmatique de Klaus Hemmerle, Thesen zu einer trinitarischen Ontologie, Einsiedeln, Johannes, 1976, coll. « Kriterien », Einsiedeln et Freiburg im Brisgau, Johannes, 21992 : Thèses pour une ontologie trinitaire, trad. Michel Dupuis, coll. « Philosophie », Paris, Ad Solem, 2014. Pour une bibliographie secondaire, cf. Piero Coda et Lubomir Zak (éds.), Abitando la Trinità. Per un rinnovamento dell’ontologia, Roma, Città Nuova, 1998 ; Piero Coda, « Trinità. 2. Ontologia trinitaria », Jean-Yves Lacoste (éd fr.) et Piero Coda (éd. it.), Dizionario critico di Teologia, Roma, Borla et Città Nuova, 2005, p. 1409-1416, ici p. 1412-1415 ; Id., « L’unità e la Trinità di Dio nel ritmo di un’ontologia trinitaria », in Id., Dalla Trinità. L’avvento di Dio tra storia e profezia, coll. « Per-corsi di Sophia » n° 1, Roma, Città Nuova, 22012, p. 553-583.

90 Tout est loin d’être pensé. En effet, il reste à comprendre comment, du dedans, ces trois perspectives sont corrélées aux moments du don. Par exemple selon la direction suivante : l’origine immanente (don 1), en étant appropriée par l’étant donné à soi-même ou substance (don 2), s’intériorise au titre de parties ou éléments – l’antérieur devient intérieur et infime – ; l’étant donné à soi-même ou substance, en s’accomplissant, répète sa généreuse origine dans une communication (don 3) qui la connecte activement aux autres êtres.

91 Cf. l’évaluation sérieuse faite par Thierry Janssen, La solution intérieure. Vers une nouvelle médecine du corps et de l’esprit, coll. « Pocket. Évolution », Paris, Fayard, 2006, p. 245-301.

92 Ibid., p. 303-331. Relevons cette évaluation courageuse, nuancée et informée.

93 Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012. À partir de sept exemples, j’ai cherché à proposer un modèle de découplage entre la méthode (que valident de nombreuses études scientifiques rigoureuses) et son interprétation moniste ou gnostique (qu’invalide une saine philosophie de l’homme, de la nature et de l’être).

94 J’ai ébauché un tel discernement à la faveur de telle ou telle analyse dans l’ouvrage précédent : p. 77-88, 151-153, 192-194, 237-241, 246-250, etc.

95 Sur cette double idolâtrie, cf. Pascal Ide, « Health : Two Idolatries », Paulina Taboada, Kateryna Fedoryka Cuddeback and Patricia Donohue-White (éds.), Person, Society and Value : Towards a Personalist Concept of Health, coll. « Philosophy and Medicine » n° 72, Lancaster, Kluwer Academic Publishers, 2002, p. 55-85.

96 Nous avons opté pour une approche métaphysique et avons laissé de côté une approche herméneutique (cf., par exemple, Dominique Lambert, Sciences et théologie. Les figures d’un dialogue, coll. « Donner raison » n° 4, Bruxelles, éd. Lessius, coll. « Connaître et croire », Namur, Presses Universitaires de Namur, 1999 ; Jean-Claude Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature. L’indice, l’expression, l’adresse, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 2009 ) et phénoménologique. Attardons-nous sur la seconde. De fait, la démarche initiée par Husserl suspend l’attitude naturelle caractéristique de la vie quotidienne mais aussi de l’élaboration des sciences empirico-formelles. Nous n’ignorons toutefois pas la contribution proprement phénoménologique à une pensée de la vie (chez Edmund Husserl et Martin Heidegger, et plus encore chez Maurice Merleau-Ponty, Michel Henry et Jan Patocka – pour ce dernier, cf. Le monde naturel comme problème philosophique, trad. Jaromir Danek et Henri Declève, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976 ; Id., Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, trad. Erika Abrams, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1988) et du corps (Jean-Louis Chrétien, Emmanuel Falque), et les croisements entre la phénoménologie et certaines approches scientifiques comme celles de Jakob von Uexküll (cf. Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. Daniel Panis, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1992, p. 352 s) et de son fils Thure von Uexküll (Der Mensch und die Nature. Grundzüge einer Naturphilosophie, Bern, Francke Verlag, 1953), Kurt Goldstein, Frederik J. Buytendijk, Adolf Portmann (pour une première approche, cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher [éds.], L’humain et la personne, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299). Il demeure que ce courant ne s’ouvre pas encore aux réalités naturelles non vivantes et, en cherchant à forger un concept non-naturaliste de vie, peine à sortir du dualisme chair-corps (organique). Cf. Phénoménologie et philosophie de la nature. Études phénoménologiques, 23-24 (2006).

97 C’est le philosophe russe Vladimir Soloviov (cf. Leçons sur la divino-humanité, trad. Bernard Marchadier, coll. « Patrimoines – Christianisme », Paris, Le Cerf, 1991) qui a introduit le concept d’« unitotalité » – Vseedinstvo, formé sur la conjugaison de Vse, « tout » et edinstvo, « unité » – dans la pensée russe (cf. Nicolas Onufrievich Lossky, Histoire de la philosophie russe, Paris, Payot, 1952, p. 97 ; Maryse Dennes, « L’Unitotalité dans la culture russe », Michel Cazenave (éd.), Unité du monde unité de l’être, Paris, Dervy, 2005, p. 275-296).

98 Par exemple, Rémi Brague propose une typologie quaternaire : le « modèle timéen » fondé sur l’imitation du kosmos par l’homme ; le « modèle épicurien » fondé sur la connaissance elle-même finalisée par le bien-vivre ; le « modèle abrahamique » qui est intermédiaire ; le « modèle gnostique » qui extrêmise le modèle épicurien. Mise en place à l’époque antique, cette quadripartition évolue, au Moyen-Âge puis à l’âge classique (cf. La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Fayard, 1999). Ce n’est pas le lieu d’évaluer cette répartition, d’autant plus qu’elle ne se part pas de la nature comme telle, mais du vécu humain de la nature. Notons toutefois, par-delà un certain nombre de divergences (l’auteur réunit ce que nous distinguons, à savoir les approches de Platon et d’Aristote, la première opinant vers une vision holistique, la seconde vers une vision substantialiste), une convergence de fond (le modèle épicurien est une approche atomistique et la vision gnostique, dans sa version moniste, incline vers une vision holistique) et un enrichissement (le modèle abrahamique valorise l’individualité humaine, donc l’ousiologie, et l’intègre, avec le monde devenu création, dans un tout transcendant, ce qui invite soit à subdiviser la perspective holistique en transcendante et immanente, soit à ouvrir une quatrième voie, pour conjurer tout risque panthéiste).

99 Cf. Endre von Ivanka, Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, trad. Elisabeth Kessler, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1990. L’auteur situe par exemple Descartes du côté de l’hérédité platonicienne et Kant du côté de l’hérédité aristotélicienne : « L’opposition des deux systèmes se répète de façon singulière au sein de la philosophie moderne, dans l’opposition entre le cartésianisme et le kantisme » (p. 49).

100 Une des illustrations les plus fameuses est offerte avec endurance par Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ? (suivi de Avicenne et le point de départ de Duns Scot), Paris, Vrin-Reprise, 1981, p. 111-127 ; « La signification historique du thomisme », in Études de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 122 et 124 ; Introduction à l’étude de saint Augustin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° xi, Paris, Vrin, 21943, p. 310-323 ; La philosophie de saint Bonaventure, coll. « Études de philosophie médiévale » n° iv, Paris, Vrin, 21978, p. 379-396 ; Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, coll. « Études de Philosophie médiévale » n° 42, Paris, Vrin, 1952, p. 661-669 ; Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque de philosophie médiévale », Paris, Vrin, 61965, chap. 1 et 2 ; etc. Cf. aussi la systématisation proposée par Jacques Maritain, « De la sagesse augustinienne », Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « L’Ordinaire », Paris, DDB, 81963, chap. VII, p. 577-613.

101 Pour une première évocation de cette bipolarité en sciences, cf. Pascal Ide, « Platonisme ou aristotélisme », Revue thomiste, 95 (1995), p. 567-610, ici p. 570-571.

102 Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 317. Souligné dans le texte. « De deux conclusions possibles, dont l’une attribue plus à la nature ou au libre arbitre et moins à Dieu, et dont l’autre attribue plus à Dieu au contraire, en retirant quelque chose à la nature ou au libre arbitre, c’est toujours la deuxième qu’il choisira pourvu seulement qu’elle ne supprime ni le libre arbitre ni la nature. Mieux vaudrait pour lui se tromper par humilité que de risquer un péché d’orgueil » (Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 382-383).

103 Gaston Fessard note en passant que le risque de Platon est l’orgueil et celui d’Aristote la cupidité (« Connaissance de Dieu selon saint Paul », Archivio di Filosofia, Roma, Istituto di Studi Filosofici, 1966, p. 117-160, ici p. 129) ; or, si l’on écarte la concupiscence de la chair qui est d’ordre sensible, l’orgueil et la cupidité sont, parmi les trois concupiscences épinglées par saint Jean (1 Jn 2,16), les deux racines du péché, selon saint Thomas (Somme de théologie, Ia-IIae, q. 84, a. 1 et 2). Quand elle perd son équilibre natif, la posture aristotélicienne horizontalise le cosmos et opine vers le matérialisme et l’athéisme, alors que la posture platonicienne verticalise le cosmos et opine vers la gnose et le panthéisme. En retrouvant les deux risques extrêmes de la tripartition proposée ci-dessus, s’atteste ainsi une convergence entre les deux typologies qu’il faudrait développer.

104 Voici, comment Endre von Ivanka présente les « trois visées ou intuitions » du platonisme. La première est ontologique : « 1/ L’ensemble des êtres réels et possibles, c’est-à-dire aussi bien ceux qui sont, que ceux qui sont possibles, est nécessairement un ensemble ordonné ». La deuxième est théologique : « 2/ Cet ensemble provient d’une source suprême de l’être qui contient toute réalité et tout être dans une unité originaire ; leur existence isolée résulte de leur éparpillement dans la multiplicité du tout ». À côté de ces deux premières « visées » métaphysiques, la troisième est épistémologique : « 3/ L’existence de cet Un originaire peut être l’objet d’une ‘expérience’ et d’une certitude immédiates, parce qu’il n’est pas seulement la source de tout être mais aussi le but ultime de l’effort propre à l’homme, même s’il ne peut être atteint sans la grâce, puisque l’effort, en soi, n’est qu’un ‘axe d’orientation’ que seule la grâce peut mettre en mouvement, pour qu’il devienne un effort en acte : mais alors cet effort suscité par une motion de la grâce rend un témoignage immédiat à l’existence de ce but ‘éprouvé’ dans l’effort même ». (Plato Christianus, p. 425) Au descencus correspond la dialectique, donc une connaissance elle aussi descendante : Dieu est le premier objet connu. Contrairement à Platon, « Aristote ne cherche pas à déduire l’ordre de l’univers à partir de principes premiers, dont l’évidence serait irrémédiablement présente à l’esprit. Il s’efforce au contraire de comprendre cet ordre à partir d’éléments susceptibles d’être lus dans l’expérience, à partir de la réalité donnée dans la perception sensible ». (Ibid., p. 433)

105 La quatrième partie de l’article proposera une synthèse de ces deux herméneutiques apparemment incompatibles de la matière.

106 Depuis la lettre où, à dix-huit ans, rendant compte à sa mère d’une randonnée dans la vallée du Rhin, il écrit, en voyant le fleuve apparaître : « J’ai cru renaître à la vie au spectacle qui s’offrait à moi. Mes sentiments s’épanouirent, mon cœur se mit à battre plus fort, mon esprit s’envola vers l’infini » (Lettre à sa mère, jeudi 5 juin 1788, Hölderlin, Œuvres, éd. Philippe Jaccottet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 48), jusqu’aux grandes œuvres de la maturité, comme À la source du Danube, Le Rhin, etc., le fleuve réel, « celui qui naît libre » (Le Rhin, p. 850), est, pour Friedrich Hölderlin, symbole « d’autre chose que lui-même », « de l’Illimité », du « sacré », du « divin » (Philippe Jaccottet, « Avant-propos », p. x) – il faut dire plus – quoi qu’il en soit de l’interprétation païenne de Martin Heidegger (cf., par exemple, Approches de Hölderlin, trad. Henry Corbin et al., coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1973) –, de Dieu et du Dieu de Jésus-Christ (par exemple, dans le poème Fête de paix, « la présence centrale du Christ [et du Christ kénotique de Ph 2,6] reste indéniable jusqu’à la version définitive » (Ibid., p. 1215 ; cf. les mises au point d’Henri de Lubac, dans La postérité spirituelle de Joachmin de Flore. I. De Joachim à Schelling, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et vérité, 1979, p. 336-342, et d’Emilio Brito, dans Heidegger et l’hymne du Sacré, coll. « BETL » n° cxli, Leuven, University Press et éd. Peeters, 1999, p. 196-204).

l’expérience décisive, écrivant à seize ans, au détour d’une phrase de ce poème maladroit, à propos du Neckar – « Le fleuve se tenait / Dans le soir miroitant »

107 Cf. l’ouvrage décisif de Robert Ellrodt, L’inspiration personnelle et l’esprit du temps chez les poètes métaphysiques anglais. Première partie. Les structures fondamentales de l’inspiration personnelle. Tome 1. John Donne et les poètes de la tradition chrétienne. Tome 2. Poètes de transition, poètes mystiques, Paris, José Corti, 1959, Seconde partie, Les origines sociales, psychologiques et littéraires de la poésie métaphysique au tournant du siècle, même éd., 1960, rééd., 1973.

108 La liste n’est pas close : il faudrait adjoindre un courant français, illustré par exemple par Chateaubriand, Péguy et Claudel, ou un courant russe, illustré par exemple par Dostoïevski et Florenski.

109 Sur Thomas Traherne, cf. le chapitre empathique de Jean-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Paris, Minuit, 2007, chap. vii.

110 « The world is a mirror of infinite beauty, yet no man sees it. It is a Temple of Majesty, yet no man regards it. It is a region of Light and Peace, did not man disquiet it. It is the Paradise of God » (Thomas Traherne, Centuries of Meditations, I, 31, London, Dobell, 1908, Fintry, Book, 2002).

111 Cf. Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, coll. « Philosophies », Paris, p.u.f, 1997.

112 Jean-Pierre Luminet, Les poètes et l’univers, p. 10-12. Souligné dans le texte.

113 Platon, Sophiste, 242 d, in Œuvres complètes, trad. Léon Robin, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1950, 2 vol., tome 2, p. 296.

114 Cf., surtout, John Henry Newman – « Newman rapporte toujours la vie chrétienne authentique au schéma fondamental des opposite virtues » (Erich Przywara, J. H. Kardinal Newmann [!], Christentum, Freiburg im Brisgau, Herder, 1922, p. 79) – et Romano Guardini La polarité. Essai d’une philosophie du vivant concret, trad. Jean Greisch et Françoise Todorovitch, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2010.

115 « L’accoutumance favorise la connaissance » ; or, « l’habitude est forte » (Aristote, Métaphysique, alpha, 3, 994 b 32 – 995 a 19, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21953, tome 1, p. 117 et 118).

116 Le lexique scolastique distingue l’objet matériel qui est la réalité totale visée par la puissance ou l’habitus (la science) et l’objet formel qui est le point de vue sous lequel la réalité est visée, la perspective adoptée par la puissance ou l’habitus. Elle subdivise même parfois l’objet formel en deux : quod et quo. Le premier considère le terme ou l’aspect qui est atteint dans l’objet, le second le moyen par lequel ou la raison formelle grâce à laquelle l’objet est atteint (cf., par exemple, Michel Labourdette, Cours de théologie morale. La foi (II-IIae, q. 1-16), Toulouse, année 1959-1960, p. 20-22).

117 Les positions radicales illustrées par le positivisme d’Auguste Comte ou le néo-positivisme du cercle de Vienne tel que, par exemple, Ludwig Wittgenstein le formule dans son Tractatus logico-philosophicus, n’ont pas disparu (cf. Jean Ladrière, « La tentative néopositiviste », in L’articulation du sens. Discours scientifique et parole de la foi, coll. « Bibliothèque de Sciences religieuses », Paris, Aubier-Montaigne, Le Cerf, Delachaux et Niestlé, DDB, 1970, chap. 3, p. 73-90). Ainsi, toute proche est la posture actuelle d’un Sylvain Auroux affirmant dans un article sur la « fin de la philosophie » : « Il y a un consensus global aujourd’hui, pour admettre que la philosophie n’a pas d’objet propre, au sens où en ont les autres disciplines cognitives ». La fin de la philosophie « est certainement le symptôme du traumatisme que représente, pour une discipline universitaire qui s’est longtemps conçue comme la reine des sciences, la dépossession qui naît de l’autonomie de toutes les disciplines scientifiques, poursuivant chacune pour soi la tâche de la représentation, fragmentaire et locale, du réel. […] L’aspect positif de ce traumatisme, c’est la reconnaissance, à peu près unanime aujourd’hui, de ce fait que la philosophie n’est la représentation en propre d’aucun objet » (« Philosophie », in Sylvain Auroux [éd.], Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques, Dictionnaire, Paris, p.u.f., 2 vol., tome 2, 1990, p. 1938-1942, ici p. 1940. C’est moi qui souligne ; Id., « Philosophie [fin de la-] », p. 1942 et 1943). L’application à la nature se fait d’elle-même : « Aujourd’hui, la nature ne sera plus jamais présente que comme souvenir d’une présence qui n’a jamais été présente » (Pierre Kerzberg, L’ombre de la nature, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 2009, p. 215)

118 Stephen Jay Gould, Et Dieu dit « Que Darwin soit ! ». Science et religion, enfin la paix ?, trad. Jean Baptiste Grasset, Paris, Seuil, 2000, p. 19.

119 Ibid., p. 64-65. Une application est la limitation des prétentions extra-scientifiques de la science : « La science nous enseigne beaucoup de choses merveilleuses et troublantes – des faits qui valent d’être considérés à l’heure d’élaborer des normes de conduite, de réfléchir aux grandes questions morales et esthétiques. Mais la science ne peut à elle seule répondre à ces questions, elle ne peut pas davantage commander une politique sociale ». Et de préciser la tentation scientiste : « En tant que scientifiques, nous disposons d’un pouvoir, fondé sur le respect qu’inspire cette discipline. C’est pourquoi nous pouvons être vivement tentés d’abuser de ce pouvoir à des fins personnelles ou sociales : pourquoi ne pas se donner des attraits supplémentaires, en couvrant du manteau de la science une préférence éthique ou politique ? Mais c’est justement ce que nous ne devons pas faire, car nous y perdrions ce même respect qui induit en nous cette tentation. Le principe de NOMA joue dans les deux sens » (Ibid., p. 155-156).

120 Cf. Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998, chap. 1, p. 79 s, p. 141 s, etc.

121 Cf. Pierre Duhem, « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », in Revue des questions scientifiques, 36 (1894), p. 179–229 ; Sôzein ta phaïnomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, coll. « Mathesis », Paris, Vrin, 1990 ; La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Marcel Rivière, 21914.

122 Cf. Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, chap. 2 (« Philosophie et science expérimentale ») et 4 (« Connaissance de la nature sensible ») ; La philosophie de la nature, Paris, Téqui, 1935 ; Réflexions sur l’intelligence, Paris, Nouvelle librairie nationale, 21926, chap. vi ; « Science et philosophie », in Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Paris, DDB, 1939, chap. 4.

123 Cf. Stanley Jaki, « Le physicien et le métaphysicien : la correspondance entre Pierre Duhem et Réginald Garrigou-Lagrange », Actes de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 12 (1987), p. 93-116. Cf. la lettre publiée par Réginald Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature. Solution thomiste des antinomies agnostiques, Paris, Beauchesne, 51928, « Note sur la valeur des principes de l’inertie et de la conservation de l’énergie », p. 774-779.

124 Ce risque s’observe singulièrement dans le cadre des neurosciences qui aujourd’hui sont presque exclusivement interprétées dans un cadre matérialiste (même si l’invention de termes comme « physicalisme » ou « épiphénoménalisme » montre le souci qu’ont les chercheurs eux-mêmes de ne pas être enfermés dans les catégories d’un matérialisme grossier et atteste aussi combien les neurosciences demandent à être considérées de manière évolutive). Cf. Pascal Ide, « Liberté et corps. Un état de la question à la question », Colloque La liberté et le cerveau de l’homme, Collège des Bernardins, 23 février 2013, Paris, Parole et Silence, 2014, à paraître.

125 Pour un exposé détaillé, cf. Ian Graeme Barbour, Myths, Models and Paradigms : A Comparative Study in Science and Theology, Harper & Row, New York, 1974 ; pour une synthèse, cf. Id., Religion and Science, San Francisco, Harper, 1997, chapitre 4. Pour une présentation en français, cf. François Euvé, Penser la création comme jeu, coll. « Cogitatio fidei » n° 219, Paris, Cerf, 2000, p. 53-63.

126 Dans un de ses derniers ouvrages, Ian Graeme Barbour propose une autre illustration de cette démarche intégrative (Nature, Human Nature and God, Minneapolis, Fortress Press, 2002).

127 Partant de l’interprétation convaincante proposée par Charles de Koninck (« Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? », in Culture, Québec, décembre 1941, II, n° 4, p. 465-476. Republié dans Œuvres de Charles De Koninck. Tome 1. Philosophie de la nature et des sciences, éd. Yves Larochelle, Laval, Presses de l’Université Laval, 2 vol., vol. 1, 2009, p. 141-152), je propose quelques enrichissements (et précisions) dans Pascal Ide, Le zygote est-il une personne humaine ?, coll. « Questions disputées : Saint Thomas et les thomistes », Paris, Téqui, 2004, p. 80-95.

128 L’expression se retrouve chez Marie-Dominique Philippe, comme titre d’un paragraphe sur l’induction de l’acte : L’être. Recherche d’une philosophie première. II.1, Paris, Téqui, 1973, p. 487-495. Toutefois, elle n’est pas reprise dans le texte et encore moins explicitée. La deuxième grande inductions métaphysique, celle de la substance, parle de « l’induction philosophique », au « sens aristotélicien », en sa différence avec « l’induction baconienne » qui semble être l’induction scientifique ; mais elle n’est pas qualifiée d’« analogique » (L’être. Recherche d’une philosophie première. I, Paris, Téqui, 1972, p. 393, note 2. Renvoie à Id., L’activité artistique. Philosophie du faire, Paris, Beauchesne, 2 vol., tome 1, 1969, p. 255-256). Dans le même passage, le philosophe dominicain affirme que « l’aspect technique de l’induction philosophique doit être traité en logique et en critique » ; mais il n’a pas publié d’écrits en ces disciplines (par exemple, son Introduction à la philosophie d’Aristote, nouv. éd., coll. « Sagesse », Paris, Éd. Universitaires, 1991, qui comporte un chapitre consacré à la Logique ne paraît pas thématiser cette notion.

129 La méthode ici proposée pourrait aussi être qualifiée de graduelle. Ce qualificatif serait même plus approprié, parce qu’il désigne le fondement, voire l’essence, de la méthode qui chemine à travers les degrés (gradus) d’êtres (ou plutôt d’étants), alors que l’analogie est seulement une propriété qui découle de cette gradation perfective. Toutefois, cette épithète est ambiguë : ce n’est pas sa signification étymologique qui s’est imposée dans l’usage, mais une signification dérivée, plus chronologique, renvoyant à une progressivité. Voilà pourquoi nous lui préférons l’adjectif plus technique, mais moins polysémique, d’analogique.

130 La plus célèbre est peut-être le falsificationnisme que Karl Popper a opposé à l’inductivisme de Rudolf Carnap.

131 Sur la corrélation entre universalité et certitude, cf. le texte classique d’Aristote, Physiques, I, 1, 184 a 16-b 14.

132 Sur la place du symbole, c’est-à-dire l’articulation de l’image et du concept, en général et du schème spatial et même vertical en particulier, cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Donner raison », Bruxelles, Lessius, 2012, p. 98-126.

133 Cette voie ascendante pourrait aussi être appelée anagogie ou qualifiée d’anagogique, au sens étymologique développé par les Pères à propos des quatre sens de l’Écriture (cf. la mise au point de Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture. I.2, coll. « Théologie » n° 41, Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 622).

134 S. Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, L. IV, chap. 11, la numérotation suit celle de l’édition Léonine, sauf pour les deux derniers numéros où j’ai introduit une subdivision afin d’aider le commentaire. Pour une bonne traduction en français, cf. Somme contre les Gentils. Livre IV. La Révélation, trad. Denis Moreau, coll. « GF », Paris, Flammarion, 1999, p. 105-107.

135 Cf. S. Thomas d’Aquin, Q.D. De veritate, q. 1, a. 1, c. Pour un premier exposé, cf. Pascal Ide, Introduction à la métaphysique. I. Vers les sommets, coll. « Les cahiers de l’École cathédrale » n° 8, Paris, Mame, 1994, p. 95-98.

136 Cette classification, qui reprend le célèbre arbre de Porphyre, recouvre aussi en partie la distinction tout aussi fameuse des « trois ordres » opérée par Blaise Pascal (cf., par exemple, Pensées, éd. Lafuma n° 308, éd. Brunschvicg n° 793) – ce « fragment central, qui est comme le résumé de toutes les Pensées » (Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. II. Styles. 2. De Jean de la Croix à Péguy, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, coll. « Théologie » n° 81, Paris, Aubier, 1972, p. 76). Toutefois, la hiérarchisation opérée par les trois ordres intègre clairement la lumière de la foi, donc convoque ce que nous appellerons plus bas la démarche catalogique : l’ordre de la charité ne s’identifie donc pas à l’ultime degré qu’est Dieu, puisque celui-ci est au terme d’une marche ascendante qui est d’ordre rationnel.

137 Cf. les érudites et réjouissantes mises au point d’Olivier Boulnois, Métaphysiques rebelles. Genèse et structures d’une science au Moyen Âge, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2013, par exemple chap. 3 ; cf. Id., Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiiexive siècle), coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1999, p. 515. Cf. aussi Stanley Rosen, The Question of Being. A Reversal of Heidegger, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 19 ; Jean-François Courtine, Inventio analogiæ. Métaphysique et ontothéologie, coll. « Problèmes & controverses », Paris, Vrin, 2006, p. 364-365.

138 Cf., ici aussi, les précieuses mises au point de Thierry-Dominique Humbrecht, dans Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque thomiste » n° lvii, Paris, Vrin, 2005.

139 Cf. le texte classique de la Summa theologiae, Ia, q. 32, a. 1.

140 Le corps du texte reprendra la formule, soit à la lettre – « igitur consideratis, utcumque concipere possumus qualiter sit divina generatio accipienda » (n. 8) –, soit en son esprit : « Hoc autem sic manifestari oportet » (n. 9)

141 Voilà pourquoi – à bénéfice d’inventaire – on rencontre plus ce type d’argumentation dans les Q.D. De Anima ou De creaturis spiritualibus.

142 Pour être explorée adéquatement, la nature (le statut logique) de cette induction ana-catalogique aurait, me semble-t-il, besoin de croiser l’approche abstraite (cette épithète ne présentant aucune connotation péjorative) d’Aristote (des Premiers et des Seconds Analytiques) avec l’approche concrète, expérientielle de Newman (développée dans Grammar of Assent) et l’approche globale de Blondel (notamment dans « Ébauche de logique générale. Essai de Canonique générale », inédit publié avec une brève introduction par Jean Trouillard, Revue de métaphysique et de morale, 1960 n° 1, p. 7-18 ; et surtout dans l’article déjà cité « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale »).

143 Des études qui couvriraient toute l’œuvre de l’Aquinate seraient nécessaires pour répondre aux interrogations que suscitent cette argumentation (sans prétendre clore leur liste) : quelles en sont les occurrences ? celles-ci dessinent-elles une évolution significative ? la convoque-t-il ailleurs qu’en théologie ? quel rôle Thomas lui fait-il jouer, dialectique ou réellement apodictique ? peut-elle être reconduite aux formes de démonstration classifiées par Aristote dans les Premiers analytiques ? l’a-t-il découverte ou empruntée à d’autres auteurs ?

144 Cf. Erich Przywara, Analogia entis, Schrif­ten III, Einsiedeln, Johannes, 2/1962, p. 215-522 : Analogia entis, trad. Philibert Secrétan, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1990, par exemple, p. 150, p. 155-156.

145 Cf., par exemple, Hans Urs von Balthasar, Theologik. II. Wahrheit Gottes, Einsiedeln, Johannes, 1985 : I à III (voie analogique) et IV (« Aspects cata-logiques »).

146 Le préfixe grec méta indique sans doute la direction et le substantif lui aussi hellène hodos signifie « chemin », de sorte que le sens paraît transparent : « direction qui mène au but » (Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey éd., Paris, Dictionnaires du Robert, 1998, 3 vol., tome 2, p. 2219-2220). Pour une stimulante discussion, cf. Bruno Clément, Le récit de la méthode, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 2005, p. 31-34.

147 Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le débat suscité par cette expression que certains, et pas seulement hors de la communauté confessante chrétienne, considèrent comme oxymorique, voire contradictoire. Pour un état de la question et une détermination argumentée, cf. Philippe Capelle-Dumont (éd.), Philosophie et théologie. Anthologie, coll. « Philosophie & théologie », Paris, Le Cerf, 4 tomes en 5 vol., 2009-2011 ; et surtout la somme d’Emilio Brito, Philosophie moderne et Christianisme, 2 volumes, Leuven, Peeters, 2010. Nous employons ici cette formule au sens historique et doctrinal développé avec endurance et rigueur par le grand médiéviste français Étienne Gilson (pour le détail, cf., par exemple, Thierry-Dominique Humbrecht, « Thomisme et antithomisme chez Étienne Gilson », Revue thomiste. Antithomisme. Histoire, thèmes et figures. II. L’antithomisme dans la pensée contemporaine, 108 [2008], p. 327-366, ici p. 346-357). Cf. enfin l’importante détermination du Magistère : « La dénomination [philosophie chrétienne : philosophia christiana] est de soi légitime, mais elle ne doit pas être équivoque : on n’entend pas par là faire allusion à une philosophie officielle de l’Église, puisque la foi n’est pas comme telle une philosophie. Par cette appellation, on veut plutôt indiquer une démarche philosophique chrétienne, une méditation philosophique qui est vitalement conjuguée à la foi [meditatio scilicet philosophica quae vitaliter cum fide coniungitur]. Cela ne se réfère donc pas simplement à une philosophie élaborée par des philosophes chrétiens qui, dans leur recherche, n’ont pas voulu s’opposer à la foi. Parlant de philosophie chrétienne, on entend englober tous les progrès importants de la pensée philosophique [praestantes illi progressus philosophicae disciplinae] qui n’auraient pu être accomplis sans l’apport, direct ou indirect, de la foi chrétienne » (Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio aux évêques de l’église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 76. Trad. corrigée. Dans ce numéro, le syntagme « philosophia christiana » apparaît quatre fois).

148 Jacques Maritain parle de la « stella rectrix » (De la philosophie chrétienne, Paris, DDB, 1933, p. 54), Léon xiii de « l’astre bienveillant [littéralement « l’étoile amie : amica stella ») de la très sainte foi [santissima fede] » (Lettre encyclique sur la philosophie chrétienne Æterni Patris, 4 août 1879).

149 Cf. sur ce sujet, par exemple, Yves Floucat, Le verbe mental selon saint Thomas d’Aquin. L’intime fécondité de l’intelligence, coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 2001.

150 Une illustration en est donnée par Peter Henrici, qui esquisse une dramatique philosophique (« La dramatique entre l’esthétique et la logique », Coll., Pour une philosophie chrétienne. Philosophie et théologie, Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, Le Sycomore, 1983, p. 109-133). Bien que suscitée par le théodrame, cette dramatique philosophique se déploie en régime seulement rationnel.

151 Cf. Pascal Ide, Introduction à la métaphysique. I. Vers les sommets, coll. « Les cahiers de l’École cathédrale » n° 8, Paris, Mame, 1994, chap. 2.

152 Tel est par exemple le cas de l’apudité ou de « l’être-chez » : tout étant, quel qu’il soit, est enveloppé (dans un milieu). Cf., pour le détail, Pascal Ide, « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé (éds.), Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, coll. « Méditer », Magny-les-Hameaux, Socéval Éd., 2006, p. 259-304, ici p. 286-294 ; cf. les compléments dans Id., Une théo-logique de l’amour, p. 446-447.

153 Die Wahrheit, Einsiedeln, Benziger et Co. Ag., 1947 (repris dans Theologik. I. Wahrheit der Welt, Einsiedeln, Johannes, 1985).: II.A.1.

154 En fait, non repris dans les ouvrages ultérieurs, le « mystère » peut en grande partie être reconduit à un autre transcendantal, le pulchrum, tel qu’il est réinterprété par Balthasar et sur lequel se fondera en partie la quatrième partie de cet article.

155 Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvig, § 553.

156 Simone Weil, Cahiers, tome 3, Paris, Gallimard, 1975, p. 282.

157 Henri Michaux, « Monde », Épreuves, exorcismes, Paris, Gallimard, 1984, p. 58.

158 On pourrait aussi qualifier le processus d’anagogique. En effet, ana signifie « vers le haut » et agoge, la « conduite » (pour les références, cf. Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, I.2, coll. « Théologie » n° 41, Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 622). Toutefois, ce que l’on gagne en clarté vis-à-vis de l’analogie qui pourrait désormais désigner la totalité du processus, ascendant et descendant, on le perd en limpidité vis-à-vis des quatre sens de l’Écriture, dont il sera parlé au terme.

159 Si l’échelle dit le double mouvement, ascendant et descendant, cela se vérifie a fortiori de l’échelle de Jacob sur laquelle les anges montent et descendent (cf. S. Bonaventure, Itinerarium mentis ad Deum, I, 9), que le Christ s’applique à lui-même (cf. Jn 1,51), au point que le Doctor seraphicus parle d’une « scala Christus », distinguant « ascensus in caelum » et « descensus in terram » (Le Christ maître, § 14, trad. Goulven Madec, Paris, Vrin, 1990, p. 45).

160 Entrer dans une telle démarche suppose que l’on abandonne une vision de la raison qui s’est imposée depuis l’âge classique et qui domine non seulement le discours scientifique, mais aussi le discours philosophique : le primat du sujet interrogeant. Or, cette herméneutique inclut deux supposés qu’elle ne critique pas : ce qui est trouvé se laisse chercher ; celui qui cherche précède ce qui se trouve. Et si, au contraire, ce qui se trouve se laissait trouver, donc précédait le chercheur en se découvrant à lui, voire en suscitant sa quête ? Sur ce sujet riche et difficile, cf., en première approche, la suggestive étude de Jean-Louis Chrétien, « Trouver et chercher », Promesses furtives, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2004, p. 139-195.

161 Jacques Maritain parle de « suranalogie de la foi » (Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, p. 478-484).

162 Charles Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », Œuvres en prose complètes III, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1992, p. 1307-1313.

163 Pour les références, cf. ce qui sera dit plus loin de Bachelard.

164 Cf., outre ce qui a été dit dans la note 10, Pascal Ide, Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Leuven, Peeters, 2013, p. 228-233.

165 « ‘Analogie’, dans l’ordre de l’être, signifie ‘similitude dans la dissimilitude’ (et non pas à côté de la dissimilitude) et, dans l’ordre de la connaissance, par conséquent, ‘connaissance dans la non-connaissance’ (et non pas à côté de la non-connaissance) » (Erich Przywara, Ringen der Gegenwart. Gesammelte Aufsätze 1922-1927, Augsburg, Dr Benno Filser, 1929, p. 947).

166 « Le temps devient ainsi le prénom [Vorname] à penser au préalable, pour la vérité de l’Être [Wahrheit des Seins] qui est à approuver avant tout » (Martin Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Frankfurt am Main, Vittorio Klosterman, 1949, p. 16 : « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions I, trad. Henry Corbin, Paris, Gallimard, 1968, p. 38).

167 Ces généralisations sont toujours critiquables Il est aisé de leur trouver une exception. Pour les penseurs modernes, je pense singulièrement à ceux qui ont élaboré une véritable philosophie de la nature comme Hegel et Schelling,

168 J’appelle mésocosme, le monde intermédiaire entre infiniment grand (le macrocosme) et infiniment petit (le microcosme), c’est-à-dire un monde à échelle humaine. L’anthropomorphisme de la définition est non seulement assumé, mais interne à celle-ci. Cette typologie permet de remarquer que, aujourd’hui, le seul des trois mondes encore soustrait à une évolution temporelle est celui des particules élémentaires (hors les particules radioactives qui se désintègrent spontanément) : la physique fondamentale et la physique particulaire tablent sur leur stabilité et même s’en étonnent. Est-il toutefois assuré qu’en elles ne se déposent pas quelque chose de l’ordre de la mémoire ?

169 Cf. Jean-Michel Maldamé, « Le concept de nature à l’articulation des savoirs », Recherches de science religieuse. Dossier : La théologie de la nature en débat, p. 217-243, ici p. 222.

170 Louis O. Mink, « History and Fiction as Modes of Comprehension », in New Literary History, 1 (1970) n° 3, p. 541-558, ici p. 557-558.

171 Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, Cinquième étude : « L’identité personnelle et l’identité narrative », et Sixième étude : « Le soi et l’identité narrative ». Cf., par exemple, Maurice Gilbert, L’identité narrative. Une reprise à partir de Freud de la pensée de Paul Ricœur, Genève, Labor & Fides, 2001.

172 Michel Serres, « Plus que jamais la science peut se raconter », La Recherche, 490 (août 2014), p. 6-8.

173 Jean-François Lyotard propose comme critères de la postmodernité, principalement la fin des grands récits, la déligitimation du savoir et la disparition de l’autorité (La condition postmoderne, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1979).

174 Cf. Michel Serres, Pantopie : de Hermès à Petite Poucette. Entretiens avec Martin Legros et Sven Ortoli, Paris, Le Pommier, 2014. Cf. la collection « La plus belle histoire », par exemple : Jean-Marie Pelt, La plus belle histoire des plantes (avec Jacques Girardon, Marcel Mazoyer, Théodore Monod), Paris, Seuil, 1999.

175 Cf. Aristote, Physique, L. V, 1, 224 b 35 – 225 a 11. Cf. 1 et 2.

176 L’histoire doit aussi être pleinement intégrée dans le moment descendant de l’induction analogique : certes, non pas en Dieu dans son immanence, mais dans l’économie divine et dans la prise en compte de l’histoire de l’Église : il y a dans l’Ancien Testament, comme dans celle-ci une intelligibilité, que déchiffrent les théologies de l’histoire (élaborées notamment par John Henry Newman, Charles Journet, Hans Urs von Balthasar, Jean Daniélou) et qui doit être recueillie dans l’induction analogique ; autrement dit, celle-ci doit aussi se décliner selon un axe diachronique autant que synchronique. Cf. l’article déjà cité Pascal Ide, « Liberté et corps ». Il s’est notamment fondé sur l’histoire à mon sens exemplaire des dogmes christologiques au long des sept premiers conciles œcuméniques, pour montrer que, face à une pluralité (ici celle, de premier ordre, entre la nature divine et la nature humaine du Christ, celle aussi, de second ordre, de son unité et de sa dualité), on ne peut longtemps en demeurer à une affirmation de l’unité dans la distinction (« sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation »). Au Concile œcuménique à Chalcédoine, en 451 a succédé le Concile œcuménique de Constantinople II, en 553, qui a formulé la manière dont l’unité embrassait la pluralité.

177 Cf. Emmanuel Tourpe, L’audace théosophique. Premiers pas à travers la philosophie religieuse de Franz von Baader, L’Harmattan, Paris, 2009.

178 Thomas d’Aquin, dès In III Sent., d. 4, q. 1, a. 2, q.la 1. De nombreuses références dans Cornelio Fabro, Partecipazione et causalità secondo S. Tommaso d’Aquino. Opere complete, tome 19, Roma, Ed. Del Verbo Incarnao, 2010, p. 330-345. Dans le monde physique, l’axiome est presque banal, puisqu’il signifie que la forme « donne » l’esse à la matière ; au plan strictement métaphysique, ce même axiome veut dire que la forme transmet l’esse à l’étant, qui donc, sans sa forme, ne serait pas, puisque, aussi bien, il n’y a d’esse sans forme que Dieu. Cornelio Fabro commente longuement cette formule dans la 2e partie de l’ouvrage, car, à l’époque où il le rédige, il répond par avance aux objections du thomisme d’ascendance cajétanienne qui voit dans l’étant la résultante de deux actuations complémentaires, celle de l’esse sur l’essence dans l’ordre de l’existence, et celle de l’essence (à travers la forme) sur l’esse dans l’ordre de la spécification. Il permet ainsi de désencombrer une autre herméneutique qui voit dans la donation de l’esse à l’étant une transmission par manière de limitation, et non pas une fondation par manière d’actuation.

179 Une référence parmi beaucoup : « L’être est l’effet propre du premier agent, c’est-à-dire Dieu [Est igitur esse proprius effectus primi agentis, scilicet Dei] » (Contra Gentilies, L. III, ch. 66, n. 4).

180 « L’être signifie quelque chose de plénier et simple, mais de non subsistant [esse significat aliquid completum et simplex sed non subsistens], et la substance quelque chose de subsistant [substantia autem aliquid subsistens] » (Q.D. De potentia, q. 1, a. 1)

181 La réinterprétation de la cosmologie (mais aussi de la métaphysique) aristotélico-thomasienne ajoute en effet l’être : elle tricote les trois ordres pascaliens par (et pas seulement avec) la médiation de l’actus essendi.

182 Sur la symbolique de l’intimité, cf. le dernier ouvrage de Jean-Louis Chrétien, L’espace intérieur, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2014, notamment 1ère partie, chap. 2 à 4 et 2e partie, chap. 1 à 4 ; 3e partie, chap. 2 et 3. L’introduction de ce livre, par ailleurs remarquable par l’information et la profondeur de l’interprétation, n’a pas totalement convaincu ; une approche plus conceptuelle de la topique supposerait une ontologie de l’espace ou plutôt du lieu qui montrerait que, loin d’être extrinsèque à l’étant, ce locus en surgirait au même titre que l’opération en déploie ad extra le noyau, en redoublant, selon sa modalité propre, la générosité de l’acte qui l’a fait exister et ne cesse de le soutenir dans l’être.

183 Cf. le fameux passage des Confessions : « interior intimo meo et superior summo meo ». (III, vi, 11). La doctrine est constante chez saint Augustin, par exemple : De vera religione, xix, 37 ou xx, 38 ; De Trinitate, XII, 3, 3 ; XIV, 7, 9 ; De Genesis ad litteram, 8, 26, 48.

184 Jean Paul II fait allusion à cette double profondeur étagée, lorsqu’il affirme que « le corps, et seulement lui, est capable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel et le divin » (Jean-Paul II, Catéchèse, 20 février 1980, 19,4, La théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, p. 202. Cf. tout le passage).

185 Cf., avant tout, les développements de Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, à paraître. Cf. Aussi Pascal Ide, « L’être comme amour. Premières propositions autour de l’acte et de la puissance », Blandine Lagrut et Étienne Vetö (éds.), La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Colloque de la Communauté du Chemin Neuf, Paris, Parole et Silence, 2014, p. 297-323.

186 Cette constitution ontophanique ou mystérique est longuement développée par Hans Urs von Balthasar dans l’ouvrage évoqué ci-dessus, Die Wahrheit. Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, notamment chap. 1.

187 Cf., Hans Urs von Balthasar, Die Wahrheit, ive partie : « La vérité comme participation ».

188 Un indice de ce que ce schème présente aussi un contenu conceptuel est que la structure centrée est coextensive à la nature : depuis l’être le plus élémentaire (tout atome est centré sur un noyau), jusqu’à l’être humain (cardiocentré), en passant par l’étoile (qui rayonne à partir d’un noyau extrêmement dense et extrêmement chaud), le vivant (qui n’existe qu’à partir de la cellule elle-même constituée, en son centre, d’un noyau, en périphérie, d’une membrane et, en position intermédiaire, d’un cytoplasme). Là gît peut-être la réponse au reproche que Gilles Deleuze adresse à l’Occident de privilégier la métaphore verticale de l’arbre (cf., notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome, Paris, Minuit, 1976. Repris en introduction de Id., Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1980).

189 Cf. les développements dans Pascal Ide, « Une métaphysique de l’être comme amour : relation ou substance ? », II Journées internationales Philosophie et culture. Fenomenologia i ontologia, avui : Esser, amor, do, Barcelone, Université Ramon Llull, Faculté de philosophie, 9 mars 2011, Comprendre. Revista catalana de filosofia, 13/2 (2011), p. 19-54.

190 Cette remarque ouvre sur une anthropologie du cœur (cf., notamment, le texte de Gustav Siewerth, L’homme et son corps, cité plus bas) et offre aussi une ressource pour penser métaphysiquement l’esprit que, dans son interprétation origénienne de l’anthropologie tripartite (1 Th 5,23), Henri de Lubac a tenté d’expliciter, avec une féconde persévérance (cf. son article inachevé : « Anthropologie tripartite », Théologie dans l’histoire. I. La lumière du Christ, coll. « Théologie », Paris, DDB, 1990 ; cf. les éclaircissements importants de Éric de Moulins-Beaufort, Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac. « L’esprit de l’homme » ou la présence de Dieu en l’homme, coll. « Études lubaciennes » n° 3, Paris, Le Cerf, 2003, notamment p. 95-115).

191 L’image, heureuse, est de Cornelio Fabro : 1. L’esse tombe en ligne droite dans la puissance d’être corrélative (selon la symbolique haut-bas, qui traduit adéquatement la dynamique dative). 2. Cette puissance se déploie alors horizontalement à partir du centre ; or, la spirale est la figure géométrique qui naît de la combinaison de deux mouvements linéaires effectués dans deux directions orthogonales et s’écartant progressivement d’un centre ; donc, l’esse remplit l’étant et plus que lui (lestant ontologiquement la topique), selon une spirale qui se déroule en trois tours : a) celui de l’essence substantielle, qu’il fait passer de la puissance à l’acte, et à laquelle il confère l’actualité formelle (qui répond à la question quid est) et l’actualité existentielle (qui répond à la question an est) ; b) celui des accidents propres (et aussi des accidents individuels, qui ont tous une racine propre : je puis être noir ou blanc, mais ma peau doit avoir une couleur à l’intérieur d’une palette assez limitée) ; c) celui des opérations qui irradie ad extra dans un espace propre.

Le grand thomiste italien employait aussi l’image de la diremption (direnzione) de l’esse dans l’étant. À la suite de Hegel – mais dans un sens anti-hégélien –, il accorde à ce terme juridique (division d’un héritage) un sens métaphysique. La diremption est alors la distribution progressive de l’esse dans l’étant selon les trois plans successifs que nous venons de décrire.

192 Si cette distinction est énoncée en Topiques (VI, 6, 145 a 15 et VIII, 1, 157 a 10) et dans l’Éthique à Nicomaque (VI, 2, 1139 a 27 ; cf. 3-5), elle est exposée dans le texte canonique de Métaphysique, E, 1, 1025 b 3-28 (et son correspondant en K, 7).

193 On retrouve cette subdivision dans les deux textes de Métaphysique cités dans la note précédente. Pour une étude détaillée, cf. Bertrand Souchard, Aristote. De la physique à la métaphysique, Dijon, Éd. Universitaires de Dijon, 2003.

194 Cf. la science mixte, physico-mathématique, qu’Aristote évoque en traitant de la distinction entre mathématique et physique dans Physique, II, 2.

195 Je fais ici implicitement appel aux critères scolastiques de distinction entre disciplines (cf., par exemple, l’exposé classique de Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, p. 906-918 : il donne les principales références chez saint Thomas). Tout d’abord, ils regroupent disciplines pratiques (éthiques) et poïétiques sous un unique chef : pratiques, de sorte que la distinction ternaire entre théorétique, pratique et poïétique, devient binaire entre disciplines spéculatives et disciplines pratiques (celles-ci regroupant donc les disciplines anciennement qualifiées de pratiques – et que, par clarté, il vaut mieux maintenant nommer éthiques – et poïétiques). Ensuite, je convoque les deux principaux critères de différenciation de ces savoirs. Le premier concerne l’objet étudié en son opérabilité : l’objet de la discipline est soit, dans les disciplines spéculatives, inopérable, c’est-à-dire non transformable (le chercheur non seulement doit mesurer la constante de gravitation universelle avec le plus de précision possible, mais il ne peut la changer), soit, dans les disciplines pratiques, opérable, c’est-à-dire transformable (le technicien décide du degré de précision de sa lunette astronomique, le spécialiste en éthique, par exemple en écologie, vise la prise de conscience et la modification des comportements). Le second concerne la finalité poursuivie : soit la contemplation de l’objet dans les disciplines théorétiques, soit sa transformation dans les disciplines pratiques. La conséquence en est que, de soi, une approche théorétique (c’est-à-dire spéculative ou contemplative) est gratuite (au sens non moral du terme), c’est-à-dire finalisée par la seule intention de mieux comprendre son objet, alors qu’une approche pratique est intéressée (là encore au sens non moral du terme), c’est-à-dire finalisée par une intention autre que la seule intelligence de son objet.

196 C’est notamment le cas de la théorie des cordes et de la théorie des supercordes, qui visent à unifier la mécanique quantique et la théorie de la relativité générale dans une théorie de la gravité quantique ou théorie du tout.

197 Cf. Maurice Blondel, L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p. 40 s et surtout 3e partie, 1ère étape, chap. i et ii : Œuvres complètes. Volume 1. 1893. Les deux thèses, Claude Troisfontaines (éd.), Paris, p.u.f., 1995, p. 74 s

198 Ce type de réfutation par rétorsion a été développé par Gaston Isaye (cf. L’affirmation de l’être et les sciences positives. Préface de Jean Ladrière, Textes présentés par Marc Leclerc, Paris, Lethielleux et Namur, Presses universitaires de Namur, 1987, notamment p. 122-146 : « La justification critique par rétorsion »). Du fait du « caractère polémique » de la dénomination (Marc Leclerc, « La finalité entre la biologie et la critique », Gregorianum, 84/3 [2003], p. 651-672, ici p. 669), il est préférable d’appeler cet argument « confirmation performative » (cf. Id., « La confirmation performative des premiers principes », Revue philosophique de Louvain, 96 [1998], p. 69-85).

199 Nous employons ce terme dans le sens que lui donne Jean Ladrière. En effet, le philosophe de Louvain distingue les sciences en trois catégories : formelles (mathématiques, logique formelle), empirico-formelles (disciplines physiques, chimiques et biologiques, auxquelles sont rattachables certaines sciences humaines et sociales qui accordent une place toujours plus importante à la mathématisation, comme la psychologie expérimentale ou l’économie) et herméneutiques (histoire, linguistique, ethnologie, etc.). Cf., par exemple, Les Enjeux de la rationalité, Paris, Aubier-Montaigne, 1977 ; article « Sciences. Sciences et discours rationnels », Encyclopædia Universalis, accessible en ligne : http ://www.universalis.fr/encyclopedie

200 Cette cosmologie métaphysique (si l’on peut risquer un tel oxymore) se trouve notamment, mais encore sous forme dispersée, dans Maurice Blondel, L’action. I. Le problème des causes secondes et le pur agir, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Alcan, 1936, p. 54 s, 219 s.

201 Cf. Hans André, Urbild und Ursache in der Biologie, Munich et Berlin, Oldenbourg, 1931 ; Vom Sinnreich des Lebens. Eine Ontologie und Anthropologie der Gegenwart, Salzburg, Otto Müller, 1952 ; Wunderbare Wirklichkeit. Majestät des Seins, coll. « Reihe Wort und Antwort » n° 12, Salzburg, Otto Müller, 1955 ; Annäherung durch Abstand. Der Bewegungsweg der Schöpfung, Salzburg, Otto Müller, 1957 ; Natur und Mysterium. Schöpfungskosmologische Prolegomena heute, Einsiedeln, Joannes, 1959 ; Licht und Sein. Betrachtungen über den ontologischen Offenbarungssinn des Lichtes und den Schöpfungssinn der Evolution, Regensburg, Josef Habbel, 1963.

202 Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, chap. 1 : « Métaphysique et expérience ».

203 Le philosophe et médecin spécialiste en immunologie Philippe Caspar a élaboré un modèle montrant l’individualité de l’œuf fécondé de mammifère à partir, bien entendu, des faits biologiques, mais aussi du principe métaphysique d’individuation, relu à partir de la circumincession des transcendantaux : cf. sa somme déjà citée La saisie du zygote humain par l’esprit ; cf. la systématisation opérée dans « Approche biologique et métaphysique du statut anthropologique de l’embryon humain », Nova et Vetera, 68 (1993), p. 304-309 et la reprise dans « Le statut de l’embryon humain dans Donum Vitae », Revue thomiste, 93 (1993), p. 601-614.

204 Cf. l’article documenté d’Emmanuel Brochier, « Pourquoi la physique est-elle intéressante ? Étude d’un extrait du prologue du commentaire de la Physique de Simplicius de Cilice sur la question de l’utilité de la physique », Revue thomiste, 112 (2012), p. 595-634.

205 « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » et « de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » (Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. Jean Greisch, coll. « Passages », Paris, Cerf, 1990, p. 30 et 31). « Même si l’obligation à l’égard de l’homme continue encore à avoir une valeur absolue, elle n’inclut pas moins désormais la nature comme condition de sa propre survie et comme un des éléments de sa propre complétude existentielle. Nous allons encore plus loin et nous disons que la solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire » (Ibid., p. 188).

206 Cf. Michel de Séréville, « S’émerveiller devant la création », in L’émerveillement, Sources vives, 68 (juin 1996), p. 140-143.

207 Le témoignage est pris dans le sens que l’herméneutique a tenté de déployer avec rigueur, par exemple à la suite de Paul Ricœur, pour qui il est une catégorie centrale et constante – depuis « L’herméneutique du témoignage », Enrico Castelli (éd.), Le témoignage, Paris, Aubier, 1972, p. 35-61 (repris dans Lecture 3. Aux frontières de la philosophie, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1994, p. 107-139), jusqu’à Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 1990, notamment deuxième à quatrième études, et La mémoire, l’histoire, l’oubli, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 2000, p. 181-230 –. Cf. l’exposé de Jean Greisch, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, coll. « Krisis », Grenoble, Jérôme Million, 2001, chap. xii : « Témoignage et attestation ».

208 Régine Pernoud, Histoire et lumière, Propos recueillis par Laetitia de Traversay, coll. « Paroles pour vivre », Paris, Le Cerf, 1998, p. 15.

209 Sur l’étonnement comme source de la science, cf. Richard Homes, The Age of Wonder. How the romantic generation discovered the beauty and terror of science, New York, Harper Press, 2009. Le sous-titre dit l’objet du livre : entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle, les scientifiques vivaient au milieu des artistes et des poètes. Ils partageaient en commun une vision de la nature comme source d’émerveillement sublime. Or, mus par ce sentiment, loin d’en demeurer à ce constat, les chercheurs étaient conduits à explorer et observer la nature avec précision.

210 Lettre du 30 mars 1952, citée par Jean Abele, Le christianisme se désintéresse-t-il de la science ?, coll. « Je sais – Je crois », Paris, Arthaud, 1960, p. 73.

211 Souvenirs entomologiques. Études sur l’instinct et les mœurs des insectes, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 2 tomes, tome 1, 1989, p. 960.

212 Konrad Lorenz, Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons, trad. Denise van Moppès et Boris Villeneuve, Paris, Flammarion, 1985, p. 23.

213 Albert Einstein, Comment je vois le monde, trad. Maurice Solovine, Paris, Flammarion, 1934, p. 2.

214 Enfin, pour écarter un deuxième péril, celui d’une simple juxtaposition, voire d’une oscillation, des deux pôles, subjectif et objectif, ne faudrait-il pas introduire un troisième pôle que, par similitude avec le ternaire hégélien de l’Esprit, on pourrait qualifier d’absolu ? Il sera seulement évoqué au terme.

215 Je fais ici allusion à la distinction opérée par Samuel Taylor Coleridge entre fancy et imagination, la première relevant du sens interne commun aux hommes et aux animaux, dont la fonction est avant tout reproductrice, alors que la seconde, propre à l’homme, exerce une fonction productrice ou créative. Sur les différents états de cette théorie, cf. Albert Gérard, L’idée romantique de la poésie en Angleterre. Études sur la théorie de la poésie chez Coleridge, Wordsworth, Keats et Shelley, coll. « Bibliothèque de la Faculté de philosophie et Lettres », Liège, Presses universitaires de Liège, 1955, chap. IV : « L’imagination créatrice ».

216 Cf. Jean de Saint-Thomas, Les dons du Saint-Esprit, trad. Raïssa Maritain, coll. « Cours et documents Philoso­phie Théologie », Paris, Téqui, sans date, p. 98-100. Cf. Somme de théologie, Ia-IIae, q. 28, a. 2.

217 Sur cette connaissance préconceptuelle que Jacques Maritain n’a pas thématisé totalement, cf. l’excellente thèse de philosophie de Pierre-Antoine Belley, Connaître par le cœur. La connaissance par connaturalité dans les œuvres de Jacques Maritain », coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 2005 ; cf. le résumé Id., « L’analogie de la connaissance par connaturalité chez Jacques Maritain », Acta Philosophica, 11 (2002), p. 93-120.

218 Saint Augustin, Contra Faustum, L. 32, ch. 18, PL 42, 507.

219 Il s’autorise d’un mot de saint Paul qui fait appel à une expression neuve pour unir connaissance et amour : « alètheuontès dé èn agapè » (Ép 4,15). Comment la rendre, sinon par un néologisme : « ’Véritant’ dans l’amour » ?

220 Saint Grégoire le Grand, Homiliae in Evangelia, II, Homélie 27, 4, PL 76, 1207a. « Dum enim audita super cælestia amamus, amata iam novimus, quia amor ipse notitia est ».

221 Exposé sur le Cantique des Cantiques, 10, trad. Jean Déchanet, coll. « Sources chrétiennes » n° 82, Paris, Le Cerf, 1998, p. 152, p. 188. Cf. Jean Déchanet, Introd., p. 20-27 et surtout Id., « Amor ipse intellectus est : la doctrine de l’amour-intellection chez Guillaume de Saint-Thierry », Revue du Moyen Âge Latin, 1 (1945), p. 349-374.

222 Dante, Purgatoire, chant 24, v. 51.

223 Ici encore, les philosophes et théologiens russes présentent des ressources, notamment parce qu’ils corrèlent primat de l’amour avec primat de la beauté. Pavel A. Florensky relit la distinction des trois transcendantaux à partir de la différence Je-Tu-Il et des actes fondamentaux de l’homme : « Cette entrée, vue dans mon intériorité (dans la modalité du Je) ‘en moi-même’, ou mieux ‘pour moi’, apparaît comme une connaissance ; vue ‘à travers l’autre’ (dans la modalité du Tu) apparaît comme amour ; et enfin ‘à travers moi’, en tant qu’objectivé et objectif (dans la modalité du Lui), est la beauté. Autrement dit, ma connaissance de Dieu aperçue par les autres en moi est amour des choses aperçues ; et l’amour contemplé objectivement – par un troisième – dans l’autre est la beauté. […] ‘Vérité, bien, beauté’ : cette triade métaphysique est un unique principe, est une unique vie spirituelle examinée sous différents points de vue. La vie spirituelle, en tant qu’elle procède du Je et a dans le Je le foyer, est la vérité ; aperçue comme action immédiate de l’autre est le bien ; contemplée objectivement du troisième comme irradiation à l’extérieur est la beauté » (La colonne et le fondement de la vérité, trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975, p. 115-116 (éd. Italienne). Cf. Natalino Valentini, Pavel A. Florenskij : la sapienza dell’amore. Teologia della bellezza e linguaggio della verità, Bologna, EDB, 1997)

224 Sur la cosmologie épiphanique de Lewis dans Chroniques de Narnia, cf. Colin Duriez, À Field Guide to Narnia, Downers Grove, InterVarsity Press, 2004 : Au cœur de Narnia, trad. Denis Ducatel avec Vincent Held, Le Mont-Pèlerin (Suisse), Raphaël, 2005, p. 82-89.

225 Cf. Annick Johnson, Kathleen Raine. Poésie et transcendance, Université de Lille III, UF.R. langue et littérature des pays anglophones, Thèse de doctorat, 1992. Non publiée.

226 L’une des formules qui dit au mieux la conception de l’imagination développée par Lewis est-elle « l’imagination pleinement éveillée d’un esprit logique [the fully waking imagination of a logical mind] » (Clive Staples Lewis, An experiment in Criticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1961, p. 45. Cf. Irène Fernandez, Mythe, raison ardente. Imagination et réalité selon C. S. Lewis, Paris, Ad Solem, 2005, chap. 2 : « Défense de la raison »).

227 Sur ce concept de « raison élargie », je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « L’idée d’Université selon Benoît XVI », Seminarium, 50 (2010) n° 4, p. 765-799, notamment § 1.c. Sur le lien entre cette imagination et l’ouverture religieuse, cf. J. Robert Barth, Romanticism and Transcendence. Wordsworth, Coleridge, and the Religious Imagination, Columbia (Mississippi), University of Missouri Press, 2003.

228 Quoiqu’encore inchoative, l’approche la plus fine que je connaisse est celle proposée par Gustav Siewerth, Der Mensch und sein Leib, coll. « Christ heute » n° 7, Einsiedeln, Johannes, 1953 : L’homme et son corps, trad. Robert Givord, Paris, Plon, 1957, p. 120-158.

229 Le terme « symbole » s’entend ici dans un sens singulièrement fort et riche (tout à l’inverse de ce qu’en dit, par exemple, un Jean Piaget (La formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1964) ou un Jacques Maritain dans « Signe et symbole », Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, 1939, Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, 17 volumes, 1982-2008, vol. VII (1939-1943), 1988, p. 97-158), tel qu’il est développé chez des auteurs aussi différents que Mircea Éliade (Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952 ; Traité d’Histoire des religions, Paris, Payot, 1953), Edmond Ortigues (Le discours et le symbole, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier-Montaigne, 1962), Paul Ricœur (Philosophie de la volonté. Finitude et Culpabilité. II. La symbolique du mal, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier 1960), Karl Rahner (« Pour la théologie du symbole », trad. Robert Givord, Écrits théologiques, Paris, DDB, tome 9, 1968, p. 9-47), Charles André Bernard (Théologie symbolique, Paris, Téqui, 1979), Albert Chapelle (Le symbole, Bruxelles, I.É.T., 1972 ; Les fondements de l’éthique. La symbolique de l’action, 1988), Édouard Glotin (La Bible du Cœur de Jésus, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, ch. 1), Jean Borella (La crise du symbolisme religieux, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990 ; Le mystère du signe, Paris, Maisonneuve & Larose, 1989).

230 Cf., par exemple, Lucian Boia, L’exploration imaginaire de l’espace, Paris, La Découverte, 1987 ; La fin du monde, Paris, La Découverte, 1989 ; et, plus encore, l’ouvrage important d’Hélène Tuzet, Le cosmos et l’imagination, Paris, José Corti, 1965.

231 L’obstacle épistémologique « offusque ce qu’on devrait savoir » (Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, p. 14).

232 Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, p.u.f., 1957, coll. « Quadrige », 2001, p. 12. Cf. Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, p.u.f., 1984, p. 72-85 ; Roberto Castillo-Rojas, L’ontologie de l’imagination chez Gaston Bachelard, Lille, ANRT, 1987.

233 C’est aussi ce que je propose dans Introduction à la métaphysique. I. Vers les sommets, chap. 2, § 7.

234 Cf. Hans Urs von Balthasar, Theologik. I. Wahrheit der Welt, p. 251-255 et Epilog, Einsiedeln, Johannes, 1987, p. 45-52.

235 Cf. Pascal Ide, « ’Velut magnum carmen ineffabilis modulatoris’. Bellezza, splendore dell’amore », « Attirami dietro a te » (Ct 1,4). La bellezza luce della verità, Roma, Pontificio Istituto di Spiritualità del Teresianum, Ed. OCD, 2012, p. 71-127 ; Id., La triple apparition de la beauté.

236 On doit ce renouvellement, voire ce renversement décisif de l’herméneutique des transcendantaux à Hans Urs von Balthasar (cf. Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. I. Schau der Gestalt, Einsiedeln, Johannes, 1961, p. 15 s). Un des théologiens qui l’a le mieux compris est David L. Schindler, par exemple, dans « Modernity and the Nature of a Distinction: Balthasar’s Ontology of Generosity », Rodney A. Howsare et Larry S. Chapp (éds.), How Balthasar Changed My Mind, New York, The Crossroad Publishing Company, 2008, p. 224-258.

237 Cette attitude autorise une interprétation métaphysique, voire théologique, à partir de la dynamique d’exitus et de reditus : la nature qui sort de Dieu ne trouve son accomplissement qu’en revenant à Dieu, par le chant choral de l’homme (cf., notamment, l’admirable texte de Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », Id., L’arche de la parole, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1998, p. 151-201).

238 Hugues distingue trois sortes de sentiments admiratifs suscités par la contemplation de la nature : stupéfaction devant son immensité, ravissement devant sa beauté et émerveillement devant son utilité (cf. De tribus diebus, éd. Dominique Poirel, Hugonis de Sancto Victore opera, tome 2, coll. « CCCM » n° 177, Turnhout, Brepols, 2002, p. 63-64 : cf. Dominique Poirel, « Mira pulchritudo : de l’étonnement à l’émerveillement selon Hugues de Saint-Victor », Aurélia Gaillard et Jean-René Valette [éds.], La beauté du merveilleux, coll. « Mirabilia », Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011, p. 85-109).

239 Cf. Dominique Poirel, « Lire l’univers visible : le sens d’une métaphore chez Hugues de Saint-Victor », Lire le monde au Moyen Âge : signe, symbole et corporéité. Actes du colloque des 8 et 9 janvier 2009, Institut Catholique de Paris, Faculté de philosophie, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011), p. 363-382.

240 Paul Claudel, Cinq grandes odes. V. La maison fermée, in Œuvre poétique, éd. Jacques Petit, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 281.

241 On pourrait leur joindre bien d’autres exemples. De la collection mentionnée ci-dessus « La plus belle histoire », nous avons relevé le substantif « histoire », mais l’adjectif est tout aussi significatif : non pas « la plus vraie » ou « la meilleure », mais « la plus belle ». Le bestseller de l’astrophysicien canadien Hubert Reeves, Patience dans l’azur. L’évolution cosmique (Paris, Seuil, 1981, rééd. coll. « Points Sciences », 2013), qui a ouvert beaucoup de ses lecteurs, à la mouvance de l’univers, est aussi un hymne à la beauté.

242 Kathryn Lindskoog, The Lion of Judah in Never-Never Land. God, Man and Nature in C.S. Lewis’s Narnia Tales, Grand Rapids (Michigan), Eerdmans, 1973, p. 128-129.

243 Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, p. 565-572.

244 Cf. Pascal Ide, Être et mystère, Annexe : « La méthode morphologique de Wolfgang Gœthe dans La Métamorphose des Plantes ».

245 Cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, p. 96-98.

246 Le drame s’achève par la victoire définitive et la tragédie par un échec final. Cf. Hans Urs von Balthasar, Theodramatik. I. Prolegomena, Einsiedeln, Johannes, 1973 : I. « Introduction. Localisations » ; II. « L’outillage dramatique » ; Id., Theodramatik. IV. Das Endspiel, Einsiedeln, Johannes, 1983 : II. « Aspects du dénouement. A. Le dénouement comme tragédie ; B. Le dénouement comme drame trinitaire ». Sur une approche récente de la dramatique balthasarienne, cf. Philippe Dockwiller, Le temps de Dieu. Cœur et fin de la théologie de l’histoire selon Hans Urs von Balthasar, coll. « Cogitatio Fidei » n° 280, Paris, Le Cerf, 2011.

247 Le terme féerie, approximativement rendu par « conte de fée », est ici pris au sens britannique de Faërie, tel qu’il est par exemple développé par John Ronald Reuen Tolkien, « Du conte de fées », in Faërie, trad. Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1974, p. 133-213.

248 Ce mythe est apparu pour justifier la suprématie que le dieu de Babylone Mardouk prend sur les autres divinités du panthéon mésopotamien. Adoptant le modèle de la théomachie, il se déroule sur une scène qui est l’univers primitif. Celui-ci est composé d’une part par les eaux douces et par les eaux salées. Les premières sont symbolisées par Apsou et les secondes par Tiamat (qui est donc la divinité de la mer primordiale). Or, la différence de ces deux eaux conduit à un combat terrifiant. À la sixième génération, le combat accède enfin à son terme grâce à la venue de Mardouk : il terrasse Tiamat, la mer primordiale. Il rompt sa carcasse, comme celle d’un crustacé démesuré, et l’une des moitiés du cadavre devient le ciel. Ainsi fut créé l’univers où vivent les hommes (cf. Enuma Elish, IV, 128-140, William W. Hallo [éd.], The Context of Scripture. 1. Canonical Compositions from the biblical World, Leiden, Brill, 1997, p. 398). De plus, pour triompher de Tiamat, Mardouk doit employer une arme qui jouera un rôle décisif : les vents furieux, déchaînés : « Imhullu, le vent mauvais, la tempête, le tourbillon, l’ouragan, le quadruple-vent et le septuple-vent, le vent sans égal » (Ibid., IV, 45-46, p. 397).

249 Franz von Baader, « Sätze aus der Bildungs- und Begründungslehre des Lebens », § 39, 1820, Sämtliche Werke, 1851-1860, reprint Aalen, Scienta Verlag, 1963, tome 2, p. 120.

250 Emblématique est, de ce point de vue, l’article sur le tremblement de terre de Lisbonne, la ville très catholique, le 1er novembre 1755, catastrophe qui marqua considérablement les esprits du xviiie siècle (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres, Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, tome 9, p. 572 et 573, Nouvelle impression en facsimilé de la première édition de 1751-1780, par Stuttgart-Bad Canstatt, Friedrich Frommann Verlag, 1966) ou l’article de la même Encyclopédie sur le « Tremblements de terre » (Ibid., p. 580-583, éd. de 1967).

251 Antoine Faivre, « L’idée de nature souffrante dans la théosophie chrétienne », in Agora (Éthique, médecine, société), Le corps souffrant entre médecine et littérature, colloque de Cerisy-la-Salle, juillet 1994, n° 34-35, printemps 1995, p. 97-110, ici p. 98.

252 Il faudrait enfin prendre à nouveau en compte le pôle subjectif. Alors que l’écologie (hors le militantisme qui se nourrit discutablement de l’indignation et du ressentiment) convoque avant tout la volonté déconnectée de la richesse affective, l’approche mythologique la mobilise avec emphase. Par exemple, les mythes d’origine font appel aux peurs, voire aux terreurs archaïques et toujours latentes, suscitées par les éléments indomptables.

253 Cf. Pascal Dasseleer, « L’expérience du beau et la connaissance naturelle de Dieu », Nouvelle revue théologique, 120 (1998), p. 419-439. Sur une approche qui souligne le caractère final du beau, mais sans ignorer sa gratuité désintéressée, cf. Emilio Brito, Dieu et l’être d’après Thomas d’Aquin et Hegel, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1991, « Postlude », en particulier p. 364-368, et l’importante note terminale 110, p. 379. L’idée est développée par Pierre Piret qui, se détachant de l’interprétation du Breviloquium (I, 6) de Bonaventure attribuant (et pas seulement appropriant) le bonum à l’Esprit, lie celui-ci au pulchrum, donc valorise la signification téléologique (Les athéismes et la théologie trinitaire. A. Comte, L. Feuerbach, K. Marx, F. Nietzsche, coll. « IET » n° 15, Bruxelles, Éd. de l’Institut d’Études Théologiques, 1994, p. 347 s).

254 « Rappelons-nous la rencontre du prince André, visitant les domaines de Riazan, appartenant à son fils, avec le chêne si ancien, si gros au bord du chemin » (Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, intr. Pierre Pascal, trad. Henri Mongault, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, L. II, iiie partie, chap. 1, p. 541 et 542).

255 En fait, ainsi que l’on sait, la cadence plotinienne ajoute un troisième terme, intermédiaire des deux termes extrêmes de la sortie et du retour. Un triple verbe peut la décrire : procéder, demeurer et revenir. Un exemple parmi beaucoup : « Tout effet à la fois demeure dans sa cause, procède d’elle et se convertit vers elle » (Proclos, Éléments de théologie, théorème 35, trad. Jean Trouillard, Paris, Aubier, 1965). Ce trépied est affin du ternaire du don évoqué en deuxième partie (réception, appropriation et donation), tant en sa distinction structurelle et synchronique (« facettes ») qu’en son articulation dynamique et diachronique (« moments »). Le terme médian, qui manque aux Weltater de Schelling, écarte le danger de mécanisme et d’instrumentalisation de la créature, tout en rendant compte de sa profondeur de mystère et d’initiative. En outre, cette tripartition relue en clé dative ouvre la porte à une nouvelle interprétation des transcendantaux et donc de la distribution des sens de la nature. D’un mot : surgissant de sa Source, la nature (qui est création) se montre comme un don immérité qui suscite l’émerveillement, donc s’éprouve dans une beauté encore enveloppée, riche des promesses de vérité et bonté ; s’appropriant l’origine et donnés à eux-mêmes, les étants naturels se disent en leur vérité, donc appelle la quête et la conquête de la contemplation humaine ; se tournant vers leur Terme qui est leur Principe et redoublant la création dans leur créativité, ils se communiquent et se donnent en leur bonté – non sans l’homme qui engage sa responsabilité écologique et l’entraîne dans sa célébration artistique qui, en sa gratuité, est anticipation eschatologique. Dans cette perspective, l’ordre des transcendantaux suit au plus près le déploiement de la res. Il est impossible ici de détailler davantage, d’autant qu’une compréhension complète convoquerait ce qui va être dit du parallèle entre le quadruple sens de l’Écriture et la polysémie de la nature, et le déploiement d’une épistémologie – plus franciscaine, qui n’oublierait pas la leçon aristotélicienne – qui réduirait le hiatus entre l’ordre du réel et l’ordre du rationnel – autrement dit, une philosophie de la connaissance où l’ordre logique (auquel obéit le sujet connaissant en régime de rationalité discursive arrimée au fantasme) tendrait à épouser l’ordre ontologique (caractéristique de la chose connue), sans jamais coïncider avec lui.

256 Cf. L’effroi du beau, coll. « La nuit surveillée », Paris, Cerf, 1987.

257 Tel est l’ordre intelligible suivi par Hans Urs von Balthasar dans les deux développements philosophiques évoqués ci-dessus : Wahrheit der Welt, p. 246-255 ; Epilog, p. 45-66 (ce texte suit, de plus, cet ordre d’exposition : beauté-bonté-vérité).

258 On pourrait ajouter les actes privilégiés et confirmer théologiquement cette tripartition : le témoignage (marturia), le service (diakonia) et la célébration (léiturgia) qui correspondent aussi trois munera revalorisées par le dernier Concile : prophétique, royal et sacerdotal.

259 Cette interprétation, comme la perspective néoplatonicienne, dans leur visée omni-englobante, renvoient au pôle absolu évoqué dans une note au début de la relecture par les transcendantaux.

260 Cf., par exemple, saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 45, n. 7, PL 36, 518.

261 Cf. avant tout les travaux d’Henri de Lubac : celui sur l’auteur-source de la distinction des quatre sens, Origène – Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, coll. « Théologie » n° 41, Paris, Aubier-Montaigne, 1950 – et celui sur leur élaboration et leur évolution jusqu’à l’orée des temps modernes – Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, I. 1 et 2, coll. « Théologie » n° 41, Paris, Aubier-Montaigne, 1959 ; II. 1, même coll. n° 42, 1961 et II. 2, même coll., n° 59, 1964 ; on peut leur joindre un long article décisif qui en synthétise le cœur : « Sur un vieux distique. La doctrine du ‘quadruple sens’ », Mélanges Cavallera, Toulouse, Bibliothèque de l’Institut catholique, 1948, p. 347-366 ; repris dans Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1984, p. 117-211.

262 Le thème du parallèle entre les quatre sens de l’Écriture et une lecture polysémique de la nature fait l’objet d’une intervention : Pascal Ide, « La création, témoin de Dieu », colloque du 9 au 11 avril 2015, Institut Catholique de Lyon, à paraître. Ce parallèle permet de donner toute sa place à la symbolique de la nature, en la purifiant de son arbitraire, donc d’héberger la double pente interprétative, aristotélicienne et platonicienne, du cosmos.

263 Voire une Trilogie anthropologique…

264 Elle-même comprend la première approche : celle-ci n’embrasse que la partie rationnelle de ce qui est ici appelé cosmo-logique.

265 Molière se moque de la « physique » d’Aristote : « M. Jourdain. – Qu’est-ce qu’elle chante cette physique ? Le maître de philosophie. – La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature de éléments, des métaux, des minéraux, de pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons. M. Jourdain. – Il y a trop de tintamarre, là-dedans, trop de brouillamini » (Le bourgeois gentilhomme, Acte II, scène 4).

266 Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, p.u.f., 1953, p. 20. De même, un lauréat du prix Nobel de chimie affirme être à la recherche d’une nouvelle philosophie de la nature : « Une philosophie de la nature est-elle à nouveau possible, qui permette de penser de manière cohérente l’insertion de l’homme dans la nature et les perspectives sur la nature dégagées par la science ? » (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris, p.u.f., 1986, p. 146).

267 Sur la question difficile de la relation que Bachelard établit entre savoir philosophique et savoir scientifique, cf. Gaston Fraysse, « Bachelard et la philosophie », in Gaston Bachelard. L’homme du poème et du théorème, Colloque du Centenaire, Dijon 1984, Dijon, Éd. Universitaires de Dijon, 1986, p. 169-176.

268 « Le sens de l’évolution philosophique des notions scientifiques est si net qu’il faut conclure que la connaissance scientifique ordonne la pensée, la science ordonne la philosophie elle-même » (Gaston Bachelard, Philosophie du non, Paris, p.u.f., 1940, p. 22).

269 Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, p.u.f., 1951, p. 75.

270 L’approche intégrative (élémentariste, substantialiste et systémique), l’induction analogique et la perspective symbolique ici développées pour la nature, peuvent aussi s’étendre à la compréhension de l’homme, de l’être et même de Dieu. Les différentes propositions méthodologiques avancées par cet article, loin d’être bornées à la seule cosmologie, pourraient guider et éclairer l’anthropologie, la métaphysique et même la théologie.

271 « L’amour […] est le ‘transcendantal pur et simple’ [‘Transzendentale schlechthin’] qui embrasse la réalité de l’être, de la vérité et de la bonté [das die Wirklichkeit des Seins, der Wahrheit und der Güte zusammenfasst] » (Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes, 1957, p. 63 : Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001, p. 89-90).

272 Cf., notamment, Pascal Ide, « ‘L’amour est l’acte suprême de l’être’. La philosophie de Hans-Urs von Balthasar : réception et chantiers », Nouvelles lectures de l’œuvre de Hans Urs von Balthasar, Doctorale des mardi 26 et mercredi 27 novembre 2013, Theologicum, Institut catholique de Paris, Transversalités, 142 (juillet-septembre 2017) et 143 (octobre et décembre 2017), à paraître ; Id., « Métaphysique de l’être comme amour. Quelques propositions synthétiques », La métaphysique, numéro coordonné par Emmanuel Tourpe, Revue philosophique de Toulouse, 2017, à paraître.

9.4.2017
 

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