Saint Augustin, docteur des larmes

« Cum quant suavitate plorat in gemitu qui orat ? Dulciores sunt lacrymae orantium quam gaudia theatrorum [1] ».

 

Saint Augustin pleure beaucoup ; de fait, les larmes sont très présentes chez saint Augustin, en particulier dans l’itinéraire raconté par les Confessions [2]. Ce qu’il vit et dit, il l’interprète. Ainsi celui que l’on pourrait appeler le Doctor lacrymae offre une herméneutique des larmes qui est riche de sens. Il est possible d’y lire en filigrane la dynamique du don : le don 2, c’est-à-dire l’être des larmes (1) ; le don 1, c’est-à-dire leur origine (2) ; le don 3, c’est-à-dire leur destination (3-7).

1) Les larmes et le débordement du cœur

Les larmes sont d’abord le signe d’un cœur débordé. Pour Augustin, les larmes sont le signe de la prière, mais de la prière intense. En ce sens, elles témoignent de l’union du corps et de l’âme [3].

En effet, le débordement vient de l’irruption de la nouveauté. Or, cette nouveauté peut venir soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. De l’intérieur, c’est l’accès à une vérité nouvelle sur soi. Cette vérité peut être la révélation du bien ou du mal caché en nous. Or, cette révélation, trop importante, déborde les capacités, la contenance du cœur. Qui ne se souvient des pleurs de saint Augustin lors de sa conversion, dans le jardin de Milan ? En fait, elles précèdent juste sa conversion, celle qu’initie la comptine d’enfant « Tolle lege : prends, lis ». Certes, ces larmes sont liées à la prise de conscience de son péché, donc à la tristesse engendrée par cette lucidité : « je pleurais dans la profonde amertume de mon cœur brisé [4] ». Mais, plus encore, Augustin insiste sur le débordement : « dès que ma profonde méditation eut tiré du fond de ses retraites toute ma misère, et l’eut entassé ‘sous les regards’ de mon cœur, il se leva une grosse tempête, chargée d’une grosse pluie de larmes (imbrem lacrimarum) ». Il parle d’un « orage » « avec ses fracas [5] ».

Mais cette nouveauté peut aussi venir de l’extérieur. Par exemple un événement douloureux comme un deuil ou l’irruption de la grâce. Or, pour continuer avec Augustin, ses larmes sont le signe du cœur touché par la grâce. Les larmes sont liées à la réception du don de la grâce et donc de l’humilité, on en a une confirmation en creux avec le néoplatonisme. On sait que si Augustin doit à la lecture de Plotin d’être sorti du manichéisme, notamment par la découverte de l’immatérialité et du caractère privatif du mal, en revanche, il s’en écarta par l’orgueil qu’il y percevait : entre christianisme et doctrine des « Platoniciens », il y a toute la différence qui « sépare la présomption et la confession », elle-même liée à la distinction entre ceux qui voient la patrie mais ignorent la voie, c’est-à-dire la grâce et ceux qui connaissent et la patrie et la voie [6]. Or, Augustin corrèle la présomption des livres des « Platoniciens » à l’absence de larmes : « Elles ne contiennent point, ces pages-là, le visage de cette piété, les larmes de la confession, […] ‘l’âme broyée de douleur, le cœur contrit et humilié’ (Ps 50,19) [7] ».

Qu’elles soient de regret pour le péché ou de désir de Dieu, les larmes sont toujours le signe d’une intense émotion, pour saint Augustin. Dans les deux cas, le cœur est débordé : soit dans la prise de conscience de sa capacité à faire le mal, soit dans l’irruption d’une grâce qui dépasse toute potentialité – et, en période de préparation, la prise de conscience de cette nouveauté absolue.

2) L’origine des larmes. Les larmes et la terre

Il y a une corrélation entre les larmes et la terre : les larmes coulent, se répandent ; or, l’écoulement est passif, contrairement au jaillissement ; mais cette passivité soumet les larmes à la seule force régissant la matière, à savoir la pesanteur ; voilà pourquoi le lieu normal de l’écoulement est la terre : « Le flot de ses larmes arrosait le sol en tout lieu où elle priait [8] ».

Mais à cette explication autant physiologique que mécanique, se joint une interprétation symbolique. La terre est l’humus, le lieu de l’humilité. Donc, en joignant les yeux à la terre, les pleurs symbolisent l’humilité. L’émission des larmes n’évoque le don 3 que par une analogie trompeuse ; la passivité du plangere est en fait beaucoup plus en relation avec le don 1 auquel ouvre la vertu d’humilité.

Proche de cette symbolique et la confirmant, mais au plan rédempteur, est l’eau du baptême. Comme les larmes, il s’agit d’une eau qui jaillit ; comme les larmes, elle nous rattache à notre origine, mais ici surnaturelle, de fils de Dieu. Saint Augustin ose écrire au début d’une phrase dont nous avons noté plus haut la fin : « L’eau de ta grâce devait me laver et tarir ainsi les flots jaillis du cœur de ma mère [9] ».

3) Les larmes du cœur et les larmes de la chair

Après avoir envisagé l’origine des larmes, c’est-à-dire leur don 1, considérons maintenant la finalité ou destination des larmes, autrement dit leur don 3.

Partons d’une difficulté. Le statut des larmes semble ambivalent chez Saint Augustin. D’un côté, elles sont indexées positivement : les pleurs de Monique sont cause de sa conversion ; sa conversion est accompagnée de larmes abondantes. De l’autre, leur présence est criticable.

La réponse à cette aporie distinguera différents types de larmes. Certaines sont de sensiblerie. Certaines naissent de la profondeur du cœur, de la vérité sur soi : tel est le cas des larmes de la conversion.

Or, ces diverses espèces de pleurs sont liées à la structure même du cœur de l’homme et se distinguent selon le niveau de profondeur de la source d’où elles jaillissent. La nature et la symbolique des larmes elles-mêmes cousinent avec cette symbolique de la source.

Prenons l’exemple de l’attitude d’Augustin à la mort de Monique. D’un côté, il sent un très fort désir de pleurer. Ce n’est qu’avec grande difficulté qu’Augustin se retient de pleurer. Comment ne pas pleurer une mère qui l’a tant aimé et qui l’a prouvé, justement par ses larmes ? Ce qui nous vaut ce parallèle sous la plume du rhéteur Augustin : « J’ai pleuré ma mère une fraction d’heure, cette mère morte un temps à mes yeux, qui avait pleuré sur moi de nombreuses années pour que je vive à tes yeux [10] ». De l’autre côté, Augustin refoule ses larmes : « Sur l’ordre violent de mon âme, mes yeux ravalaient la source de leurs larmes jusqu’à l’assécher [11] ». Pour au moins trois raisons : il n’est pas convenant qu’un adulte pleure, selon l’enseignant des philosophes stoïciens ; la mort de Monique, femme de foi fut édifiante ; enfin, Augustin croit que la mort physique est un commencement – celui de la vie éternelle –, non une fin. Comment concilier ces deux attitudes contradictoires ?

Augustin nous livre ici une belle leçon de vie chrétienne. Il ne s’agit pas de s’interdire de pleurer, mais de tourner ses larmes vers celui qui peut les recevoir, à savoir Dieu. Il prône donc non pas une stoïcienne négation des affects, mais leur conversion, leur orientation vers Dieu. Et le signe affectif de la justesse de l’orientation vers Dieu est le repos dont on sait que, pour Augustin, il ne se trouve qu’en Dieu seul :

 

« Je me trouvai bien de pleurer devant toi sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Je lâchai les larmes que je retenais pour les laisser couler autant qu’elles voudraient et en faire un lit sous mon cœur ; et il y prit son repos, parce que tes oreilles se trouvaient là [12] ».

 

À cet objet répond le sujet, à savoir que se tourner vers Dieu est une attitude du cœur. Donc, ce qu’Augustin refuse c’est les larmes de la « chair » (au sens scripturaire du terme) qui nous tourne vers nous pour accueillir les larmes du cœur qui nous orientent vers Dieu. Dans le pays des larmes aussi se retrouve l’opposition des deux cités. Voilà pourquoi Augustin peut distinguer différents genres de larmes :

 

« Le cœur désormais guéri de cette blessure où l’on pouvait blâmer une faiblesse de la chair, ô notre Dieu, je répands devant toi, pour celle qui fut ta servante, des larmes d’un tout autre genre, qui coulent de l’esprit frappé par la vue des dangers courus par toute âme qui meurt en Adam [13] ».

4) Les larmes de contrition et les larmes de souffrance

Les larmes expriment souvent la tristesse. Or, la tristesse naît de la présence du mal que l’on subit et qui écrase, alors que la colère réagit contre lui. Mais double est le mal : commis, voulu ou subi, involontaire. Le plus souvent, nous versons des larmes contre la peine qui nous est faite. Ces larmes sont celles de la souffrance. Mais il arrive que l’on pleure pour la faute, le péché accompli. Ces larmes sont celles de la contrition. Voilà pourquoi saint Ignace conseille de pleurer abondamment sur son péché durant la première Semaine des Exercices spirituels. Saint Augustin le dit dans un commentaire allégorique de la parole d’un psaume : « Dieu touche les monts et ils fument ». (Ps 103,32) En effet, la montagne symbolise la fierté altière de l’orgueilleux ; la fumée pique les yeux et arrache les larmes ; or, la superbe étant le péché par excellence ; donc, Dieu touche les orgueilleux pour qu’ils pleurent leur péché [14].

Or, mieux vaut subir le mal que le commettre. Contrairement à une idée reçue, le malum culpæ (le mal de la faute commise) est pire que le malum pœnæ (le mal de la peine subie), car, selon le mot de Platon, mieux vaut subir l’injustice que la commettre. Voilà pourquoi saint Augustin disait des pleurs de sa mère : « Ses pleurs coulaient plus abondants que les pleurs versés par les mères sur le corps d’un défunt. Car elle voyait bien que j’étais mort [15] ».

5) La vallée des larmes et le pain des larmes

À cette double espèce de cause (d’objet) des larmes, Augustin associe deux images bibliques différentes : le val des larmes (associé à la tristesse) et le pain des larmes (associé à la joie).

En effet, l’image de la vallée des larmes est empruntée au Ps 83,7 : « Il a disposé des montées en son cœur dans la vallée des larmes ». Or, le contexte indique notamment que le monde est un lieu de souffrance. La vallée des larmes serait donc notre terre en ce qu’elle présente de négatif et de pécheur, comme lieu où l’homme connaît le mal et le malheur. Toutefois, Augustin semble donner un sens plus moral qu’ontologique à l’expression biblique. « Descendez pour monter vers Dieu, car vous êtes tombés en montant contre Dieu. Dis-leur cela pour qu’ils pleurent dans la vallée des larmes ; enlève-les ainsi avec toi vers Dieu [16] ». Cela n’est pas pour déplaire à une théologie du don qui associe l’abaissement à l’humilité, ce qui est aussi un thème constant chez Augustin. Dès lors, de nouveau, la vallée des larmes est le symbole de l’humilité : « La vallée symbolise l’humilité, écrit Augustin après avoir cité Ps 83,7 ». Et les pleurs désignent alors l’attitude d’humilité de celui qui sort de son péché. Par les larmes, la personne s’élève, ce qui signifie qu’elle s’approfondit dans son cœur :

 

« C’est précisément dans le cœur contrit et humilité, non méprisé par Dieu, qu’il a disposé des montées pour que nous nous élevions jusqu’à lui. […] Il a voulu qu’en confessant notre repentir, en souffrant, gémissant et pleurant, nous ne demeurions pas dans la souffrance, les gémissements et les pleurs, mais qu’en montant de cette vallée jusqu’à la montagne spirituelle où a été fondée la cité sainte, Jérusalem, notre mère éternelle, nous y jouissions d’une joie inaltérable [17] ».

 

Ces larmes ouvrent donc vers la joie.

Dès lors qu’est le pain des larmes ? Il symbolise la joie. L’expression est encore de provenance psalmique : « Mes larmes ont été mon pain, la nuit, le jour, quand on me disait chaque jour : où est-il, ton Dieu ? » (Ps 41,4) Le sens de l’expression est double comme double est l’origine de ces nouvelles larmes. Saint Augustin parle ici de l’homme qui chemine sur les voies de la sainteté. Or, l’homme en pélerinage est heureux de s’approcher de Dieu mais triste de ne pouvoir encore l’étreindre : « Que l’âme comprenne, commente-t-il, l’âme dont le pélerinage s’accomplit au loin, si déjà elle a soif de toi, si déjà ses larmes sont devenues son pain quand on lui dit chaque jour : où est-il ton Dieu ?, si déjà elle te demande une seule chose et la recherche : habiter dans ta maison tous les jours de sa vie [18] ». Plus clairement encore : « Mes larmes ont été pour moi non pas amertume mais pain. Douces étaient pour moi les larmes mêmes ; dans la soif où j’étais de cette source où je ne pouvais boire encore, je mangeais mes larmes avec grande avidité [19] ». Donc, les larmes évoquent le désir de Dieu jamais assouvi, jamais en repos ici-bas, la blessure d’amour. Par ailleurs, celui qui aime aime communiquer ce qu’il aime. Or, les autres hommes sont inaptes à comprendre ce qu’éprouve le fidèle blessé d’amour [20].

Or, celui qui progresse est dans la joie de s’approcher de Dieu. Donc, ces larmes sont de bonheur – relatif. D’ailleurs, le pain ne réjouit-il pas le cœur de l’homme en le sustentant ? De plus, les larmes sont liées à la béatitude des larmes. De plus, Augustin et Saint Thomas à sa suite lient les larmes au don de science [21].

6) Le pouvoir d’intercession des larmes

Les larmes subissent ; les larmes réalisent. Loin d’être seulement passives, elles possèdent un actif pouvoir d’intercession : « Que des hymnes et des larmes montent en ta présence des cœurs de mes frères, qui sont tes encensoirs [22] ». Avec audace, saint Augustin rajoute au texte du psaume invitatoire qui ouvre la prière du croyant : « Venez, adorez, prostrenez-vous et pleurez devant Celui qui vous a faits (Ps 94,6) [23] ». On se souvient de la réponse, quelque peu impatiente mais admirablement prophétique, de l’évêque africain, converti du manichéisme, à Monique l’importunant, avec forces larmes, pour que son fils rompe tout lien avec la secte : « il est impossible que le fils de ces larmes périsse [24]! » Les larmes accompagnent la prière au point de devenir prière. À plusieurs reprises, Saint Augustin prête cette signification orante aux pleurs de sa mère sur lui : « Assidue aux larmes et aux gémissements, elle ne cessait, à toutes les heures de sa prière, de pleurer sur moi auprès de toi [25] ». L’expression même utilisée par Augustin fait des larmes, l’acte même emplissant sa prière. Il attribue ainsi non pas à la prière mais aux larmes de Monique sa conversion : « Ne te souviens-tu pas que j’ai mené le récit de manière à montrer que c’est grâce aux larmes fidèles et quotidiennes de sa mère qu’il m’a été accordé de ne pas aller à ma perte [26] ? » Ainsi, ici comme ailleurs, les larmes sont quotidiennes, à l’instar de la prière [27].

Les pleurs ne sont donc pas que l’expression de la tristesse qui étreint, ils peuvent devenir signe de la prière, voire prière. Tel est le cas célèbre de la veuve de Naïm (Lc 7,12-15) dont saint Ambroise disait qu’elle était « une femme qui est plus qu’une femme », car elle représentait l’Eglise qui intercède en pleurant ses fils perdus [28].

Ainsi, le contraire des pleurs qui accablent n’est pas forcément les larmes séchées, mais peut être conversion de la finalité poursuivie, de l’expression des pleurs. Ceux-ci sont alors le signe d’un cœur qui aime, se repent. Tel fut le cas des larmes d’Augustin lors de sa conversion : « je lâchai les rênes à mes larmes, et elles jaillirent à grands flots de mes yeux, sacrifice qui te fut agréable [29] ».

Or, la prière, la demande ouvre à la survenue du don 1 (le don reçu), qui est gratuit.

Si les larmes involontaires de la contrition sont plutôt une reconnaissance de la vérité sur soi, les larmes, pas toujours non voulues, de l’intercession signalent l’extrême de l’amour, de la miséricorde. Ici, le versement des larmes est symboliquement comparé au versement du sang ; or, si ce dernier est passif, il est témoin de l’amour ; donc, de même la passivité des pleurs peut-elle signifier l’amour. Voilà pourquoi saint Augustin incite une certaine Ecdicia qui a, par une conduite irresponsable, poussé son époux à l’adultère, l’invite à prier pour lui « en versant en sacrifice ses larmes qui sont comme le sang de son cœur blessé [30] ».

Les larmes sont en fait le signe de l’intensité de la prière. Voici comment Augustin décrit son attitude, entre la déception du manichéisme, la tentation du scepticisme des Académiciens et la séduction commençante opérée par les propos de saint Ambroise : « Il ne me restait plus qu’à implorer, avec des larmes et de misérables plaintes (lacrimosis miserabilibus vocibus), la Providence divine de me venir en aide ; et je le faisais ardemment [31] ». Ce qu’il fait pour sa propre personne, Augustin invite Honorat, qu’il a entraîné dans le manichéisme, à le faire pour lui-même : supplie Dieu, « avec larmes si possible », pour qu’il te délivre de l’erreur [32].

En effet, un des critères de l’intensité est la persévérance. Or, à l’instar de Monique, Augustin dit avoir longtemps supplié en pleurant : « J’ai longtemps pleuré pour que l’Être immuable et sans tache daigne me persuader intérieurement de la discordance des livres divins [33] ». De même, Augustin priait de longs moments en pleurant dans son lit avant la prière quotidienne avec ses compagnons à Cassissiacum [34]. Il aurait souhaité que Dieu intervienne plus vite ; en attendant, il persévère en pleurant, presque tous les jours [35].

Un autre critère est la certitude. En effet, une vraie prière est confiante ; or, la vertu d’espérance est douée de certitude ; or, Monique prie et pleure avec une confiance dont témoigne sa profonde paix. Voici comment Augustin décrit la réaction de Monique, « le cœur plein de confiance », lorsqu’il lui annonce qu’il a quitté le manichéisme sans pour autant être encore « chrétien catholique » : « elle ne sursauta pas de joie, comme à une nouvelle inattendue » ; en effet, « elle apprit que, pour une part si importante, déjà s’était accompli ce que chaque jour en pleurant elle te demandait d’accomplir [36] ».

Il pourrait se poser une difficulté : la prière est source d’apaisement ; or, les larmes sont signe d’inquiétude ou de tristesse. En fait, on a vu qu’il fallait distinguer deux sortes de larmes : la vallée des larmes, liée au malheur, et le pain des larmes, lié à la joie. Or, ici, Augustin parle du pain des larmes :

 

« Si on ne le mangeait [le pain de douleur], on ne parlerait pas de pain ; et si ce pain ne comportait pas quelque douceur, personne ne le mangerait. Avec quelle douceur pleure et gémit celui qui prie ! Les larmes de ceux qui prient sont plus délicieuses que les plaisirs du théâtre [37] ».

 

Au fond, les larmes disent un désir. En effet, le désir se traduit par un élan ; or, les pleurs sont le fruit d’un tel élan : « Tu connais là-dessus les gémissements que pousse vers toi mon cœur, écrit Augustin, et les fleuves qui coulent de mes yeux [38] ». Significatif est d’ailleurs l’association, fréquente dans l’Ecriture et sous la plume de saint Augustin, des larmes et des gémissements. En effet, celles-ci traduisent un désir extrême, souvent aussi lié à une détresse immense, voire démesurée. Nous retrouvons donc ici le thème de la démesure mais lié à la demande : « C’est pour te guérir que les âmes pieuses, avec des larmes et de grands gémissements, supplient Dieu de leur tendre une main secourable pour vaincre, fouler aux pieds et écraser l’orgueil [39] ».

7) Les larmes, prémisses de l’espérance

Si les larmes véritables ont un pouvoir d’intercession, elles ouvrent à une espérance. Ainsi, le sens ultime des larmes est eschatologique. Pour le mal de la faute par excellence qu’est le péché mortel, les pleurs ouvrent à la conversion. Voilà pourquoi les conversions s’accompagnent si souvent de bienheureuses larmes. Pour le mal de la peine par excellence qu’est la mort, les larmes ouvrent à la résurrection :

 

« Elle me pleurait comme un mort, écrit saint Augustin de sa mère, mais comme un mort que tu allais ressusciter, et elle m’offrait à toi sur la civière de sa pensée, pour que tu dises au fils de la veuve : ‘Jeune homme, je te le dis, lève-toi !’, pour qu’il revienne à la vie, se mette à parler et que tu le rendes à sa mère [40] ».

Pascal Ide

[1] Enarrationes in Psalmos 127, n° 10, PL 37,1683. S. Augustin souligne la douceur des larmes chez celui qui prie.

[2] Sur une présentation d’ensemble des larmes chez Augustin, notamment dans son maître-livre, les Confessions, cf. Martine Dulaey, « Scatentes lacrimis Confessionum libros. Les larmes dans les Confessions », à paraître dans les Actes du Colloque qui s’est tenu à l’Augustinianum, à Rome, en 2002 sur les Confessions d’Augustin. Cf. aussi Kim Paffenroth, « Tears of Grief and Joy. Confessions, Book 9. Chronological Sequence and Structure », Augustinian Studies, 28 (1997), p. 141-154.

[3] Cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, L. XIV, 24, 2.

[4] Confessions, L. VIII, xii, 29, p. 65.

[5] Confessions, L. VIII, xii, 28, p. 65.

[6] Confessions, L. VII, xx, 26, p. 637.

[7] Ibid., xxi, 27, p. 641.

[8] Confessions, L. III, xi, 19. « Des fleuves de larmes coulaient pour moi des yeux maternels et arrosait le sol au dessous de son visage ». (L. V, viii, 15)

[9] Confessions, L. V, viii, 15.

[10] Confessions, L. IX, xii, 33.

[11] Ibid., 29.

[12] Ibid., 33.

[13] Confessions, L. IX, xiii, 34.

[14] L’orgueilleux « présente à Dieu une prière, comme un sacrifice du cœur. Il fait monter devant DIeu la fumée, puis il se frappe la poitrine et il commence à pleurer, parce que la fumée fait pleurer : Dieu touche les monts et ils fument ». (Ennaratio in Psalmum, 103, 4, 16)

[15] Confessions, L. III, xi, 19. En effet, par compassion, par communion pour celui qui commet ce péché, elle pleure non sur son propre péché mais sur celui de son fils.

[16] Confessions, L. IV, xii, 19.

[17] Saint Augustin, Sermo, 347, 2-3.

[18] Confessions, L. XII, xi, 13.

[19] Ennarationes in Psalmum, 41, 6.

[20] Cf. Sermo, 216, 5, 5.

[21] De la doctrine chrétienne, 2, 7, 10. Cf. Cité de Dieu, L. XX, 17.

[22] Confessions, L. X, iv, 5.

[23] Sermo, 216, 5, 6.

[24] Confessions, L. III, xii, 21.

[25] Ibid., xi, 19.

[26] De dono perseverantiæ, 20, 53.

[27] Cf. Confessions, L. III, xi, 19 ; L. V, vii, 13 et viii, 15.

[28] Cf. Expositio Evangelii secundum Lucam, L. 5, 89 et 92.

[29] Confessions, L. VIII, xii, 28, p. 65.

[30] Epîtres, 262, 11.

[31] Sur l’utilité de croire, 8, 20.

[32] Ibid., 15, 33.

[33] Saint Augustin, Contra Epistulam Fundamenti, 2, 2.

[34] Cf. De ordine, 1, 8, 22.

[35] Cf. De ordine, 1, 10, 29-30.

[36] Confessions, L. VI, i, 1, p. 517.

[37] Confessions, L. XIII, xiii, 14.

[38] Confessions, L. X, xxxvii, 60.

[39] De la nature et de la grâce, L. 31, 35.

[40] Contra Epistulam Fundamenti, 2, 2.

21.2.2019
 

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