Quoi de nouveau en sciences physiques ? Les théories morphologiques 3/4

C) La théorie des structures dissipatives

Alors que Thom s’intéresse à la théorie générale des formes et Mandelbrot aux formes irrégulières, Prigogine s’attache à des processus dynamiques d’auto-organisation, c’est-à-dire d’émergence spontanée d’ordre au sein de systèmes apparemment désorganisés.

1) Auteur : Ilya Prigogine

La théorie des SD fut élaborée par un physicien chimiste Ilya Prigogine. Bien que né à Moscou, il a en fait vécu en Belgique. Durant ses études secondaires, il s’est intéressé à de multiples disciplines qui, toutes, ont rapport avec le temps : des sciences dures à la musique. Durant ses études secondaires, Prigogine s’oriente rapidement vers la thermodynamique, et, précisément, les phénomènes irréversibles. Ses nombreux travaux lui vaudront le prix Nobel en 1977.

L’ouvrage écrit avec Isabelle Stengers en 1979, La nouvelle alliance, développe les conclusions philosophiques, notamment épistémologiques, de ses travaux scientifiques. Cet essai qui a connu une très grande notoriété, a aussitôt fait connaître Prigogine du grand public cultivé et de tout le monde scientifique.

2) Différents exemples

a) L’instabilité de Bénard

Alors que les aimants de von Fœrster (cf. chapitre sur le chaos) constituent l’analogue d’un état métastable (comme ceux que l’on rencontre dans un cristal amorphe en surfusion), donc d’un état proche de l’équilibre répondant à des lois générales, l’instabilité de Bénard [1] intéresse une situation loin de l’équilibre où un phénomène aléatoire au niveau microscopique va générer une structure cohérente macroscopique.

 

« L’instabilité dite de ‘Bénard’ constitue un exemple frappant où l’instabilité de l’état stationnaire détermine un phénomène d’auto-organisation spontanée.

« L’instabilité est créée par un gradient vertical de température imposé à une couche liquide horizontale : sa surface inférieure est portée par chauffage à une température déterminée, plus élevée que celle de sa surface limite supérieure. L’asymétrie de ces conditions aux limites détermine un flux permanent de chaleur du bas vers le haut. À partir d’une valeur seuil du gradient imposé, l’état de repos du fluide, l’état stationnaire où la chaleur est transportée par diffusion, sans effet de convection, devient instable.

« L’instabilité de Bénard est un phénomène spectaculaire. Le mouvement de convection qui s’installe constitue une véritable organisation spatiale active du système. Des milliards de milliards de molécules se meuvent de manière cohérente, formant des cellules hexagonales de convection de taille caractéristique.

« Une fluctuation, un courant microscopique de convection que l’application automatique du principe d’ordre de Boltzmann aurait voué à la régression, au lieu de s’amortir, s’est amplifié jusqu’à devenir un courant macroscopique qui envahit tout le système. Au-delà de la valeur critique du gradient imposé, un nouvel ordre moléculaire s’est donc établi spontanément qui correspond à une fluctuation devenue géante et stabilisée par l’échange d’énergie avec le monde extérieur, par le gradient qui ne cesse de la nourrir.

« Aussi loin de l’équilibre […] les flux irréversibles peuvent créer de manière prévisible et reproductible, la possibilité de processus locaux d’auto-organisation [2] ».

b) La réaction de Belousov-Zhabotinsky

La réaction chimique découverte par B. Belousov, en 1958 [3] et élaborée par A. Zhabotinsky en 1960. Durant cette réaction, un tube à essais assez long et fin disposé verticalement est rempli d’un milieu homogène. Or, après quelques oscillations chimiques, on voit apparaître spontanément des anneaux colorés horizontaux, régulièrement superposés, c’est-à-dire une structure hétérogène spatio-temporelle très ordonnée. À nouveau, nous voyons émerger order from noise.

c) Autres domaines

La construction de termitière est un bon exemple d’auto organisation [4]. Les termites, en effet, sont programmés pour transporter des charges comme des boulettes de terre. Or, ce faisant, ils imprègnent ces boulettes d’une substance hormonale odoriférante. Mais par ailleurs, seconde programmation, ils sont attirés eux-mêmes par cette odeur dès qu’elle est assez concentrée. Il suffit donc d’une rencontre aléatoire de plusieurs termites en un seul lieu pour que la concentration de l’odeur soit suffisante. D’autres termites sont donc attirés, le processus s’accélère et la termitière s’édifie. Il y a ainsi rétroaction positive.

Plus encore, il y a auto-organisation. Celle-ci implique en effet une causalité circulaire avec émergence aléatoire d’un effet qui n’est pas précontenu dans les agents. Or, les comportements locaux des termites, génétiquement déterminés, sont très frustes et généraux : ils ne comportent pas de soi la mise en œuvre d’une gigantesque termitière, dont l’organisation, on s’en doute, dépasse leur capacité cognitive. Ainsi des comportements simples peuvent faire émerger une réalité complexe. Par ailleurs les termites ne peuvent vivre hors de la termitière. En conséquence, le global a rétroagi sur le local et vice versa.

Le primat donné à la notion d’auto-organisation se retrouve dans l’économie ultralibérale. En effet, Hayek oppose ordre spontané et ordre organisé pour valoriser le premier. Or, « la notion hayékienne d’‘ordre spontané’ est plus proche de la notion systémique d’‘auto-organisation’ [5] ». D’ailleurs Hayek a toujours suivi avec intérêt les développements de la théorie des systèmes de son ami viennois Ludwig von Bertalanffy [6]. En effet, ce paradigme des ordres auto-organisés permet

 

« de comprendre la logique évolutionnaire de la sélection culturelle des règles de conduite ; comment le comportement local des individus conformément à certaines règles permet l’émergence d’un ordre social global et comment, en retour, en fonction de la performance du groupe dans son environnement physique ou social, ces règles sont, ou non, imitées par les individus d’autres groupes ou par les nouvelles générations et deviennent des valeur ou des normes, selon la ‘causalité circulaire’ caractéristique des systèmes auto-organisés [7] ».

3) Exposé succinct

Les phénomènes d’auto-organisation spontanée sont connus depuis longtemps. Mais ils n’avaient pas été modélisés et unifiés. Or, Prigogine donne « une théorie applicable à une grande variété de systèmes macroscopiques [8] », comme l’hydrodynamique, la biologie, l’éthologie.

Précisément, une structure dissipative présente différentes caractéristiques :

Ce sont des processus globaux, macroscopiques, qui demandent la coopération de nombreux processus microscopiques, locaux. « Alors que les paramètres qui décrivent [une] structure cristalline sont déductibles à partir des propriétés des molécules qui la constituent, et en particulier de la portée de leurs forces de répulsion et d’attraction », les structures dissipatives « reflètent intrinsèquement la situation globale de non-équilibre qui leur a donné naissance ; ainsi les paramètres qui les décrivent sont d’ordre macroscopique, non pas de l’ordre de 10-8 cm comme la distance entre les molécules d’un cristal, mais de l’ordre du cm [9] ».

Par ailleurs, les structures dissipatives sont toujours des systèmes ouverts, c’est-à-dire traversés par un triple flux d’énergie, de matière et d’information. En regard, les systèmes fermés n’échangent pas d’énergie, de matière et d’information avec le milieu ambiant.

Troisième caractéristique : les structures dissipatives créent une « brisure de symétrie », autrement dit inversent le principe d’entropie, en passant d’un état homogène et indifférencié à un état hétérogène et différencié. Or, ce qui est homogène est symétrique : translations et rotations laissent le système invariant. Voilà pourquoi la symétrie se trouve brisée.

4) Interprétation philosophique

a) Interprétation relationniste

Aujourd’hui, le biophysicien américain Harold Morowitz remarque que, selon l’écologie moderne,

 

« toute chose vivante est une structure dissipative, c’est-à-dire qu’elle ne dure pas en soi, mais seulement en tant que résultat du flux continuel de l’énergie dans le système […]. De ce pont de vue, la réalité des individus pose problème parce qu’ils n’existent pas per se mais seulement comme des perturbations locales dans ce flux d’énergie universel [10] ».

 

Cette interprétation qui dissout la substance dans la relation me semble d’autant plus exagérée que la théorie des structures dissipatives fait partie de ce que nous avons appelé les théories morphologiques. Or, la forme est vectrice de stabilité, de permanence.

b) Interprétation aristotélicienne

La théorie des structures dissipatives peut aussi être interprétée dans une perspective métaphysique.

5) Bibliographie

– Henri Bénard, Annales de chimie et de physique, 23, 1901, p. 62-144.

– Paul Glansdorff et Ilya Prigogine, Structure, stabilité et fluctuations, Paris, Masson, 1971.

– Grégoire Nicolis et Ilya Prigogine, Self-Organization in Nonequilibrium Systems, New York, Wiley & Sons, 1977. À la rencontre du complexe, trad. Jacques Chanu, Paris, p.u.f., 1992.

– Ilya Prigogine, Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, trad. Jacques Chanu, Paris, Dunod, 1968. Physique, temps et devenir, trad. Jacques Chanu, Paris, Masson, 1982 ; La fin des certitudes. Temps, Chaos et Lois de la Nature, Paris, Odile Jacob, 1996.

– Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Les métaphorphoses de la science, Paris, Gallimard, 21986. Entre le temps et l’éternité, Paris, Fayard, 1991.

Pascal Ide

[1] Cf. Henri Bénard, Annales de chimie et de physique, 7 (1901) n° 23, p. 62-144.

[2] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1979, p. 155-156.

[3] Boris Pavlovitch Belousov, Sborn referat. radiat. Meditsin za 1958, Moscou, Medgiz, 1959, p. 145. Le mécanisme est complexe cf. la description donnée dans La nouvelle alliance, p. 228.

[4] L’exemple est évoqué par Ilya Prigogine, La Nouvelle Alliance, Paris, 1979, p. 175 s. Cf. les travaux d’Alfred E. Emerson et surtout de Pierre-Paul Grassé.

[5] Philippe Nemo, La société de droit selon F. A. Hayek, Paris, p.u.f., 1988, p. 71. Cf. toute la seconde partie, p. 67 à 106.

[6] Théorie générale des systèmes, 1968, Paris, Dunod, 1973.

[7] Philippe Nemo, La société de droit selon F. A. Hayek, p. 8.

[8] Paul Glansdorff et Ilya Prigogine, Structure, stabilité et fluctuations, Paris, Masson, 1971, p. 68.

[9] La nouvelle alliance, p. 261.

[10] « Biology as a Cosmological Science », Main Currents of Modern Thought, 28 (1972) n° 5, p. 151-157, ici p. 156.

17.9.2019
 

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