Prendre conscience de son péché. Le sens anthropologique du quatrième chant du Serviteur (Is 52,13–53,12) 1/2

Le texte (traduction de Roland Meynet)

 

52,13 Voici qu’il illuminera mon Serviteur ;

il montera et sera exalté et il s’élèvera beaucoup.

14 De même que des multitudes s’étaient étonnés à ton propos,

– oui, défiguré, il n’avait plus l’apparence d’un homme,

ni l’aspect des fils d’Adam –

15 ainsi s’émerveilleront les multitudes des nations.

Sur lui des rois fermeront la bouche ;

car ce qui ne leur avait pas été raconté ils le verront,

et ce qu’ils n’avaient pas entendu ils le comprendront.

53,1 Qui a cru à ce que nous avons entendu ?

Et le bras du Seigneur à qui a-t-il été révélé ?

2 Il montait comme un surgeon devant Sa face

et comme une racine d’une terre desséchée ;

il n’avait ni aspect ni beauté pour que nous le voyons,

et pas d’apparence pour que nous le désirions.

3 Il était méprisé et rejeté par les hommes,

homme de douleurs et connu de la maladie ;

et comme quelqu’un devant qui on se cache la face,

il était méprisé et nous ne l’estimions pas.

4 Vraiment, c’étaient nos maladies qu’il portait

et c’était de nos douleurs qu’il s’était chargé.

Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Élohim et humilié.

5 Et lui il était transpercé par nos crimes,

il était écrasé par nos péchés.

 

L’instruction de notre salut sur lui

et par ses plaies il y a guérison pour nous.

 

6 Nous tous comme des brebis nous errions,

chacun se tournant vers son propre chemin.

Et Yhwh lui fit supporter le péché de nous tous.

7 Il était maltraité et lui il s’humiliait

et il n’ouvrait pas sa bouche.

Comme un agneau conduit à l’abattoir

et comme une brebis devant ses tondeurs muette,

il n’ouvre pas sa bouche.

8 Par oppression et par jugement il a été pris

et de sa génération qui se soucie,

puisqu’il a été éliminé de la terre des vivants,

par le crime de mon peuple il a été frappé ?

9 On a donné avec les méchants son sépulcre

et avec le riche son tombeau,

alors qu’il n’a pas fait de violence

et qu’il n’est pas de mensonge dans sa bouche.

10 Et le Seigneur a voulu l’écraser de douleurs ;

s’il sacrifie son être,

il verra une semence,

il prolongera ses jours ;

et la volonté du Seigneur par lui réussira.

11 Par le labeur de son être il verra (la lumière)

il se rassasiera de sa connaissance ;

le juste mon Serviteur justifiera des multitudes

et de leurs péchés il se chargera.

12 C’est pourquoi je lui partagerai les multitudes

et avec les puissants il partagera le butin.

Offrant à la mort son être

Compté avec les criminels,

il a porté la faute des multitudes

et supportera pour les criminels.

1) Introduction

a) Intention

  1. La question générale que je me pose est : comment l’homme accède-t-il à son cœur ? En effet, le cœur est intérieur ; or, l’homme est un être en vacance de lui – il connaît d’abord l’extérieur de lui – et en extase – sa vie le projette hors de lui.
  2. Mais cette difficulté d’accès se redouble lorsque le mal est en jeu. On pourrait graduer les difficultés d’accéder à son cœur en fonction de son contenu :

– Quant au bien accompli : c’est ce qui est le moins difficile, même si notre Occident a considérablement culpabilisé l’estime de soi et l’a identifié à l’égoïsme.

– Quant au mal subi. Cela est déjà autrement difficile. Combien de patients nient leur pathologie. Ce déni est, on le sait, la première réaction à l’annonce d’une maladie grave. Et le déni peut subsister longtemps jusqu’à ce que la santé soit gravement menacée : par exemple chez un alcoolique.

– Mais c’est surtout à l’égard du mal commis que l’occultation est la plus grande. Comment reconnaître son péché ? Car notre capacité à être cause libre, responsable de nos actes est notre plus haute dignité. Or, le péché touche cette capacité. Par certains côtés, voir son péché, c’est redoubler le mal, c’est comme assassiner son cœur, après avoir assassiné l’autre.

En effet, reconnaître le mal que l’on a commis, c’est se mettre en état prochain de subir le mal : comment peut-on supporter le mal d’avoir fait du mal sans en mourir ? La prise de conscience que je suis l’auteur du mal est insupportable ? On se souvient de l’aventure qui est arrivée au Curé d’Ars. Il a un jour demandé à Dieu de voir la moitié de son péché ; il a répondu qu’il ne recommencerait plus jamais. Pourtant, la vérité est nécessaire.

Et, à celui qui répondrait qu’il faut reconnaître la miséricorde de Dieu pour voir sa misère, il faut souligner le paradoxe de cette réponse souvent trop rapide : il y a là un cercle vicieux. En effet, d’un côté, il faut la lumière divine pour voir son péché ; mais voir la lumière, c’est déjà sortir de l’obscurité et donc être sauvé. Or, de l’autre côté, sans voir son péché, comment savoir que l’on a besoin d’être sauvé ?

b) Objet

Pour répondre à cette question vitale, nous interrogerons l’un des textes les plus riches et les plus énigmatiques de l’Ancien Testament : le quatrième chant du Serviteur (cf. Is 52,13–53,12), parfois qualifié de Souffrant, dernier d’une série de quatre poèmes (cf. Is 42,1-9 ; 49,1-7 ; 50,1-11 ; 52,13-53,12). En effet, il me semble que le Serviteur a pour mission de révéler à l’homme son cœur pécheur. Dit autrement, Dieu révèle à l’homme son péché par la médiation du Serviteur. Pour bien comprendre cette affirmation, il faut préciser : 1. que la fonction de révélation est aussi de rédemption : toujours, dans l’Écriture en général, et en ce passage en particulier, la connaissance est vitale, engage la liberté ; 2. le péché n’est pas le fond du cœur ; la maladie du péché ne peut ronger l’intime de notre intériorité qui, elle, demeure le lieu de l’inhabitation divine.

c) Méthode

Ma perspective n’est pas exégétique. Je laisse donc aux spécialistes le soin de déterminer les limites du passage [1], l’histoire de sa composition [2] et son plan [3].

Elle serait plus de théologie biblique ou, plutôt, elle s’inscrit dans la continuité de la théologie biblique : me fondant sur les acquis de la rhétorique biblique [4], notamment à travers les travaux de Roland Meynet [5], qui lui-même s’inscrit dans la tradition d’anthropologie biblique ouverte par Paul Beauchamp et son disciple André Wénin [6], j’adopterai une partie de leurs conclusions pour étayer ma propre perspective qui est celle d’une théologie du don.

Souvent, le chrétien s’arrête à la surprenante prophétie du Christ. De même, l’exégète s’interroge sur l’identité, cachée, du Serviteur. Et si la portée était, tout autant, anthropologique. Si ce que le texte visait était de révéler l’homme en gardant au mystérieux Serviteur son anonymat. La question serait donc alors, non de nous dire qui est le Serviteur, mais qui est l’homme, qui est Adam.

d) Difficultés

Une des approches, notamment pédagogiques, du texte serait de partir des questions, voire des difficultés qu’il pose.

– Pour les commentateurs, la difficulté principale est, semble-t-il, celle de l’identité du locuteur : « La question à poser, écrit l’un d’eux, est celle-ci : ‘Qui parle à qui’ au long de ce texte [7] ? »

– A cette difficulté se joint celle de l’identité du Serviteur qui semble rester désespérément résister à toute imposition d’un nom.

– Mais l’ordre (conceptuel, non pas structural ou rhétorique) n’a rien d’apparent. Il me semble même qu’il recèle des apories encore plus grandes. Le texte semble faire des allers et retours. De plus, il paraît commencer par la fin : en effet, il traite d’abord de la glorification du Serviteur (52,13-15) ; or, celle-ci ne sera expliquée pleinement qu’au terme (53,12-13).

– Enfin, le texte ne dévoile pas pleinement, en tout cas explicitement, le processus d’illumination du « nous », c’est-à-dire des « multitudes » dont parle le poème : est-ce eux-mêmes, Dieu ou le Serviteur qui leur fait saisir leur péché ? D’ailleurs, au v. 4, le texte comporte un véritable saut entre l’erreur, plus, le mensonge des peuples accusant le Serviteur et la reconnaissance que non seulement celui-ci n’est pas coupable mais qu’il les sauvait. Saut que souligne le « Or » ou « Et pourtant » du verset 4.

2) Le mouvement de la conversion

Il semble que le texte suive l’ordre de révélation qui n’est pas l’ordre de succession temporelle : j’expliquerai le choix de ce plan plus loin. Pour l’instant, il me semble plus pédagogique, plus éclairant, de procéder selon un ordre à la fois chronologique et logique.

a) Le péché de l’homme

Je parle ici des « multitudes ». C’est progressivement, en trois temps, que le texte dévoile le péché de l’homme.

1’) Le mépris du Serviteur

Dans un premier temps, les multitudes le méprisent, autrement dit l’excluent. « Il était méprisé et rejeté par les hommes » (53,3) ; et l’expression est rappelée aussitôt à la fin du verset : « il était méprisé et nous ne l’estimions pas. » Plus loin, il sera précisé que ce mépris était une indifférence : « Parmi ses contemporains, qui s’est inquiété qu’il ait été retranché de la terre des vivants ? » (53,8).

Quelle raison est invoquée ? Son apparence ou plutôt sa non-apparence. Ce que l’on appelle parfois aujourd’hui le « délit de sale gueule » n’est donc pas une invention récente. En effet, entre le double énoncé du péché, comme sa cause, il est dit : « homme de douleurs et connu de la maladie ; et comme quelqu’un devant qui on se cache la face » (53,3). Le texte précise le verset d’avant : « il n’avait ni aspect ni beauté pour que nous le voyons, et pas d’apparence pour que nous le désirions. » (53,2) Cette laideur est donc double : pour la connaissance et pour le désir. Mais l’affirmation la plus radicale est celle qui ouvre le texte. Il y est alors dit, avec une force incomparable que le Serviteur de Dieu a pour apparence de ne plus en avoir : « défiguré, il n’avait plus l’apparence d’un homme » (52,14) ; le retentissement affectif le confirme : la BJ dit des « multitudes » qu’elles sont « saisies d’épouvante à sa vue » (52,14), « dans la stupéfaction » ; et « des rois resteront bouche close », plus précisément, ils « fermeront la bouche » (52,15).

2’) L’accusation du Serviteur

Mais une telle exclusion va se doubler d’un crime encore pire. Non seulement les « multitudes » ne font aucun cas du Serviteur, mais elles estiment qu’il est coupable de sa défiguration, du mal qui le ronge. Double est d’ailleurs l’accusation.

Tout d’abord, l’homme accuse le Serviteur du malheur qui lui arrive : s’il est ainsi détruit, c’est qu’il doit s’être détruit. Mais cette accusation immanente va se doubler d’un jugement transcendant. L’accusation va se justifier en s’accaparant le jugement divin : « Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Élohim et humilié. » (53,4)

3’) La mise à mort du Serviteur

Enfin, le péché de l’homme va trouver son comble dans la mise à mort du Serviteur. Au point de départ, les multitudes semblent seulement – si je puis dire – coupables d’exclusion et de mépris. Mais cela ne saurait suffire : il faut éliminer, physiquement, ce Serviteur. C’est ce que révèle la suite du texte. Certes, le terme même de « mort » n’apparaît que dans le dernier verset : « Offrant à la mort son être, compté avec les criminels » (53,12). Mais, en réalité, c’est déjà de l’homicide qu’il est traité plus haut, quand il est dit que le Serviteur est « un agneau conduit à l’abattoir » (53,7).

Cette mise à mort n’est pas seulement physique, mais symbolique. Elle s’accompagne de ce que les Romains appelaient une « damnatio memoriæ », c’est-à-dire un anéantissement de la mémoire, donc de l’existence de celui dont on toutes les traces matérielles, tangibles qu’il a pu laisser de lui. En effet, il est dit qu’on cherche à l’atteindre en sa descendance ; or, celle-ci est la mémoire par excellence : « de sa génération qui se soucie, puisqu’il a été éliminé de la terre des vivants » (53,8). De plus, il est dit que « son tombeau » est « avec le riche » (53,9) ; or, dans la Bible, le riche est celui qui dépouille le pauvre ; voilà pourquoi il est dit que « son sépulcre » est « avec les méchants » (53,9). Jusque dans sa mort, le Serviteur est chargé de tous les maux, injustement condamné.

4’) Un véritable péché

On pourrait se demander si la culpabilité de la multitude des nations est avérée. La défiguration du Serviteur ne les excuse-t-elle pas ? Le texte ne rentre certes pas dans ces conditions engageant l’intériorité des personnages, mais il serait tout aussi faux de dire qu’il s’en désintéresse totalement. Nous trouvons même une forte indication textuelle dans le sens d’une responsabilité qui est ici une culpabilité envers la mort du Serviteur. Il s’agit de la liste impressionnante de négations rassemblées en quelques versets. La particule négative hante le discours, de manière lanci­nante, jusqu’à six fois (deux fois en 52,15, trois fois en 53,2 et une fois en 53,3).

5’) Un double péché

En fait, double est le péché des « multitudes » : la violence et le mensonge. Nous avons vu que cette violence va jusqu’à l’extrême ; et le mensonge de ses bourreaux vient de ce qu’ils transforment l’innocence du Serviteur en culpabilité, donc qu’ils trafiquent totalement la vérité.

Ce double culpabilité est soulignée par le contraste avec le Serviteur. En effet, celui-ci est l’innocent. Or, il est explicitement dit qu’il est indemne de ce double péché : « il n’a pas fait de violence et il n’est pas de mensonge dans sa bouche. » (53,9)

On remarquera d’ailleurs que ce double péché est attribué par le Nouveau Testament au démon : il est « prince du mensonge » et « homicide dès l’origine ». Ces deux péchés contre l’autre sont englobants, puisque la violence touche l’action et le mensonge la parole.

b) Une hypothèse sur le mécanisme sous-jacent au péché

Le texte contient quelques non-dits très intrigants : pourquoi ce mépris de cet être ? Pourquoi cette insistance sur sa défiguration ? Pourquoi sa mise à mort ? Le poème décrit très rigoureusement le processus mais n’en détaille pas le mécanisme sous-jacent. Car tel n’est pas son propos, son intention. Le théologien est en droit, lui, d’interroge le quatrième chant.

La théorie de René Girard semble particulièrement à même de lever ces apories, sans que, pour autant, on puisse prétendre qu’elle en épuise toute la réserve de sens, ainsi qu’on le comprendra mieux plus loin. Trois concepts centraux du girardisme semblent présents, au moins implicitement.

  1. La violence collective.
  2. Le processus victimaire. Le péché est insupportable. De plus, il menace l’unité du groupe : la violence individuelle peut dégénérer en violence collective. La solution, ainsi que René Girard l’a montré, est de désigner une victime qui servira de bouc émissaire, autrement dit de paratonnerre de l’emballement mimétique et violent.
  3. La rivalité mimétique ? On pourrait le croire. Sachant que la violence meurtrière et le mensonge ne sont jamais premiers, on pourrait s’interroger sur leur racine dans le sujet. À en croire la doctrine des péchés capitaux, les deux péchés homicides sont, par soi, la colère et la jalousie. Surtout, l’importance du « nous » souligne la prégnance de la mimésis.

Mais le texte va bien plus loin, car il dénonce le mépris et l’injuste accusation de l’innocent.

c) La prise de conscience du péché

Mais, comme le disait l’introduction, les « multitudes » sont stupéfaites, illuminées.

La prise de conscience est signalée par le pronom personnel « nous ».

1’) Prise de conscience à l’égard du Serviteur

La prise de conscience princeps est celle de l’innocence du Serviteur. Le regard des multitudes à l’égard de celui-ci change du tout au tout. Énumérons quelques-uns des changements soulignés par le texte :

* le coupable devient innocent :

* l’homme réprouvé de Dieu apparaît comme son ami, son Serviteur, plus encore son « instrument » privilégié de salut.

* l’homme défiguré

* l’homme stérilisé

Nous étudierons plus loin la cause du changement ou conversion.

2’) Prise de conscience de son péché

Corrélative à l’innocence du Serviteur est celle de la culpabilité. Tout le texte le montre à l’évidence. Je soulignerai seulement l’emploi d’un mot significatif – « plaie » – au centre du texte : « par ses plaies il y a guérison pour nous » (53,5)

Ce terme est rarement employé et dans des contextes révélateurs. 1. « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure [8]. Caïn est vengé sept fois, Lamek soixante dix-sept fois » (Gn 4,23), dit le chant de Lamek ; or, celui-ci est un descendant direct de Caïn. 2. « œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie » (Ex 21,24-25) ; or, la loi du talion, si elle est un progrès sur la pure vengeance, demeure encore entachée de violence. 3. « Ce n’est que blessures, meurtrissures, plaies ouvertes », dit le début du livre d’Isaïe (Is 1,6 ; voir Ps 38) ; or, il est ici parlé de la souffrance que subit Israël. Le terme « plaie » se rencontre donc toujours dans un contexte de violence, même relativement maîtrisée par la loi. Par conséquent, il est bien souligné que la souffrance du Serviteur est due à une violence, donc est illégitime.

 

À partir de cette mise en vérité de leur faute, les personnes de ces « multitudes » vivent un certain nombre d’illuminations décisives : dans leur relation à autrui, à Dieu et à elles-mêmes.

3’) Prise de conscience à l’égard du groupe, d’autrui

La foule, les « multitudes » prennent d’abord conscience que, si elles constituent un tout, leur unité est bien précaire. En fait, elle n’est qu’une juxtaposition d’individualités, sans nulle unification. C’est ce qu’elles expriment dans le poème : « Nous tous comme des brebis nous errions, chacun se tournant vers son propre chemin. » (53,6)

Pourquoi ? Là encore, le mécanisme victimaire jette une vive lumière. La foule n’existe que contre : elle doit son identité au lynchage du bouc émissaire, et à son expulsion-exécution. Or, l’unité permanente est recherche positive d’un bien commun. Voilà pourquoi cette multitude, si impressionnante soit-elle, constitue un troupeau sans berger ou plutôt n’est qu’un agrégat errant. Une fois qu’elle a exécuté le prétendu coupable, la foule est dénué de tout projet commun. Elle n’a à son service que deux remèdes : la ritualisation de la victime ; et l’attente d’une prochaine exacerbation de violence qui se soldera par une nouvelle accusation d’un autre innocent.

4’) Prise de conscience à l’égard de Dieu

Le péché des « multitudes » semble de prime abord n’engager que la relation à autrui. Plus encore, il ne suppose nulle incroyance, puisqu’il se prévaut, si paradoxal cela soit-il, de Dieu-même : « Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Dieu et humilié » (53,4).

En fait, la prise de conscience du péché s’accompagne d’une profonde modification de la vision de Dieu. Un indice littéraire est d’une grande portée. Lorsque les « multitudes » accusent le Serviteur, elles en font appel à Dieu en l’appelant « Élohim » : « frappé par Élohim et humilié. » (53,4) Or, lorsqu’elles accueillent la vérité sur leur péché, elles emploient le tétragramme : « Et Yhwh lui fit supporter le péché de nous tous. » (53,6) Puis, elles lui donnent le nom de Seigneur : « Et le Seigneur a voulu l’écraser de douleurs ; […] et la volonté du Seigneur par lui réussira. » (53,10)

À ce changement de signifiant correspond une métamorphose de contenu. Je suis ici une belle explication de Roland Meynet. D’un côté, Élohim désigne le dieu que l’homme se construit. En hébreu, c’est une forme plurielle. Il serait mieux traduit par « le dieu », doublant la minuscule d’un article ou « la divinité ». Or, un nom commun est dénué de personnalité propre, singulière. C’est donc que ce Dieu n’a pas d’identité par lui-même ; il est la représentation que les persécuteurs du Serviteur se sont donnés, une projection de leur violence, en un mot une idole faite à leur image.

En regard, Yhwh (qu’on lit « Adonay ») est le dieu révélé, plus grand que tout, sur lequel l’homme n’a aucune prise. En effet, Dieu s’est donné ce nom lorsqu’il a répondu à Moïse dans l’épisode du Buisson ardent : « Je suis celui qui suis », que l’on peut traduire aussi et peut-être de façon plus exacte : « Je serai qui je serai ». (Ex 3,14) Or, un tel nom excède toute compréhension adéquate : on ne peut pas accéder directement à l’être de Dieu, on ne le connaît que par ses actions, en l’occurrence la libération de la servitude au pays d’Égypte. Donc, par leur conversion qui est notamment une guérison de l’intelligence de Dieu, les foules passent d’une représentation de Dieu qui n’est qu’une projection à un accueil de Dieu plus grand que toute représentation. Par leur conversion

5’) Prise de conscience à l’égard de soi-même

Le texte est très sobre, voire muet sur les individus composant les multitudes. Pourtant, la prise de conscience du péché, pour être commune, doit aussi être personnelle.

Or, cette prise de conscience est unifiante, guérissante pour le bourreau. Deux mots, au moins évoquent les conséquences personnelles de la reconnaissance de ce péché. Il est dit, en effet, que « par ses plaies [celles du Serviteur] il y a guérison pour nous. » (53,5) Or, guérison suppose maladie ; mais la maladie est un mal subi. C’est donc que le péché rendait malade. Certes, « maladie » est une métaphore désignant le péché ; mais il ne faudrait pas en manquer la charge ontologique. On aurait pu désigner la faute par une autre métaphore, celle de dette. La différence entre les deux images tient au contenu intrinsèque, ontologique de la première versus le contenu extrinsèque, juridique de la seconde.

Par ailleurs, dans le même verset, juste avant, il est parlé de « salut » : « L’instruction de notre salut sur lui » (53,5). Or, ce mot habituellement traduit par « salut » est shalom qui désigne aussi la paix. Or, la première œuvre de la guérison intérieure est l’unité intérieure dont le fruit est la paix. C’est donc que, là encore, est souligné le travail intérieur opéré par la conversion sur le Serviteur.

6’) Nature de la prise de conscience

En quoi consiste ce changement ? Le terme de « prise de conscience » est faible, voire ambigu. Roland Meynet propose de parler de « réalisation ». En fait, il s’agit d’une véritable conversion engageant tout l’être, mais passant par l’éclairement de l’intelligence.

En témoigne un verbe important, celui qui ouvre tout le poème : « Voici qu’il illuminera mon Serviteur » (52,13). Les traductions proposées sont multiples : « il prospérera » disent la BJ et Osty, « il triomphera » dit la TOB, « il réussira » dit Dhorme. Mais ce verbe signifie aussi « il compren­dra », et même « il fera comprendre » ou « il illuminera ». Or, ce dernier sens est privilégié par le contexte. Il reste que, à l’instar de l’identité du Serviteur, la polysémie du verbe fait sens : la glorification du Serviteur par Dieu est une illumination pour les criminels, c’est-à-dire pour tous les hommes. En effet, sa figure constitue le témoignage qui permet aux hommes de passer des ténèbres à l’admirable lumière.

Le passage central souligne d’ailleurs le lien étroit existant entre l’illumination, ici l’instruction, et la guérison. Or, celle-ci concerne tout l’être. C’est donc que l’instruction est ordonnée aussi à tout l’être. « L’instruction de notre salut sur lui et par ses plaies il y a guérison pour nous. » (53,5)

Roland Meynet dit joliment que cette prise de conscience est un « nouvel Exode » : en effet, dans l’Exode, Israël est libéré de son ennemi qu’est l’Égypte ; or, pire que l’ennemi extérieur est cet ennemi intérieur qu’est le péché ; donc, cette prise de conscience est un exode intérieur, loin de la terre de dissemblance. Mais peut-être serait-il encore plus exact de parler d’un retour vers la maison du Père.

d) Les fruits de la conversion

Ils sont décrits en détail à la fin du poème. Il s’agit de la sortie de la violence et du mensonge.

De plus, il s’opère un triple changement qui est une triple réunification : les nations retrouvent leur unité perdue. Notamment, le grand œuvre de Dieu est d’unir ce qui est divers : l’Être divin qui est unité d’essence et Trinité de Personnes, en est l’éternel témoin et source. Or, nous avons vu que, par le péché l’unité s’est perdue. L’opus Dei est donc de réunir ce qui était séparé. De fait, le « nous » de la reconnaissance commune est le garant, comme le moyen de cette réconciliation : « Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Dieu et humilié » (53,4). « Et le Seigneur lui fit supporter le péché de nous tous » (53,6).

Pascal Ide

[1] On sait que l’on doit à B. Dhum d’avoir délimité les quatre « poèmes du Serviteur » (Das Buch Jesaia, HK III/1, Göttingen, 1892). Plus précisément, les exégètes s’accordent pour dire que le quatrième poème commence en 52,13 et s’achève en 53,12 (cf. par exemple P.-É. Bonnard, Le Second Isaïe. Son disciple et leurs éditeurs. Is 40-66, coll. « Etudes bibliques », Paris, Gabalda, 1972, p. 268).

[2] Cf. Pierre Grelot, Les Poèmes du Serviteur. De la lecture critique à l’herméneutique, coll. « Lectio divina » n° 103, Paris, Le Cerf, 1981, p. 51-54.

[3] Ce plan est soit linéaire, divisé en strophes : c’est ainsi, par exemple, qu’E. J. Kissane divise le poème en six strophes (The Book of Isaiah, Dublin, 1943, II, p. 175) ; soit de structure concentrique, selon les lois de la rhétorique sémitique (cf. en langue française : Paul Beauchamp, « Lecture et relecture du quatrième chant du Servi­teur. D’Isaïe à Jean », in J. Vermeylen éd., The Book of Isaiah. Le livre d’Isaïe, coll. « BETL » n° 81, Louvain, 1989, p. 325-355 (centré sur 53,6) ; C. Taudière, « Le serviteur souffrant. Isaïe 52/53 », Christus, 38 (1991), p. 442-450 (centré sur le 53,6) ; André Wénin, « Le poème dit du « Serviteur souffrant » (Is 52,13-53,12). Proposition de lec­ture », FoiTe, 24 (1994), p. 495-497 (proposant une composition en chiasme: A. 52,13-15 ; B. 53,1-6 ; B’. 53,7-10 ; A’. 53,11-12) ; C. Lichtert, Étude du quatrième poème du Serviteur. Is 52,13–53,12, Mémoire de Licence en Théologie biblique, présenté à la Faculté de Théo­logie de l’Université Grégorienne sous la direc­tion de R. Meynet, 1996 (inédit) : cette analyse est qualifiée comme l’« une des plus intéres­santes » propositions par J. Vermeylen (Les Prophètes d’Israël. Le phénomène prophétique dans le cadre de la société israélite ancienne et du témoignage biblique, Bruxelles, 1996, p. 265-266).

[4] Roland Meynet, L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la Bible. Textes fon­dateurs et exposé systé­matique, coll. « Initia­tions », Paris, Le Cerf, 1989. Cf. l’édition anglaise, corrigée et augmentée : Rhetorical Analysis. An Introduction to Biblical Rhetoric, JSOT.S 256, Sheffield, 1998.

[5] Roland Meynet, « Quelle est donc cette Parole ? » Lecture « rhétorique » de l’Évangile de Luc (1–9, 22–24), coll. « Lectio divina » n° 99, Paris, Le Cerf, 1989, vol. B, p. 12-13 (voir aussi vol. A, p. 181-182).

[6] Cf. les articles cités ci-dessus.

[7] André Wénin, « Le poème dit du « Serviteur souffrant » », art. cité, p. 495. Cf. aussi P.-É. Bonnard, Le Second Isaïe, op. cit., p. 269 ; Paul Beauchamp, « Lecture et relecture », art. cité, p. 326-327.

[8] On traduit par « meurtrissure » pour les besoins de la rime.

17.4.2019
 

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