En 1935, se jouait pour la première fois, la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, pâle version du drame épique qu’est l’Iliade d’Homère. En 1944, un autre Jean, Anouilh, écrivait une pièce en un acte, Antigone, version édulcorée de l’immense tragédie éponyme de Sophocle. Et l’on pourrait continuer avec d’autres actualisations formalisées de ces drames beaucoup plus qu’humains, que les Tragiques grecs avaient (p)ressentis avec une telle intensité.
Trois quart de siècles plus tard, nous peinons toujours autant à éprouver et penser l’épaisseur du drame qui n’est comédie (optimisme aveuglé) ni tragédie (pessimisme découragé). Un exemple parmi beaucoup : ce que nous appelons pudiquement la « crise écologique », voire ce que nous nions purement et simplement en parlant de « transition écologique » ou voilons partiellement par l’expression « conversion écologique », n’est rien moins qu’une catastrophe d’ampleur insoupçonnée, qui touchera probablement les mondes financier et économique, avant d’affecter les sphères politique, culturelle et écosystémique. Cet effondrement est si assuré que des chercheurs sérieux, tout en étant engagés, comme Pablo Servigne, proposent d’en faire une discipline : à l’instar du Big Bang, son nom, né d’une dérision, commence à être pris de plus en plus au sérieux, la collapsologie. Une nouvelle fois, ce qui est en jeu est la quasi-impossibilité, pour l’individu comme pour le collectif, de regarder le drame dans les yeux, en conjurant la double tentation opposée du déni et du désespoir.
Aujourd’hui, où nous célébrons l’entrée dans la Sainte Semaine, la liturgie présente une structure unique qui se retrouve jusque dans cette caractéristique inédite qu’est le dédoublement de son titre : dimanche des Rameaux et de la Passion. Et ici se retrouve aussi notre capacité à nier le drame pour fuir dans le divertissement. Quel gouffre entre « le triomphe du Christ » (comme le dit la prière de bénédiction des Rameaux) acclamé par « toute la foule des disciples » (Lc 19,37), et, cinq jours plus tard, la déréliction du Christ, abandonné de tous (sauf de l’apôtre bien-aimé et des femmes, Marie en premier), notamment de cette foule qui se protège déjà du drame en le transformant en « spectacle » (Lc 23,48).
De fait, nous entrons dans le drame le plus éprouvant et le plus absolu de toute l’histoire de l’humanité. Le seul homme totalement innocent, qui est Dieu lui-même, va mourir par « le supplice le plus cruel et le plus terrifiant » (Cicéron) inventé par ses frères. Plus encore, son échec est total : « Les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent tous » (Mc 14,50). Rien de ce que Jésus a fait ne demeure. À vue humaine, la réussite du « Menteur qui est homicide depuis l’origine » (Jn 8,44) est totale et l’échec de Jésus aussi radical.
La clé est livrée par la deuxième lecture : l’hymne aux Philippiens. Il symbolise de manière saisissante la totalité de l’histoire sainte de Jésus par une descente et une remontée. Celui qui est de « forme divine » prend la « forme de l’esclave » et s’abaisse doublement, dans l’Incarnation et dans la Passion. Voire, il descend « plus bas que l’enfer », selon une expression de saint Léon reprise par le grand théologien de la dramatique divine, Hans Urs von Balthasar. Et c’est parce qu’il est descendu au plus bas du drame qu’est le péché, que son Père l’exalte au plus haut des cieux et lui donne la gloire.
Jésus avait déjà tout dit dans la parabole la plus courte qu’il ait prononcée, non sans solennité : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24).
La mort dramatique du Christ nous l’assure, dans la foi et parfois l’espérance la plus pure, que jamais les derniers maux de l’homme ne sont le dernier mot de Dieu. Mais sans la contemplation du mystère pascal qui va du drame de la Passion à la victoire de la Résurrection, nous ne pouvons que nous enfuir dans le divertissement ou nous enfouir dans la désespérance.
En inaugurant la Semaine Sainte, entrons dans le drame divin qui inclut tous nos drames humains. Osons : il n’y a pas de situation personnelle, familiale, politique si désespérée ; il n’y a pas de péché si apparemment irrémissible qui n’ait déjà été pardonné. Ce qui affecte le plus le cœur de Dieu n’est pas notre péché, répétait sainte Faustine, c’est notre manque de confiance en sa miséricorde.
C’est seulement en contemplant en perspective la ténèbre de la Croix et la lumière de la Résurrection que nous arrêterons de fuir le drame de notre vie (le péché n’est pas une infraction à un code de la route divine, mais un drame, le drame de Dieu), le drame de notre monde et le drame de notre maison commune, la Terre, que nous pourrons regarder en face les catastrophes de ce monde et nous rappeler que l’effondrement d’un monde n’est pas l’effondrement du monde. « Tiens ton âme en enfer et ne désespère pas », disait Séraphin de Sarov.
Pascal Ide