L’OFFRANDE HUMAINE DU MONDE A DIEU. Le retour de la nature vers son Origine 3/3

4) Les raisons de l’offrande

L’offrande du monde est un fait. Elle est aussi une nécessité, autant ontologique que morale.

a) Raisons du côté de Dieu

1’) Exposé général

La toute première louange du monde est celle même de Dieu. En effet, louer, c’est bénir, donc dire le bien. Or, dans le premier récit de la création, il est écrit à dix reprises : « Dieu vit que cela était bon ». Le regard de Dieu (« Dieu vit ») est donc un regard de louange. Plus encore, cette parole est d’une particulière solennité puisque c’est la première exclamation poussée par Dieu. Précisément, à la parole créatrice : « Que le monde soit » répond, comme en écho, la parole de louange elle aussi divine : « Que le monde est bon ».

Or, la Parole divine, en tant que révélée, consignée dans l’Ecriture, n’est pas une simple description factuelle, elle est un appel. Or, l’appel convoque l’homme à une réponse et un avenir. L’être humain est donc invité à ne pas laisser sans réponse la divine louange du monde. « Pour être sauf, l’homme doit faire de lui-même (et de l’ensemble du cosmos, qui est sain en lui)  une parole de réponse [1] ».

2’) Développement chez Philon

Il faut ici s’adresser à celui qui est peut-être le plus grand philosophe de la louange cosmique, je veux dire Philon d’Alexandrie [2], notamment un très grand texte [3].

D’abord, l’homme est appelé à louer. L’homme est un être eucharistique, autrement dit un être d’action de grâces. C’est là une possibilité ; plus encore, c’est sa possibilité la plus propre et la plus élevée : « Chaque vertu est une chose sainte, mais plus que tout l’action de grâces ». Enfin, c’est là un devoir : en effet, l’homme se trouve face à la bienfaisante générosité de Dieu ; or, tout don appelle une réponse ; la grâce appelle l’action de gâces ; donc au « oui » de la grâce divine répond le « oui » de l’action de grâces humaine.

Or, l’action de grâces humaine ne consiste pas en sacrifices, souligne Philon, mais en une parole hymnique, en une louange. En effet, pour répondre, Dieu a disposé en l’homme sa voix – précisément son chant. En effet, la louange passe « par toutes les expressions de la voix qui sont échues à la parole et au chant [4] ».

Enfin, cet hymne doit jaillir du fond du cœur : il est cordial et libre. Par opposition à un acte violent, forcé. Personne ne peut remercier à notre place ; or, un acte humain est un acte qui jaillit de notre cœur, de notre liberté. La gratitude est donc gratuité.

Or, que chantera l’hymne ? Certes, Dieu. Mais aussi le monde. Pour Philon, la louange sera cosmique. Les trois pôles, humain, cosmique et théologique, sont convoqués par l’acte liturgique : « l’univers participe à la célébration du culte avec l’homme, et l’homme avec le tout [5] ». C’est ce que montre particulièrement la liturgie du grand prêtre. En effet, celui-ci est l’homme qui, par excellence, loue Dieu ; or, son costume symbolise le monde. Philon le montre en détaillant la signification de son vêtement. Donc, le Grand-prêtre célèbre une véritable liturgie cosmique, reconduisant le cosmos vers Dieu : « La Loi veut que le Grand-Prêtre porte sur lui une image très claire de l’univers […] pour que, dans la célébration des rites sacrés, le monde entier officie avec lui [6] ». Philon le développe encore davantage ailleurs : « Quand il s’avance pour faire les prières ancestrales et les sacrifices, tout l’ordre du monde entre avec lui grâce aux images qu’il en porte sur lui […]. Ce monde, puisqu’il est revêtu de son image, il doit immédiatement en porter l’archétype gravé dans son esprit, se transformer lui-même en quelque façon, d’homme qu’il est par nature en la nature de l’univers, et, s’il est permis de parler ainsi, […] d’être un monde en raccourci [7] ».

Ainsi Philon s’inscrit dans la lignée des derniers prophètes. Ceux-ci méditent longuement sur le cœur du sacrifice : celui-ci est reditus vers Dieu par l’offrande de la nature ; mais ce retour ne requiert pas par essence l’immolation sanglante ; en revanche, il demande la parole et plus encore le cœur s’exprimant dans une parole ; par conséquent, le reditus convoque bien la nature pour une offrande à Dieu dans la parole.

À noter aussi la puissance du symbole : ce n’est pas seulement la parole humaine qui porte la nature vers Dieu, mais aussi les images portées par ses habits. Plus largement que la voix, c’est toute œuvre humaine, peut-être surtout celles qui font œuvre de beauté, qui sont aptes à faire revenir le monde vers Dieu. Et cela vaut particulièrement pour une œuvre esthétique enchantant un sens souvent considéré comme mineur, l’odorat. Voici le sens que Philon reconnaît aux parfums sacrés se consumant dans le Temple :

 

« Telle est bien la vie convenant au monde : rendre grâces au Père créateur continuellement sans aucune interruption ; ne rien faire d’autre que se consumer en se réduisant à ses premiers éléments, pour montrer qu’il ne met rien de côté pour lui-même, qu’il s’offre tout entier en offrande pour le Dieu qui l’a engendré [8] ».

 

Par conséquent, cet acte liturgique d’offrande rassemble non seulement les trois moments du don, mais aussi Dieu, le monde et l’homme – et celui-ci dans sa double dimension, spirituelle et incarnée.

3’) Approfondissement franciscain

Saint François d’Assise va plus loin, dans sa pratique que Bonaventure a théorisée. « En chacune des créatures, comme en autant de dérivations, il percevait avec une extraordinaire piété le jaillissement unique de la bonté de Dieu et, comme si l’harmonie préétablie par Dieu entre les propriétés actuelles des corps et leurs interactions lui eût semblé une musique céleste, il exhortait toutes les créatures, à la façon du prophète David, à la louange du Seigneur [9] ».

Bonaventure précise dans ses écrits systématiques. Dieu a fait le monde pour l’exprimer : « Le premier Principe a fait ce monde sensible pour se manifester (ad declarandum) lui-même ». Or, la manifestation plénière est celle de la parole. Donc, « par ce monde, comme par un miroir et un vestige, l’homme doit remonter à Dieu créateur qu’il doit aimer et louer [10] ».

b) Raisons du côté de l’homme

1’) Réconcilier les deux mouvements du don 3

Saint Augustin, on le sait, distingue en une superbe métaphore inspirée de Gn 1, connaissance du matin et connaissance du soir. La première est la connaissance de toutes choses dans l’art divin qui les crée et la seconde la connaissance de ces mêmes réalités en elles-mêmes. Mais ces deux connaissances ne sont-elles pas juxtaposées dans une mutuelle indifférence ? Or, toute chose s’accomplit dans l’unité. Dit autrement, toute chose recherche la paix ; or, l’unité est source de paix. Donc, la distinction des deux connaissances n’est encore qu’en chemin.

Ne pourrait-on imaginer de les réconcilier et, puisque toute chose fait signe vers sa source, de reconduire la connaissance du soir vers le matin de sorte que brille sur tout savoir la lumière matutinale ? Saint Augustin suggère ce que pourrait être cette réunification chez les anges dans une phrase dense où il exprime ce qu’est la connaissance du soir chez les anges : « Lorsque ces œuvres sont rapportées à la louange et la vénération du Créateur lui-même, il y a comme un matin qui luit dans les esprits de ceux qui les contemplent [11] ». C’est donc la louange qui est le lieu de cette réconciliation. Or, la connaissance des choses en elle-même relève du don 3 immanent, alors que la connaissance des choses dans la lumière divine relève du reditus. Donc, la louange serait le chemin pour réunifier les deux mouvements constitutifs du don 3 [12].

Or, ce qui est dit ici de l’ange ne vaudrait-il pas aussi de l’homme, puisqu’il s’agit de la connaissance vespertinale qu’ils partagent ?

2’) Remplir une dette

Ne pourrait-on dire aussi que l’homme remplit une dette envers la nature ? En effet, la nature est un des deux livres qui parlent à l’homme de Dieu. La nature est cette « voix visible » – pour parler comme Augustin – qui instruit l’homme sur son auteur [13]. L’Ecriture la première invite l’homme à déchiffrer pour mieux comprendre Dieu. Qu’on se souvienne de l’apostrophe du livre de Job (cf. Jb 12,7-8) [14]. Et, plus encore, Thomas d’Aquin, après beaucoup et avant d’autres, fera de la nature le point de départ des cinq viae conduisant à l’existence de celui que tout le monde appelle Dieu [15]. La nature permet donc ainsi à l’homme de comprendre que tout vient de Dieu et y retourne. Or, tout don appelle une dette. L’homme ne rembourse-t-il pas sa dette en reconduisant à son tour la nature vers son Créateur ?

3’) Rendre amour pour amour

Beaucoup plus que par une logique de la dette, le monde et plus encore la création sont vitalement animés par une logique du surcroît. La réponse ne surgit pas d’un manque et d’une nécessité, mais d’un trop plein et d’une liberté : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10 ?8). En effet, le don de Dieu est surabondant ; or, le don appelle une réponse à sa mesure ; voilà pourquoi la louange qui est cette réponse veut être surabondante. Voilà pourquoi, en raison de la gratitude, le chant de louange veut s’accroître de tout ce qui n’est ni le chanteur ni le chanté, ni l’homme de louange ni Dieu loué pour faire grandir sa louange.  Nous le reverrons avec la poésie amoureuse. Or, la nature n’est ni Dieu ni l’homme.

c) Raisons du côté de la nature

La nature n’a pas en elle de pouvoir retourner vers Dieu par elle-même. Double en est la raison.

1’) La parole manque à la nature

Tout mouvement tend vers sa fin ; or, la fin est désirable ; donc, le mouvement suppose le désir de la fin. Or, le désir suit la connaissance. Un dynamisme suppose donc l’intelligence de l’objectif. Or, pour, le reditus, ce terme est Dieu ; or, seule l’intelligence est capable de reconnaître le Bien infini ; mais la nature est dépourvue d’intelligence. Donc, seul l’homme peut reconduire la nature à Dieu. C’est l’impuissance, l’insuffisance expressive du monde qui requiert la médiation de l’homme. Cette incapacité à pouvoir exprimer le retour vers Dieu est au cœur de la théologie de saint Bonaventure :

 

« Ce que le monde, trace de Dieu, ne peut donc accomplir par lui-même, l’homme doit le réaliser, afin que rien ne subsiste dans la création qui ne reçoive louange et amour en retour de son acheminement conscient vers sa ressemblance avec Dieu […]. Ces créatures, réduites à leurs seules forces, ne peuvent exprimer leur être propre de vestigium Dei, et attendent que l’homme, par son retour à Dieu, les aide à réaliser leur propre retour […]. L’homme est donc médiateur entre la création et Dieu [16] ».

 

Par ailleurs, nous l’avons vu, la parole exprime adéquatement l’esprit.  Mais, à être rigoureux, la nature n’a pas la capacité de parler. Donc l’homme lui donne sa voix.

 

« Ils ne louent pas Dieu par eux-mêmes de leurs voix et de leur cœur – affirme saint Augustin – ; mais lorsqu’ils sont considérés par des êtres intelligents, c’est à travers eux que Dieu est loué ; et comme c’est à travers deux que Dieu est loué, d’une certaine façon eux aussi louent Dieu [17] ».

 

Le théologien Jürgen Moltmann l’exprime en incluant l’homme dans le vaste mouvement eucharistique du cosmos. Il conjugue ainsi la similitude (toute la nature retourne à Dieu) et la différence (seul l’homme est être de parole) :

 

« Toutes les créatures de Dieu sont en tant que ses dons des êtres eucharistiques, mais l’homme est capable, et c’est son destin, d’exprimer la louange des créatures devant Dieu. Dans sa propre louange, il joue le rôle de suppléant de toute la création. Son action de grâces délie en quelque sorte la langue muette de la nature [18] ».

2’) La capacité de se réunifier manque à la nature

En faisant revenir la nature vers Dieu, celle-ci retrouve son unité, donc sa paix. En effet, toutes choses désirent la paix ; or, en sortant de Dieu, elles s’éparpillent dans le divers ; donc, en retournant vers Dieu, le cosmos retrouve son unité. Or, telle est l’œuvre de l’homme grâce à qui « le monde cesse d’être un vocabulaire éparpillé, il est devenu un poëme […]. Nous tenons là-dedans notre place et notre rôle. Nous sommes associés à une liturgie [19] ».

Saint Maxime le Confesseur confirme cette œuvre de l’offrande du monde sous un angle différent. Son intuition est qu’unique est le monde, sensible et intelligible : matière et esprit s’enveloppent l’un l’autre dans le monde. Mais cette unité n’est possible que par la louange de l’homme. C’est ce que dit saint Maxime dans « la phrase sans doute la plus étonnante qu’il ait écrite [20] », ce qui n’est pas peu dire sur un Père réputé pour sa grande arduité :

 

« Si ce qui n’apparaît pas se laisse voir à travers ce qui apparaît […], bien plus donc à travers ce qui n’apparaît pas ceux qui s’élèvent à la contemplation dans l’Esprit auront-ils l’intelligence de ce qui apparaît. Car la contemplation symbolique de l’intelligible à travers le visible est une science et une intellection dans l’Esprit du visible à travers l’invisible. Car il faut que les êtres qui se manifestent les uns les autres, se réfléchissent les uns les autres en toute vérité et clarté, et aient entre eux une relation intacte [21] ».

 

Ainsi l’hymne humaine accroît la lumière dans le monde.

5) Nature de cette offrande

L’être humain est donc appelé à offrir le monde dans une bénédiction. Mais en quoi consiste cette parole de bénédiction ?

a) Un acte de parole

Il s’agit d’abord génériquement d’un acte de parole. En effet, en plein, notre activité sacerdotale doit être proportionnée aux deux pôles dont nous sommes médiateurs ; or, autant Dieu est spirituel, autant la nature est matérielle ; or, la voix humaine présente cette double caractéristique, comme signe sensible d’un signifié intelligible ; donc, le reditus sera au mieux effectué par un acte de parole.

En creux, nous avons vu que l’homme se distingue de la nature non-raisonnable en général comme le « parlêtre » (Lacan) de cet in-fans qu’est la nature.

b) Donc une hymne

Il s’agit ensuite spécifiquement d’un acte de louange. Les notes précédentes convergent vers la notion d’hymne. En effet, saint Augustin définit l’hymne dans son commentaire du psaume 148 comme « un chant avec louange de Dieu [trad. littérale de : cantus est cum laude Dei] ». Et de développer ces trois éléments selon le style rhétorique qui est le sien :

 

« Si tu loues Dieu, et que tu ne chantes pas, ce n’est pas un hymne que tu prononces. Si tu chantes, et que tu ne loues pas Dieu, ce n’est pas un hymne que tu prononces. Si tu loues quelque chose qui ne se rapporte pas à la louange de Dieu, même si tu la loues en chantant, ce n’est pas un hymne que tu prononces. L’hymne comporte donc ces trois [notes définitoires] : le chant, la louange, la louange à Dieu [22] ».

 

L’ancien rhéteur présente ici une définition logique rigoureuse qui comporte le genre lointain qui est la louange, le genre prochain qui est la louange chantée et l’espèce qui est donnée par l’objet, à savoir Dieu. Mais cet énoncé comporte aussi les éléments d’une définition physique : la cause matérielle qui est la participation corporelle, à savoir le chant, et la cause formelle qui est spirituelle, à savoir la louange de Dieu.

c) Un acte d’amour

Passons de l’essence de l’acte à sa cause. Saint Maxime le Confesseur a longuement chanté la liturgie cosmique. Pour lui, le monde doit être « en sa totalité, et non plus seulement en ses parties les plus élevées, un lieu de louange et de service de l’Infini [23] ». Or, le monde n’accomplit son office liturgique que par la médiation de l’homme et, précisément, de son amour : « l’homme est donc destiné, écrit Alain Riou, non pas à se fondre dans une nature sacrale et à se dépersonnaliser dans un divin impersonnel […], mais au contraire à porter par l’amour l’univers à sa consommation [24] ».

Une confirmation est donnée par la poésie amoureuse. Précisons d’emblée que la poésie amoureuse n’est pas d’abord l’œuvre d’un spécialiste : il s’agit de la poésie inscrite dans tout amour, car comment dire celui, celle que l’on aime ; or, ce que l’on ne peut dire, on peut le célébrer.

En effet, l’expérience de l’amour montre que l’aimant convoque toutes les richesses du monde pour célébrer l’aimée : non pas seulement par crainte d’épuiser trop vite les possibilités de la beauté chérie, comme on pourrait le craindre, mais à cause du mouvement spontané de l’amour qui subordonne à autrui tout le reste du monde. D’ailleurs, cette louange ne se fait pas seulement par l’écriture – tous les amants du monde n’ont pas des talents de poète –, mais aussi par le visuel – voilà pourquoi les amoureux aiment tant multiplier les photos l’un de l’autre dans les sites les plus enchanteurs. Les honeymooners choisissent Bora Bora et autres îles paradisiaques non pas d’abord pour l’évasion, mais pour la célébration. Retournant le vers célèbre, il faudrait donc affirmer : le monde vous manque et l’être aimé est dépeuplé.

Or, le reditus est bien ce mouvement de l’amour qui reconduit tout à Dieu. Donc, la poésie amoureuse participe de ce même mouvement de reditus, mais s’achevant à l’aimé humain, créé. Il demeure toutefois qu’il y a au moins autant de rupture que de continuité entre ces deux retours. Le chant profane de l’aimé même sacralisé n’est pas le cantique des créatures.

d) Un acte communautaire

Adjoignons une dernière caractéristique, plus accidentelle. À la troisième objection philosophique ci-dessus, la réponse peut-être homogène et alors de modestie. De fait l’homme est excédé, débordé, par les deux pôles entre lesquels s’exerce sa médiation pontificale, sacerdotale : d’un côté, la simplicité surabondante de Dieu, de l’autre, la riche multiplicité surabondante du cosmos. De fait, l’ignorance du chercheur nous montre combien l’esprit humain est encore radicalement inadéquat au mystère de la nature. Pourra-t-il un jour s’égaler ? On pourrait certes répondre que l’esprit de l’homme, pour ne pas recueillir en acte toute la vérité recelée dans la nature demeure, comme capacité spirituelle, infiniment supérieur à la matière.

Mais le requisit persiste : la nature demande une réponse qui soit à sa mesure. Et cette réponse doit être actualisée, pas seulement potentielle. Pour offrir le monde à Dieu, il faut un plateau à la mesure du monde. Rien ne doit être oublié, abandonné ou exclu. L’arche eschatologique doit inclure non seulement les couples essentiels, mais toute la richesse des singularités.

Peut-on alors faire appel à une réponse théologique ? Déjà, le Verbe divin, dans le Christ, est ce retour adéquat. Jean-Louis Chrétien suggère une autre réponse : cette voix qui offre le monde doit être multiple, plurielle ; mais où trouver une chorale à la mesure du monde ? « Seul le Corps mystique du Christ donne à la voix toute sa force, et sa puissance d’affirmation [25] ».

Mais la difficulté rebondit : à être trop à l’unisson, la voix ne perd-elle pas l’unicité irremplaçable de son timbre [26] ? La réponse peut se contenter d’affirmer que le Corps mystique est communion et non pas fusion. Mais, plus profondément, cette assurance du respect final de la singularité se fonde sur une volonté de respect initial : chacun fut « élu dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4). Par cette réponse biblique, Jean-Louis Chrétien retrouve la logique intime du don pour qui le don 3 accomplit le don 1 et boucle avec lui à un niveau supérieur d’intégration.

6) Conclusion

« En tant qu’image du Verbe – écrivait Alexander Gerken, un capucin de la Province de France –, il [l’homme] n’est pas seulement appelé à se rejoindre lui-même », mais à rejoindre la Sainte Trinité et plus encore, être rejoint par elle [27].

Par sa parole de louange, l’homme achève son œuvre de retour de la nature vers Dieu dans l’ordre du beau. Or, l’être humain fait lui-même partie du cosmos. Donc, l’offrande du monde accomplit aussi – partiellement – le reditus de l’homme vers la maison du Père. Mais, de même que le cosmos n’est qu’une cause – indispensable, mais instrumentale – de l’apparition de l’homme dans son être plénier, matériel et spirituel, de même que la connaissance de soi n’est qu’un moment – nécessaire, mais partiel – vers l’adéquation à soi-même, de même le retour du monde vers le Père n’est qu’un moyen – obligatoire, mais préparatoire – de cette reconduction vers la pleine communion avec la Source. Les trois moments du don conjuguent, par la médiation de l’homme, nature et Dieu.

Pascal Ide

[1] Hans Urs von Balthasar, De l’intégration. Aspects d’une théologie de l’histoire, trad. Hélène Bourboulon, Henri Engelmann et Robert Givord, Paris, DDB, 1970, 21983, p. 244.

[2] Cf. Jean Laporte, Théologie liturgique de Philon d’Alexandrie et d’Origène, coll. « Liturgie » n° 6, Paris, Le Cerf, 1995, ch. 1, 2, et 7.

[3] Philon, De plantatione, § 126-131, trad. Jean Pouilloux, coll. « Les œuvres de Philon », Paris, Le Cerf, 1963, p. 80-83.

[4] Ibid., § 131, p. 82-83.

[5] Philon, De somniis, I, 215, trad. Pierre Savinel, coll. « Les œuvres de Philon », Paris, Le Cerf, 1962, p. 114-115. Joseph Ratzinger, dans son dernier ouvrage, L’esprit de la liturgie, rappelle aussi la dimension historique et cosmique de la liturgie chrétienne.

[6] Philon, De specialibus legibus, I, 96, trad. Suzanne Daniel, coll. « Les œuvres de Philon », Paris, Le Cerf, 1975, p. 66-69.

[7] Philon, De vita Mosis, II, 133 et 135, trad. Roger Arnaldez et al., coll. « Les œuvres de Philon », Paris, Le Cerf, 1975, p. 66-69.

[8] Philon, Quis rerum divinarum hæres sit, § 200, trad. Marguerite Harl, coll. « Les œuvres de Philon », Paris, Le Cerf, 1966, p. 264-265.

[9] Legenda major, 9, 1, in Saint François d’Assise, Documents. Écrits et premières biographies, éd. Théophile Desbonnets et Damien Vorreux, Paris, Èd. Franciscaines, 21968, p. 663-664.

[10] Saint Bonaventure, Breviloquium, II, 11, 2, trad. Trophime Mouiren, Paris, Èd. Franciscaines, 1967, p. 119.

[11] Saint Augustin, La Cité de Dieu, L. XI, ch. 29, trad. Jean Combès, coll. « Bibliothèque augustinienne », Paris, Desclée, 1959, p. 126-127.

[12] Par certains côtés, la distinction des deux connaissances – du matin et du soir – recouvre aussi la différence du don 1 et du don 2. En effet, le don 1 enracine le réel dans sa source alors que le don 2 le considère dans son autonomie, son autoconsistance. Mais, il s’agit ici d’une connaissance non seulement réceptive mais active elle participe donc davantage du don 3.

[13] Cf. Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, coll. « Critiques », Paris, Minuit, 1992, ch. 2.

[14] Cf. Saint Augustin, Confessions, L. X, vi, 9.

[15] ST, Ia, q. 2, a. 3.

[16] Alexander Gerken, La théologie du Verbe, p. 108-109.

[17] Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 148, 3.

[18] Jürgen Moltmann, Dieu dans la création, p. 100.

[19] Paul Claudel, « Du sens figuré de l’Ecriture », p. 61.

[20] Hans Urs von Balthasar, Liturgie cosmique. Sommet et crise de l’image grecque du monde chez Maxime le Confesseur, coll. « Théologie » n° 11, trad. L. Lhaumet et H.-A. Prentout, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 126.

[21] PG 91, 669d, cité et traduit par Alain Riou, L’Èglise et le monde selon Maxime le Confesseur, coll. « Théologie Historique » n° 22, Paris, Beauchesne, p. 150.

[22] Saint Augustin, Ennarrationes in Psalmos, 148, 17.

[23] Hans Urs von Balthasar, Liturgie cosmique, p. 122.

[24] Alain Riou, L’Èglise et le monde selon Maxime le Confesseur, p. 158.

[25] Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », p. 199. Cf. Id., « Le corps mystique dans la théologique catholique », Jean-Christophe Goddard et Monique Labrune (éds.), Le corps, Paris, Vrin, 1992, p. 91-106.

[26] Cf. Ibid., p. 199-201.

[27] Alexander Gerken, La théologie du Verbe, p. 108. Il ajoute « le monde […] création autour de l’homme, attend d’être assumé par l’homme ».

8.9.2019
 

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