L’eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don 3/3

« L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Annales theologici, 28 (2014), p. 125-138.

3) L’Eucharistie à partir de l’enveloppement

Si l’Eucharistie peut et doit se lire à partir de la kénose et de la fécondité, elle possède aussi et enfin une forte puissance d’enveloppement, c’est-à-dire d’inclusion d’une pluralité au sein d’un espace accueillant.

Un long développement de Die Handlung montre en effet qu’elle permet la définitive incorporation de l’humanité dans le Christ sauveur [1]. Pédagogique, le développement procède en cinq étapes : 1. Le Christ lui-même inclut toute l’humanité et d’abord l’Église non seulement dans son incarnation, mais dans l’événement pascal. 2. Or, la Passion du Christ demeure toujours actuelle dans le sacrifice eu­charistique. À ce sujet, les interprétations qu’en proposent différents théologiens demeurent insuffi­santes. 3. Une réponse complète doit articuler : a) la foi du croyant qui, pour être nécessaire, n’est pas suffisante car il est pécheur, b) le « oui » de Marie, au Calvaire, archétype de la foi ecclésiale et c) le sacerdoce ministériel entre les mains de qui Jésus remet son sacrifice. Dès lors, le « oui » marial et féminin de l’Église précède et fonde le ministère pétrinien et masculin de représentation ministérielle. 4. Enfin, la participation des fi­dèles au sacrifice du Christ dans l’Eucharistie se fait de bas en haut en s’unissant aux dispositions du Christ comme Eucharistie, c’est-à-dire louange, et en s’offrant au Père, dans l’Esprit, 5. et de haut en bas, en participant au mou­vement par lequel le Christ lui-même intègre l’Église dans son offrande au Père. L’action dramatique qu’est l’Eucharistie conduit donc l’humanité sauvée jusque dans le sein de la Trinité.

Cette même intuition se retrouve chez le Père de l’Église qui, selon Balthasar, a le plus considéré de concert l’incorporation et la déification : saint Cyrille d’Alexandrie. Pour le Père grec, elles se concrétisent à travers l’Eucharistie. En effet, celle-ci est le moyen « qu’a inventé la sagesse du Fils pour nous unir et nous fusionner avec Dieu [la divinisation] et entre nous [l’incorporation] [2] ». Or, l’Esprit-Saint conjugue cette double action, puisqu’il « habite en tous » (déification), et nous « conduit tous à une unité spirituelle [3] » (incorporation). L’inhérence s’opère donc par l’action épiclétique. Par ailleurs, l’enveloppement implique une réciprocité [4] et celle-ci est de nature eucharistique. N’appelle-t-on pas parfois l’Eucharistie « communion » ? En effet, la manducation est l’acte par lequel l’autre entre en moi. Or, dans la sainte communion, celui qui assimile devient celui qui est assimilé. Par conséquent, la relation d’enveloppement constitutive de la communion sacramentelle (les saines espèces sont réellement consommées par le fidèle) se renverse en son contraire dans la communion spirituelle (le fidèle est introduit dans le Christ). Nous sommes ainsi une nouvelle fois reconduits jusqu’à la Trinité immanente qui, dans l’éternelle circumincession des Personnes divines, est l’exemplaire autant que la source de toute inclusion. En effet, dans un des rares lieux où il traite in extenso de la communion eucharistique, notre auteur enracine ultimement la communion sacramentelle dans la mutuelle inhésion trinitaire [5] : « la circumincessio des Hypostases divines et leur être-l’un-pour-l’autre sans reste [restloses Füreinandersein] constituent l’archétype [Archetyp], toujours médiatisé par ce qui était sur terre le sacrement de la communio [6] ». Balthasar tranche donc un débat ancien, mais aussi actuel qu’il serait possible d’illustrer par les deux figures contrastées de Leo Scheffczyk – la forme suréminente de la communion règne dans la Trinité [7] – et de Karl Rahner – la vie trinitaire ne peut se fonder sur les enseignements du personnalisme [8]. Fort de sa relecture de l’analogie en sa version descendante, le théologien suisse souligne avec le premier la continuité, mais il maintient avec le second la rupture (la communio ne peut se comprendre finalement qu’à partir d’en haut [9]).

4) L’amour, clé interprétative de l’Eucharistie

Rassemblons les conclusions auxquelles nous avons abouties. Balthasar illumine sa théologie de l’Eucharistie à partir de trois notions : la kénose, la surabondance et l’enveloppement. D’autres concepts clés de la théologie balthasarienne partagent cette richesse de s’éclairer pleinement à la lumière de cette triple logique : la théologie négative [10], l’analogie [11], les principes néoplatoniciens du Bonum diffusivum sui et de l’exitus-reditus [12]. L’Eucharistie fait partie de ces notions primordiales qu’une seule perspective ne saurait épuiser. Néanmoins la multiplication de ces approches de l’analogie ne rime-t-elle pas avec dispersion ?

La réponse à cette question permet d’accéder au cœur de la réflexion développée par l’auteur de la Trilogie sur l’Eucharistie. Nous avons tenté de montrer ailleurs en détail que la théologie balthasarienne est une théologie de l’amour [13] – précisément de l’amour donné « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) [14]. Nous avons aussi émis l’hypothèse selon laquelle, toujours selon notre auteur, le don présente trois ‘aspects’, ‘formes’, ‘visages’, voire ‘espèces’ : la kénose, la fécondité et l’enveloppement [15]. En effet, si le libre don radical de soi va jusqu’à la désappropriation et au dépouillement total de soi – « La kénose ou l’anéantissement de soi [Selbstvernichtigung] du Christ […] expose [darstellt] au monde sous la forme la plus radicale [radikalsten Form] l’amour personnel [personale Liebe] du Dieu trinitaire [16] » –, l’événement kénotique présuppose la profusion débordante de la donation gratuite : seul peut se vider ce qui est déjà rempli. « Le pur fruit [reine Frucht] qui repose sur l’amour (renonçant à son être propre [auf das Eigensein verzichtenden]) ne repose pas comme tel sur une exinanition [Entäusserung], mais il est la pure positivité du bien [reine Positivität des Guten] [17] ». Il convient donc de rendre compte de cette plénitude jaillissante. D’ailleurs, cette diffusion généreuse fait aussi partie de l’expérience de l’amour. Si important soit le moment de la rupture, le moment de la continuité se doit donc d’être honoré. Le don aimant requiert d’être tôt ou tard décrit en termes non pas d’anéantissement mais de plénitude, en termes non pas d’abandon mais d’expansion. Ne s’identifiant qu’au premier des deux moments décrit par l’hymne aux Philippiens (Ph 2,6-8 ; 9-11), elle ne saurait épuiser toute la dynamique de l’économie du don. Bien que précieuses, les images du retrait ou de la séparation – qui cherchent à représenter l’extranéation ou l’exinanition [18] – ne peuvent exprimer l’événement de la génération en sa complétude : la rupture suppose la donation qui la précède. La procession n’est pas seulement la rencontre d’une désappropriation datrice et d’une désappropriation réceptrice, mais la profusion extatique d’un don sans retour. Tel est le sens de la fécondité qui est généreuse autocommunication jusqu’à l’excès, autrement dit jusqu’à la surabondance [19]. Enfin, kénose et fécondité introduisent une « distance » : celle-ci est « la toute première [condition qui] rend possible l’amour [Distanz […] allerest Liebe ermöglicht] [20] ». Mais s’il requiert l’éloignement, l’amour veut encore davantage l’union. Pour être sauvegardée, voire avivée, sans menacer l’unité, cette distance demande à être contenue ou englobée ; aussi appelle-t-elle une troisième forme de don : l’enveloppement.

Puisque le don se diffracte quodammodo dans les trois rayons que sont la désappropriation, le surcroît et l’inclusion, on doit conclure que Balthasar interprète l’Eucharistie en clé amative.

Nous sommes désormais à même de répondre à la première difficulté qui ouvrait l’exposé et que l’on pourrait résumer en un bivium : pour l’auteur de la Trilogie, l’Eucharistie est-elle centrale ou latérale ? La théologie balthasarienne de l’Eucharistie est trop isotrope et trop décisive pour être relue univoquement et exclusivement à partir d’une seule des trois dimensions de l’amour, par exemple kénotique. L’Eucharistie est à ce point corrélée à l’amour qu’elle éclaire – et, en retour, se trouve éclairée par – chacun de ces trois partes quasi specificae du don d’amour, confirmant la cohérence, la pertinence, voire l’exhaustivité de leur distinction. Toutefois, l’amour – nous parlons ici de l’amour trinitaire – ne s’égalise pas à l’Eucharistie. D’abord, si l’Hypostase du Fils éternel se convertit (au sens logique) avec l’Eucharistie comprise comme la réponse jaillissante et émerveillée vis-à-vis du don du Père, il n’en est pas de même des autres Personnes divines. De plus, même le « retour [Rückkehr] historique » du Christ « vers le Père » est « une venue eucharistique [eucharistisch […] Kommen] [21] » et son fondement immanent qu’est l’« éternelle action de grâces (eucharistia) » du Fils suppose « la possession consubstantielle de la divinité reçue » du Père [22]. Balthasar distingue donc un double pôle, réceptif et émissif, au sein de la deuxième Personne divine, dont seul le second s’identifie proprement à l’Eucharistie [23].

Pourtant, l’auteur de la Trilogie n’affirme-t-il pas que « L’amour trinitaire est toujours déjà l’Eucharistie plénière [vollenden] » ? Pour être correctement interprétée, cette assertion doit être resituée dans son contexte immédiat qui aussitôt précise, citant Adrienne von Speyr, que le Père est « source de l’Eucharistite » et non celle-ci. Et il poursuit : « Pour parler de façon plus absolue, ce qui préexiste, c’est le don de soi absolu [die absolute Selbsthingabe] des Personnes divines à chacune des autres [24] ». Même si Balthasar est conduit à contempler l’Eucharistie dans la vie périchorétique du Dieu unitrine, celle-ci n’est pas coextensive à celle-là, mais à l’agapè. « La Trinité doit bien plutôt être comprise comme le don de soi éternel et absolu [ewig und absolute Selbsthingabe] qui fait apparaître [erscheinen] Dieu, en lui-même déjà, comme l’amour absolu [absolute Liebe] [25] ». Or, l’amour est sortie diffusive de soi s’épanchant en l’autre, avant d’être recueillement plein de gratitude, rassemblant dans l’unité. Pour le dire de manière plus précise encore : si l’Eucharistie est un don débordant, ce don est une réponse, non une initiative. Ni fontale ni latérale, l’Eucharistie est centrale, mais en posture responsive, donc seconde.

Il est enfin possible de répondre au second paradoxe qui, se faisant l’écho de l’opinion courante et récurrente selon laquelle l’auteur de la Trilogie accorde peu de place et d’intérêt aux sacrements, faisait valoir une solution de continuité entre la grandiose théologie trinitaire de l’Eucharistie et la pauvreté de sa théologie sacramentelle de celui-ci. Nous l’avons vu plus haut : Balthasar souligne à l’occasion la continuité existant entre l’Eucharistie-sacrement et l’Eucharistie-action de grâces, voire l’Eucharistie-identité filiale. Nous avons aussi évoqué en passant combien notre auteur enracinait l’Eucharistie dans le Mystère pascal, qu’il manifeste et effectue tout à la fois. Affirmons, pour terminer, l’importance décisive de la sacramentaire pour Balthasar – à condition d’accepter le déplacement qu’il fait opérer à l’économie sacramentelle [26] – à partir d’un livre de Nicola Reali qui traite cette question difficile par les sommets [27]. Sa démonstration est la suivante. Le véritable centre de l’œuvre balthasarienne n’est pas tant le pulchrum, le bonum ou le verum que la liberté de l’homme qui doit se décider face à Dieu, dans une histoire dramatique. Or, ce n’est ni la raison séparée du moderne ni la raison en régime transcendantal, mais seulement le mystère trinitaire qui est à même de rendre compte de l’existence de l’altérité historique de l’homme comme liberté. En effet, le Christ accomplit parfaitement la vocation de l’homme en son essence dialogale. Mais c’est dans le mystère de la Passion que se vit définitivement l’être-pour-l’autre du Christ s’offrant par obéissance à son Père pour le salut des hommes. Or, le mystère de l’Eucharistie est le mémorial du corps livré et du sang versé. Par conséquent, en exprimant dans l’histoire la fécondité infinie de la vie intra-trinitaire, le sacrement de l’Eucharistie fonde le mystère de la liberté de l’homme. L’enracinement rigoureusement sacramentel, donc christologique, donc trinitaire, de la personne atteste ainsi la centralité du sacrement dans la théologie de Balthasar. Ainsi, quel qu’en soit le sens (sacramentel, christologique ou trinitaire), et si l’on entend résonner dans sacramentum le Mysterion, l’Eucharistie mérite d’être appelé le sacramentum caritatis.

Pascal Ide

[1] TD III : III.C.4.a (« Dramatique de l’Eucharistie »).

[2] In Johannem, 11, 11, PG 74, 560, cité en TL III, 180 ; T III, 172.

[3] ibidem, 561 ; cité ibidem

[4] Cfr. P. Ide, Une théo-logique du don, 410-428.

[5] TD IV : III.C.2.c (« Communio Sanctorum »).

[6] DD IV, 438 ; TD IV, 442-443.

[7] « C’est une des découvertes essentielles de la philosophie personnaliste moderne que l’être-soi d’un Je spirituel comporte aussi l’être-avec un Toi [Selbstsein eines geistigen Ich auch das Mitsein mit dem Du gehört] » (L. Scheffczyk, Trinität. Das Specificum christianum, in Schwerpunkte des Glaubens, Johannes, Einsiedeln 1977, 167). Et le théologien allemand applique ce principe à la vie intratrinitaire (ibidem, 15).

[8] « On ne saurait donc parler, au sein de la Trinité, d’une réciprocité de “tu”. Le Fils est l’expression que le Père se donne de lui-même, mais celle-ci ne saurait être conçue comme “disant” à son tour quelque chose » ; de même, l’Esprit est le “don”, mais ce don, à son tour, ne saurait donner » (K. Rahner, Le Dieu Trinité, trad. R. Rigenbach et al., in Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut. Vol. 6, Le Cerf, Paris 1971, 86, n. 29).

[9] Il en est de la communion comme de la loi de l’enveloppement : « Dieu s’est fait homme [Gott ist Mensch werden] afin que cette loi qui nous est compréhensible, qui est peut-être la plus compré­hensible de toutes les lois de la vie, devienne pour nous la loi définitive de l’être, expliquant et apaisant tout [endgültigen, alles erklärenden und befriedigenden Seinsgesetz] » (H.U. von Balthasar, Retour au centre, trad. R. Givord, DDB, Paris 1971, réédité avec une présentation de V. Holzer, 1998, 138 ; Einfaltungen. Auf Wegen christlicher Einigung, Kögel, München 1969, coll. « Kriterien » n° 73, Johannes, Einsiedeln – Trier 41988, 124).

[10] Cfr. P. Ide, La théologie négative selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don, « Angelicum », 89 (2012), 673-686.

[11] Cfr. Idem, L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don, « Science et Esprit », 66 (2014) 85-108.

[12] Cfr. Idem, Bonum diffusivum sui et exitus-reditus selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don, « Rivista di teologia di Lugano », 18 (2013) 167-186.

[13] Pour un exposé détaillé, Cfr. P. Ide, Une théologie de l’amour ; pour une première présentation, Cfr. Idem, Hans-Urs von Balthasar, théologien de l’amour, « Képhas », 28 (2008), 65-76.

[14] Sur la thématique de la radicalité du don chez Balthasar, Cfr. P. Ide, Une théologie de l’amour, chap. 4 : « Le don radical au centre de la Trilogie ».

[15] Sur la distinction des trois « formes » ou « visages » de l’amour chez Balthasar, Cfr. l’analyse en détail dans P. Ide, Une théo-logique du don, 1ère partie, respectivement, chap. 1, 2 et 3 ; pour une première présentation, Cfr. Idem, L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements, in Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, D. Gonneaud et Ph. Charpentier de Beauvillé (éd.), Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Socéval Éd., Magny-les-Hameaux 2006, 259-304.

[16] TL II, 131 ; T II, 112. Ici, Balthasar parle de la conception de la kénose dans l’École Française et de son supposé mentor, le jésuite Achille Gagliardi ; mais, clôturant et illustrant le développement de la deuxième partie de Theologik II, cette page reçoit l’adhésion de son auteur.

[17] TL III, 221 ; T III, 209.

[18] Sur ces schèmes, Cfr. P. Ide, Une théo-logique du don, 82-98.

[19] Sur l’excessus comme l’une des composantes notionnelles du mystère de la fécondité, Cfr. P. Ide, Une théo-logique du don, 437-445.

[20] DD IV, 91 ; TD IV, 92-93.

[21] Ibidem, 121 ; 121.

[22] DD III, 300 ; TD III, 301.

[23] Cette bipolarité traverse en réalité chacune des trois Hypostases divines. Cfr. l’étude détaillée en P. Ide, Une théo-logique du don, 304-320.

[24] DD IV, 241 ; TD IV, 239.

[25] DD III, 299 : TD III, 300. « Dieu interprété comme amour : en cela consiste l’idée chrétienne » (H.U. von Balthasar, Christliche Botschaft in dieser Welt, « Civitas », 22 [1966-1967] 360-367, 363).

[26] Ce déplacement n’est d’ailleurs pas propre à la théologie sacramentelle, mais vaut pour d’autres vérités de foi souvent reléguées dans un traité théologique spécialisé (tel est par exemple le cas de la mariologie à laquelle Balthasar accorde une place centrale et donc ubiquitaire, quoique subordonnée.

[27] Cfr. N. Reali, La ragione e la forma. Il sacramento nella teologia di Hans Urs von Balthasar, Pontificia Università Lateranense, Roma 1999.

28.6.2018
 

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