L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don 1/3

« L’Eucharistie est la « donation divine la plus entière, la plus auto-communiquée (jusqu’à saturation), la plus pure pour tout dire (jusqu’à saturation) [1] ».

« L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Annales theologici, 28 (2014), p. 125-138.

La théologie balthasarienne de l’Eucharistie – telle qu’elle se déploie dans l’opus magnum que sont les seize volumes de ce que, faute de mieux et à la suite de son auteur, on appelle la Trilogie (1961-1987) – est aporétique à deux titres. Quant à son importance, puisque, faisant l’objet de développements substantiels par et sur Balthasar [2], elle apparaît centrale – « l’Eucharistie ressort […] comme [constituant] le centre [als das Zentrale] [3] » –, sans toutefois constituer le centre de sa théologie dont nous verrons qu’il coïncide avec l’amour. Quant à son contenu, puisque, tout en étant plantée au cœur de cette théologie profondément catholique, l’Eucharistie n’est que très rarement abordée comme sacrement proprement dit [4].

Pour répondre à ces questions et ainsi offrir une brève approche de la compréhension que le théologien helvète offre de l’Eucharistie, nous multiplierons en un premier temps les angles d’attaque, montrant qu’il fait successivement appel à la kénose (1), à la surabondance (2) et à l’enveloppement (3), avant de converger vers le cœur secret qui y bat : l’amour (4).

1) L’Eucharistie à partir de la kénose

La théologie balthasarienne du mystère eucharistique emprunte d’abord à la ténèbre lumineuse de la kénose. C’est ce que montre un développement de Neuer Bund. L’organisation de ce volume de Herrlichkeit renvoie la question de la doxa à la deuxième partie, la première s’interrogeant sur la manière dont apparaît l’existence du Christ, hors la gloire. Le Sauveur, explique le théologien suisse, se donne à voir de deux manières : par sa parole d’autorité [5] et dans la pauvreté de la chair [6]. Or, ces deux pôles apparemment inconciliables [7] se rencontrent dans l’abandon, c’est-à-dire la kénose.

Balthasar le montre d’abord en général : la parole humaine ne peut dire la vie dans la chair mortelle ; pourtant la Parole divine s’incarne. La sortie de ce paradoxe demande que, pour dire Dieu, la sarx, c’est-à-dire l’hu­manité, se fasse totale disponibilité, donc abandon. Alors, survient un paradoxe encore plus grand : comment une existence finie d’homme peut-elle exprimer l’infini de Dieu ? La première réponse convoque une considération sur le temps : pour manifester ce que Dieu veut, ce temps se caractéri­sera à la fois comme hâte et comme respect pour le kairos divin ; or, l’attitude qui laisse tranquillement advenir les événements divins est la disponibilité et l’abandon à l’Heure que le Père seul connaît. Une seconde réponse considère plus globalement toute la vie du Christ. Celle-ci est un renoncement à sa propre doxa : ressemblant à du « gaspillage », elle est un se-laisser-façonner par le Père ; en Ph 2,6-11, la kénose ouvre « l’espace […] du total abandon [Raum […] der vollen Überlassung] [8] » et de l’existence sans forme ni parole [9]. Mais, de plus, l’abandon (la livraison de Jésus) s’achève et se constitue en deux éléments : l’Eucharistie et l’abandon à l’Église des fruits de la Passion. Établissons le premier qui seul touche la question abordée par cet article [10]. Dans l’Eucharistie, la chair de Jésus est présente, non pas inquantum tale, mais en tant qu’elle est livrée. Quelle que soit la diversité des théologies néotestamentaires sous-tendant les différents récits de l’institution, « les paroles de l’Eucharistie ont pourtant en leur centre un sens simple et clair » : « le geste de Jésus donne à manger une “chair’’ qui est dans l’état de ce qui “a été livré’’ [Dahingegeben(worden)] ». Or, « l’écart » entre l’autorité et la pauvreté, entre « le Fils de l’homme qui juge » avec puissance et « le Je du Jésus mortel » est l’expression exacte du don de soi, c’est-à-dire le renoncement à se donner son identité pour aban­donner celle-ci entre les mains de Dieu. Habituellement, cet « écart » est interprété en termes seulement christologiques, c’est-à-dire en relation avec l’être du Christ (ou la conscience que celui-ci a de son être), allant parfois jusqu’à les opposer selon une logique antiochienne. Selon une perspective très représentative de sa théologie [11], Balthasar propose de relire ce hiatus de manière sotériologique et, plus encore, triadologique [12]. Celui-ci devient alors l’indice d’une différence non pas ontologique, mais intra-trinitaire : la disponibilité par laquelle Jésus se remet au Père « exprime exactement la rupture exigée par le renoncement à disposer de soi [Verzicht für die Selbstüberlassung] ». Pour le dire autrement, et nous trouvons une des images de la kénose – celle de la matière renonçant à soi face à la forme divine [13] –, Jésus en son humanité corruptible est au Fils de l’homme qui « doit venir comme juge », ce que la pure réceptivité est à ce qui lui donnera « une forme définitive ». On objectera que le Fils ne reçoit sa forme que de la volonté du Père, alors que la distinction entre réception et donation paraît passer entre nature humaine et nature divine du Fils. Certes, la parole de Balthasar est elliptique. On peut toutefois l’interpréter de la manière suivante : la différence entre le Jésus prépascal et le Juge glorieux n’est pas superposable à celle existant entre donateur et donataire, mais concerne le seul récipiendaire, en ses deux états, initial et final – en termes concrets, l’altérité du serviteur qui n’a pas encore été trans-formé et le « Seigneur de gloire » qui a reçu cette morphè du Père. Quoi qu’il en soit, le raisonnement de Balthasar se conclut ainsi : l’Eucharistie ne fait que manifester autant qu’effectuer (porter à son achèvement) le mouvement d’abandon du Fils entre les mains du Père. Il a commencé dès l’incarnation dans le sein de Marie, et trouve sa communication ultime dans la remise « aux mains de l’Église ». En proposant une relecture de l’Eucharistie à partir des relations éternelles entre les Personnes divines, le théologien lucernois décrypte donc celle-ci en clé kénotique.

Une confirmation de cette relecture de l’Eucharistie à partir de l’exinanition se rencontre dans un bref et suggestif commentaire du chapitre johannique sur le Pain de vie [14]. En effet, même s’« il n’est pas encore expressément question de l’Eucharistie sacramentelle » dans ce passage, celui-ci y renvoie assurément. Or, le Christ apparaît comme « parole totalement [restlos] dépendante [angewiesen] de Dieu », comme « celui qui ne décide plus lui-même en aucune manière » : par exemple, il « reçoit ceux qui viennent à lui comme attirés par le Père (Jn 6,44) » ; de même, « Jésus ne peut rien refuser de ce que le Père lui donne [gibt] (Jn 6,37) ». En outre, le Messie cherche à orienter ses auditeurs vers une attitude commune de disponibilité obéissante, celle de la foi : de fait, « l’œuvre » dont il est question est celle qui obtient « la nourriture qui demeure en vie éternelle » (Jn 6,27), et c’est la foi qui ébauche la vie éternelle (Jn 4 ; 11,40 ; cf. Jn 17,3). Par conséquent, Balthasar interprète l’Eucharistie à partir de l’abandon total du Fils au Père, donc de sa kénose obéissante [15]. Et comme cet abandon trouve son sommet à la Croix, on peut parler d’une « Eucharistie de la Croix [Kreuzeseucharistie] [16] ».

Dans le sacrement du corps et du sang, Balthasar voit donc en continuité l’action trinitaire et la communion de l’homme, ainsi que l’affirme clairement un passage du dernier tome de la Trilogie : « Dans l’Eucharistie […] le Christ substantiel [substantielle] se présente, en son entier, comme don [Gabe] du Père au monde, et toute la vie de foi des chrétiens est fondée sur l’acte qui leur fait “manger et boire”, physiquement et sacramentellement, le Chair et le Sang du Christ [17] ».

Une autre raison plaidant en faveur d’une très grande proximité, voire d’une coïncidence, entre Eucharistie et kénose se fonde sur leur logique commune de réceptivité et de disponibilité : « dans l’acte de recevoir [im Empfang], il est tout aussi totalement non seulement l’action de grâces [Verdankung] (eucharistia), mais le don en retour [Rückgabe], l’offre de lui-même [Selbstangebot] à tout ce que le Père dispose en se donnant [schenkend] la disponibilité absolue [absolute Bereitschaft] [18] ». La suite du texte le développe dans le registre personnaliste et spirituel de la prière, exonéré de toute approche “essentialiste” et abstraite. En effet, la catégorie de prière permet de faire l’unité entre l’attitude eucharistique et l’obéissance du Fils – ce qu’une oraison de Jésus résume parfaitement : « Père, en tes mains, je remets mon esprit » [19].

Cet exposé soulève une difficulté. L’Eucharistie comme expression de la kénose vaut du retour du Fils vers le Père. Or, Balthasar l’étend parfois à toute la Trinité de sorte qu’elle équivaut, purement et simplement, au don de soi des Hypostases : « L’amour trinitaire – écrit-il dans le dernier tome de la Theodramatik – est toujours déjà l’Eucharistie plénière [Die dreieinige Liebe ist immer schon die vollendete Eucharistie], car, “derrière l’offrande [Opfer] du Fils pour le monde, se tient le don d’amour consubstantiel [wesensgleiche Liebeshingabe] du Père, en tant que source de l’Eucharistie [als die Quelle der Eucharistie]” [20] ». Ainsi que l’affirme Adrienne von Speyr dans le même passage : « le mystère de l’Eucharistie [Geheimnis der Eucharistie] trouve sa provenance [Hervorgang] dans la Trinité [21] ». Si donc l’Eucharistie est trinitaire, elle ne peut plus être seulement kénotique.

La réponse à cette objection réquisitionne l’apport d’autres approches pour comprendre l’essence de l’Eucharistie : la surabondance généreuse par laquelle l’abandon se fonde dans un don fécond (2) et la capacité d’intégration par laquelle le corps eucharistique devient le corpus mysticum (3).

Pascal Ide

[1] Ph. Richard, La chair du don, « Gregorianum » 92/1 (2011) 67-88, 86.

[2] Bibliographie secondaire sur l’Eucharistie chez Balthasar : É. Ade, Église famille : du principe marial à l’Eucharistie, in La missione teologica di Hans Urs von Balthasar. Atti del Simposio internazionale di Teologia, Lugano 2-4 marzo 2005, A.-M. Jerumanis et A. Tombolini (éds.), coll. « Balthasariana » n° 1, Eupress FTL, Lugano 2005, 333-344 ; G. Bätzing, Die Eucharistie als Opfer der Kirche nach Hans Urs von Balthasar, coll. « Kriterien » n° 74, Johannes, Einsiedeln 1986 ; J. Bründl, Braucht Gott Opfer ? Zur theologischen Frage nach dem Wesen der Eucharistie, « Theologie und Glaube » 94 (2004) 509-525 ; P.J. Casarella, Analogia donationis. Hans Urs von Balthasar on the Eucharist, « Philosophy and Theology », 11/1 (1998) 147-177 ; L.M. Di Girolamo, Peccato, Croce ed Eucaristia in Hans Urs von Balthasar, « Rivista di teologia di Lugano », 10 (2005) 425-451 ; D.C. Hauser, Hans Urs von Balthasar : Catholic Historicity and the Eucharist, in Church, Worship and History: Catholic Systematic Theology, 1997, 143-195 ; N. Healy et D.L. Schindler, For the life of the world: Hans Urs von Balthasar on the Church as Eucharist, Cambridge University Press, Cambridge 2004 ; S.L. Mahoney, The Analogy between the Eucharist and Marriage According to Hans Urs von Balthasar, Università Pontificia Gregoriana, Roma 2000 ; J.L. Roccasalvo, The Eucharist as beauty. A study in the thought of Hans Urs von Balthasar, Drew University, Madison (N.J.) 1998 ; A.M. Sicari, Eucharystia. Ofiara Chrystusa, Kosciola i ludzkosci [Eucharistie. Offrande du Christ, de l’Église et de l’humanité], in Eucharystica, coll. « Communio » n° 1, Poznan – Warszawa, 1986, 285-294, 286-288 ; P. Zahatlan, Das Eucharistieverständnis in der Perspektive der theologischen Aesthetik bei Hans Urs von Balthasar, Universität, Graz 2009.

[3] Épilogue, trad. C Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Culture et Vérité, Bruxelles 1997 (désormais É), 85 ; Epilog, Johannes, Einsiedeln 1987 (désormais E), 92.

[4] Il est d’usage de distinguer deux orthographes d’« eucharistie », avec et sans majuscule, la première correspondant au sens spécifique ou précis, limité au seul septénaire sacramentel, la seconde au sens générique ou large, notamment lié à sa signification étymologique d’action de grâces. Toutefois, même si les traductions s’autorisent parfois cette différence d’écriture, l’allemand de l’original ne l’introduit pas dans son texte, soulignant, au sein de l’analogie jamais reniée du même terme, la continuité des signifiés plus que leur rupture. Nous suivrons donc ce choix, légitimé, une fois n’est pas coutume, par l’insistance sur la similitudo.

[5] Cfr. H.U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. III. Théologie. 2. Nouvelle Alliance, trad. R. Givord, coll. « Théologie » n° 83, Aubier, Paris 1975 (désormais GC III.2) : 1ère partie, III.1 ; Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. III. 2. Theologie. II. Neuer Bund, Johannes, Einsiedeln 1969 (désormais H III.2.II) : I.3.a.

[6] Cfr. ibidem : 1ère partie, III.2 ; ibidem : I.3.b.

[7] Cfr. ibidem : 1ère partie, III.3 ; ibidem : I.3.c.

[8] Ibidem, 128 ; 135.

[9] Cfr. ibidem, 124-129 ; 130-136.

[10] Cfr. ibidem, 129-131 (p. 136-138), et le second 131-140 (p. 138-149). Toutes les citations qui suivent sont tirées de ce premier passage.

[11] « Le mystère de la Trinité est le cœur [fulcro] de la pensée de Balthasar : toute sa théologie est structurée de manière trinitaire, autrement dit est conçue à partir de la Trinité révélée et objet de foi » (M. Lochbrunner, L’amore trinitario al centro di tutte le cose, in « Com [I] ». Hans Urs von Balthasar, 203-204 [2005], 105-116, 108).

[12] La théologie trinitaire résolvant ainsi, par les sommets, les tensions nées des approches christologiques et sotériologiques (Cfr. P. Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Lessius, Bruxelles 2012, 138-142).

[13] Cfr. P. Ide, Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Peeters, Leuven 2013, 75-82.

[14] GC III.2, 131; H III.2.II, 138-139. Les citations du paragraphe sont tirées de ce passage.

[15] Cfr. P. Ide, L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, « Annales Theologici », 22 (2008) 35-77.

[16] GC III.2, 195 ; H III.2.II, 209.

[17] H.U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, trad. R. Givord, coll. « Théologie » n° 61, Aubier, Paris 1965, 406 ; Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. I. Schau der Gestalt, Johannes, Einsiedeln 1961, 462.

[18] H.U. von Balthasar, La Théologique. III. L’Esprit de vérité, trad. J. Doré et J. Greisch, série « Ouvertures » n° 16, Culture et Vérité, Bruxelles 1996 (désormais TL III), 219 ; Theologik. III. Der Geist der Wahrheit, Johannes, Einsiedeln 1987 (désormais T III), 208.

[19] Ibidem.

[20] H.U. von Balthasar, La Dramatique divine. IV. Le dénouement, trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, Culture et Vérité, Namur 1993 (désormais TD IV), 241 ; Theodramatik. IV. Das Endspiel, Johannes, Einsiedeln 1983 (désormais TD IV), 239. Cite A. von Speyr, Abschiedsreden, Johannes, Einsiedeln 1948 : Jean. Naissance de l’Église, trad. M. Allisy, coll. « Le Sycomore », Lethielleux, Culture et Vérité, Paris – Namur 1985, 2 vol., tome 2, 128.

[21] A. von Speyr, Jean. Naissance de l’Église, tome 2, 128 s. Cité en DD IV, 439 ; TD IV, 443. La suite de la citation est identique à celle de l’extrait précédent (Cfr. DD IV, 241 ; TD IV, 239).

16.6.2018
 

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