Le besoin de règle comme blessure de l’intelligence

L’esprit est biaisé ou faussé par un phénomène qui est si fréquent et de si grande importance dans la vie courante qu’il porte un nom : l’effet d’ancrage. Contre-intuitif, il est hautement validé par un nombre considérable d’expériences en psychologie expérimentale.

C’est l’une des découvertes les plus importantes et les plus fameuses de Daniel Kahneman et Amos Tversky [1]. Nous partirons des faits établissant cette blessure (1), en montreront l’impact, c’est-à-dire la gravité (2), en détermineront les mécanismes (3), avant de proposer des remèdes (4) et une interprétation philosophique (5).

1) Faits

a) Expérience personnelle

Il m’arrive parfois de demander : à votre avis, combien de morts sont dûs chaque année aux piqures d’araignée : de l’ordre de 1 000, 10 000 ou 100 000 ? Les personnes répondent l’un des trois chiffres. Pourtant, certains font la moue dès le premier nombre. Or, après leur avoir dévoilé la réponse (1/2 mort par an, soit 1 mort tous les 2 ans, dont aucun en Europe et presque tous en Australie), lorsque je leur demande après coup, spontanément, ce qu’ils auraient répondu, ils donnent un nombre nettement inférieur.

b) Ancre « raisonnable »

Si l’on nous demande si Gandhi est mort à 114 ans, la réponse sera beaucoup plus élevée que si la même demande est faite en prenant comme âge 35 ans !

c) Ancre aléatoire

Mais, beaucoup plus impressionnant, il en est de même lorsque le chiffre de départ est totalement aléatoire. Nous en verrons d’autres exemples plus bas.

Tversky et Kahneman ont testé des étudiants de l’université de l’Oregon. Pour cela, au préalable, ils truquent une roue de la fortune, graduée de 0 à 100 afin qu’elle ne puisse s’arrêter que sur 10 ou 65. Puis, ils la font tourner et demander aux étudiants de noter le nombre (forcément : 10 ou 65). En un deuxième temps, ils leur posent deux questions : « Le pourcentage de pays d’Afrique aux Nations Unies est-il supérieur ou inférieur au nombre que vous venez de noter ? Quel est selon vous le pourcentage de pays d’Afrique aux Nations Unies ?

Résultats : 25 % ont pensé que le pourcentage était de 10 et 45 % de 65. Autrement dit, les tirages ont grandement influencé la réponse. Pourtant, non seulement c’est évident, mais chacun en est conscient, il n’y a aucune relation entre un numéro (prétendument) tiré au sort et la réponse à la question. Autrement dit, notre manière de raisonner est véritablement absurde.

Conclusion plus générale : le jugement portant sur une quantité inconnue est influencé par la considération antérieure d’une valeur particulière.

d) Quantification

L’ancrage est un des rares phénomènes psychologiques qu’il est possible de quantifier [2].

À un certain nombre de visiteurs de l’Exploratorium de San Francisco l’on a posé deux questions : la taille du plus grand séquoia est-elle supérieur ou inférieur à 400 mètres ? Selon vous, quelle est la taille du plus grand séquoia ? A d’autres, l’on a posé la même question avec l’évaluation basse 60 mètres.

Désormais sans surprise, les différences d’évaluation furent tout de même considérables : 278 mètres pour le premier groupe et 93 pour le second. Partant de là, on peut calculer ce que l’on appelle un « indice d’ancrage » qui est le rapport entre la différence des ancrages (en l’occurrence 340 mètres) et la différence des résultats exprimés (en l’occurrence 185 mètres). Le résultat est ici de 55 %. Comparativement, si les personnes suivaient servilement l’ancrage, l’indice serait de 100 % et s’ils étaient totalement libre vis-à-vis de lui, il serait de 0 %.

L’un des grands intérêts de cette mesure est que 55 % correspond en fait à une valeur moyenne indépendante des quantités mesurées : l’effet d’ancrage est en moyenne de 55 %. Ainsi dans la question de départ sur le nombre de nations africaines à l’ONU, l’indice d’ancrage était de 44 %.

Quoi qu’il en soit, le pourcentage est vraiment important, voire impressionnant. Il permet de quantifier l’effet de la blessure, voire du pcéhé orignel, comme la différence entre l’état pré-lapsaire et post-lapsaire.

2) Conséquences pratiques

a) L’incidence financière

Elle est considérable. En voici quelques preuves

  1. Une des conséquences les plus importantes concerne les achats. Face à un objet (une maison, etc.) dont vous ignorez le prix, celui qui est affiché nous influencera toujours. Il est en de même dans des enchères : l’ancre est fournie par la première offre, décisive. Le commerce en ligne est massivement influencé par ce moyen. On en fait aussi l’expérience dans les rares endroits où l’on peut négocier les prix : dans un bazar, dans un marché africain.

Dans le même ordre d’idées, celui qui fait le premier pas, donc qui propose le prix (ce qui est le cas du vendeur) possède un avantage important.

  1. On a demandé à des agents immobiliers d’évaluer une maison qui se trouvait effectivement sur le marché. On leur proposa un livre d’information détaillé proposant un prix de vente. Ils ont par ailleurs visté la maison. Par ailleurs, le prix proposé était nettement supérieur au prix de la maison pour la moitié des agents et nettement inférieur pour l’autre moitié. Puis, on leur a demandé quel serait selon eux le prix raisonnable pour la maison et le prix le plus bas auquel il accepteraient de la vendre si elle leur appartenait. Enfin, on leur a demandé les facteurs qui avaient influencé leur jguement.

Résultat : les agents ont soutenu que le prix de départ ne faisait pas partie de ces facteurs ; plus encore, ils ont affirmé avec fierté que cette cause ne les avait pas influencés.

Or, en réalité, l’effet d’ancrage n’était rien moins que de 41 %. Pour des professionnels ! Comparativement, des étudiants d’écoles de commerce sans expérience dans l’immobilier ont à peine faire plus : 48 %. En revanche, une différence d’importance : ils reconnaissaient l’effet d’ancrage [3].

Par conséquent, tout le monde est influencé, même malgré la compétence.

  1. Une autre expérience a établi l’influence sur le don d’argent. L’on a demandé aux visiteurs de l’Exploratorium de San Francisco (qui est un public sensibilisé aux questions environnementales) s’ils étaient prêts à verser une contribution annuelle « poue sauver 50 000 oiseaux de mer de la côte Pacifique de petites marées noires offshore, le temps que l’on trouve des moyens d’éviter les dégazages ou que l’on obtienne des propriétaires de pétroliers qu’ils financent l’opération ». Puis, l’on a posé une question quantifiée à certaines personnes du même groupe. En l’occurrence, soit « Seriez-vous prêt à verser 5 euros ? », soit « Seriez-vous prêt à verser 400 euros ? ».

Connaissant bien le mécanisme, nous savons d’une part que la première question est très délicate, car la personne n’a aucun point de comparaison ; l’expérimentateur demande, en fait, d’évaluer, de donner un coût à l’intensité des sentiments éprouvés. Et nous savons aussi que le chiffre de 5 euros va servir d’ancrage. La conséquence est que le premier groupe a répondu en moyenne 20 euros et le second… 143 ! Déjà la différence est colossale, puisqu’elle est de 123 euros. De plus, l’effet d’ancrage est supérieur à 30 %. Cela signifie donc que, en augmentant l’ancrage de 100 euros, on augmente en moyenne le retour de plus de 30 euros. À bon manipulateur, salut ! Enfin, la somme de 400 euros est extravagante. Pourtant, l’effet s’est produit. Là encore, l’on voti combien le manipulateur peut en faire usage !!

  1. L’on peut aisément déduire désormais que ne pas cloisonner les dédommagements permet de les augmenter, parfois de manière considérable. Par exemple, un plafonnement à 1 000 000 d’euros cloisonne vers le haut ; mais il permet d’augmenter nombre de dédommagements qui, sans cela, seraient très sous-évalués [4].

b) L’incidence sur la vérité

Voilà qui est encore plus étonnant et plus inquiétant. On a fait l’expérience suivante avec des juges allemands ayant en moyenne plus de 15 ans d’expérience. On leur a lu la description d’une femme qui a été arrêtée pour vol à l’étalage ; puis on a lancé deux dés pipés si bien que le résultat était toujours 3 ou 9. Dès que les dés s’arrêtaient, on demandait aux juges s’ils condamnaient la femme à une peine de prison supérieure ou inférieure, en nombre de mois, au chiffre donné par les dés. Enfin, on demandait aux juges de préciser la sentence exacte infligée à la voleuse.

Résultat. Nous sommes à nouveau face à une ancre totalement aléatoire. Pourtant, ceux qui avaient obtenu 9 disaient qu’ils la condamneraient à 8 mois et ceux qui avaient obtenu 3, à 5 mois ! La différence est effrayante ; pourtant, elle correspond à 50 % d’effet d’ancrage, ce qui correspond à un pourcentage habituel [5]. L’on objectera que la loi fixe pourtant les peines. L’on répondra que cette fixation laisse une véritable attitude. Ainsi, la part de contingence se trouve fixée par l’ancrage.

De fait, il fut ainsi démontré que, en faisant référence à un dédommagement ridiculement faible, des avocats de la défense ont réussi à influencer le juge sur ce montant, autrement dit à l’ancrer [6].

3) Mécanismes

a) Le débat

Au point de départ Tversky et Kahneman avaient deux interprétations différentes du phénomène. Selon le premier, l’effet d’ancrage était dû à un processus d’ajustement, selon le second, à un effet d’amorce.

1’) Le processus d’ajustement
a’) Exposé du mécanisme

D’après Amos, l’ajustement est une stratégie heuristique par laquelle, face à une quantité incertaine, l’esprit part d’un chiffre d’ancrage, l’évalue comme trop bas ou trop élevé, s’écarte de ce chiffre pour correspondre à l’estimation vraie et enfin s’arrête quand il l’estime adéquat. Or, cet écart est un processus d’ajustement. Donc, le processus s’appelle ajustement. Or, l’ajustement est le plus souvent insuffisant, donc engendre des erreurs qui sont autant de blessures de l’intelligence théorique. C’est ce qu’il faut démontrer inductivement.

b’) Preuve inductive

Une simple expérience que nous pouvons faire l’atteste. Prenons une feuille de papier et traçons sans règle en partant du bas de la page une ligne longue de 6,25 cm. orientée vers le haut. Puis, prenons une autre feuille de papier et traçons sans règle en partant du haut de la page une ligne qui s’arrête à 6,25 cm. du bas de la page. Comparons-les.

Le plus souvent, la première estimation sera plus courte que la seconde. Or, dans le premier cas, nous nous éloignons de la base et dans la seconde, nous nous en approchons. Donc, l’ajustement vis-à-vis de l’ancre est la cause de l’erreur.

La différence n’est pas l’ajustement vers le haut ou vers le bas, comme le dit de manière imprécise Kahneman, mais le rapprochement ou l’éloignement de l’ancre.

D’autres exemples. Imaginons que nous devions déterminer la température d’ébullition de l’eau au sommet de l’Everest. À moins que nous ne connaissions la formule physique liant les différents paramètres et la hauteur précise de cette montagne, nous nous éloignons peu à peu de la valeur de référence et nous arrêtons le plus souvent prématurément.

Il en serait de même si nous devions calculer une date de mariage de quelqu’un dont nous savons qu’il est né en telle année. Ou la date à laquelle René Coty a été élu président de la République. Nous partirions de la Révolution française : 1789. Etc.

c’) Cause psychologique

J’isolerai un double mécanisme.

Tout d’abord, l’estimation de l’arrêt est arbitraire ; de plus, l’ancre est sécurisante, de sorte que tout écart accroît la crainte ; or, celle-ci est désagréable ; donc, le processus d’ajustement s’arrête le plus souvent de manière prématurée. Autrement dit, il est insuffisant.

Ensuite, l’éloignement présente un coût affectif. En effet, toute base, toute ancre est sécurisante. Or, la peur est ressentie comme une souffrance à éviter.

d’) Interprétation philosophique

Enfin, nous sommes attachés à l’origine. Plus que cela, la métaphysique affirme que le premier dans le genre mesure tout ce qui est contenu en ce genre. Ce principe, mis en œuvre dans la quarta via, est dit de « la causalité du maximum » ou encore du « maxime tale » en sa formulation aristotélicienne :

 

« La chose qui, parmi les autres, possède éminemment une nature est toujours celle dont les autres choses tiennent en commun cette nature : par exemple, le feu est le chaud par excellence, parce que, dans les autres êtres, il est la cause de la chaleur [7] ».

 

Or, l’ancre fait office de premier : certes temporel, mais aussi ontologique, puisqu’il est ce qui sert de mesure.

e’) Conséquences pratiques

Ces comportements sont très présents dans la vie quotidienne [8]. C’est à cause de cet ajustement insuffisant que nous roulons trop vite en sortant de l’autoroute ou en ville. C’est à cause de cet ajustement insuffisant qu’un « enfant bien intentionné qui baisse le volume exceptionnellement fort de sa musique pour répondre aux exigences de ses parents qui réclament qu’il l’écoute à un volume ‘raisonnable’, peut accomplir un ajustement insuffisant à partir d’un ancrage haut, et peut avoir le sentiment que ses efforts sincères pour parvenir à un compromis sont méprisés [9] ». En effet, à chaque fois, il s’agit d’un ajustement vers le bas.

f’) Critique. Limite de cette première explication

Cette explication est délibérée, ainsi que nous le redirons. Or, toute délibération est consciente et renvoie donc à une expérience subjective. Or, bien des ancrages ne font pas l’objet d’une expérience subjective, consciente et libre.

Soit les deux questions suivantes : Gandhi avait-il plus ou moins 144 ans quand il est mort ? Quel âge avait Gandhi quand il est mort ?

Les résultats montrent d’abord que le nombre a influencé le résultat, mais ensuite que 144 n’a pas servi de point d’ancrage pour ajuster ensuite à la baisse, puisqu’il est pratiquement impossible. Par conséquent, tout ancrage ne procède pas par ajustement.

2’) L’effet d’amorce
a’) Exposé du mécanisme

Le mécanisme est double : la suggestion et la cohérence associative. Dans l’ordre : la suggestion, puis la cohérence associative.

b’) Preuve inductive

Si quelqu’un pose la question : « Ressentez-vous en ce moment comme un léger engourdissement dans votre jambe gauche ? », pousse certaines personnes à affirmer quelque chose d’un peu bizarre dans la jambe gauche. Pourtant, spontanément, personne ne l’aurait dit.

De manière systématique. Deux psychologues allemands ont dans un premier temps posé une question. Soit : « La température moyenne annuelle en Allemange est-elle supérieure ou inférieure à 20 °C ? ». Soit : « La température moyenne annuelle en Allemange est-elle supérieure ou inférieure à 5 °C ? ». Puis, dans un second temps, ils ont montré aux sujets des mots en leur demandant de les identifier. Certains étaient liés à l’été, par exemple « soleil » ou « plage », d’autres à l’hiver, comme « gel » ou « ski ». Or, les résultats ont montré que ceux qui avaient répondu à la première question ont plus facilement reconnu le premier groupe de mots et ceux qui avaient répondu à la deuxième question le second groupe de mots [10].

Or, bien évidemment, la première partie du test servait d’ancrage. Par conséquent, l’ancrage favorise la cohérence associative et la suscite. Or, en associant, nous trions certains possibles, autrement dit, nous sélectionnons les souvenirs. Par conséquent, nous blessons notre intelligence.

c’) Cause psychologique

Aujourd’hui, depuis les expériences d’Amos et Daniel, on connaît le mécanisme de la suggestion : elle procède par effet d’amorce. En effet, dans l’exemple de Gandhi, le nombre a aussitôt éveillé en nous l’image d’une personne âgée. Or, tout ce qui est premier, y compris les images, joue le rôle d’un ancrage, c’est-à-dire d’origine à partir de laquelle nous associons, donc par cohérence associative. Donc, cette première impression de personne âgée a influencé la détermination ultérieure. Or, ce faisant, elle sélectionne des possibles, en empêchant d’autres.

b) Résolution du conflit

La question fut tranchée par des études de nombreux chercheurs des décennies plus tard. Or, comme par hasard, les deux avaient raison ! En effet, d’un mot, le processus d’ajustement est délibéré alors que l’effet d’amorce est automatique ; or, le S2 est conscient et le S1 automatique ; mais S2 et S1 sont complémentaires. Donc, les deux mécanismes sont non seulemente différents, mais complémentaires.

En effet, l’on a demandé à des personnes de secouer ou de hocher la tête lorsqu’ils entendent l’ancre ; or, dans le premier cas, ils s’en éloignent davantage et, dans le second, ils restent plus près. Or, hocher la tête, c’est dire « oui », donc comme l’accepter, alors que secouer, c’est dire « non », donc comme rejeter. Par conséquent, l’ajustement est une tentative délibérée, qui fait intervenir un choix (positif ou négatif). Or, le S2 intervient lorsqu’il y a effort délibéré. Donc, l’ajustement est un acte du S2 [11].

L’on a démontré que l’ajustement est insuffisant lorsque la mémoire est saturée de chiffres ou que le sujet est légèrement en état d’ébriété ; or, ces états épuisent les ressources mentales ; or, le S2 intervient lorsqu’il y a effort, donc appel aux ressources ; par conséquent, l’ajustement est un acte du S2 [12].

4) Remèdes

Que faire face à un prix qui est proposé ?

Dans un premier temps, il convient de réfléchir au prix que, spontanément, l’on proposerait. Puis il s’agit de comparer. Mais si nous nous trouvons face à une différence considérable, que faire ?

Un moyen brutal est de refuser la négociation en affirmant que l’on acceptera de négocier lorsqu’une autre somme sera affichée. Un autre moyen, à peine moins violent, est de faire une offre très différente. Mais il devient alors presque impossible de combler le gouffre, et cela rend la négociation impossible. C’est ce qui se passe sur un marché africain.

Le meilleur moyen est de réfléchir à des critères objectifs d’évaluation et de proposer le prix correspond à ces critères. En effet, tout ce qui est délibéré fait appel au S2 ; or, le S2 permet de résister considérablement au S1 ; il affranchit donc du S1. Autrement dit, le délibéré (le S2) permet de libérer (du S1) [13].

J’ajouterai un autre moyen thérapeutique : même s’il est heureux que nous soyons des êtres d’histoire, donc connectés à nos souvenirs et à des mesures initiales. Toutefois, il est aussi heureux que nos connaissances soient en partie indépendantes. Donc, les traiter comme des atomes présente l’avantage de rendre imperméable ce qui est trop poreux et ainsi de sortir de l’effet d’ancrage. En effet, en cloisonnant les opérations, l’esprit (le S2) se trouve mobilisé pour chacune d’entre elles, au lieu qu’il procède paresseusement par contagion de l’une (l’ancrage) vers les autres.

5) Interprétations philosophiques

a) L’effet d’ancrage

1’) Interprétation pessimiste (sceptiqu5)

Kahneman propose une interprétation, selon moi excessive (attention à l’effet d’ancrage de son herméneutique, répétée le long des pages !) : « La principale morale des recherches sur l’amorçage, c’est que nos pensées e notre comportement sont influencés, beaucoup plus que nous ne le souhaitons ou en avons conscience, par l’environnement du moment [14] ».

Toutefois, comment ne pas être impressionné par deux faits ? D’abord, une ancre, même aléatoire, oblitère considérablement un processus cognitif et falsifie le jugement sur une opération quantitative. Ensuite, le processus se fait totalement à notre insu. Pour ma part, une telle déviation ne peut être seulement dû à une blessure. En effet, comme toujours, il s’agit d’une inclination spontanée du S1 ; or, ce qui est naturel est finalisé. Donc, cette inclination doit présenter un sens.

2’) Interprétation optimiste

Cette loi passionnante montre d’abord que tout homme s’inscrit dans une histoire. Une vision atomisée du savoir qui ne prend pas compte des connaissances antérieures et, plus encore, de leur enchaînement, est abstraite et erronée.

Ensuite, cette loi atteste l’importance capitale du premier connu : « Les commencements sont grands », disait Platon. Et de l’importance d’un ancrage dans un premier. Le « anankè sténai » s’entend d’abord de la dynamique originaire et non pas seulement du processus terminal. Plus généralement, il y va d’un principe d’ordre : ce qui implique la présence d’un premier et d’une mesure.

Peut-être faut-il ajouter un besoin de fixer ce qui est contingent, même si la cause est totalement aléatoire.

Possiblement aussi, il faut faire intervenir une confiance dans la relation ; or, la confiance est constitutive du lien.

Enfin, cette loi montre peut-être aussi le rôle de la confiance originaire.

b) Le déni de l’influence de l’ancrage

Comment comprendre le refus de l’effet d’ancrage ? Il semble joindre deux mécanismes : l’un psychologique, le déni du mécanisme chez les spécialistes ; l’autre, éthique, la part de l’orgueil, de la fierté à se dire indépendant.

c) Le moyen thérapeutique

Nous avons proposé de désolidariser les connaissances, afin de ne pas se laisser aimanter par l’effet d’ancrage. Autrement dit d’atomiser.

Ainsi, contre une tentation aujourd’hui pan-systémique, nous retrouvons l’importance de la légitimité du point de vue atomistique, même s’il était autrefois et symétriquement trop prégnant.

De plus, nous trouvons ici une vérité synchronique sur laquelle j’ai souvent insisté – le hasard ou la contingence introduit une chance, celle de la rencontre, que biffe une logique fataliste de la connexion universelle –, mais appliquée sur l’axe diachronique : séparer les phénomènes, les rendre indépendants, permet de liquider les influences néfastes (et donc ce que Kahnemann appelle le S1).

Pascal Ide

[1] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 11. Tous les exemples lui sont empruntés.

[2] Cf. Karen E. Jacowitz & Daniel Kahneman, « Measures of ancoring in estimation tasks », Personality and Social Psychology Bulletin, 21 (1995), p. 1161-1166.

[3] Cf. Gregory B. Northcraft & Marrgaret A. Neale, « Experts, amateurs, and real estate. An anchoring-and-adjustment perpsective on property pricing decision », Organizational Behavior and Human Decision Processes, 39 (1987), p. 84-97.

[4] Cf. Greg Pogarsky & Linda Babcock, « Damage caps, motivated anchoring, and bargaining impasse », Journal of Legal Studies, 30 (2001), p. 143_159.

[5] Cf. Birte Englich, Thomas Musswailer & Fritz Strack, « Playing dice with criminal Sentences. The influence of irrelevant anchors on experts’ judicial decision making », Personality and Social Psychology Bulletin, 32 (2006), p. 188-200.

[6] Cf. Chris Guthrie, Jeffrey J. Rachlinski & Andrew J. Wistrich, « Judging by heuristic-cognitive illusions in judicial decision making », Judicature, 86 (2002), p. 44-50.

[7] Aristote, Métaphysique, II, c. 1 (993 b 24-26 ; tr. Tricot, p. 109). Ce principe peut être énoncé sous différentes formes. Cf. Q. de ver., q. 3, a. 7, s.c. 2 : « Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher à ce qui est premier dans ce genre (Omne quod est in aliquo genere oportet reduci in primum illius generis) »; q. 5, a. 9, s. c. 3 : « Illud quod est primum in aliquo genere est causa eorum quae sunt post in illo genere »; CG, III, c. 17 (n° 1991) : « Quod est maximum in unoquoque genere, est causa omnium illorum quae sunt illius generis »… Sur ce principe, la littérature est abondante. Cf., par exemple, G. Isaye, « La Théorie de la mesure et l’existence d’un maximum selon saint Thomas », Archives de philosophie 16 (1946), p. 1-136 [Isaye interprète cet axiome dans la perspective du thomisme transcendantal jésuite : l’ouverture infinie de l’intentionnalité intellective implique l’existence d’un maximum ontologique] ; V. de Couesnongle, « La Causalité du maximum », RSPT 38 (1954), p. 433-444 [Contre le précédent. Il faut interpréter la quarta via dans les paramètres de la causalité réelle] ; L.-B. Geiger, La Participation…, p. 472. L’exemple du feu, chaleur absolue, et des corps chauds vient directement d’Aristote et accompagne d’ordinaire l’énoncé du principe. Cf. Q. de ver., q. 3, a. 7, s. c. 2 ; CG, II, c. 15 (n° 923); III, c. 17 (n° 1991); Q. de pot., q. 3, a. 5 ; ST, Ia, q. 44, a. 1… Cf aussi Albert le grand, In De div. nom., VII,8 (« Opera omnia,37/1 » [Cologne], p. 342). On trouve aussi, pour illustrer la causalité du maximum, l’exemple du blanc, source des couleurs.

[8] Cf. Robyn LeBœuf et Eldar Shafir, « The long and short of it. Physical anchoring effects », Journal of Behavioral Decision Making, 19 (2006), p. 393-406.

[9] Cf. Robyn LeBœuf et Eldar Shafir, « The long and short of it ».

[10] Cf. Thomas Mussweiler, « The use of category and exemplar knowledge in the solution of anchoring tasks », Journal of Personality and Social Psychology, 78 (2000), p. 1038-1052.

[11] Cf. Nick Epley & Tom Gilovitch, « Putting adjustment back in the anchoring and adjustment heuristic. Differential processing of self-generated and experimenter-provided anchors », Psychological Science, 12 (2001), p. 391-396.

[12] Cf. Nick Epley & Tom Gilovitch, « The anchoring-and-adjustment heuristic ».

[13] Cf. Adam D. Galinsky & Thomas Mussweiler, « First offers as anchors. The role of Perspective-taking and negotiator focus », Journal of Personality and Social Psychology, 81 (2001), p. 657-669.

[14] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 198.

5.11.2019
 

Les commentaires sont fermés.