La facilité d’évocation comme blessure de l’intelligence

La disponibilité (availability) est une des blessures importantes aveuglant l’intelligence théorique [1].

On peut définir la disponibilité comme « la facilité avec laquelle les exemples viennent à l’esprit [2] », d’un mot : la facilité d’évocation. Or, plus un événement, une notion sont évoquées aisément, plus ils sont considérés comme importants. Mais l’adéquation à la réalité, c’est-à-dire la vérité, peut-être facile ou difficile, donc est indépendante de la facilité d’accès à l’information sur cette réalité. Donc, cette disponibilité n’est pas un critère de vérité et, prise comme tel, blesse l’intelligence. Pour le dire dans le jargon de la psychologie du jugement, l’heuristique de la disponibilité engendre un biais.

Disons-le autrement et plus concrètement : plus un événement, une notion, etc., est aisément évocable, plus il paraît fréquent, donc vraisemblable. Or, cette facilité est subjective, alors que la fréquence est une donnée objective. Donc, la disponibilité blesse l’esprit en lui donnant une impression de fausse certitude (ou probabilité).

Nous passerons en revue quelques faits établissant inductivement la fréquence de cette blessure (1). Puis nous en déterminerons les mécanismes (2). Nous en tirerons les conséquences pratiques (3) et proposerons des remèdes (4), avant de suggérer quelques interprétations philosophiques (5).

1) Faits

La disponibilité se traduit subjectivement par l’aisance d’accès à l’information et objectivement par le nombre d’exemples mobilisables spontanément.

a) La facilité

Une des expériences les plus célèbres concerne la paix dans les couples [3]. L’on demande aux conjoints : « Quelle est votre part dans l’entretien de votre intérieur, en pourcentage ? » On les questionne aussi plus concrètement sur la participation à des services comme sortir les poubelles ou organiser les événements sociaux.

Sans surprise, mais non sans enseignement, le pourcentage additionné des déclarations des couples dépassait largement les 100 %.

Or, le mécanisme tient simplement à ce que les conjoints se souviennent plus aisément de leurs efforts, de leurs contributions personnelles. Le mécanisme n’est donc pas l’égoïsme. En effet, ils surestiment aussi leur responsabilité dans les disputes.

Cette expérience fut confirmée par de multiples observations où, chaque fois, le ressenti était beaucoup plus lié à l’aisance de la récupération de l’information que par son contenu objectif. Ainsi une personne mobilise plus aisément un souvenir et donc y croit si il :

  1. est engagé en même temps dans une autre tâche nécessitant un effort [4];
  2. est de bonne humeur parce qu’il vient de penser à un épisode heureux de sa vie [5];
  3. n’est pas dépressif [6];
  4. est éclairé sur le sujet de la tâche sans en être un spécialiste [7];
  5. a une grande confiance dans son intuition [8];
  6. a du pouvoir (ou l’impression d’en avoir) [9]. Concrètement, lorsqu’on rappelle à quelqu’un un moment où il a eu du pouvoir, il accroît la confiance en sa propre intuition.

Autant de biais qui colmatent l’accès à la vérit éobjective.

b) Priorité sur le nombre

1’) Preuve

L’on doit à Norbert Schwarz et son équipe de psychologues allemands d’avoir relevé ce mécanisme dans l’heuristique de la disponibilité [10]. Il propose l’expérience suivante (que l’on peut s’appliquer à soi-même). À un premier groupe, il demande d’abord de dresser une liste de 6 occasions où vous vous êtes comporté avec assurance ; puis d’évaluer son degré d’assurance. À un second groupe, il demande le même exercice, mais en passant de 6 à 12 exemples.

Quel fut le résultat ? De prime abord, la largeur de l’induction devrait contribuer à la certitude de la conclusion. Pourtant, paradoxalement, ceux qui avaient récupéré 12 exemples s’estimaient moins sûrs d’eux que ceux qui en avaient mémorisé 6 !

L’explication est aisée : récupérer 6 occasions ne demande pas un gros effort de mémoire, alors que c’est le contraire pour se souvenir de 12 exemples. Or, cette fluidité joue dans l’appréciation de la vérité. Autrement dit, le nombre d’exemples est moins important que la qualité de l’accès.

2’) Confirmation de l’importance de la fluidité [11]

Comme dans l’expérience précédente, tous les participants doivent établir une liste de 6 exemples de situations où ils ont fait preuve ou non d’assurance. Mais les chercheurs ajoutent une donnée de prime abord anodine, une expression faciale précise : un premier groupe doit contracter ses zygomatiques, autrement dit arborer un léger sourire ; un second groupe, lui, doit froncer les sourcils, autrement dit arborer un air boudeur. Or, nous avons vu que, en cas de tâche, le sourire facilite l’effort cognitif, alors que le froncement de sourcils accroît le stress cognitif.

Le résultat fut que les « boudeurs » se sont sentis moins sûrs d’eux, parce qu’ils eurent plus de difficultés à se remémorer les souvenirs de confiance. Par conséquent, la confiance en soi est biaisée par la disponibilité de la mémoire, la facilité d’accès aux souvenirs.

Elargissement à l’expérience inter-sujet par le biais de la représentativité [12]

L’expérience suivante fut pratiquée dans les années 1970. On lit à des sujets la desription de la personnalité de Tom W qui est en dernière année de lucée, description faite à partir de test de validité douteuse : « Tom W est très intelligent, bien que manquant de créativité. Il a besoin d’ordre et de clarté, de systèmes soigneusement ordonnés où chaque détail trouve la place qui lui revient. Son style est plutôt monotone et mécanique, parfois illuminé par un humour un peu éculé et des envolées imaginatives proches de la science-fiction », etc. Puis, l’on présente au sujet une liste de neuf domaines de spécialisation : gestion, information, ingénierie, lettres et enseignement, droit, médecine, biothéconomie, sciences de la vie et de la terre, sciences sociales. Et on lui demande de choisir la spécialité qu’il choisira en la classant de 1 (le plus probable) à 9 (le moins probable).

Le classement moyen fut le suivant : 1. Informatique ; 2. Ingénierie ; 3. Gestion ; 4. Sciences de la vie et de la terre ; etc. Or, si l’on avait purement et simplement demandé dans quelle faculté Tom W va s’inscrire en pondérant chacune des 9 possibilités, on aurait obtenu une répartition toute différente en fonction de la fréquence des inscriptions. En termes techniques, le sujet aurait choisi en fonction des taux de base. Or, il est totalement différent. Notamment, il y a plus de chances qu’il soit inscrit en lettres qu’en informatique.

Le plus intéressant est que même les spécialistes les plus avertis en psychologie ou en statistique se sont faits avoir et ont oublié de mentionner le taux de base, se fiant au profil de Tom W !

Quel fut le mécanisme, le biais de cette erreur de jugement ? La description met en avant certains traits comme « humour éculé », ou le goût pour les systèmes et la science-fiction ; or, ils évoquent un stéréotype, ce que Kahneman appelle la représentativité : le côté « geek », donc informatique, ou ingénieur ; donc, Tom W ressemble à… Voilà ce qui vient spontanément à l’esprit. Par ailleurs, la question sur la probabilité était difficile, parce qu’elle faisait appel à beaucoup de paramètres. Or, comme toujours, l’esprit se porte sur ce qui est plus facile. Donc, l’esprit a spontanément choisi ce qui est était plus facile que ce qui était le plus probable du point de vue logique (c’est-à-dire en tenant compte des taux de base). Et « c’est une grave erreur, parce que les jugements de similarité et de probabilité ne sont pas limités par les mêmes règles logiques [13] ». Bref, une nouvelle fois, la raison fut trompé par la facilité.

Bien évidemment, « Tom W a été sciemment conçu comme un personnage ‘anti-taux de base’ », qui correspondant à des « petites catégories [14] ». Alors que, souvent, il y a une correspondance entre nos intuitions et la représentativité ou stéréotype. Concrètement : la plupart du temps, les personnes qui ont l’air aimable le sont, les sportifs grands et minces sont des basketteurs plus que des rugbymen, etc.

c) Élargissement à l’expérience intra-sujet [15]

1’) Expérience

C’est l’une des expériences les plus fameuses élaborées par Kahneman et Tversky. Dans les années 1980, Linda est ainsi décrite à des sujets :

 

« Linda a 33 ans, elle est célibataire, ne mâche pas ses mots et est très intelligente. Elle est diplômée en philosophie. Quand elle était étudiante, elle se sentait très concernée par les questions de discrimination et de justice sociale, et avait également pris part à des manifestation contre le nucléaire ».

 

Dans un second temps, on lisait aux participants une liste de 8 scénarios possible pour Linda et on leur demandait de classer par probabilité (je trie) : Linda est enseignante dans une école élémentaire ; elle travaille dans une librairie et prend des cours de yoga ; elle est active au sein du mouvement féministe ; elle est employée de banque ; elle est employée de banque et est active au sein du mouvement féministe.

Si le problème a vieilli pour une part, à l’époque de Twitter, son profil colle toujours avec l’activiste féministe, plus qu’à l’employé d’une librairie qui suivrait des cours de yoga.

Les résultats furent d’abord inter-sujets. Or, on obtint le résultat suivant : le scénario « employée de banque féministe » obtint plus de résultats que « employée de banque ». Or, du point de vue de la logique élémentaire : A + B > A ! Donc, le résultat contredit la logique la plus élémentaire. Là encore, nous voyons la puissance de la représentativité en action et, derrière lui, de l’aisance.

Puis, Kahneman a expérimenté en intra-sujets [16]. C’est-à-dire l’expérience a été adressée à un seul sujet : les deux résultats sont présents ensembles. Ici, dans la liste, « employée de banque » était en 6e position et « employée de banque féministe » en 8e. Eh bien, malgré l’évidence presque aveuglante, 89 % de l’échantillon a transgressé la logique de la probabilité en plaçant le 8e scénario en premier. Plus encore, le même test fut soumis à des doctorands en sciences de la décision de l’École de commerce de Stanford ; or, ils ont tous suivi des cours de haut niveau en probabilité et même en théorie de la décision. Les résultats furent à peine différents : 85 % classèrent « employée de banque féministe » avant « employée de banque ». Enfin, encore plus évident, Kahneman a présenté les deux seuls scénarios : « Quelle solution est la plus probable ? Linda est une employée de banque ; ou bien : Linda est employée de banque et elle est active au sein du mouvement féministe ? » Le résultat, stupéfiant est identique : 85 à 90 % des étudiants de grandes universités choisissent la seconde possibilité, alors qu’elle est contraire à toute logique.

2’) Puissance du biais

La puissance de conviction est tellement grande que les étudiants répondent à Kahneman qui, en plein cours, leur montre leur erreur logique élémentaire : « Et alors ? » Plus encore le spécialiste de l’évolutionnisme qu’est Stephen Jay Gould explique combien il lui fut difficile de se défaire du biais de plausibilité : « Un petit bonhomme dans ma tête continue de sauter sur place en me hurlant : ‘Mais elle ne peut pas être une simple employée de banque, lis donc la description’ [17] ».

Le témoignage que Stephen Jay Gould donne de la puissance du biais de plausibilité atteste seulement la profondeur d’une inclination naturelle (ce qui se réduit au S1 pour Kahneman) : le bien de la facilité doit être grand pour que l’esprit ait tant de difficulté de s’en défaire.

Analogiquement, il en est de même dans l’illusion d’optique de Müller-Lyer ou des tables : on a beau savoir que ce sont des illusions, notre sens de la vision nous « trompe » toujours.

3’) Un exemple controversé

Le cas Linda est à la fois très connu en psychologie de la décision, très reproduit et l’un des plus controversés. Il a fait l’objet d’un certain nombre de critiques [18] que Kahneman évoque [19] et auxquelles il tente de répondre [20].

2) Mécanismes

Quels sont les mécanismes les plus fréquents favorisant le biais de disponibilité ? Ce sont ceux qui favorisent une évocation immédiate et riche. Or, les mécanismes sont notamment :

  1. Un événement marquant. En soi ou plutôt selon la presse people, ou pour nous (par exemple dans le microcosme ecclésial). Notamment les scandales, abus, etc.
  2. Un événement dramatique. Un accident d’avion modifie temporairement notre vision de la fiabilité de ce moyen de transport.
  3. Une expérience personnelle. Par exemple, une erreur médicale ou judiciaire subie par nous ou l’un de nos proches sape plus aisément notre confiance dans le corps médical ou la justice.

À chaque fois, nous sommes tentés d’accorder plus de poids à l’événement.

3) Conséquences pratiques

a) Dans le cadre du couple

Pour la même raison que dans le couple, chaque membre d’une équipe tend à surévaluer sa propre part, s’alloue un crédit démesuré et estime que les autres ne sont pas assez reconnaissants de sa propre contribution.

Par ailleurs, l’impression de manquer de reconnaissance conduit souvent à l’amertume. Donc, le biais de disponibilité favorise le ressentiment.

L’expérience fut reproduite à bien d’autres situations et a produit des résultats paradoxaux comme les psychologues aiment. Par exemple : une personne pense qu’il prend moins souvent son vélo quand on lui demande de se souvenir de nombreuses occasions où il l’a utilisé (alors qu’il pensera l’employer souvent si l’on lui demande de se rappeler seulement quelques occasions !) ; une personne est moins sûre de son choix lorsqu’on lui demande de l’argumenter (que lorsqu’on lui demande de le présenter !).

b) Pour la prévision d’une information

Soit les deux scénarios suivants :

 

« Une énorme inondation quelque part en Amérique du Nord l’an prochain causera la mort par noyade de plus de 1 000 personnes ».

« Un séisme l’an prochain en Californie provoquera une énorme inondation entraînant la mort par noyade de plus de 1 000 personnes ».

 

L’on demande à des étudiants d’évaluer la probabilité des deux événements. Ils ont choisi le deuxième scénario. Pourtant, en toute rigueur logique, il est beaucoup plus précis, donc rajoute des informations, donc est nettement moins probable.

Nous sommes là encore dans la confusion entre probabilité et plausibilité. En effet, ajouter des détails rend le scénario plus vraisemblable, alors même qu’il le rend moins susceptible de se produire.

Moins dramatique :

À une époque où Bjon Borg dominait nettement les courts, on a demandé de comparer quatre résultats possibles :

 

  1. Borg va gagner le match.
  2. Borg va perdre le premier set.
  3. Borg va perdre le premier set mais gagner le match.
  4. Borg va gagner le premier set mais perdre le match.

 

Du point de vue de la logique statistique, 3. est moins probable que 2. (toujours au nom de l’inclusion : A + B > A). Pourtant, 72 % des personnes ont accordé au scénario 3. une plus grande probabilité que le scénario 2. Donc, une nouvelle fois, le probable a été confondu avec le plausible, c’est-à-dire avec la représentation que l’on se faisait du meilleur joueur de tennir à l’époque.

c) Pour un achat

Christopher Hsee [21], de l’université de Chicago, a demandé d’évaluer le prix d’ensembles de vaisselle vendus à l’occasion d’une liquidation. Ces articles se vendent généralement entre 30 et 60 euros l’unité.

Soit les 2 ensembles ou services à évaluer dont les pièces sont de même qualité :

 

  Ensemble A : 40 pièces Ensemble B : 24 pièces
Assiettes plates 8, en bon état 8, en bon état
Assiettes à soupe 8, en bon état 8, en bon état
Assiettes à dessert 8, en bon état 8, en bon état
Tasses 8, dont 2 cassées  
Soucoupes 8, dont 7 cassées  

 

Le groupe de participants est divisé en trois.

Un premier groupe évalue le seul ensemble A, un deuxième le seul ensemble B. Et un troisième groupe les compare. Autrement dit, les deux premiers groupes procèdent à une évaluation simple ou inter-sujets (entre sujets), alors que le troisième procède à ce que l’on appelle une « évaluation conjointe » ou intra-sujets.

Quels furent les résultats ? L’ensemble A seul est évalué 23 euros, le service B seul, lui, 33 euros. Mais, dans le cas de l’évaluation conjointe, les résultats furent inversés : l’ensemble A est payé un peu plus (32 euros) que le service B (30 euros).

Là encore, la différence est flagrante et contre-intuitive. En effet, il est évident que l’ensemble A contient toutes les pièces de l’ensemble B plus d’autres pièces ; or, le tout est plus grand qu’une partie ; donc, plus garni, l’ensemble A coûte plus cher que l’ensemble B. Autrement dit, l’on a retiré 16 pièces, et pourtant le prix est évalué plus cher ! Voilà pourquoi Hsee a appelé ce biais : « Moins, c’est plus ».

Pourquoi cette erreur de jugement ? Nous le savons : à cause du biais de représentativité ou de stéréotypes. En effet, personne n’est prêt à payer pour de la vaisselle cassée

Pourquoi seule l’évaluation comparative ou conjointe a su poser le juste jugement ? Parce qu’elle a fait appel à la raison, au S2, en comparant.

4) Remèdes

a) La vigilance

Là encore, le système 2, c’est-à-dire l’attention, permet de guérir la blessure liée au biais de disponibilité.

Ajoutons toutefois que, et cette remarque peut être généralisée, si l’on est motivé à être vigilant face aux biais, leur demeurer en permanence attentif est coûteux et fastidieux.

b) Le constat objectif

Autant il est souvent difficile de repérer les biais, autant ici il est facile et même humoristique de le constater. En effet, il est objectivé par la somme supérieure à 100 %. Aussitôt, chacun se rend compte qu’il a exagéré !

c) La gratitude

Dans l’étude princeps sur la participation respective dans les couples, le biais vient de ce que l’on se souvient plus de ses efforts et contributions. Il en est de même dans n’importe quelle activité. Or, inversement, la gratitude nous décentre de nous et accroît notre conscience du bien que l’autre nous fait. La reconnaissance corrige donc le biais.

d) La visualisation géométrique ou spatiale

Preuve générale que l’intelligence a besoin du support de l’imagination pour pouvoir voir et que, paradoxalement, un énoncé trop abstrait peut blesser son accès à la vérité.

L’on présente à un premier groupe de sujet de répondre aux questions posées dans la colonne de gauche et à un second celle posées dans la colonne de droite :

 

Une enquête de santé a été menée auprès d’un échantillon d’homme adultes de Colombie-Britannique, de tous les âges et de tous les secteurs professionnels. Veuillez estimer au mieux les valeurs suivantes :

« Quel pourcentage des hommes interrogés ont été victimes d’un ou de plusieurs infarctus ? »

« Quel pourcentage des hommes interrogés ont à la fois plus de 55 ans et ont été victimes d’un ou de plusieurs infarctus ? »

Une enquête de santé a été menée auprès d’un échantillon de 100 homme adultes de Colombie-Britannique, de tous les âges et de tous les secteurs professionnels. Veuillez estimer au mieux les valeurs suivantes :

« Combien des participants ont été victimes d’un ou de plusieurs infarctus ? »

« Combien des participants ont à la fois plus de 55 ans et ont été victimes d’un ou de plusieurs infarctus ? »

 

Les résultats furent les suivants : dans le groupe qui a répondu aux questions présentes dans la colonne de gauche, l’incidence des erreurs fut de 65 % ; dans l’autre groupe, il fut de seulement 25 %. Autrement dit, la formulation de gauche induit beaucoup plus de biais. Pour quelle raison ? Kahneman répond : « Une explication probable est que la référence à 100 individus évoque une représentation spatiale ». Or, la représentation spatiale de chiffres la rend beaucoup plus accessible, donc favorise le jugement. N’était-ce pas Simone Weil qui dialectisait algèbre et géométrie, pour affirmer que seule celle-ci était pure ou vraie ? Concrètement, pour l’erreur constante liée au stéréotype, donc à la conjonction, si nous pouvons visualiser que les employées de banque forment un groupe, nous verrons alors que les employées de banque féministes constituent un sous-groupe à l’intérieur dans ce groupe. Dès lors, la loi logique et algébrique A + B > A se transforme en une loi géométrique.

5) Interprétations philosophiques

a) Côté blessure. Mécanisme

Du point de vue logique, l’induction opère à partir d’exemples singuliers. Donc, nous serons d’autant moins assurés de la vérité de la proposition universelle que nous avons plus peiné à trouver les cas individuels. Ainsi, le biais de disponibilité peut influencer la manière dont nous modaliserons la proposition universelle.

Du point de vue anthropologique, de nouveau, ce que Kahneman appelle S1 correspond à une inclination spontanée de l’esprit humain. Pourquoi celui-ci opine-t-il vers la facilité ? Qu’est-ce que cette inclination dit de notre nature ? Autrement dit, comment interpréter positivement ce que lui ne voit qu’à l’aune pessimiste du biais (ou blessure) ? D’abord, ce biais montre que nous sommes « programmés » pour l’aisance, la fluidité. Autrement dit, nous ne sommes pas indifférents à notre environnement, mais portés vers lui (qu’il s’agisse de le connaître ou de le désirer).

b) Côté blessure. Puissance du biais

Le témoignage que Stephen Jay Gould donne de la puissance du biais de plausibilité atteste seulement la profondeur d’une inclination naturelle (ce qui se réduit au S1 pour Kahneman) : le bien de la facilité doit être grand pour que l’esprit ait tant de difficulté de s’en défaire.

c) Côté remède

Mais la possibilité de corriger cette inclination atteste aussi la présence en nous de surmonter la facilité, autrement dit la présence d’un appétit irascible à côté de l’appétit concupiscible. Si celui-ci est plus coûteux, il n’est pas seulement plus actif, mais il mobilise plus profondément l’être.

De plus, le remède géométrique montre que l’imagination, au lieu de blesser l’intelligence, peut la guérir, en sous-tendant son activité. Il y va de cette grande loi de la « conversio ad fantasmata » [22]. Or, l’espace est plus concret, plus sensible que le seul chiffre : il ajoute à la quantité, non seulement la continuité, mais aussi une localisation.

Pascal Ide

[1] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 12.

[2] Cf. Amos Tversky & Daniel Kahneman, « Availability. A heuristic for judging frequency and probability », Cognitive Psychology, 5 (1973), p. 207-232.

[3] Cf. Michael Ross & Fiore Sicoly, « Egocentric biases in availability and attribution », Journal of Personality and Social Psychology, 37 (1979), p. 322_336.

[4] Cf. Rainer Greifeneder & Herbert Bless, « Reliying on accessible content versus accessibility experiences. The cas of Processing capacity », Social Cognition, 25 (2007), p. 853-881.

[5] Cf. Markus Ruder & Herbert Bless, « Mood and the reliance on the ease of retrieval heuristic », Journal of Personality and Social Psychology, 85 (2003), p. 20-32.

[6] Cf. Rainer Greifeneder & Herbert Bless, « Depression and reliance on ease-of-retrieval experiences », European Journal of Social Psychology, 38 (2008), p. 213-230.

[7] Cf. Chezy Ofir et al., « Memory-based store price judgments. The role of knowledge and shopping experience », Journal of Retailing, 84 (2008), p. 414-423.

[8] Cf. Johannes Keller & Herbert Bless, « Predicting future affective states. How ease of retrieval and faith in intuition moderate the impact of activated content », European Journal of Social Psychology, 38 (2008), p. 1-10.

[9] Cf. Mario Weick & Ana Guinote, « When subjective experiences matter. Power increases reliance on the ease of retrieval », Journal of Personality and Social Psychology, 94 (2008), p. 956-970.

[10] Cf. Schwarz et al., « Ease of retrieval as information ».

[11] Cf. Sabine Stepper & Fritz Strack, « Proprioceptive determinants of emotional and nonemotaional feelings », Journal of Personality and Social Psychology, 64 (1993), p. 211-220.

[12] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 14 : « La spécialité de Tom W ».

[13] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 231.

[14] Ibid., p. 229

[15] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 15 : « Linda : moins, c’est plus ».

[16] Cf. Amos Tversky & Daniel Kahneman, « Extensional versus intuitive reasoning. The conjunction facclay in probability judgment », Psychological Review, 90 (1983), p. 293-315.

[17] Cf. Stephen Jay Gould, Bully for Brontaosaurus, New York, Norton, 1991.

[18] Cf. Ralph Hertwig, Björn Bentz & Stefan Krauss, « The Conjunction fallacy and the many meanings of and », Cognition, 108 (2008), p. 740-753.

[19] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 253-255

[20] Cf. Ralph Hertwig & Gigerenzer, « The conjunction fallacy revisited. How intelligent inferences look like reasoning errors », Journal of Behavioral Decision Making, 12 (1999), p. 275-305 ; Barbara Mellers, Ralph Hertwig & Daniel Kahneman, « Do frequency representations eliminate conjuunction effects ? An exercise in adversarial collaboration », Psychological Science, 12 (2001), p. 269-275.

[21] Cf. Christopher Hsee, « Less Is Better: When Low-value Options Are Valued More Highly than High-value Options », Journal of Behavioral Decision Making, 11 (1998), p. 107-121.

[22] Cf. Somme de théologie, Ia, q. 84, a. 7.

12.11.2019
 

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